Traduction d'un article initialement publié (en anglais) sur le site du Guardian le 16 février 2016.
L’ancien rédacteur en chef adjoint de National Geographic Brésil estime qu’une « catastrophe humanitaire » est en cours en Amazonie brésilienne.
L’un des auteurs d’un des meurtres sans doute les plus médiatisés à l’échelle internationale qui ait été commis ces dernières années, au Brésil, gambade actuellement en liberté. En 2013, avec une grande couverture médiatique, Lindonjonson Silva Rocha avait été condamné à 42 ans de prison pour avoir tué deux collecteurs de noix devenus activistes écologistes, dans le sud du Pará, mais en novembre dernier, il s’est évadé.

Felipe Milanez, écologiste politique de l’université fédérale de Recôncavo de Bahia, militant, cinéaste, ancien rédacteur en chef adjoint de National Geographic Brésil, et éditeur du livre Memórias Sertanistas : Cem Anos de Indigenismo no Brasil (Mémoires du Sertão* : cent ans d’indigénisme au Brésil) récemment publié, connaissait les deux victimes, “Zé Cláudio” Ribeiro da Silva et sa femme Maria do Espírito Santo. J’ai interviewé Milanez par courriel, à propos de Zé Cláudio et de l’Amazonie brésilienne :
David Hill : Quelles sont les dernières nouvelles à propos de Lindonjonson ? Comment s’est-il évadé, et les proches de Zé Cláudio et Maria ont-ils des craintes à avoir ?
Felipe Milanez : Il s’est évadé par la porte principale de la prison, selon un plan organisé en collaboration avec des fonctionnaires de la prison. Des membres de mouvements sociaux ont accusé le directeur de la prison d’avoir reçu un pot-de-vin, et il a été licencié. Le frère de Lindonjonson, le propriétaire de ranch José Rodrigues, largement soupçonné d’avoir ordonné les meurtres, est aussi en liberté. Il a été déclaré non-coupable en 2013 – un procès qui a ensuite été « annulé », l’année suivante, par le tribunal d’État qui a ordonné un nouveau procès et émis un mandat pour son arrestation. Les proches du couple assassiné ont peur d’être les prochaines victimes. Certaines personnes de la réserve de Praialta Piranheira – que Zé Claudio et Maria protégeaient des déforesteurs illégaux, des producteurs de charbon et des éleveurs de bétail – ont aperçu les deux frères se promenant en liberté. Mais la police ne les arrête pas, ce qui semble confirmer ce que les familles des victimes soutiennent : qu’il y avait plus de gens que ça impliqués dans les meurtres, principalement des grands éleveurs et des exploitants forestiers.
Parlez-moi de votre implication personnelle avec Zé Claudio et Maria. Vous avez écrit un article dans Vice qu’un député a lu au congrès, il me semble.
J’ai rencontré Zé Cláudio et Maria en octobre 2010 tandis que j’enquêtais sur la chaine de violence de la production de fonte brute, basée sur le charbon et le bois illégaux. C’était un couple très charismatique, admiré localement, qui faisait partie d’un mouvement social intense et très politisé du sud du Pará. J’ai essayé d’attirer l’attention sur leur lutte, j’ai écrit des brèves pour les médias et les ai invités à donner une conférence TEDx. Nous sommes devenus amis. Lorsque je les ai interviewés, ils ont partagé leurs pensées et leurs idées avec moi, craignant d’être tués et voulant que leur message atteigne plus de gens. Une des interviews a été lue au Congrès lorsque leur mort a été annoncée, et le député qui l’a lue a été hué par le lobby des éleveurs. J’ai travaillé dans des zones de conflit durant la dernière décennie, ils n’étaient donc pas les premiers à recevoir des menaces de morts que je rencontrais, ou à avoir été tués, mais la manière dont cela s’est déroulé a été extrêmement brutale et cruelle. Elle a choqué la région, le pays, et a attiré l’attention internationale.
J’ai appris qu’un dirigeant local du parti communiste du Pará, Luis Antonio Bonfim, a été tué le 12 février. A quel point cette violence est-elle banale au Brésil ?
