Nous voulons (re)voir scintiller les étoiles et briller les lucioles

Le texte qui suit est plus ou moins issu d’une tra­duc­tion d’un texte ano­nyme publié en anglais sur le site de la biblio­thèque anar­chiste, à cette adresse.


Le mot « réseau » se construit à tra­vers une longue filia­tion. Dès le 1er siècle avant J.C., les « rétiaires » sont des gla­dia­teurs à pieds, armés d’un poi­gnard, d’un tri­dent et d’un filet, le « reta », dont ils se servent pour cap­tu­rer leurs adver­saires. Au 12ème siècle, le mot « résel » désigne un filet uti­li­sé pour cap­tu­rer de petits ani­maux. Le « réseul », au 16ème siècle, désigne un filet dans lequel les femmes retiennent leurs che­veux. Le réseul est deve­nu la « résille » (« filet à large maille qui retient la che­ve­lure », Le petit Larousse, 1996). Au sens figu­ré, le réseau signi­fie alors : tout ce qui peut empri­son­ner l’être humain, entra­ver sa liber­té ou mena­cer sa per­son­na­li­té. Le réseau élec­trique n’est pas autre chose : la dépen­dance que le « pro­grès » et le « déve­lop­pe­ment » nous imposent n’est qu’un escla­vage à peine dégui­sé. La pro­duc­tion et la consom­ma­tion d’énergies indus­trielles, élec­trique et autres, ne génèrent que mala­dies, morts et des­truc­tions ; ain­si qu’un appro­fon­dis­se­ment inexo­rable de notre dépen­dance (lire : sou­mis­sion, asser­vis­se­ment) au sys­tème techno-industriel.

L’internet consti­tue sans doute l’ultime réseau, l’emprisonnement pla­né­taire de l’humanité dans un monde vir­tuel dont les impacts réels, maté­riels — éco­lo­giques — sont pour­tant colos­saux, lar­ge­ment insou­te­nables et crois­sants (comme tout le reste). Monde vir­tuel qui reflète la culture, abjecte, dont il est issu : ain­si qu’un récent article spé­cial du New York Times le titre : « L’internet est sur­char­gé d’images d’abus sexuels d’enfants. » Ses impacts sociaux sont en effet à l’image de ses impacts éco­lo­giques : désas­treux. Du tra­fic d’enfants au tra­fic d’animaux sau­vages, toutes les acti­vi­tés de la socié­té tech­no-indus­trielle (toutes les hor­reurs sociales et éco­lo­giques qui la com­posent et qu’elle engendre) reposent désor­mais sur ce réseau qui leur per­met de s’intensifier, de croître, de s’étendre, de se multiplier.

*

Les « néces­si­tés » liées à l’énergie élec­trique sont-elles autres choses que des (faux) besoins fabri­qués de toutes pièces par ce sys­tème ? Quels sont donc ces fameux bien­faits dont nous pou­vons jouir grâce à l’énergie élec­trique et à son réseau omniprésent ?

Le réveil, qui rac­cour­cit nos nuits et mutile nos rêves, annon­çant la sen­tence d’un autre jour de tra­vail obligatoire ?

La radio, qui condi­tionne notre esprit tan­dis que nous englou­tis­sons en vitesse notre petit-déjeu­ner, per­tur­bés à l’idée d’être en retard, ce qui ferait enra­ger – selon notre cas – notre patron ou notre professeur ?

La machine à café, qui nous octroie notre dose quo­ti­dienne d’une drogue légale — pre­mière den­rée agri­cole com­mer­cia­li­sée au monde, véri­table or noir de la socié­té capi­ta­liste et fac­teur majeur de la défo­res­ta­tion du monde — nous per­met­tant d’être plus effi­cace au travail ?

