La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un(e) seul(e) est asservi(e) (Chris Hedges)

chris_hedgesArticle ori­gi­nal publié en anglais sur le site de truthdig.com, le 29 mars 2015.
Chris­to­pher Lynn Hedges (né le 18 sep­tembre 1956 à Saint-Johns­bu­ry, au Ver­mont) est un jour­na­liste et auteur amé­ri­cain. Réci­pien­daire d’un prix Pulit­zer, Chris Hedges fut cor­res­pon­dant de guerre pour le New York Times pen­dant 15 ans. Recon­nu pour ses articles d’analyse sociale et poli­tique de la situa­tion amé­ri­caine, ses écrits paraissent main­te­nant dans la presse indé­pen­dante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a éga­le­ment ensei­gné aux uni­ver­si­tés Colum­bia et Prin­ce­ton. Il est édi­to­ria­liste du lun­di pour le site Tru­th­dig.com.


VANCOUVER, Colom­bie Bri­tan­nique — le fléau de la vio­lence mas­cu­line contre les femmes ne pren­dra pas fin avec le déman­tè­le­ment des forces du capi­ta­lisme mon­dial. Le fléau de la vio­lence mas­cu­line existe indé­pen­dam­ment du capi­ta­lisme, de l’im­pé­ria­lisme et du colo­nia­lisme. C’est un mal à part. Le com­bat pour mettre fin à la vio­lence mas­cu­line contre les femmes, qui est une par­tie de la lutte mon­diale des femmes, doit affir­mer sa pri­mau­té dans notre propre lutte. Les femmes et les filles, par­ti­cu­liè­re­ment celles qui sont pauvres et de cou­leur, ne peuvent pas prendre part à un mou­ve­ment de libé­ra­tion tant qu’elles ne sont pas libé­rées. Elles ne peuvent pas nous faire part de leur sagesse, de leurs com­pé­tences et de leur pas­sion tant qu’elles ne sont pas libé­rées de la coer­ci­tion phy­sique et de la domi­na­tion vio­lente. C’est pour­quoi le com­bat pour mettre fin à la domi­na­tion mas­cu­line à tra­vers le globe est non seule­ment fon­da­men­tal pour notre mou­ve­ment, mais il déter­mi­ne­ra sa réus­site ou son échec. Nous ne pou­vons nous lever pour quelques oppres­sés et en igno­rer d’autres. Per­sonne n’est libre tant que tout le monde ne l’est pas.

Ven­dre­di soir à l’u­ni­ver­si­té Simon Fra­ser — alors que ma posi­tion sur la pros­ti­tu­tion, expri­mée dans une colonne du 8 mars sur Tru­th­dig et inti­tu­lée « la putas­se­rie de la gauche », avait pous­sé les orga­ni­sa­teurs d’une confé­rence sur l’ex­trac­tion des res­sources à essayer de me ban­nir du ras­sem­ble­ment, chose qu’ils n’ont pu faire en rai­son des pro­tes­ta­tions de fémi­nistes radi­caux — j’ai affron­té la démence d’une socié­té pré­da­trice. Une réunion pré­vue entre des étu­diants et moi, orga­ni­sée par l’u­ni­ver­si­té, avait été annu­lée. Les pro­tes­ta­taires s’é­taient ras­sem­blés devant le hall. Cer­tains sor­tirent rageu­se­ment de la salle de confé­rence, cla­quant les portes der­rière eux, lorsque j’ai dénon­cé le tra­fic de femmes et de filles pros­ti­tuées. Un chef tri­bal mâle, appe­lé Toghes­tiy, se leva après la pré­sen­ta­tion et appe­la à ce que la salle soit « net­toyée » du mal — ceci après qu’Au­drey Sie­gl, une femme de la Pre­mière nation Mus­queam, se soit expri­mée émo­tion­nel­le­ment à pro­pos de ce que d’autres femmes et elle-même subis­saient des mains de pré­da­teurs mas­cu­lins — et un des orga­ni­sa­teurs de la confé­rence, le pro­fes­seur d’an­glais Ste­phen Col­lis, se sai­sit du micro­phone à la fin de la soi­rée, me qua­li­fiant de « vin­di­ca­tif ». Une par­faite illus­tra­tion de la faillite morale académicienne.

L’ef­fon­dre­ment moral accom­pagne tou­jours les civi­li­sa­tions en déclin, depuis la Rome de Cali­gu­la jus­qu’à la déca­dence de la fin des empires otto­mans et aus­tro-hon­grois. Les cultures à l’a­go­nie s’hy­per­sexua­lisent et se dépravent tou­jours. La pri­mau­té du plai­sir per­son­nel obte­nu aux dépens des autres est la carac­té­ris­tique dis­tinc­tive d’une civi­li­sa­tion à l’agonie.

Edward Saïd défi­nit l’ex­ploi­ta­tion sexuelle comme la carac­té­ris­tique fon­da­men­tale de l’O­rien­ta­lisme, dont il disait qu’il était « une façon occi­den­tale de domi­ner, restruc­tu­rer, et d’as­seoir son auto­ri­té sur l’O­rient ». L’O­rien­ta­lisme, écrit Saïd, se voit « lui-même et ses sujets avec des œillères sexistes. […]. Les femmes [locales] sont géné­ra­le­ment les créa­tures d’un fan­tasme de pou­voir mas­cu­lin. Elles expriment une sen­sua­li­té illi­mi­tée, sont plus ou moins stu­pides, et sur­tout, sont consen­tantes ». De plus, pour­suit-il, « lorsque la sexua­li­té des femmes est sou­mise, la nation est plus ou moins conquise ». La conquête sexuelle des femmes indi­gènes, fait remar­quer Saïd, cor­res­pond à la conquête des terres elle-même.

