Article original publié en anglais sur le site de truthdig.com, le 29 mars 2015.
Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.
VANCOUVER, Colombie Britannique — le fléau de la violence masculine contre les femmes ne prendra pas fin avec le démantèlement des forces du capitalisme mondial. Le fléau de la violence masculine existe indépendamment du capitalisme, de l’impérialisme et du colonialisme. C’est un mal à part. Le combat pour mettre fin à la violence masculine contre les femmes, qui est une partie de la lutte mondiale des femmes, doit affirmer sa primauté dans notre propre lutte. Les femmes et les filles, particulièrement celles qui sont pauvres et de couleur, ne peuvent pas prendre part à un mouvement de libération tant qu’elles ne sont pas libérées. Elles ne peuvent pas nous faire part de leur sagesse, de leurs compétences et de leur passion tant qu’elles ne sont pas libérées de la coercition physique et de la domination violente. C’est pourquoi le combat pour mettre fin à la domination masculine à travers le globe est non seulement fondamental pour notre mouvement, mais il déterminera sa réussite ou son échec. Nous ne pouvons nous lever pour quelques oppressés et en ignorer d’autres. Personne n’est libre tant que tout le monde ne l’est pas.
Vendredi soir à l’université Simon Fraser — alors que ma position sur la prostitution, exprimée dans une colonne du 8 mars sur Truthdig et intitulée « la putasserie de la gauche », avait poussé les organisateurs d’une conférence sur l’extraction des ressources à essayer de me bannir du rassemblement, chose qu’ils n’ont pu faire en raison des protestations de féministes radicaux — j’ai affronté la démence d’une société prédatrice. Une réunion prévue entre des étudiants et moi, organisée par l’université, avait été annulée. Les protestataires s’étaient rassemblés devant le hall. Certains sortirent rageusement de la salle de conférence, claquant les portes derrière eux, lorsque j’ai dénoncé le trafic de femmes et de filles prostituées. Un chef tribal mâle, appelé Toghestiy, se leva après la présentation et appela à ce que la salle soit « nettoyée » du mal — ceci après qu’Audrey Siegl, une femme de la Première nation Musqueam, se soit exprimée émotionnellement à propos de ce que d’autres femmes et elle-même subissaient des mains de prédateurs masculins — et un des organisateurs de la conférence, le professeur d’anglais Stephen Collis, se saisit du microphone à la fin de la soirée, me qualifiant de « vindicatif ». Une parfaite illustration de la faillite morale académicienne.
L’effondrement moral accompagne toujours les civilisations en déclin, depuis la Rome de Caligula jusqu’à la décadence de la fin des empires ottomans et austro-hongrois. Les cultures à l’agonie s’hypersexualisent et se dépravent toujours. La primauté du plaisir personnel obtenu aux dépens des autres est la caractéristique distinctive d’une civilisation à l’agonie.
Edward Saïd définit l’exploitation sexuelle comme la caractéristique fondamentale de l’Orientalisme, dont il disait qu’il était « une façon occidentale de dominer, restructurer, et d’asseoir son autorité sur l’Orient ». L’Orientalisme, écrit Saïd, se voit « lui-même et ses sujets avec des œillères sexistes. […]. Les femmes [locales] sont généralement les créatures d’un fantasme de pouvoir masculin. Elles expriment une sensualité illimitée, sont plus ou moins stupides, et surtout, sont consentantes ». De plus, poursuit-il, « lorsque la sexualité des femmes est soumise, la nation est plus ou moins conquise ». La conquête sexuelle des femmes indigènes, fait remarquer Saïd, correspond à la conquête des terres elle-même.
La violence sexuelle des hommes blancs à l’encontre des femmes asiatiques — et n’importe quelle femme Asiatique peut vous dire à quel point une telle violence, et un tel racisme sexualisé, sont implacables et courants — est le résultat direct de l’impérialisme Occidentale, tout comme la violence sexuelle contre les femmes aborigènes est le résultat direct du colonialisme blanc. Et le même comportement se retrouve dans les guerres et à proximité des industries d’extractions massives qui déclenchent souvent les guerres, comme celles que j’ai couvertes au Congo.