En 2015, 49 activistes – 45 en Amazonie – ont été tués, ce qui en fait l’année la plus violente depuis 2004, selon la Commission Pastorale pour la Terre (PLC), ce qui représente une immense régression des politiques mises en place par l’administration de Lula pour contrôler la violence et la déforestation. La violence a été légitimée comme aspect normal de la politique. Elle est devenue officieusement « acceptable ». Je n’ai jamais connu de situation aussi grave, au cours de mes 10 dernières années en Amazonie. Tous mes amis à Marabá reçoivent des menaces de mort. Ils font partie de différents mouvements sociaux, que ce soit la PLC ou le MST (Mouvement des sans-terre), ou travaillent pour l’État, pour l’IBAMA [Institut brésilien pour l’environnement et les ressources naturelles renouvelables], et craignent comme jamais auparavant d’être tués.

Pouvez-vous développer ce que vous entendez par violence “légitimée” ?
Je veux dire par là que l’impunité est la règle – ainsi le cas de Zé Claudio et de Maria n’est pas une exception. Et que le meurtre est devenu acceptable politiquement pour atteindre des objectifs économiques. Entre 1964 et 2010, la PLC a dénombré 914 meurtres d’activistes et de travailleurs ruraux rien que dans le Pará, dont seulement 18 cas ont fait l’objet de poursuites judiciaires, 11 instigateurs et 13 assassins ont été jugé coupables. L’an dernier, 19 activistes ont été tués dans le Pará, 7 dans la même réserve où Sœur Dorothy Stang, une nonne US, a été tuée en 2005. Tous les auteurs de ces meurtres sont en liberté. Zé Claudio et Maria ont été deux victimes de cette tragique situation, et le sentiment, dans la réserve de Praialta Piranheira, c’est que la seule loi qui est respectée, c’est celle de la violence.
Parfois, l’Amazonie brésilienne est décrite comme semblable au vieux Far West des USA, en termes de violence. Est-ce une comparaison qui a du sens, ou non ?
D’une certaine manière, cette comparaison a du sens, l’Amazonie brésilienne a aussi été comparée à l’expansion vers l’Est de la Russie, comme « mouvement de frontière », bien que « l’expansion » contemporaine en Amazonie soit techniquement une invasion commencée par la dictature militaire brutale de la fin des années 60 et du début des années 70. Il s’agit d’une catastrophe humanitaire pour les peuples indigènes et les collectifs locaux – aujourd’hui encore, des génocides sont en cours – et cela a causé un holocauste écologique. Mais la frontière de l’Amazonie est incomparablement plus violente que celle des USA d’alors, incomparablement plus inégalitaire et injuste envers les pauvres. Elle représente une grande source de revenu pour les accapareurs de terre et le grand capital international qui extrait les ressources naturelles. Aux USA, l’expansion de la frontière a été planifiée dans une démocratie, mais au Brésil, en Amazonie, cela a été le fait d’une dictature. Ce qui est étonnant c’est que notre démocratie actuelle n’ait pas rendu la vie plus simple pour les peuples de la forêt : les peuples indigènes et traditionnels n’ont pas le droit d’être consultés sur ce qui les affecte, eux et leur territoire, et on les considère toujours comme jetables. La violence augmente actuellement, au même rythme que l’accaparement de terre, l’extraction minière et les constructions de méga-barrages. Ces investissements économiques sont faits en contradiction avec les droits sociaux inscrits dans la constitution.

Vous parlez de “catastrophe humanitaire”. Pourriez-vous élaborer ?
Je parle des génocides, des ethnocides, des epistémicides, de l’esclavage, des déplacements forcés de groupes sociaux, de dépossession et de bouleversement des organisations sociales. Cela se produit actuellement dans différentes parties du Brésil. Entre 2003 et 2014, 390 Indiens ont été tués dans l’État du Mato Grosso do Sul, la plupart des Kaiowa Guarani, en conflit avec les éleveurs et les propriétaires de plantations de soja. Pour les Guarani, il s’agit d’un génocide. De plus, afin de combattre la baisse des prix des marchandises, le gouvernement veut maintenant augmenter l’extraction des ressources naturelles comme le minerai de fer, et pour cela, affaiblir les droits des indigènes et de la nature. Le méga-barrage de Belo Monte affecte, à lui seul, 12 territoire indigènes et 21 communautés marrons*. J’ai vu la tribu Arara, récemment contactée, venir à Altamira, et se voir traiter par le consortium qui construit le barrage comme des mendiants. Une communauté Arara est complètement dysfonctionnelle depuis 4 ans : leur territoire a été envahi, et la déforestation et l’abattage illégal ne font que s’intensifier en raison de la pression qu’impose la construction du grand barrage.
Et à propos de cet “holocauste écologique” ?