La vio­lence sexuelle des hommes blancs à l’en­contre des femmes asia­tiques — et n’im­porte quelle femme Asia­tique peut vous dire à quel point une telle vio­lence, et un tel racisme sexua­li­sé, sont impla­cables et cou­rants — est le résul­tat direct de l’im­pé­ria­lisme Occi­den­tale, tout comme la vio­lence sexuelle contre les femmes abo­ri­gènes est le résul­tat direct du colo­nia­lisme blanc. Et le même com­por­te­ment se retrouve dans les guerres et à proxi­mi­té des indus­tries d’ex­trac­tions mas­sives qui déclenchent sou­vent les guerres, comme celles que j’ai cou­vertes au Congo.

Ce racisme sexua­li­sé, cepen­dant, ne se limite pas qu’aux guerres et aux sites d’ex­trac­tion. Il est la force motrice der­rière les mil­lions de tou­ristes sexuels mâles du Pre­mier Monde se ren­dant dans le monde en voie de déve­lop­pe­ment, et der­rière ceux qui vont à la recherche de femmes pauvres et de cou­leur pour le tra­fic et l’es­cla­vage sexuel dans le monde industrialisé.

Les indus­tries d’ex­trac­tion, comme les guerres, habi­litent une popu­la­tion pré­da­trice à domi­nance mas­cu­line qui s’en­gage dans des vio­lences et des des­truc­tions ter­ribles. Les guerres et les indus­tries d’ex­trac­tion sont conçues pour anéan­tir tous les sys­tèmes de sup­port de vie — fami­liaux, sociaux, cultu­rels, éco­no­miques, poli­tiques et envi­ron­ne­men­taux. Et elles requièrent l’o­bli­té­ra­tion des com­mu­nau­tés et du bien com­mun. Sinon com­ment pour­riez-vous convaincre des opé­ra­teurs de Vir­gi­nie-Occi­den­tale du sud d’ar­ra­cher les som­mets de monts des Appa­laches pour accé­der à des veines de char­bon tout en trans­for­mant la Terre qui les a vu gran­dir, eux et leurs ancêtres, en une décharge fétide, toxique, où l’air, le sol et l’eau seront pol­lués pour des géné­ra­tions ? Ces vastes entre­prises pré­da­trices per­mettent l’en­ri­chis­se­ment per­son­nel, l’a­van­ce­ment et le pou­voir per­son­nel aux dépens de tout le monde et de toutes choses. Elles créent une immense divi­sion per­ma­nente entre les exploi­teurs et les exploi­tés, rare­ment fran­chie. Et plus vous êtes vul­né­rables, plus ces rapaces appa­raî­tront autour de vous pour se nour­rir de vos afflic­tions. Ceux qui souffrent le plus sont les enfants, les femmes et les per­sonnes âgées — les enfants et les per­sonnes âgées parce qu’ils sont vul­né­rables, et les femmes parce qu’elles sont char­gées de prendre soin d’eux.

Les abus sexuels sur les femmes et les filles pauvres élar­gissent la divi­sion entre les pré­da­teurs et leurs proies, entre les exploi­teurs et les exploi­tés. Et dans chaque zone de guerre, comme dans chaque ville nou­velle qui émerge autour des indus­tries d’ex­trac­tion, vous retrou­vez une exploi­ta­tion sexuelle répan­due par quelques bandes d’hommes. C’est ce qui se passe dans les villes nais­santes autour du fra­cking dans le Dako­ta du Nord.

Les seuls groupes que les guerres pro­duisent en plus grand nombre que les filles et les femmes pros­ti­tuées sont les meur­triers, les réfu­giés et les cadavres. J’é­tais avec les uni­tés US des corps de Marines qui devaient être envoyées aux Phi­lip­pines et dont les membres avaient pour habi­tude d’é­cu­mer les bars pour y choi­sir des pros­ti­tués Phi­lip­pines qu’ils appe­laient les LBFM (PMBM) — Lit­tle Brown Fucking Machines (Petites Machines de Baise Mar­rons), une expres­sion inven­tée par les troupes d’oc­cu­pa­tions US arri­vées aux Phi­lip­pines en 1898.

Le centre-ville de San Sal­va­dor quand j’é­tais au Sal­va­dor pen­dant la guerre, était rem­pli de pros­ti­tuées, de salons de mas­sage, de bor­dels et de boîtes de nuit où des femmes et des filles, ayant atter­ri dans les bidon­villes urbains en rai­son des com­bats ayant lieu dans leur com­mu­nau­té rurale, pri­vées de leur mai­son et de leur sécu­ri­té, sou­vent sépa­rés de leur famille, étaient pros­ti­tuées par des gang­sters et des sei­gneurs de guerre. J’ai vu la même explo­sion de pros­ti­tu­tion en cou­vrant la Syrie, Sara­je­vo, Bel­grade, Nai­ro­bi, le Congo — où les forces armées congo­laises vio­laient et tor­tu­raient sys­té­ma­ti­que­ment des filles et des femmes près des mines de cuivre d’An­vil Mining de Diku­lu­shi — et lorsque j’é­tais à Dji­bou­ti, où les filles et les femmes, réfu­giées des com­bats de l’autre côté de la fron­tière en Éthio­pie, étaient ras­sem­blées par des tra­fi­quants dans un quar­tier pauvre, véri­table mar­ché à ciel ouvert de chair humaine.