Ce racisme sexualisé, cependant, ne se limite pas qu’aux guerres et aux sites d’extraction. Il est la force motrice derrière les millions de touristes sexuels mâles du Premier Monde se rendant dans le monde en voie de développement, et derrière ceux qui vont à la recherche de femmes pauvres et de couleur pour le trafic et l’esclavage sexuel dans le monde industrialisé.
Les industries d’extraction, comme les guerres, habilitent une population prédatrice à dominance masculine qui s’engage dans des violences et des destructions terribles. Les guerres et les industries d’extraction sont conçues pour anéantir tous les systèmes de support de vie — familiaux, sociaux, culturels, économiques, politiques et environnementaux. Et elles requièrent l’oblitération des communautés et du bien commun. Sinon comment pourriez-vous convaincre des opérateurs de Virginie-Occidentale du sud d’arracher les sommets de monts des Appalaches pour accéder à des veines de charbon tout en transformant la Terre qui les a vu grandir, eux et leurs ancêtres, en une décharge fétide, toxique, où l’air, le sol et l’eau seront pollués pour des générations ? Ces vastes entreprises prédatrices permettent l’enrichissement personnel, l’avancement et le pouvoir personnel aux dépens de tout le monde et de toutes choses. Elles créent une immense division permanente entre les exploiteurs et les exploités, rarement franchie. Et plus vous êtes vulnérables, plus ces rapaces apparaîtront autour de vous pour se nourrir de vos afflictions. Ceux qui souffrent le plus sont les enfants, les femmes et les personnes âgées — les enfants et les personnes âgées parce qu’ils sont vulnérables, et les femmes parce qu’elles sont chargées de prendre soin d’eux.
Les abus sexuels sur les femmes et les filles pauvres élargissent la division entre les prédateurs et leurs proies, entre les exploiteurs et les exploités. Et dans chaque zone de guerre, comme dans chaque ville nouvelle qui émerge autour des industries d’extraction, vous retrouvez une exploitation sexuelle répandue par quelques bandes d’hommes. C’est ce qui se passe dans les villes naissantes autour du fracking dans le Dakota du Nord.
Les seuls groupes que les guerres produisent en plus grand nombre que les filles et les femmes prostituées sont les meurtriers, les réfugiés et les cadavres. J’étais avec les unités US des corps de Marines qui devaient être envoyées aux Philippines et dont les membres avaient pour habitude d’écumer les bars pour y choisir des prostitués Philippines qu’ils appelaient les LBFM (PMBM) — Little Brown Fucking Machines (Petites Machines de Baise Marrons), une expression inventée par les troupes d’occupations US arrivées aux Philippines en 1898.
Le centre-ville de San Salvador quand j’étais au Salvador pendant la guerre, était rempli de prostituées, de salons de massage, de bordels et de boîtes de nuit où des femmes et des filles, ayant atterri dans les bidonvilles urbains en raison des combats ayant lieu dans leur communauté rurale, privées de leur maison et de leur sécurité, souvent séparés de leur famille, étaient prostituées par des gangsters et des seigneurs de guerre. J’ai vu la même explosion de prostitution en couvrant la Syrie, Sarajevo, Belgrade, Nairobi, le Congo — où les forces armées congolaises violaient et torturaient systématiquement des filles et des femmes près des mines de cuivre d’Anvil Mining de Dikulushi — et lorsque j’étais à Djibouti, où les filles et les femmes, réfugiées des combats de l’autre côté de la frontière en Éthiopie, étaient rassemblées par des trafiquants dans un quartier pauvre, véritable marché à ciel ouvert de chair humaine.
