John ZERZAN, diplômé en sciences politiques et en histoire, est l’un des principaux penseurs du primitivisme.
Le texte suivant est une retranscription d’un discours qu’il a prononcé à Madrid le 15 janvier 2010 à l’occasion des “100 ans de l’anarcho-syndicalisme en Espagne” (source : http://cgtentubanco.org/bbva/2/recortes/zerzan.pdf).
Anarchie ou barbarie ? Le fétichisme du développement.
Tout évolue plus rapidement aujourd’hui, les crises de toutes les sphères s’accentuent dans un monde de plus en plus unifié, mondialisé. Un monde qui se presse sur la voie de l’industrialisation, de l’homogénéisation de la vie alors que la technologie définit et déforme de plus en plus l’existence sociale, au fur et à mesure de l’avancement d’une culture consumériste postmoderne, qui crée plus d’isolation, de cynisme, et un manque cruel d’expérience directe.
Un monde de masse — une société de masse, une société de production en masse — implique une culture de masse, d’où toutes ces grandes villes où les gens ont tendance à s’habiller de la même façon, à regarder la même télévision, et à consommer les mêmes produits standardisés.
Nous savons que la consommation de masse a fait beaucoup d’efforts pour émousser le rôle radical de l’unionisme syndicaliste. Trop souvent, à gauche comme ailleurs, l’emphase émergente s’est réduite à « plus de choses pour les gens ». Et nous voyons où cette emphase — véritablement, un morceau du capitalisme lui-même — nous emmène.
Où est la liberté, l’authenticité, le bonheur, la communauté ?
“De l’autorité” était le bref défi d’Engels aux anarchistes, en 1873. Il disait, pour résumer, « voulez-vous la liberté ? Rendez vous à l’usine et dites-moi où repose alors votre concept de liberté. »
Et certains d’entre nous, et, je pense, particulièrement un nombre croissant de jeunes anarchistes, l’ont lu — ou des remarques similaires — comme n’appelant non pas à une redéfinition de la liberté pour correspondre à l’usine, mais comme un réquisitoire contre l’usine, contre la vie industrielle. En d’autres termes, au lieu d’un monde de plus en plus industrialisé — avec de plus en plus d’empoisonnement de la planète et de plus en plus d’esclavage salarial — un monde qui démantèlerait la croissance cancérigène de l’industrie elle-même.
Le nouvelliste Bruce Sterling nous explique qu’aujourd’hui le concept même de futur est en danger. Tout change, mais il n’y a pas de futur. Ou peut-être, pour être plus précis, personne ne souhaite le futur qui est offert, celui qui arrive trop rapidement. Celui qui semble assez universel. Et qui donc ne ressent pas profondément cela ?
Qui aujourd’hui ne comprend pas que les choses ne peuvent continuer ainsi ? Le thème central de la modernité, particulièrement à travers l’application de la science et de la technologie, est que l’espèce humaine se dirige vers un état de perfection. La trajectoire de la modernisation en est une d’amélioration constante. Tous les problèmes sont résolus. Eh bien, quelque chose a terriblement échoué ! Il y a des coûts terribles pour chacune des soi-disant solutions que la société de masse produit.
Une nouvelle vision nous est imposée. Après le misérable échec du sommet climatique de Copenhague, après le désenchantement Obama, avec une réalité si manifeste que les problèmes ne feront qu’empirer, sans changement fondamental de direction, nous, les anarchistes, devons réexaminer une grande partie de ce que l’on tient pour acquis, ou de ce que l’on pense avoir compris.
Nous voilà dans cette techno-culture, avec cette course technologique qui fait rage ; en témoignent quelques étranges phénomènes :
- En 2007, le dictionnaire de 10 000 mots pour enfants « Oxford Junior Dictionary » a subi une révision. Des mots ont été ajoutés, d’autres supprimés.
Mots ajoutés : Blog, lecteur mp3, célébrité, message vocal, pièce-jointe, curriculum, citoyenneté, négociation, conflit, allergique, biodégradable, euro…
Mots retirés : Vipère, castor, sanglier, bœuf, guépard, biche, furet, léopard, loutre, panthère, pélican, abricot, gland, nectarine, rhubarbe, violette, châtaigne, noisette, chou-fleur, pissenlit… - Fin avril une histoire qui nous explique comment les séquences génétiques de vaches pourraient nous donner « l’essence de la bovinité » (?!?) — l’essenche de la vachité. La folie des scientifiques… des USA.
- Fin mai : des chercheurs en Allemagne ont échangé un gène de souris avec un gène humain de vocalisation et ont par conséquent changé le son des couinements de la souris.
- Une vieille femme japonaise dans une maison de retraite, dans un dispositif en forme de cercueil. C’est une machine à laver. Plus besoin de contact humain pour prendre soin d’elle.