L’es­cla­vage sexuel — et, et ce n’est pas for­tuit, la por­no­gra­phie — et tou­jours l’une des indus­tries les plus lucra­tives de la guerre. Ce n’est pas un acci­dent. Car la guerre, comme la des­truc­tion de la terre pour le pillage, est aus­si une atti­tude pré­da­trice. C’est un déni du sacré. C’est tour­ner le dos à la défé­rence. Les êtres humains, comme la Terre elle-même, deviennent des objets à détruire ou à uti­li­ser pour se satis­faire, ou les deux. Ils deviennent de simples mar­chan­dises n’ayant aucune valeur intrin­sèque au-delà de leur valeur moné­taire. Le pillage de la terre, à l’ins­tar de la guerre, est une his­toire de convoi­tise, de pou­voir et de domi­na­tion. La vio­lence, le pillage, la des­truc­tion, le tra­vail for­cé, la tor­ture, l’es­cla­vage et, oui, la pros­ti­tu­tion, font par­tie du capi­ta­lisme débri­dé, ce mal qui les regroupe tous. Et nous nous oppo­se­rons unis, ou divi­sés, à ce mal. En igno­rer cer­tains aspects, dire que cer­taines atti­tudes pré­da­trices sont accep­tables et que d’autres ne le sont pas, nous ren­dra impuis­sants face à lui. L’ob­jec­tif des oli­garques impé­ria­listes et cor­po­ra­tistes c’est de main­te­nir la divi­sion au sein des oppri­més. Ils y arrivent plu­tôt bien.

Nous devons com­men­cer tout com­bat contre le capi­ta­lisme les dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales en tenant compte des souf­frances et des cris des oppri­més, en par­ti­cu­lier ceux des femmes et des filles qui sont sou­mises aux vio­lences mas­cu­lines. Alors que le capi­ta­lisme exploite le racisme et les inéga­li­tés de sexe à ses propres fins, que l’im­pé­ria­lisme et le colo­nia­lisme sont conçus pour réduire les femmes des cultures indi­gènes en esclaves sexuelles, le racisme et les inéga­li­tés de sexe existent indé­pen­dam­ment du capi­ta­lisme. Et s’ils ne sont pas conscien­cieu­se­ment nom­més et com­bat­tus, ils exis­te­ront même après la des­truc­tion du capitalisme.

Cette lutte pour la libé­ra­tion des femmes, qui s’é­tend au-delà de l’ob­jec­tif du déman­tè­le­ment du capi­ta­lisme cor­po­ra­tiste, pose des ques­tions impor­tantes et peut-être dif­fé­rentes sur le rôle du gou­ver­ne­ment et l’u­ti­li­sa­tion de la loi, comme le sou­lignent les fémi­nistes radi­caux comme Lee Lake­man. Les femmes qui s’en­gagent dans la lutte pour la liber­té à tra­vers le globe ont besoin de lois et de poli­tiques effec­tives afin de ne plus être sou­mises au chan­tage, inti­mi­dées, et de ne plus se voir refu­ser l’ac­cès à l’argent et aux res­sources néces­saires à la vie, par­ti­cu­liè­re­ment parce qu’elles sont dis­pro­por­tion­nel­le­ment char­gées des soins des malades, des jeunes, des vieux et des indi­gents. La vio­lence mas­cu­line contre les femmes est la pre­mière force uti­li­sée pour écra­ser la révolte col­lec­tive mon­diale des femmes. Et la vio­lence mas­cu­line contre les fémi­nistes — mili­tant pour un monde pai­sible, éga­li­taire et sou­te­nable — est omni­pré­sente. S’at­ta­quer à la pros­ti­tu­tion, à l’ob­jec­ti­fi­ca­tion, à l’hy­per­sexua­li­sa­tion des femmes c’est sou­vent être mena­cé de viol. S’at­ta­quer aux extrac­tions minières, défendre la res­source en eau, sou­te­nir les lan­ceurs d’a­lerte, si vous êtes une femme, c’est sou­vent se voir mena­cer non seule­ment de des­ti­tu­tion éco­no­mique, mais de vio­lence menant à la pros­ti­tu­tion. Nous devons, en tant qu’ac­ti­vistes, mettre fin à cette objec­ti­fi­ca­tion des femmes et à la vio­lence mas­cu­line. Si nous ne le fai­sons pas, nous n’au­rons jamais accès aux idées et aux com­pé­tences des femmes, en par­ti­cu­lier des femmes de cou­leur, ce qui est essen­tiel pour la créa­tion d’une vision glo­bale d’un futur meilleur. Donc bien qu’il nous faille décrier la vio­lence l’ex­ploi­ta­tion contre tous les oppri­més, nous devons aus­si recon­naître que la vio­lence mas­cu­line contre les femmes — y com­pris la pros­ti­tu­tion et son pro­mo­teur, la por­no­gra­phie — est une force mon­diale spé­ci­fique et sépa­rée. C’est un outil du capi­ta­lisme, sou­vent un pro­duit de l’im­pé­ria­lisme du colo­nia­lisme, mais il existe en dehors du capi­ta­lisme, de l’im­pé­ria­lisme du colo­nia­lisme. Et c’est une force que les hommes en géné­ral, y com­pris, tris­te­ment, la plu­part des hommes à gauche, refusent de recon­naître, et encore moins de com­battre. C’est pour­quoi la lutte pour la liber­té des femmes est abso­lu­ment cru­ciale pour notre mou­ve­ment. Sans cela la liber­té échouera.