L’esclavage sexuel — et, et ce n’est pas fortuit, la pornographie — et toujours l’une des industries les plus lucratives de la guerre. Ce n’est pas un accident. Car la guerre, comme la destruction de la terre pour le pillage, est aussi une attitude prédatrice. C’est un déni du sacré. C’est tourner le dos à la déférence. Les êtres humains, comme la Terre elle-même, deviennent des objets à détruire ou à utiliser pour se satisfaire, ou les deux. Ils deviennent de simples marchandises n’ayant aucune valeur intrinsèque au-delà de leur valeur monétaire. Le pillage de la terre, à l’instar de la guerre, est une histoire de convoitise, de pouvoir et de domination. La violence, le pillage, la destruction, le travail forcé, la torture, l’esclavage et, oui, la prostitution, font partie du capitalisme débridé, ce mal qui les regroupe tous. Et nous nous opposerons unis, ou divisés, à ce mal. En ignorer certains aspects, dire que certaines attitudes prédatrices sont acceptables et que d’autres ne le sont pas, nous rendra impuissants face à lui. L’objectif des oligarques impérialistes et corporatistes c’est de maintenir la division au sein des opprimés. Ils y arrivent plutôt bien.
Nous devons commencer tout combat contre le capitalisme les dégradations environnementales en tenant compte des souffrances et des cris des opprimés, en particulier ceux des femmes et des filles qui sont soumises aux violences masculines. Alors que le capitalisme exploite le racisme et les inégalités de sexe à ses propres fins, que l’impérialisme et le colonialisme sont conçus pour réduire les femmes des cultures indigènes en esclaves sexuelles, le racisme et les inégalités de sexe existent indépendamment du capitalisme. Et s’ils ne sont pas consciencieusement nommés et combattus, ils existeront même après la destruction du capitalisme.
Cette lutte pour la libération des femmes, qui s’étend au-delà de l’objectif du démantèlement du capitalisme corporatiste, pose des questions importantes et peut-être différentes sur le rôle du gouvernement et l’utilisation de la loi, comme le soulignent les féministes radicaux comme Lee Lakeman. Les femmes qui s’engagent dans la lutte pour la liberté à travers le globe ont besoin de lois et de politiques effectives afin de ne plus être soumises au chantage, intimidées, et de ne plus se voir refuser l’accès à l’argent et aux ressources nécessaires à la vie, particulièrement parce qu’elles sont disproportionnellement chargées des soins des malades, des jeunes, des vieux et des indigents. La violence masculine contre les femmes est la première force utilisée pour écraser la révolte collective mondiale des femmes. Et la violence masculine contre les féministes — militant pour un monde paisible, égalitaire et soutenable — est omniprésente. S’attaquer à la prostitution, à l’objectification, à l’hypersexualisation des femmes c’est souvent être menacé de viol. S’attaquer aux extractions minières, défendre la ressource en eau, soutenir les lanceurs d’alerte, si vous êtes une femme, c’est souvent se voir menacer non seulement de destitution économique, mais de violence menant à la prostitution. Nous devons, en tant qu’activistes, mettre fin à cette objectification des femmes et à la violence masculine. Si nous ne le faisons pas, nous n’aurons jamais accès aux idées et aux compétences des femmes, en particulier des femmes de couleur, ce qui est essentiel pour la création d’une vision globale d’un futur meilleur. Donc bien qu’il nous faille décrier la violence l’exploitation contre tous les opprimés, nous devons aussi reconnaître que la violence masculine contre les femmes — y compris la prostitution et son promoteur, la pornographie — est une force mondiale spécifique et séparée. C’est un outil du capitalisme, souvent un produit de l’impérialisme du colonialisme, mais il existe en dehors du capitalisme, de l’impérialisme du colonialisme. Et c’est une force que les hommes en général, y compris, tristement, la plupart des hommes à gauche, refusent de reconnaître, et encore moins de combattre. C’est pourquoi la lutte pour la liberté des femmes est absolument cruciale pour notre mouvement. Sans cela la liberté échouera.
L’abus, et particulièrement l’abus sexuel des femmes est banal en zone de guerre. J’ai interviewé des filles musulmanes et des femmes enrôlées de force dans des bordels serbes et des camps de viol, généralement après que leurs pères, leurs maris et leurs frères aient été exécutés. Et en préparant une colonne pour Truthdig intitulée « Rappelé à la vie » j’ai discuté avec une femme qui se prostituait dans les rues de Camden, dans le New Jersey — qui est, selon le bureau de recensement, la ville la plus pauvre des États-Unis ; une ville où j’ai passé plusieurs semaines en compagnie du dessinateur Joe Sacco, lors de recherches pour notre livre « jours de destruction, jours de révolte ».