Je fais référence à la destruction de l’environnement : près de 20% de l’Amazonie brésilienne et 45% du Cerrado – la savane – sont déboisés, tandis que les principaux affluents de l’Amazone depuis la frontière orientale du Pérou et les Andes font face à 150 projets de barrages, et sur les rives sud de l’Amazone, des grands fleuves, comme le Tocantins, le Xingu, le Madeira, le Teles Pires, et maintenant le Tapajos ont été ou sont en train d’être entravés par des barrages. L’an dernier, il y a eu 40 000 feux en territoire indigène, dans un seul État, le Maranhão, tandis que le parc du Xingu, entouré de plantations de soja, brûle chaque année. Pour la première fois de leur histoire, les Kuikuro ont vécu un typhon sur leurs terres.

Vous avez mentionné certaines des principales « forces motrices » de ces horreurs : la déforestation, l’élevage, le charbon, le minerai de fer, le soja et les grands barrages. Y en a‑t-il d’autres ? Qui sont les opérateurs les plus craints, et qui finance tout ça ?
L’expansion du capital est certainement le facteur principal, mais elle n’est pas seule. Les histoires locales de violence, le manque de responsabilité de l’État vis-à-vis des pauvres, les privilèges de l’élite et le racisme sont d’autres ingrédients. Le développementisme récent a été promu par la Banque de développement brésilienne (BNDES) qui joue le rôle de la Banque Mondiale durant la dictature, en finançant d’immenses abattoirs et des grands barrages. Dans la région la plus violente, le sud du Pará, où Ze Cláudio et Maria ont été tués, le principal facteur des effusions de sang est l’expansion des extractions de minerai de fer de la compagnie Vale, le projet S11D, et son infrastructure, comme l’expansion de la voie ferrée de Carajas. Vale a été privatisée en 1997, à une époque d’expansion frénétique du néolibéralisme qui continue encore aujourd’hui au Brésil. Elle a promis d’investir environ 15 milliards de dollars, mais seuls les grands éleveurs, qui ont mis la main sur les terres publiques, bénéficient de ces investissements. La PLC et le MST dénoncent le fait que ces éleveurs embauchent des mercenaires et des pistoleros pour maintenir les sans-terre hors de vue. Vale ne paie pas d’impôts réguliers au Brésil en raison d’un soutien à l’exportation, et fournit des compensations minimes aux communautés locales. Le principal résultat de tout cela sont des conflits fonciers violents avec les paysans et les communautés indigènes. Un chef indien « Faucon » que j’ai rencontré l’an dernier a décrit Vale comme un « ogre ».
Vous avez dit plus tôt que les peoples indigènes n’avaient pas le droit d’être consultés sur ce qui les affecte. Mais le droit international, alors ? Le Brésil n’a‑t-il pas signé la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, et n’est-il pas lié par la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme ?
Bien que le Brésil ait ratifié la convention 169 de l’OIT, ainsi que la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, il ne fait aucun effort pour les appliquer. Même chose pour les droits reconnus par la constitution du Brésil. Le gouvernement, par exemple, retarde l’identification et la démarcation de territoires indigènes, ce qui est la cause principale des violences. Il utilise également des stratagèmes, par exemple considérer tous les impacts d’un projet comme impacts « indirects », à l’instar du barrage de Belo Monte, pour éviter d’avoir à consulter les populations, ou utiliser une mesure exceptionnelle datant de la dictature, la « suspension de sécurité », afin de contourner des décisions judiciaires défavorables. Une décision récente basée sur la « suspension de sécurité » a autorisé la continuation de Belo Monte. Les Munduruku, menacés par le méga-barrage de São Luiz do Tapajós, ont récemment rédigé leur propre protocole de consultation dans lequel ils affirment que le gouvernement ne respecte pas la convention 169 de l’OIT.

À quel point le gouvernement fait-il preuve d’une volonté politique de s’attaquer à ces problèmes et d’améliorer vraiment les choses ? Que diriez-vous à Dilma [Rousseff, la présidente] si vous lui parliez, et comment les autres gouvernements et les membres du public, ou d’autres alliés potentiels de par le monde, pourraient-ils contribuer ?
