Complément critique au texte de Tomjo « Mes vacances à Saint-Imier chez les agresseurs bienveillants »
Si nous partageons la critique de l’idéologie queer[1] et de l’autoritarisme qui l’accompagne, si nous nous rejoignons sur une perspective réellement anarchiste, antithéiste et radicale, il y a des points sur lesquels je me trouve en désaccord avec les militants anarchistes, décroissants ou écologistes qui adoptent des postures de vieux cons.
Les lamentables évènements qui se sont produits lors des rencontres de Saint-Imier de juillet 2023, décrits par Tomjo (et salement réécrits pas certains membres de l’organisation[2]) auront au moins été l’occasion d’émettre une critique anarchiste de la pensée queer. Cependant, le texte de Tomjo me paraît incorrect à plusieurs égards. Je profite donc à mon tour de l’occasion pour commenter un discours typique de certains milieux anarchistes contemporains.
Cet été, j’étais aussi à Saint-Imier, et à vrai dire, ça m’a beaucoup plu : le lieu, le programme, les soirées joyeuses, les rencontres. Une jolie bourgade nichée dans la Suisse verdoyante, traversée de milliers d’anarchistes de nombreux pays, qui se rendent aux ateliers, discutent et se saluent, c’est déjà assez hors du commun ; le simple fait de briser le sentiment de solitude de militant·es parfois isolé·es, de rassembler des activistes ukrainien·nes, biélorusses, palestinien·nes, me semble justifier l’organisation de tels évènements. La gestion des communs m’a paru bien fonctionner : logistique rodée, camping en autonomie bien tenu, toilettes propres, informations assez claires, cuisine savoureuse à prix libre pour nourrir des milliers de personnes, et surtout, vaste programme de cinq jours qui allait de la projection militante aux ateliers pratiques en passant par des conférences plus académiques.
Bien qu’il soit affligeant que l’invitation de PMO ait été refusée[3] avant même d’avoir été proposée, nombre des « ateliers » présentés étaient réellement anarchistes, écologistes, ouvertement critiques de la technologie ou de l’industrie. C’est notamment autour de ces workshops que j’ai pu rencontrer des personnes curieuses, nuancées et radicales. Peut-être qu’elles étaient venues en touristes, qu’elles s’étaient éduquées à coup de podcasts et ne détenaient pas de doctorat en anarchisme, comme semble le regretter Tomjo — mais, pour venir jusqu’en Suisse depuis le nord de l’Allemagne, le sud de la France, l’Espagne, la Colombie, etc., quelque chose dans les principes anarchistes avait bien dû les enthousiasmer. Et contrairement à ce que pouvait laisser présager le folklore des rencontres, ostensiblement queer, des paroles écologistes et féministes radicales ont été échangées ; des discussions sur la subsistance, sur l’action, sur les modes d’organisation possibles après un effondrement de notre civilisation techno-capitaliste ont eu lieu, en marge des présentations publiques. Il n’y avait donc pas là que des « pimbêches » (!) — qui sont en outre parfaitement légitimes à s’interroger sur la représentation de groupes sociaux minoritaires au sein de la pensée anarchiste.
C’est là que le compte-rendu de Tomjo reflète ce qui me déplaît dans les franges radicales de l’écologie et de l’anarchisme français : un refus assumé d’appréhender les savoirs comme situés, duquel découle un manque de finesse dans l’analyse des nouvelles configurations des luttes. Le concept de « savoir situé » n’est pas juste un délire inutile émanant d’universités postmodernes. Il permet d’approfondir notre réflexion en dépassant les biais liés à nos positions sociales, pour la rendre plus complète, en cessant notamment de considérer l’homme (le blanc, le valide, l’hétéro etc.) comme l’humain par défaut. C’est ce qui pose problème dans le texte de Tomjo : en refusant, apparemment, de considérer les oppressions subies par des groupes sociaux auxquels il n’appartient pas, il oblitère des pans essentiels de l’anarchisme, dont la lutte féministe.
Il est par exemple regrettable que sa critique du queerisme ne s’accompagne pas d’une réflexion féministe, puisque la négation du réel et l’importance démesurée accordée au discours dans cette théorie opèrent d’abord au détriment des femmes, qui en ont concrètement fait les frais lors des rencontres. Tomjo aurait pu, s’il s’y était intéressé, parler de l’absence d’ateliers féministes radicaux, de la pénurie de livres féministes au bookfair face à une abondance de publications pro-idéologie du genre et pro-prostitution (anarchiste, l’exploitation sexuelle des femmes ?) ; du manque d’organisation pour l’accueil des enfants (dont c’étaient, évidemment, les femmes qui s’occupaient) — ou évoquer l’inexistence de toilettes et de douches réservées aux femmes. En effet, à Saint-Imier, les lieux où l’on a besoin d’intimité se divisent désormais en mixtes (entendre : hommes) et FLINTA/queer, un énième acronyme où se retrouvent fourrées ensemble les femmes, les lesbiennes (ah, elles ne sont pas déjà incluses dans les « femmes » ?), les intersexes, les non-binaires, les trans et les agenres. Ainsi, une mère me racontait que les femmes pouvaient à tout instant se retrouver face à des bites, queer bien sûr, en prenant leur douche (dans des endroits non fermés, ce n’étaient pas des cabines individuelles).