« Elles vous suceraient la bite pour un bout de crack », nous dit Christine Pagano à propos des femmes prostituées des rues de Camden, ajoutant que les hommes refusaient les préservatifs. « Camden ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu auparavant. La pauvreté y est si terrible. Les gens vous volent pour cinq dollars, littéralement pour cinq dollars. Ils vous menaceraient à l’aide d’un pistolet pour pas un sou. Je sortais de la voiture, je marchais cinq minutes le long de la route et je me faisais attraper. Et ils prenaient tout mon argent. La première fois que ça m’est arrivé j’ai pleuré pendant une heure. Vous vous avilissez. Vous sortez de la voiture. Et un type braque un flingue sur vous. »
« J’ai tout abandonné à ce niveau-là, je voulais mourir », nous dit-elle. « Je m’en foutais. De tout, de la culpabilité, de la honte, d’avoir laissé mon fils, de ne pas parler à mon fils, de ne pas parler à ma famille ».
« La dernière fois fut la plus brutale », nous dit-elle. « C’était sur Pine Street près du Off Broadway [Lounge]. Il y a des buissons sur le côté. Je n’accepte jamais dans la rue normalement. Ils doivent être en voiture. Mais j’étais malade. J’étais fatigué. »
Un homme dans la rue lui a proposé 20 $ pour du sexe oral. Mais une fois dans les buissons il a sorti un poignard. Il lui a dit que si elle criait il la tuerait. Quand elle a résisté, il l’a poignardée.
« Il essayait de me poignarder dans le vagin », nous dit-elle. Il lui a poignardé la cuisse. « Et c’est assez mauvais parce que je n’ai jamais vraiment fait quelque chose [pour cette blessure]. Ça a fini par devenir une grosse infection ».
« Il m’a fait tenir son téléphone où il y avait du porno », explique-t-elle. « Il n’a jamais entièrement descendu son pantalon. Et à ce moment-là je saignais assez abondamment. J’étais étendue dans des morceaux de verre devant le bar. J’avais des petits bouts de verre dans le dos. Je me souviens que j’étais vraiment effrayée. Et puis j’ai commencé à être étourdie. Je lui ai demandé s’il pourrait arrêter un moment afin que je fume une cigarette. Il m’a laissé faire. J’ai réussi à lui faire ranger le poignard parce que j’étais gentille et que je l’écoutais. Il a planté le poignard dans la terre. Et il m’a dit, « c’est juste pour que tu saches que je peux le ramasser n’importe quand ». Je pense que dans sa tête il pensait que j’étais suffisamment effrayée. Dans ma tête j’essayais de réfléchir à un moyen de me sortir de ce pétrin. Et puis j’ai repensé au fait qu’une des choses qu’il me demandait de faire c’était de lui lécher le cul. Il aimait ça. La dernière fois qu’il s’est retourné et m’a demandé de le faire je l’ai poussé. J’étais prête à m’enfuir ».
Elle a alors couru nue dans la rue. Le tumulte a attiré la police. Un passant lui a donné sa chemise pour qu’elle se couvre. Elle faisait 1,65 m pour à peine 40 kg. Sa peau était grise. Ses pieds si enflés qu’elle portait des sandales pour homme taille 12.
Les années que j’ai passées en tant que correspondant de guerre ne m’ont pas laissé indemne. La violence m’a enlevé nombre de ceux avec qui je travaillais, dont Kurt Schork, avec qui j’ai couvert les guerres en Irak, en Bosnie et au Kosovo. J’ai été capturé et fait prisonnier à Basra durant le soulèvement chiite qui suivit la guerre du Golfe et j’ai fini entre les mains de la police secrète irakienne. Je comprends un peu ce que c’est que d’être impuissant et physiquement abusé. Et après que Saddam Hussein ait expulsé les kurdes du nord de l’Irak, ma traductrice, une jeune femme, a disparu dans la fuite chaotique des kurdes. Cela m’a pris des semaines pour la retrouver. Quand je l’ai retrouvée, elle était prostituée, et engourdie par les traumatismes. Entendre ses sanglots guérirait quiconque de la notion selon laquelle vendre son corps pour du sexe c’est comme échanger une marchandise à la bourse.