L’a­bus, et par­ti­cu­liè­re­ment l’a­bus sexuel des femmes est banal en zone de guerre. J’ai inter­viewé des filles musul­manes et des femmes enrô­lées de force dans des bor­dels serbes et des camps de viol, géné­ra­le­ment après que leurs pères, leurs maris et leurs frères aient été exé­cu­tés. Et en pré­pa­rant une colonne pour Tru­th­dig inti­tu­lée « Rap­pe­lé à la vie » j’ai dis­cu­té avec une femme qui se pros­ti­tuait dans les rues de Cam­den, dans le New Jer­sey — qui est, selon le bureau de recen­se­ment, la ville la plus pauvre des États-Unis ; une ville où j’ai pas­sé plu­sieurs semaines en com­pa­gnie du des­si­na­teur Joe Sac­co, lors de recherches pour notre livre « jours de des­truc­tion, jours de révolte ».

« Elles vous suce­raient la bite pour un bout de crack », nous dit Chris­tine Paga­no à pro­pos des femmes pros­ti­tuées des rues de Cam­den, ajou­tant que les hommes refu­saient les pré­ser­va­tifs. « Cam­den ne res­sem­blait à rien de ce que j’a­vais vu aupa­ra­vant. La pau­vre­té y est si ter­rible. Les gens vous volent pour cinq dol­lars, lit­té­ra­le­ment pour cinq dol­lars. Ils vous mena­ce­raient à l’aide d’un pis­to­let pour pas un sou. Je sor­tais de la voi­ture, je mar­chais cinq minutes le long de la route et je me fai­sais attra­per. Et ils pre­naient tout mon argent. La pre­mière fois que ça m’est arri­vé j’ai pleu­ré pen­dant une heure. Vous vous avi­lis­sez. Vous sor­tez de la voi­ture. Et un type braque un flingue sur vous. »

« J’ai tout aban­don­né à ce niveau-là, je vou­lais mou­rir », nous dit-elle. « Je m’en fou­tais. De tout, de la culpa­bi­li­té, de la honte, d’a­voir lais­sé mon fils, de ne pas par­ler à mon fils, de ne pas par­ler à ma famille ».

« La der­nière fois fut la plus bru­tale », nous dit-elle. « C’é­tait sur Pine Street près du Off Broad­way [Lounge]. Il y a des buis­sons sur le côté. Je n’ac­cepte jamais dans la rue nor­ma­le­ment. Ils doivent être en voi­ture. Mais j’é­tais malade. J’é­tais fatigué. »

Un homme dans la rue lui a pro­po­sé 20 $ pour du sexe oral. Mais une fois dans les buis­sons il a sor­ti un poi­gnard. Il lui a dit que si elle criait il la tue­rait. Quand elle a résis­té, il l’a poignardée.

« Il essayait de me poi­gnar­der dans le vagin », nous dit-elle. Il lui a poi­gnar­dé la cuisse. « Et c’est assez mau­vais parce que je n’ai jamais vrai­ment fait quelque chose [pour cette bles­sure]. Ça a fini par deve­nir une grosse infection ».

« Il m’a fait tenir son télé­phone où il y avait du por­no », explique-t-elle. « Il n’a jamais entiè­re­ment des­cen­du son pan­ta­lon. Et à ce moment-là je sai­gnais assez abon­dam­ment. J’é­tais éten­due dans des mor­ceaux de verre devant le bar. J’a­vais des petits bouts de verre dans le dos. Je me sou­viens que j’é­tais vrai­ment effrayée. Et puis j’ai com­men­cé à être étour­die. Je lui ai deman­dé s’il pour­rait arrê­ter un moment afin que je fume une ciga­rette. Il m’a lais­sé faire. J’ai réus­si à lui faire ran­ger le poi­gnard parce que j’é­tais gen­tille et que je l’é­cou­tais. Il a plan­té le poi­gnard dans la terre. Et il m’a dit, « c’est juste pour que tu saches que je peux le ramas­ser n’im­porte quand ». Je pense que dans sa tête il pen­sait que j’é­tais suf­fi­sam­ment effrayée. Dans ma tête j’es­sayais de réflé­chir à un moyen de me sor­tir de ce pétrin. Et puis j’ai repen­sé au fait qu’une des choses qu’il me deman­dait de faire c’é­tait de lui lécher le cul. Il aimait ça. La der­nière fois qu’il s’est retour­né et m’a deman­dé de le faire je l’ai pous­sé. J’é­tais prête à m’enfuir ».

Elle a alors cou­ru nue dans la rue. Le tumulte a atti­ré la police. Un pas­sant lui a don­né sa che­mise pour qu’elle se couvre. Elle fai­sait 1,65 m pour à peine 40 kg. Sa peau était grise. Ses pieds si enflés qu’elle por­tait des san­dales pour homme taille 12.