Le réfri­gé­ra­teur, le micro-onde, le lave-vais­selle, l’aspirateur, et tous les autres appa­reils « élec­tro­mé­na­gers » vomis en masse par les usines du sys­tème indus­triel, pro­duits de l’exploitation des humains et de la des­truc­tion de la bio­sphère dont nous n’avions jamais eu besoin de toute notre his­toire, machines « pour nous épar­gner de la peine, machines pour nous épar­gner des efforts de pen­sée, machines pour nous épar­gner de la souf­france, pour gagner en hygiène, en effi­ca­ci­té, en orga­ni­sa­tion — tou­jours plus d’hygiène, tou­jours plus d’efficacité, tou­jours plus d’organisation, tou­jours plus de machines, jusqu’à ce que nous débou­chions sur cette uto­pie well­sienne qui nous est deve­nue fami­lière et qu’a si jus­te­ment épin­glée Hux­ley dans Le Meilleur des mondes, le para­dis des petits hommes gras­souillets », comme l’a écrit Orwell ?

Le métro, le tram, les bus élec­triques soi-disant « éco­lo­giques » ou les trains, qui nous trim­ballent vers ces pri­sons où nous opé­rons, qui ne sont pour nous que les tapis rou­lants d’un immense abattoir ?

Les feux de cir­cu­la­tion, qui régulent et limitent nos dépla­ce­ments, à pieds ou en voiture ?

Les camé­ras de vidéo­sur­veillance — cette armée de gar­gouilles —, qui observent tous nos mou­ve­ments et essaient d’instiller la peur en nous afin que nous res­pec­tions tous le sta­tu quo ?

La lumière arti­fi­cielle qui, outre ses impacts hau­te­ment délé­tères sur le corps humain et le corps social plus géné­ra­le­ment, pré­ci­pite l’ex­tinc­tion des lucioles et d’autres espèces luci­fuges, nuit à cette par­tie de la vie sur Terre qui dépend de l’im­mé­mo­riale alter­nance entre le jour et la nuit, et a fait dis­pa­raître les étoiles, « nous déro­bant les mys­tères de la voûte céleste, […] les inquié­tudes remuantes et les bizar­re­ries, les silences extra­lu­cides et les médi­ta­tions de la nuit, en même temps que la nuit elle-même ; nous pri­vant donc aus­si de savoir ce qu’est le jour » (Bau­douin de Bodinat) ?

*

Esclaves modernes, nous n’a­vons d’autre choix, pour sur­vivre, que de vendre nos vies sur leur « mar­ché du tra­vail », ce qui nous libère effec­ti­ve­ment — et peut-être est-ce là le sens de cette fameuse ins­crip­tion que l’on pou­vait lire sur la grille d’en­trée du camp de concen­tra­tion d’Au­sch­witz I, que ne renie­raient ni un Macron ni un Mélen­chon — du far­deau d’a­voir à les orga­ni­ser nous-mêmes, d’a­voir à nous diri­ger nous-mêmes, direc­te­ment, sans État, loin de la paro­die « démo­cra­tique » moderne. Ain­si mou­rons-nous au tra­vail, ou du tra­vail, plus tard, après une longue ago­nie liée à quelque mala­die « pro­fes­sion­nelle », nos esprits anéan­tis par la sou­mis­sion et ses cra­vates qui séparent la tête du reste du corps, nous asphyxiant mortellement.

Et à l’extérieur de nos lieux de tra­vail : un empoi­son­ne­ment uni­ver­sel.

C’est le réseau élec­trique qui per­met le fonc­tion­ne­ment des zones indus­trielles, la pro­duc­tion et le trans­port de « biens » de consom­ma­tion et de mar­chan­dises inutiles, de matières pre­mières sou­vent en pro­ve­nance d’endroits sou­mis à des guerres pré­da­trices, par­fois dis­si­mu­lées sous l’apparence de conflits reli­gieux, eth­niques ou régionaux.

C’est ce même réseau qui assure le fonc­tion­ne­ment de l’État et des orga­nismes inter­na­tio­naux, des bureau­cra­ties et de leurs rami­fi­ca­tions, sys­tèmes de com­mu­ni­ca­tion, banques, usines, labo­ra­toires, écoles et autres ins­ti­tu­tions de propagande.

Cette même éner­gie élec­trique ali­mente la répres­sion orga­ni­sée depuis les postes de police et leurs sys­tèmes infor­ma­tiques, leurs casiers judi­ciaires, leurs bases de don­nées, etc.