Imaginez ce que ça doit être pour votre bouche, votre vagin et votre rectum d’être pénétrés chaque jour, encore et encore, par des hommes étrangers vous appelant « salope », « souillon », « putain », et « pute », vous giflant et vous frappant, et d’être ensuite battue par un proxénète. Ça n’est pas du sexe. Et ça n’est pas du travail sexuel. C’est du viol en réunion.
Avant d’arriver à Vancouver, certains des organisateurs de la conférence ont rendu public un communiqué commentant ma condamnation de la prostitution, expliquant que la prostitution était « complexe et multiforme ». La note assurait ensuite aux participants de la conférence que l’institut des humanités de l’université ne « prenait pas parti dans ce débat difficile et extrêmement litigieux ».
Mais la prostitution n’a rien de complexe ou de multiforme, pas lorsqu’on considère l’acte physique et brutal fondamental. Cela vous change en un morceau de viande. Peu importe que cela ait lieu dans une ruelle ou dans une chambre d’hôtel. Et les maladies inévitables, les traumatismes émotionnels et les blessures physiques que subissent les femmes, ainsi qu’une espérance de vie réduite, sont très bien documentés étude après étude.
La prostitution s’intègre parfaitement dans le paradigme du capitalisme mondial. Les blessures physiques, les maladies et les espérances de vie réduites des mineurs avec qui j’ai vécu à la mine d’étain de Siglo XX en Bolivie — qui sont pour la plupart morts, dans la force de l’âge, de silicose — sont une autre manifestation de la nature prédatrice du capitalisme. Personne ne choisit de mourir de silicose, ni de la pneumoconiose des mineurs. Personne ne choisit de vendre son corps dans la rue. Vous finissez dans les mines, tout comme vous finissez dans la prostitution, parce que le capitalisme global ne vous laisse pas le choix.
« Au Canada, des jeunes femmes et des filles d’origine indigène sont poussées à la prostitution dans la rue en nombre bien plus disproportionné que les femmes blanches », m’a expliqué Summer Rain Bentham, une femme de la Première nation des Squamish qui a vécu et qui a travaillé dans les rues du centre-ville appauvri de l’est de Vancouver, et qui s’est courageusement levé de son siège dans la salle de conférence et m’a rejoint sur le podium par solidarité après la présentation. « Nos vies sont estimées à valeur moindre parce que le monde occidental a décidé que nous ne valions rien. Ces visions racistes créent une hiérarchie basée sur la race même au sein de la prostitution des femmes. Ce qui fait que certaines femmes sont à l’intérieur dans les clubs de strip-tease ou les « agences » — et parfois éduquées, et dans certains cas peuvent réellement penser avoir une autre option que la prostitution. Cette hiérarchie raciste laisse les femmes aborigènes au plus bas dans cette affaire de prostitution de survie sans autre choix, et subissant un niveau de violence difficile à saisir ou à comprendre. Une violence qui ne les quittera jamais et qui est perpétuée par des hommes non seulement parce que nous sommes des femmes, mais aussi parce que nous sommes des femmes indigènes. C’est le privilège des hommes, leur pouvoir et leurs prérogatives mondiales qui maintiennent les femmes enchâssées dans la prostitution. Ce sont les hommes qui bénéficient du fait que les femmes indigènes soient maintenues au plus bas. La prostitution n’est pas un choix ni pour la plupart des femmes ayant été prostituées, ni pour celles n’y ayant jamais fait face. La prostitution nous ne la souhaitons à aucune femme et à aucune fille. »
Nous sommes appelés à construire un monde où nous aurions tous l’opportunité de choisir la sécurité, la sûreté et le bien-être plutôt que des emplois traumatisants, répugnants, mutilants et destructeurs. Je ne vois pas l’intérêt de cette lutte si ça n’est pas notre objectif. La violence sexuelle et la soumission sexuelle ne peuvent être séparées du capitalisme débridé, et de l’héritage du colonialisme et de l’impérialisme, peu importe à quel point les trafiquants, les proxénètes, les bordels, les propriétaires de salons de massage, et leurs défenseurs le souhaiteraient. Elles sont parties intégrantes d’un monde où les massacres industriels de masse ont tué des centaines d’innocents à Gaza et plus d’un million en Irak et en Afghanistan, où les malades mentaux sont jetés à la rue, où un pays comme les États-Unis incarcère 2,3 millions de gens, la plupart pauvres et de couleur, 25 % de la population carcérale du monde, en cage pour des décennies, et où la vie des travailleurs pauvres n’est rien d’autre qu’une longue crise. Ceci est un monde, c’est un système. Et ce système, dans son intégralité, doit être renversé et détruit si nous voulons avoir la moindre chance de durer en tant qu’espèce. [NdT : Et pour de nombreuses autres raisons aussi, bien évidemment]