Les années que j’ai pas­sées en tant que cor­res­pon­dant de guerre ne m’ont pas lais­sé indemne. La vio­lence m’a enle­vé nombre de ceux avec qui je tra­vaillais, dont Kurt Schork, avec qui j’ai cou­vert les guerres en Irak, en Bos­nie et au Koso­vo. J’ai été cap­tu­ré et fait pri­son­nier à Bas­ra durant le sou­lè­ve­ment chiite qui sui­vit la guerre du Golfe et j’ai fini entre les mains de la police secrète ira­kienne. Je com­prends un peu ce que c’est que d’être impuis­sant et phy­si­que­ment abu­sé. Et après que Sad­dam Hus­sein ait expul­sé les kurdes du nord de l’I­rak, ma tra­duc­trice, une jeune femme, a dis­pa­ru dans la fuite chao­tique des kurdes. Cela m’a pris des semaines pour la retrou­ver. Quand je l’ai retrou­vée, elle était pros­ti­tuée, et engour­die par les trau­ma­tismes. Entendre ses san­glots gué­ri­rait qui­conque de la notion selon laquelle vendre son corps pour du sexe c’est comme échan­ger une mar­chan­dise à la bourse.

Ima­gi­nez ce que ça doit être pour votre bouche, votre vagin et votre rec­tum d’être péné­trés chaque jour, encore et encore, par des hommes étran­gers vous appe­lant « salope », « souillon », « putain », et « pute », vous giflant et vous frap­pant, et d’être ensuite bat­tue par un proxé­nète. Ça n’est pas du sexe. Et ça n’est pas du tra­vail sexuel. C’est du viol en réunion.

Avant d’ar­ri­ver à Van­cou­ver, cer­tains des orga­ni­sa­teurs de la confé­rence ont ren­du public un com­mu­ni­qué com­men­tant ma condam­na­tion de la pros­ti­tu­tion, expli­quant que la pros­ti­tu­tion était « com­plexe et mul­ti­forme ». La note assu­rait ensuite aux par­ti­ci­pants de la confé­rence que l’ins­ti­tut des huma­ni­tés de l’u­ni­ver­si­té ne « pre­nait pas par­ti dans ce débat dif­fi­cile et extrê­me­ment litigieux ».

Mais la pros­ti­tu­tion n’a rien de com­plexe ou de mul­ti­forme, pas lors­qu’on consi­dère l’acte phy­sique et bru­tal fon­da­men­tal. Cela vous change en un mor­ceau de viande. Peu importe que cela ait lieu dans une ruelle ou dans une chambre d’hô­tel. Et les mala­dies inévi­tables, les trau­ma­tismes émo­tion­nels et les bles­sures phy­siques que subissent les femmes, ain­si qu’une espé­rance de vie réduite, sont très bien docu­men­tés étude après étude.

La pros­ti­tu­tion s’in­tègre par­fai­te­ment dans le para­digme du capi­ta­lisme mon­dial. Les bles­sures phy­siques, les mala­dies et les espé­rances de vie réduites des mineurs avec qui j’ai vécu à la mine d’é­tain de Siglo XX en Boli­vie — qui sont pour la plu­part morts, dans la force de l’âge, de sili­cose — sont une autre mani­fes­ta­tion de la nature pré­da­trice du capi­ta­lisme. Per­sonne ne choi­sit de mou­rir de sili­cose, ni de la pneu­mo­co­niose des mineurs. Per­sonne ne choi­sit de vendre son corps dans la rue. Vous finis­sez dans les mines, tout comme vous finis­sez dans la pros­ti­tu­tion, parce que le capi­ta­lisme glo­bal ne vous laisse pas le choix.

« Au Cana­da, des jeunes femmes et des filles d’o­ri­gine indi­gène sont pous­sées à la pros­ti­tu­tion dans la rue en nombre bien plus dis­pro­por­tion­né que les femmes blanches », m’a expli­qué Sum­mer Rain Ben­tham, une femme de la Pre­mière nation des Squa­mish qui a vécu et qui a tra­vaillé dans les rues du centre-ville appau­vri de l’est de Van­cou­ver, et qui s’est cou­ra­geu­se­ment levé de son siège dans la salle de confé­rence et m’a rejoint sur le podium par soli­da­ri­té après la pré­sen­ta­tion. « Nos vies sont esti­mées à valeur moindre parce que le monde occi­den­tal a déci­dé que nous ne valions rien. Ces visions racistes créent une hié­rar­chie basée sur la race même au sein de la pros­ti­tu­tion des femmes. Ce qui fait que cer­taines femmes sont à l’in­té­rieur dans les clubs de strip-tease ou les « agences » — et par­fois édu­quées, et dans cer­tains cas peuvent réel­le­ment pen­ser avoir une autre option que la pros­ti­tu­tion. Cette hié­rar­chie raciste laisse les femmes abo­ri­gènes au plus bas dans cette affaire de pros­ti­tu­tion de sur­vie sans autre choix, et subis­sant un niveau de vio­lence dif­fi­cile à sai­sir ou à com­prendre. Une vio­lence qui ne les quit­te­ra jamais et qui est per­pé­tuée par des hommes non seule­ment parce que nous sommes des femmes, mais aus­si parce que nous sommes des femmes indi­gènes. C’est le pri­vi­lège des hommes, leur pou­voir et leurs pré­ro­ga­tives mon­diales qui main­tiennent les femmes enchâs­sées dans la pros­ti­tu­tion. Ce sont les hommes qui béné­fi­cient du fait que les femmes indi­gènes soient main­te­nues au plus bas. La pros­ti­tu­tion n’est pas un choix ni pour la plu­part des femmes ayant été pros­ti­tuées, ni pour celles n’y ayant jamais fait face. La pros­ti­tu­tion nous ne la sou­hai­tons à aucune femme et à aucune fille. »