Je partage d’ailleurs le constat de Tomjo et de ses potes quant à l’omniprésence de la « bien-pensée » queer dans le festival anti-autoritaire, qui imposait un fil directeur duquel il semblait malvenu de s’écarter. Les soirées, les repas, les réunions, les dortoirs et campings, en plus des espaces sanitaires, étaient divisés binairement en queer/reste du monde, et l’ensemble des lieux d’accueil arboraient des drapeaux, slogans et stickers unanimement en faveur du transactivisme et du queerisme. Comme si ce combat constituait la lutte ultime, comme s’il était légitime de faire primer, dans l’espace physique, médiatique et plus généralement dans la pensée contemporaine, les revendications (questionnables) d’un seul groupe social sur les combats de l’ensemble des autres peuples opprimés.
Tout cela donnait effectivement l’impression que seule la pensée libérale et queer était tolérée. Du moins, un tel contexte n’encourageait pas à discuter certains sujets en public lors des ateliers (critique de la GPA, de la prostitution/porno, de l’idéologie de l’identité de genre, critique trop poussée de la technologie, de la civilisation, ou encore des politiques identitaires), ce qui aurait fatalement appelé toutes sortes de qualificatifs en ‑phobes ou ‑istes[4]. Le paroxysme de cet esprit de pensée unique a été l’agression du stand de la FA et de ses membres, l’autodafé spontané, et le communiqué mensonger publié ensuite par certains des organisateurs, cité plus haut.
Mais ce climat désagréable, qui dépasse largement le cadre de ces Rencontres anti-autoritaires (comme l’illustre la liste d’annulations et d’agressions émanant de groupes queer partagée par Tomjo), ne doit pas pour autant nous amener à rejeter le féminisme, l’anti-racisme, l’anti-validisme, les revendications bies, lesbiennes et gay, antispécistes, etc. Les concepts sociologiques brandis par les tenants de la théorie queer ne leurs sont pas exclusifs, et certains d’entre eux, comme l’intersectionnalité, la déconstruction de certains schémas de pensée, l’écoute attentive de la parole de groupes marginalisés, les réflexions autour du care, peuvent s’avérer très pertinents. Bien sûr, une analyse radicale ne s’en contentera pas, elle pourra les retravailler, les redéfinir voire s’en départir s’ils s’avèrent obsolètes, mais elle peut au moins ajouter ces outils dans son établi méthodologique, et rendre justice au travail des femmes qui les ont forgés.
Le principe du care l’illustre bien : la critique de la bienveillance instituée en forme sournoise de police de la pensée est très juste. Mais elle ne doit pas empêcher d’appréhender les questions du soin et du lien au sein d’une communauté, ni oblitérer le problème de la sécurité des femmes dans un rassemblement, même anarchiste. On peut réprouver la façon dont la team care a été mise en œuvre lors des rencontres, tout en considérant qu’il est utile d’y proposer des lieux d’accueil et d’écoute pour les femmes potentiellement victimes d’agression (sans surprise, il y en a eu). On peut aussi s’interroger sur la représentativité des sexes au sein même de la team care. Surtout, ce n’est pas parce que le capitalisme industriel relègue le care dans le champ du développement personnel, ou s’en sert comme d’un outil supplémentaire de contrôle social, que tout ce que le terme recouvre est à rejeter. Les principes du care peuvent être pris en compte pour élaborer d’autres manières de vivre, non capitalistes et non patriarcales.
Ainsi, le sexisme latent de l’auteur de ce « journal de vacances » transparaît dans l’absence totale de commentaire féministe, comme si nulle femme n’avait émis de réflexion contre l’idéologie libérale queer. On le décèle en outre un peu partout au fil du texte : dans l’arrogance du ton de celui qui a tout vu et tout compris, mais qui refuse fort stupidement d’inclure les femmes dans les représentations langagières ; dans la dénonciation choquée de l’injonction au port de t‑shirt en cuisine (sérieusement, qui tient vraiment à glisser quelques poils de torse dans les plats ?) ; dans la façon de s’offusquer qu’on s’inquiète du consentement dans la sexualité (on n’en est pas encore au « droit d’importuner », mais on s’en approche) ; dans la décrédibilisation des traumas et des agressions, subis massivement par les femmes à cause des hommes ; dans le mépris pour la question de la domination adulte, bref, dans le désintérêt total pour des questions soulevées et étudiées par les féministes depuis des décennies. En ce sens aussi, malheureusement, il se place dans le digne héritage de Proudhon !