Et les salles des tri­bu­naux, et les détec­teurs de métaux, et ain­si de suite.

La même éner­gie qui aide à gar­der les indé­si­rables dans les pri­sons, dans les centres de déten­tion pour réfu­giés ou les hôpi­taux psychiatriques.

Tan­dis que faire par­tie des « chan­ceux » vous auto­rise à évo­luer dans d’autres mailles du réseau élec­trique : les super­mar­chés, les maga­sins, les salles de gym, les endroits d’art et de « culture », les res­tau­rants, les bars, les dis­co­thèques — simi­laires en ce qu’ils servent tous à main­te­nir une illu­sion de « vie », jour et nuit, pen­dant que beau­coup res­sentent tou­jours plus inten­sé­ment, au plus pro­fond d’eux-mêmes, que quelque chose ne tourne pas rond.

La sen­sa­tion d’une vie vécue ne se retrouve ni dans la cha­leur d’une douche élec­tri­que­ment chauf­fée, ni dans l’hyp­nose effer­ves­cente de la télé­vi­sion, ni dans la toxique lumière bleue des écrans tou­jours plus nom­breux qui nous connectent au cyber­monde — dont l’exis­tence détruit le monde réel comme les rela­tions humaines réelles.

Aucune PlayS­ta­tion (et aucune autre drogue) ne soi­gne­ra notre malaise vis-à-vis de l’existant ; de la même manière, l’invention des « vacances », il y a un peu plus d’un siècle, n’a été et ne sera jamais autre chose qu’un simple pal­lia­tif (éga­le­ment ren­for­cé par l’électricité) visant à gar­der tels qu’ils sont les esclaves paci­fiés et productifs.

Déman­te­ler son réseau élec­trique — d’esclavage et de mort — c’est atta­quer les racines de ce sys­tème, la civi­li­sa­tion indus­trielle. Sys­tème qui n’est, comme son nom l’in­dique, qu’une ver­sion indus­trielle du sys­tème plus ancien, mais déjà fon­dé sur les mêmes tra­vers, que consti­tue la civi­li­sa­tion.

L’énergie élec­trique est le sang de la socié­té tech­no­lo­gique, de la socié­té-machine. Ouvrons-lui les veines.

Nous avons le soleil, nous avons la braise.

Une révo­lu­tion ne sera cer­tai­ne­ment pas indo­lore, mais face à l’impossibilité d’améliorer ou de réfor­mer un sys­tème mul­ti­mil­lé­naire — la civi­li­sa­tion — fon­dé sur la domi­na­tion et la des­truc­tion, y a‑t-il une alternative ?

Nous vou­lons voir briller les étoiles. Partout.

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  1. Bon­jour. J’ap­pré­cie très sou­vent vos publi­ca­tions, mais là, j’y met­trais un bémol… L’élec­tri­ci­té, dans ses tâches pre­mières a tout d’a­bord libé­ré la femme de l’es­cla­vage domes­tique. Le monde patriar­cal a dévo­lu à la femme des tâches de ser­vantes et l’élec­tri­ci­té a contri­bué à la pos­si­bi­li­té d’é­man­ci­pa­tion des femmes qui le sou­hai­taient. Je n’ai­me­rais vrai­ment pas retour­ner laver le linge fami­lial à la main et au ruis­seau, comme ma mère… Sachons rai­son gar­der. Merci 🙂

    1. C’est faux. Lire Sil­via Fede­ri­ci à ce sujet. Par exemple, « Le capi­ta­lisme patriar­cal ». L’élec­tri­ci­té n’a éman­ci­pé per­sonne. Sauf à sug­gé­rer que l’embrigadement à l’u­sine en plus de l’as­ser­vis­se­ment patriar­cal habi­tuel vaut mieux que l’as­ser­vis­se­ment patriar­cal tout court. Comme toutes les tech­no­lo­gies auto­ri­taires, l’élec­tri­ci­té ne peut qu’en­cou­ra­ger et ren­for­cer des struc­tures sociales auto­ri­taires (loin d’être émancipatrices).

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