Nous sommes appe­lés à construire un monde où nous aurions tous l’op­por­tu­ni­té de choi­sir la sécu­ri­té, la sûre­té et le bien-être plu­tôt que des emplois trau­ma­ti­sants, répu­gnants, muti­lants et des­truc­teurs. Je ne vois pas l’in­té­rêt de cette lutte si ça n’est pas notre objec­tif. La vio­lence sexuelle et la sou­mis­sion sexuelle ne peuvent être sépa­rées du capi­ta­lisme débri­dé, et de l’hé­ri­tage du colo­nia­lisme et de l’im­pé­ria­lisme, peu importe à quel point les tra­fi­quants, les proxé­nètes, les bor­dels, les pro­prié­taires de salons de mas­sage, et leurs défen­seurs le sou­hai­te­raient. Elles sont par­ties inté­grantes d’un monde où les mas­sacres indus­triels de masse ont tué des cen­taines d’in­no­cents à Gaza et plus d’un mil­lion en Irak et en Afgha­nis­tan, où les malades men­taux sont jetés à la rue, où un pays comme les États-Unis incar­cère 2,3 mil­lions de gens, la plu­part pauvres et de cou­leur, 25 % de la popu­la­tion car­cé­rale du monde, en cage pour des décen­nies, et où la vie des tra­vailleurs pauvres n’est rien d’autre qu’une longue crise. Ceci est un monde, c’est un sys­tème. Et ce sys­tème, dans son inté­gra­li­té, doit être ren­ver­sé et détruit si nous vou­lons avoir la moindre chance de durer en tant qu’es­pèce. [NdT : Et pour de nom­breuses autres rai­sons aus­si, bien évidemment]

Ce n’est pas un acci­dent si de nom­breuses images d’A­bu Ghraib ayant fui­tées res­semblent à des scènes de films por­nos. Il y a un cli­ché d’un homme nu à genoux devant un autre homme, comme pour du sexe oral. Il y a une pho­to d’un homme nu tenu en laisse par une femme sol­dat états-unienne. Il y a des pho­tos d’hommes nus enchaî­nés. Il y a des pho­tos d’hommes nus empi­lés les uns sur les autres par terre comme dans un viol col­lec­tif de pri­son. Il y a des cen­taines d’autres pho­tos clas­si­fiées qui montrent pré­ten­du­ment la mas­tur­ba­tion for­cée de pri­son­niers ira­kiens avec par­mi eux des jeunes gar­çons, et leurs viols par des sol­dats US, dont beau­coup ont été édu­qués à ces tech­niques de tor­ture dans notre vaste sys­tème d’in­car­cé­ra­tion de masse.

Les images sexua­li­sées reflètent le racisme, l’in­sen­si­bi­li­té et la per­ver­sion qui coulent comme une rivière de rage sou­ter­raine à tra­vers notre culture pré­da­trice. C’est le lan­gage du contrôle abso­lu, de la domi­na­tion totale, de la haine raciale, de l’es­cla­vage, de l’hu­mi­lia­tion et de la sou­mis­sion. C’est un monde sans pitié. Un monde qui réduit les êtres humains à des mar­chan­dises, à des objets. Et cela fait par­tie d’un malaise cultu­rel qui nous tue­ra aus­si sûre­ment que la pour­suite des exploi­ta­tions de sables bitu­mi­neux de l’Alberta.

L’ob­jet de la culture cor­po­ra­tiste, de l’i­déo­lo­gie néo­li­bé­rale, de l’im­pé­ria­lisme et du colo­nia­lisme est de pri­ver les gens de leurs attri­buts humains. Notre iden­ti­té en tant qu’être humain dis­tinct doit être sup­pri­mée. Notre his­toire et notre digni­té doivent être obli­té­rées. L’ob­jec­tif est de trans­for­mer chaque forme de vie en une mar­chan­dise à exploi­ter. Et les filles, et les femmes sont en haut de la liste. Dans mon livre « l’empire de l’illu­sion » je consacre un cha­pitre, le plus long cha­pitre du livre, à la por­no­gra­phie, qui est en sub­stance de la pros­ti­tu­tion fil­mée. Dans le por­no une femme n’est pas une per­sonne mais un jouet, une pou­pée de plai­sir. Elle existe pour satis­faire tous les dési­rs qu’un mâle pour­rait avoir. Elle n’a pas d’autres fins. Son vrai nom s’é­va­pore. Elle adopte un nom de scène vul­gaire et facile. Elle devient une esclave. Elle est fil­mée dans un avi­lis­se­ment et un abus phy­sique. Elle est fil­mée en train d’être tor­tu­rée — la majo­ri­té de ces tor­tu­rées dans les films étant des femmes asia­tiques. Ces films sont ven­dus à des clients. Les clients sont exci­tés par l’illu­sion de pou­voir eux aus­si domi­ner et abu­ser les femmes. Le pou­voir abso­lu sur l’autre, comme je l’ai consta­té maintes fois en temps de guerre, s’ex­prime presque tou­jours à tra­vers le sadisme sexuel.