Ce n’est pas un accident si de nombreuses images d’Abu Ghraib ayant fuitées ressemblent à des scènes de films pornos. Il y a un cliché d’un homme nu à genoux devant un autre homme, comme pour du sexe oral. Il y a une photo d’un homme nu tenu en laisse par une femme soldat états-unienne. Il y a des photos d’hommes nus enchaînés. Il y a des photos d’hommes nus empilés les uns sur les autres par terre comme dans un viol collectif de prison. Il y a des centaines d’autres photos classifiées qui montrent prétendument la masturbation forcée de prisonniers irakiens avec parmi eux des jeunes garçons, et leurs viols par des soldats US, dont beaucoup ont été éduqués à ces techniques de torture dans notre vaste système d’incarcération de masse.
Les images sexualisées reflètent le racisme, l’insensibilité et la perversion qui coulent comme une rivière de rage souterraine à travers notre culture prédatrice. C’est le langage du contrôle absolu, de la domination totale, de la haine raciale, de l’esclavage, de l’humiliation et de la soumission. C’est un monde sans pitié. Un monde qui réduit les êtres humains à des marchandises, à des objets. Et cela fait partie d’un malaise culturel qui nous tuera aussi sûrement que la poursuite des exploitations de sables bitumineux de l’Alberta.
L’objet de la culture corporatiste, de l’idéologie néolibérale, de l’impérialisme et du colonialisme est de priver les gens de leurs attributs humains. Notre identité en tant qu’être humain distinct doit être supprimée. Notre histoire et notre dignité doivent être oblitérées. L’objectif est de transformer chaque forme de vie en une marchandise à exploiter. Et les filles, et les femmes sont en haut de la liste. Dans mon livre « l’empire de l’illusion » je consacre un chapitre, le plus long chapitre du livre, à la pornographie, qui est en substance de la prostitution filmée. Dans le porno une femme n’est pas une personne mais un jouet, une poupée de plaisir. Elle existe pour satisfaire tous les désirs qu’un mâle pourrait avoir. Elle n’a pas d’autres fins. Son vrai nom s’évapore. Elle adopte un nom de scène vulgaire et facile. Elle devient une esclave. Elle est filmée dans un avilissement et un abus physique. Elle est filmée en train d’être torturée — la majorité de ces torturées dans les films étant des femmes asiatiques. Ces films sont vendus à des clients. Les clients sont excités par l’illusion de pouvoir eux aussi dominer et abuser les femmes. Le pouvoir absolu sur l’autre, comme je l’ai constaté maintes fois en temps de guerre, s’exprime presque toujours à travers le sadisme sexuel.
Le capitalisme, ainsi que l’impérialisme et le colonialisme, ses extensions naturelles, est perpétué par les stéréotypes racistes. Cette déshumanisation s’exprime dans le film « American Sniper », dans lequel des Irakiens, dont des femmes et des enfants, deviennent des bombes humaines unidimensionnelles méritant d’être abattus par le héros du film. Ceux qui s’engagent à détruire un autre peuple et ses terres doivent d’abord déshumaniser ceux qui aiment ces terres, qui y vivent et qui en prennent soin. Cette déshumanisation sert à justifier la domination. L’impérialisme, comme le colonialisme, dépend de stéréotypes raciaux, dont un racisme sexuel et une prostitution forcée des femmes de couleur, afin d’annihiler la culture, la dignité et finalement la résistance des populations indigènes. C’est vrai en Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Les traditions et les valeurs indigènes sont qualifiées de primitives et d’inutiles. Les opprimés transformés en sous-humains, dont les vies ne comptent pas vraiment, et qui font obstacle à la glorieuse civilisation Occidentale et au progrès, des gens qui méritent d’être éradiqués.