Le fait qu’un texte dénonçant des agressions queer soit empreint de mépris pour les luttes que son auteur juge secondaires pose, selon moi, doublement problème (outre le fait que l’autoreprésentation des mecs anars en anti-héros irrévérencieux qui picolent, c’est vu et revu, on pourrait passer à autre chose). D’abord, comme écrit plus haut, les anarchistes ouvertement ou inconsciemment antiféministes, dont fait partie Tomjo, mais aussi, plus généralement, certains rédacteurs de La Décroissance, certains membres de PMO, certains auteurs critiques de l’industrialisme ou du progrès, s’empêchent (ou refusent carrément) de prendre en compte l’ensemble des formes d’oppression et d’exploitation qui façonnent nos sociétés : c’est dommage d’un point de vue antiautoritaire, car ce manque de recul mène à des analyses faussées, tronquées. Ensuite, et ça me semble important à l’heure où l’union dans la lutte radicale contre le « progrès » se fait de plus en plus urgente, à travers leur mépris parfois affiché des femmes, des homosexuel·les, des antispécistes, ces personnes ne donnent vraiment pas envie aux gens comme moi (c’est-à-dire matériellement pas comme eux) de s’engager à leurs côtés.
Les féministes radicales refusent de reléguer leur combat en arrière-plan des « vraies luttes de vrais mecs qui font l’histoire », tout comme elles refusent l’idéologie de l’identité de genre et le libéralisme queer. Elles ne croient pas que les hommes cesseront magiquement d’exploiter les femmes dans une société enfin libertaire, s’ils ne daignent pas écouter leur parole aujourd’hui. Elles ne croient pas non plus à l’avènement d’une société anarchiste et queer, car ces deux idéologies sont foncièrement incompatibles.
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Malgré ces critiques, nos pensées politiques se rejoignent sur de nombreux points, nous partageons, en grande partie, une même perception du monde et des luttes qu’il faut mener. Alors, pour se réunir plutôt que se diviser davantage, les générations expérimentées de la critique anarchiste sont-elles capables d’entendre les positions féministes et les reproches des groupes minoritaires ?
Pouvons-nous envisager ensemble de construire un anarchisme radical, internationaliste, anti-industriel, qui embrasse aussi les luttes légitimes contre des oppressions bien réelles — même lorsque les plus audibles des militants ne les subissent pas directement ?
Pourrait-on s’organiser ensemble pour mettre en place des rencontres anarchistes où l’on élaborerait clairement nos objectifs politiques communs ? Où l’on prendrait la parole pour soutenir les femmes iraniennes et les anarchistes ukrainien·nes, où l’on proposerait des conférences historiques sur les mouvements des années 1870, des discussions féministes radicales, ainsi que des ateliers « passage à l’action » ?
Kouzma
- Je parlerai de théorie queer pour désigner le système de pensée qui présente le monde comme principalement produit non pas par sa matérialité prise dans des structures sociales et politiques, mais par les discours (sur le genre, sur l’identité, sur la race etc.), discours qu’il suffirait de changer pour dépasser toutes sortes de normes jugées oppressives. La pensée queer, opportunément, refuse de se définir autrement que par le brouillage des normes : sans définition solide, il est plus simple d’échapper à la critique. Toutefois, bien que la nébuleuse queer soit diverse et hétérogène, le qualificatif charrie aujourd’hui un ensemble de revendications desquelles il me semble difficile de le départir (pro-identité de genre et transactivisme, pro-prostitution, pro-porno, pro-BDSM, pro-technologie…), tout-à-fait compatibles avec le capitalisme mortifère, en plus de fonder sa pensée sur une appréhension du monde individualiste, dualiste et postmoderne. Je critique cette théorie et ses partisan.es zélé·es, et non toute personne se réclamant du même qualificatif en dehors d’un cadre politique. ↑
- Communiqué « RIA 2023 : livres islamophobes, action directe et évacuation de la critique » du 23 août 2023, trouvable ici : https://renverse.co/infos-locales/article/ria-2023-livres-islamophobes-action-directe-et-evacuation-de-la-critique-4111 ↑
- Lire le communiqué « Anarchy2023 : A propos des rencontres internationales anti-autoritaires 2023 à St-Imier et des tendances libertariennes, validistes, technophiles, réactionnaires, citoyennistes, new age, et effondrementalistes » du 26 juin 2023, disponible ici : https://renverse.co/infos-locales/article/anarchy2023-4077 (Les organisateurs des Rencontres avaient alors produit une réponse nuancée en retour : https://anarchy2023.org/fr/info/media/response-renverse). ↑
- Dans le communiqué déjà cité « RIA 2023 : livres islamophobes, action directe et évacuation de la critique » du 23 août 2023, la FA, pourtant agressée et non agresseuse, est tenue responsable de l’instauration d’une « atmosphère raciste, transphobe et généralement queerphobe ». ↑