Le capi­ta­lisme, ain­si que l’im­pé­ria­lisme et le colo­nia­lisme, ses exten­sions natu­relles, est per­pé­tué par les sté­réo­types racistes. Cette déshu­ma­ni­sa­tion s’ex­prime dans le film « Ame­ri­can Sni­per », dans lequel des Ira­kiens, dont des femmes et des enfants, deviennent des bombes humaines uni­di­men­sion­nelles méri­tant d’être abat­tus par le héros du film. Ceux qui s’en­gagent à détruire un autre peuple et ses terres doivent d’a­bord déshu­ma­ni­ser ceux qui aiment ces terres, qui y vivent et qui en prennent soin. Cette déshu­ma­ni­sa­tion sert à jus­ti­fier la domi­na­tion. L’im­pé­ria­lisme, comme le colo­nia­lisme, dépend de sté­réo­types raciaux, dont un racisme sexuel et une pros­ti­tu­tion for­cée des femmes de cou­leur, afin d’an­ni­hi­ler la culture, la digni­té et fina­le­ment la résis­tance des popu­la­tions indi­gènes. C’est vrai en Afrique, en Asie, en Amé­rique latine et au Moyen-Orient. Les tra­di­tions et les valeurs indi­gènes sont qua­li­fiées de pri­mi­tives et d’i­nu­tiles. Les oppri­més trans­for­més en sous-humains, dont les vies ne comptent pas vrai­ment, et qui font obs­tacle à la glo­rieuse civi­li­sa­tion Occi­den­tale et au pro­grès, des gens qui méritent d’être éradiqués.

Et vous pou­vez aper­ce­voir ce racisme dans le por­no. Les hommes noirs sont des ani­maux pri­mi­tifs, des éta­lons mus­cu­leux et anal­pha­bètes aux nom­breuses prouesses sexuelles. Les femmes noires sont pleines de luxure brute et ani­ma­lière. Les femmes latines sont chaudes et racées. Les femmes asia­tiques sont de douces gei­shas sou­mises. Le por­no, comme l’é­crit Gail Dines, est le « nou­veau spec­tacle du trou­ba­dour ». Il s’ex­prime à l’aide des cli­chés racistes qui sont la base de la culture domi­nante blanche.

Ce que l’on fait aux filles et aux femmes à tra­vers la pros­ti­tu­tion n’est qu’une ver­sion de ce que l’on fait à tous ceux qui n’adhèrent pas aux pro­jets déments du capi­ta­lisme mon­dial. Et si nous vou­lons avoir une chance de ripos­ter, nous allons devoir nous lever pour les oppri­més, pour tous ceux qui sont deve­nus des proies. Échouer en cela serait com­mettre un sui­cide moral, finan­cier et poli­tique. Tour­ner le dos à cer­tains des oppri­més c’est frac­tu­rer notre pou­voir. C’est obli­té­rer notre auto­ri­té morale. C’est ne pas com­prendre que le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion pré­da­trice inté­grale cherche à tous nous ava­ler et nous dévo­rer. Être radi­cal c’est être aux côtés de tous ceux que l’on trans­forme en objet, par­ti­cu­liè­re­ment les filles et les femmes que la com­mu­nau­té mon­diale, et la majo­ri­té de la gauche a abandonnés.

Andrea Dwor­kin l’a­vait compris :

« Le capi­ta­lisme n’est ni per­ni­cieux ni cruel lorsque la mar­chan­dise est une putain ; le pro­fit n’est ni per­ni­cieux ni cruel lorsque le tra­vailleur alié­né est un mor­ceau de viande femelle ; le vam­pi­risme cor­po­ra­tiste n’est ni per­ni­cieux ni cruel lorsque les cor­po­ra­tions en ques­tion, les syn­di­cats du crime orga­ni­sé, vendent des culs de femmes ; le racisme n’est ni per­ni­cieux ni cruel quand c’est un cul noir, ou jaune, ou rouge, ou his­pa­nique, ou juif qui se vend au plai­sir de n’im­porte quel pas­sant ; la pau­vre­té n’est ni per­ni­cieuse ni cruelle quand elle est la pau­vre­té des femmes dépos­sé­dées qui n’ont qu’elles-mêmes à vendre ; la vio­lence des puis­sants contre les impuis­sants n’est ni per­ni­cieuse ni cruelle lors­qu’elle s’ap­pelle sexua­li­té ; l’es­cla­vage n’est ni mau­vais ni cruel quand il s’a­git d’es­cla­vage sexuel ; la tor­ture n’est ni mau­vaise ni cruelle quand les tour­men­tés sont des femmes, des pros­ti­tuées, des salopes. La nou­velle por­no­gra­phie est de gauche ; et la nou­velle por­no­gra­phie est un vaste cime­tière où la gauche est allée mou­rir. La gauche ne peut pos­sé­der à la fois son idéo­lo­gie et ses putains. »

Les Euro­péens et les euro-amé­ri­cains conqué­rants, exploi­teurs et assas­sins de com­mu­nau­tés indi­gènes ne fai­saient pas seule­ment la guerre contre un peuple et la Terre mais contre une éthique concur­ren­tielle. Les tra­di­tions des socié­tés indi­gènes pré­mo­dernes, la struc­ture com­mune de leur socié­té, devaient être détruites afin que les colo­nia­listes, que les capi­ta­listes mon­diaux, puissent implan­ter l’é­thique néga­tive du capi­ta­lisme. Dans les socié­tés indi­gènes, la thé­sau­ri­sa­tion aux dépens des autres était mépri­sée. Dans ces socié­tés tous man­geaient ou per­sonne ne man­geait. Ceux qui étaient res­pec­tés étaient ceux qui par­ta­geaient ce qu’ils avaient avec les moins favo­ri­sés et qui s’ex­pri­maient dans le lan­gage du sacré. Ces cultures indi­gènes ances­trales étaient tenues par le concept de révé­rence. C’est cette capa­ci­té à hono­rer le sacré, le sacré de toute vie — et en tant que vegan j’in­clus tous les ani­maux — que le capi­ta­lisme, le colo­nia­lisme et l’im­pé­ria­lisme cherchent à éra­di­quer. Nous devons écou­ter les femmes, par­ti­cu­liè­re­ment les femmes indi­gènes, dans notre redé­cou­verte de cette éthique ancestrale.