Et vous pouvez apercevoir ce racisme dans le porno. Les hommes noirs sont des animaux primitifs, des étalons musculeux et analphabètes aux nombreuses prouesses sexuelles. Les femmes noires sont pleines de luxure brute et animalière. Les femmes latines sont chaudes et racées. Les femmes asiatiques sont de douces geishas soumises. Le porno, comme l’écrit Gail Dines, est le « nouveau spectacle du troubadour ». Il s’exprime à l’aide des clichés racistes qui sont la base de la culture dominante blanche.
Ce que l’on fait aux filles et aux femmes à travers la prostitution n’est qu’une version de ce que l’on fait à tous ceux qui n’adhèrent pas aux projets déments du capitalisme mondial. Et si nous voulons avoir une chance de riposter, nous allons devoir nous lever pour les opprimés, pour tous ceux qui sont devenus des proies. Échouer en cela serait commettre un suicide moral, financier et politique. Tourner le dos à certains des opprimés c’est fracturer notre pouvoir. C’est oblitérer notre autorité morale. C’est ne pas comprendre que le système d’exploitation prédatrice intégrale cherche à tous nous avaler et nous dévorer. Être radical c’est être aux côtés de tous ceux que l’on transforme en objet, particulièrement les filles et les femmes que la communauté mondiale, et la majorité de la gauche a abandonnés.
Andrea Dworkin l’avait compris :
« Le capitalisme n’est ni pernicieux ni cruel lorsque la marchandise est une putain ; le profit n’est ni pernicieux ni cruel lorsque le travailleur aliéné est un morceau de viande femelle ; le vampirisme corporatiste n’est ni pernicieux ni cruel lorsque les corporations en question, les syndicats du crime organisé, vendent des culs de femmes ; le racisme n’est ni pernicieux ni cruel quand c’est un cul noir, ou jaune, ou rouge, ou hispanique, ou juif qui se vend au plaisir de n’importe quel passant ; la pauvreté n’est ni pernicieuse ni cruelle quand elle est la pauvreté des femmes dépossédées qui n’ont qu’elles-mêmes à vendre ; la violence des puissants contre les impuissants n’est ni pernicieuse ni cruelle lorsqu’elle s’appelle sexualité ; l’esclavage n’est ni mauvais ni cruel quand il s’agit d’esclavage sexuel ; la torture n’est ni mauvaise ni cruelle quand les tourmentés sont des femmes, des prostituées, des salopes. La nouvelle pornographie est de gauche ; et la nouvelle pornographie est un vaste cimetière où la gauche est allée mourir. La gauche ne peut posséder à la fois son idéologie et ses putains. »
Les Européens et les euro-américains conquérants, exploiteurs et assassins de communautés indigènes ne faisaient pas seulement la guerre contre un peuple et la Terre mais contre une éthique concurrentielle. Les traditions des sociétés indigènes prémodernes, la structure commune de leur société, devaient être détruites afin que les colonialistes, que les capitalistes mondiaux, puissent implanter l’éthique négative du capitalisme. Dans les sociétés indigènes, la thésaurisation aux dépens des autres était méprisée. Dans ces sociétés tous mangeaient ou personne ne mangeait. Ceux qui étaient respectés étaient ceux qui partageaient ce qu’ils avaient avec les moins favorisés et qui s’exprimaient dans le langage du sacré. Ces cultures indigènes ancestrales étaient tenues par le concept de révérence. C’est cette capacité à honorer le sacré, le sacré de toute vie — et en tant que vegan j’inclus tous les animaux — que le capitalisme, le colonialisme et l’impérialisme cherchent à éradiquer. Nous devons écouter les femmes, particulièrement les femmes indigènes, dans notre redécouverte de cette éthique ancestrale.