Je ne vois aucune volonté d’améliorer les choses de la part du gouvernement. Cela empire. La nature, l’Amazone, les Indiens, sont tous considérés comme des obstacles. Si je pouvais parler à Dilma, je pense qu’elle ne me prêterait aucune attention, mais je lui dirais ceci, principalement : « Écoutez les Indiens et prenez-les au sérieux. Écoutez les paysans et prenez au sérieux la réforme agraire. Écoutez les millions de dépossédés par les projets de développement : ils sont ceux qui savent ce que le développement signifie, bien mieux que vos économistes ». À l’international, d’autres gouvernements, particulièrement du Nord, doivent prendre leur responsabilité vis-à-vis de leurs investissements, particulièrement ceux des grandes entreprises européennes comme Nitro, Alstom, GDF Suez, Bayer, Siemens, etc., qui engrangent des profits sur le dos de la destruction et des évictions. Et je citerais ce que le chef Kayapó Megaron a dit à l’Assemblée nationale française il y a deux ans : « Vos compagnies investissent en Amazonie, cela nous affecte, cela détruit nos forêts sans que nous soyons même consultés. Pourquoi faites-vous ça ? Le bois que vous achetez est du bois illégal. Pourquoi achetez-vous ça ? » Un nouveau mouvement de solidarité internationale doit émerger qui fasse bien mieux que ce que la « coopération internationale » néolibérale a fait par le passé. Après tout, nous partageons tous la même planète. Nous devrions lutter ensemble.
Votre livre, « Mémoires du Sertão », dites‑m’en plus.
Le livre documente les souvenirs d’agents de la FUNAI (Fondation Nationale de l’Indien) qui ont œuvré à protéger les droits des peuples indigènes qui vivent dans ce que nous appelons aujourd’hui un « isolement volontaire ». À travers les témoignages de 10 connaisseurs du sertão* et de deux chefs indigènes, j’enquête sur la violence contre les peuples indigènes durant la dictature (1964 – 1985) qui affecte les luttes territoriales contemporaines. Les génocides, les massacres, les épidémies, les contacts forcés tragiques… mais aussi les formes de résistance politique qui ont été produites, de manière contradictoire, au sein de l’État brésilien. Leurs histoires et expériences sont fondamentales pour affronter les défis de notre temps.
Une dernière question, à propos de Zé Cláudio et de Maria. Je sais que vous avez réalisé un film à leur sujet, et que vous préparez un livre avec leurs proches, des amis, et d’autres personnes. Mais qu’en est-il de Lindonjonson et de son frère ? Quelqu’un tente-t-il de les poursuivre ?
FM : Le combat contre l’impunité est très pénible. La fuite de Lindonjonson n’a pas fait les gros titres, et sans pression de la part du public, la police du Pará n’agira pas. Les avocats de la PLC et la Société des défenseurs des droits de l’homme du Pará font de leur mieux pour pousser au cul un système judiciaire lent et injuste. Ils espèrent tous qu’un nouveau procès de José Rodrigues aura lieu en 2016*, comme ils espèrent tous que la police les arrête, lui et son frère.
NdT
*Sertão : une zone géographique du Nordeste du Brésil au climat semi-aride. Son sens originel est l’« arrière-pays », le « fin fond », une zone éloignée des centres urbains, la campagne, équivalent de bled ou de l’outback australien.
*Marrons : de l’espagnol cimarrón : « vivant sur les cimes » ; (cima = cime), terme qui apparaît dès la conquête d’Hispaniola (Haïti), ce mot emprunté aux Arawaks désigne des animaux qui, de domestiques, retournent à l’état sauvage comme le cochon. À partir de 1540, ce terme désigne les esclaves fugitifs. Au Brésil, les marrons seront appelés quilombolas, les quilombos étant des communautés libres constituées par des esclaves fugitifs, ouvertes aux autres minorités opprimées. Le quilombo le plus grand et le plus célèbre, celui de Palomares, dura un siècle jusqu’à sa destruction par les Portugais en 1694. L’article 68 de la Constitution brésilienne de 1988 reconnaît la propriété collective des quilombos sur les terres occupées depuis les temps coloniaux.
José Rodrigues a été condamné en décembre 2016 à 60 ans de prison par le tribunal de Belém, où le procès avait été délocalisé, à 700 km des lieux du crime.
Salut,
j’ai été fortement impressionné par la photo d’accueil, je ne sais pas si elle sort d’un tiroir ou si elle est en lien direct avec l’article mais j’en ai sorti une affichette qui remplacera une ancienne délavée sur la lunette arrière de mon Berlingo.
En fait cette réalisation hautement technique a été effectuée hier. Je suis revenu ici cherchant par hasard de la communication hors-normes en ce 23/04. Bredouille, mais bon, je vais continuer ma recherche.
😉