« Ils traitent la Terre mère comme ils traitent les femmes… », nous explique Lisa Brun­ner, la spé­cia­liste du pro­gramme natio­nal de res­sources des femmes indi­gènes. « Ils pensent pou­voir nous pos­sé­der, nous ache­ter, nous vendre, nous échan­ger, nous louer, nous empoi­son­ner, nous vio­ler, nous détruire, nous uti­li­ser comme diver­tis­se­ment et nous tuer. Je suis contente de voir que l’on parle du niveau de vio­lence que subit la Terre mère, car il égale celui que l’on subit nous [les femmes]. Ce qui lui arrive nous arrive… Nous sommes les créa­trices de la vie. Nous por­tons cette eau qui crée la vie tout comme la Terre mère porte l’eau qui main­tient nos vies. Je suis donc heu­reuse de voir nos hommes se lever ici, mais rap­pe­lez-vous que lorsque vous vous levez pour l’un, vous devez vous lever pour l’autre ».

La Terre est jon­chée des ves­tiges des empires et des civi­li­sa­tions pas­sés, ces ruines qui nous aver­tissent des dan­gers de la folie et de l’or­gueil déme­su­ré des humains. Nous sem­blons condam­nés en tant qu’es­pèce à entraî­ner notre propre extinc­tion, alors que ce moment appa­raît comme le dénoue­ment de l’en­semble du triste spec­tacle de la vie séden­taire, civi­li­sée, ayant com­men­cée il y a envi­ron 5000 ans. Il n’y a plus rien à pos­sé­der sur la pla­nète. Nous dépen­sons les der­niers restes de notre capi­tal natu­rel, dont nos forêts, les com­bus­tibles fos­siles, l’air et l’eau.

Cette fois-ci, l’ef­fon­dre­ment sera mon­dial. Il n’y a plus de nou­velles terres à piller, de nou­veaux peuples à exploi­ter. La tech­no­lo­gie, qui a obli­té­ré les contraintes du temps et de l’es­pace, a trans­for­mé notre vil­lage mon­dial en un piège pla­né­taire mor­tel. La des­ti­née de l’île de Pâques sera gra­vée en lettres capi­tales sur toute l’é­ten­due de la pla­nète Terre.

L’é­thique col­por­tée par les élites capi­ta­listes et impé­ria­listes, le culte du moi, le ban­nis­se­ment de l’empathie, la croyance selon laquelle la vio­lence peut être uti­li­sée pour rendre le monde conforme, requiert la des­truc­tion du com­mun et la des­truc­tion du sacré.

Cette éthique cor­rom­pue, si ce n’est bri­sée, signi­fie­ra non seule­ment la fin de la socié­té humaine mais aus­si de l’es­pèce humaine. Les élites qui orchestrent ce pillage, tout comme les élites ayant pillé cer­taines par­ties du globe par le pas­sé, pensent pro­ba­ble­ment pou­voir échap­per à leur propre capa­ci­té des­truc­trice. Ils pensent que leur richesse, leur pri­vi­lège et leur com­mu­nau­té fer­mée les sau­ve­ront. Peut-être ne pensent-t-ils sim­ple­ment pas au futur. Mais la marche funèbre qu’ils ont enta­mée, l’i­nexo­rable conta­mi­na­tion de l’air, du sol et de l’eau, l’ef­fon­dre­ment phy­sique des com­mu­nau­tés et l’é­pui­se­ment ultime du char­bon et des com­bus­tibles fos­siles eux-mêmes ne les épar­gne­ront pas, ni leurs familles, bien qu’il soit pos­sible qu’ils puissent sur­vivre un peu plus long­temps que le reste d’entre nous, dans leurs enclaves privilégiées.

Eux aus­si suc­com­be­ront à l’empoisonnement des élé­ments natu­rels, à la dis­lo­ca­tion du cli­mat et à la redou­table météo cau­sée par le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, à la pro­pa­ga­tion de nou­veaux virus mor­tels, aux émeutes ali­men­taires et aux immenses migra­tions ayant com­men­cé alors que les déses­pé­rés fuient les zones sub­mer­gées ou assé­chées de la Terre.

Les struc­tures pré­da­trices du capi­ta­lisme, de l’im­pé­ria­lisme et du colo­nia­lisme devront être détruites. La Terre, et ces formes de vie qui l’ha­bitent, devront être révé­rées et pro­té­gées. Cela signi­fie incul­quer une vision très dif­fé­rente de la socié­té humaine. Cela signi­fie recons­truire un monde où la domi­na­tion et l’ex­ploi­ta­tion sans fin soient des péchés et où l’empathie, par­ti­cu­liè­re­ment envers les faibles et les plus vul­né­rables, y com­pris notre pla­nète, soit recon­nue comme la plus haute ver­tu. Cela signi­fie retrou­ver la capa­ci­té à s’é­mer­veiller et à révé­rer les sources qui per­mettent la vie. Une fois que l’on affirme cette éthique de vie, que l’on inclut tout le monde, les filles et les femmes, comme par­tie inté­grante de cette éthique, nous pou­vons construire un mou­ve­ment de résis­tance s’op­po­sant aux forces cor­po­ra­tistes, qui, si on les laisse faire, nous anni­hi­le­ront tous.

Chris Hedges


Tra­duc­tion : Nico­las CASAUX

Révi­sion : Hélé­na Delaunay

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