« Ils traitent la Terre mère comme ils traitent les femmes… », nous explique Lisa Brunner, la spécialiste du programme national de ressources des femmes indigènes. « Ils pensent pouvoir nous posséder, nous acheter, nous vendre, nous échanger, nous louer, nous empoisonner, nous violer, nous détruire, nous utiliser comme divertissement et nous tuer. Je suis contente de voir que l’on parle du niveau de violence que subit la Terre mère, car il égale celui que l’on subit nous [les femmes]. Ce qui lui arrive nous arrive… Nous sommes les créatrices de la vie. Nous portons cette eau qui crée la vie tout comme la Terre mère porte l’eau qui maintient nos vies. Je suis donc heureuse de voir nos hommes se lever ici, mais rappelez-vous que lorsque vous vous levez pour l’un, vous devez vous lever pour l’autre ».
La Terre est jonchée des vestiges des empires et des civilisations passés, ces ruines qui nous avertissent des dangers de la folie et de l’orgueil démesuré des humains. Nous semblons condamnés en tant qu’espèce à entraîner notre propre extinction, alors que ce moment apparaît comme le dénouement de l’ensemble du triste spectacle de la vie sédentaire, civilisée, ayant commencée il y a environ 5000 ans. Il n’y a plus rien à posséder sur la planète. Nous dépensons les derniers restes de notre capital naturel, dont nos forêts, les combustibles fossiles, l’air et l’eau.
Cette fois-ci, l’effondrement sera mondial. Il n’y a plus de nouvelles terres à piller, de nouveaux peuples à exploiter. La technologie, qui a oblitéré les contraintes du temps et de l’espace, a transformé notre village mondial en un piège planétaire mortel. La destinée de l’île de Pâques sera gravée en lettres capitales sur toute l’étendue de la planète Terre.
L’éthique colportée par les élites capitalistes et impérialistes, le culte du moi, le bannissement de l’empathie, la croyance selon laquelle la violence peut être utilisée pour rendre le monde conforme, requiert la destruction du commun et la destruction du sacré.
Cette éthique corrompue, si ce n’est brisée, signifiera non seulement la fin de la société humaine mais aussi de l’espèce humaine. Les élites qui orchestrent ce pillage, tout comme les élites ayant pillé certaines parties du globe par le passé, pensent probablement pouvoir échapper à leur propre capacité destructrice. Ils pensent que leur richesse, leur privilège et leur communauté fermée les sauveront. Peut-être ne pensent-t-ils simplement pas au futur. Mais la marche funèbre qu’ils ont entamée, l’inexorable contamination de l’air, du sol et de l’eau, l’effondrement physique des communautés et l’épuisement ultime du charbon et des combustibles fossiles eux-mêmes ne les épargneront pas, ni leurs familles, bien qu’il soit possible qu’ils puissent survivre un peu plus longtemps que le reste d’entre nous, dans leurs enclaves privilégiées.
Eux aussi succomberont à l’empoisonnement des éléments naturels, à la dislocation du climat et à la redoutable météo causée par le réchauffement climatique, à la propagation de nouveaux virus mortels, aux émeutes alimentaires et aux immenses migrations ayant commencé alors que les désespérés fuient les zones submergées ou asséchées de la Terre.
Les structures prédatrices du capitalisme, de l’impérialisme et du colonialisme devront être détruites. La Terre, et ces formes de vie qui l’habitent, devront être révérées et protégées. Cela signifie inculquer une vision très différente de la société humaine. Cela signifie reconstruire un monde où la domination et l’exploitation sans fin soient des péchés et où l’empathie, particulièrement envers les faibles et les plus vulnérables, y compris notre planète, soit reconnue comme la plus haute vertu. Cela signifie retrouver la capacité à s’émerveiller et à révérer les sources qui permettent la vie. Une fois que l’on affirme cette éthique de vie, que l’on inclut tout le monde, les filles et les femmes, comme partie intégrante de cette éthique, nous pouvons construire un mouvement de résistance s’opposant aux forces corporatistes, qui, si on les laisse faire, nous annihileront tous.
Chris Hedges
Traduction : Nicolas CASAUX
Révision : Héléna Delaunay