- Dans un magazine américain, assez récemment, une histoire sur “le cyber-deuil” ou le « deuil en ligne ». Qui serait prétendument bien plus efficace que la présence réelle, la possibilité d’étreindre ou de réconforter en personne. Plus confortable, moins intrusif.
Où tout cela nous mène-t-il ?
Nous en sommes là, au sein de cette techno-culture galopante, qui remodèle et redéfinit la vie. Certains semblent ne pas s’en soucier ; certains d’entre nous la détestent. Tout aussi galopante, manifestement, on retrouve la destruction de l’environnement physique — les écosystèmes qui s’effondrent, les extinctions d’espèces, l’acidification des océans, la fonte des calottes polaires et des glaciers (par exemple ceux de l’Himalaya), une météo extrême.
Et, arrivant en trombe, la décomposition ou paupérisation de la vie sociale et personnelle. Alors, la nature intérieure, tout comme la nature extérieure, est en état de siège : stress, dépression, anxiété. Aux USA des dizaines de millions d’individus ont besoin de médicaments pour dormir, de médicaments pour avoir des rapports sexuels, de médicaments pour réussir à se concentrer — qui sont tous addictifs. La techno-culture est morne et creuse, manque de sens, manque de texture, manque de valeur, de nombreuses façons. L’expérience directe nous quitte.
Mais d’ailleurs, quels sont les prétentions de la technologie ?
Les hautes technologies (high-tech) nous habilitent ? Il est clair qu’elles nous désemparent. [perte d’autonomie, dépendance accrue à des technologies de plus en plus complexes, donc peu fiables, très soumises aux aléas de la mondialisation, des combustibles fossiles, et de tout le secteur industriel].
La technologie connecte ? Nous sommes isolés, nous avons moins d’amis. Il y a de plus en plus de foyers de personnes seules. Des « amis » Facebook ? (?!?)
La technologie offre la richesse et la variété ? Nous vivons dans la culture la plus homogénéisée et standardisée de toute l’histoire.
Mais nous entendons régulièrement l’argument selon lequel tout cela dépend de l’usage que nous faisons de la technologie.
Les gens, à gauche comme à droite, insistent sur le fait que la technologie est neutre, un simple outil ! Qu’elle n’est pas du tout politique… j’ai précédemment cité quelques horribles exemples qui suggèrent le contraire. La technologie n’est jamais neutre, elle est toujours politique, l’incarnation de la société.
La technologie est l’incarnation physique de la société, de toute société et à n’importe quelle époque. Dans la technologie, nous lisons les priorités et les valeurs qui dominent dans la société. Les systèmes techniques d’aujourd’hui reflètent des propriétés comme l’efficacité, la distanciation, une certaine froideur, l’inflexibilité, la dépendance aux experts. Quelque chose d’humain perce encore, mais est en train d’être redéfini par un environnement de plus en plus technologique. La communauté ? Une communauté virtuelle. Il n’y a pas de valeurs communes lorsque les véritables communautés ont été érodées jusqu’à quasi-disparition.
Pour exprimer un contraste évident : les outils simples reflètent des propriétés comme la proximité, la flexibilité, l’autonomie, particulièrement lorsque n’importe qui est capable de construire ces outils. Il n’y a peu, voire aucune dépendance aux experts et aux techniciens.
Un autre aspect de la non-neutralité de la technologie est sa source. D’où émerge-t-elle ? Les appareils semblent propres et brillants, comme s’ils descendaient du ciel — mais, bien sûr, ils dépendent — tout cela dépend — de l’industrialisation. Il s’agit de plus en plus d’un monde d’usines (par exemple : la Chine et l’Inde) ; leur industrialisation massive entraîne les pollutions massives et l’augmentation des températures mondiales, manifestement [qui ont commencé en Europe au XIXe siècle, mais c’est une autre histoire].
Mais, certainement, tous les pays ont le droit de s’industrialiser, n’est-ce pas ? Je me souviens d’un forum sur une chaine de télé publique au cours duquel Henry Kissinger était inexorablement critiqué pour la révolution verte asiatique soutenue par les USA, qui a expulsé tant de gens de leurs terres et empoisonné le sol pour mettre en place une agriculture de masse, industrielle. Kissinger faisait l’objet d’une attaque détaillée pour le rôle des USA dans cette politique de développement. Et au moment où je me disais qu’il ne pourrait rien répondre de pertinent, il a répondu ceci à la critique : « donc vous voulez votre voiture, votre ordinateur, votre carte de crédit — mais vous ne voulez pas la même chose pour les habitants d’Inde et de Chine aussi ? ». Sans voix ! Cependant, si vous ne voulez pas de ce monde, alors vous n’êtes pas sans voix !
La gauche, en remontant jusqu’à Marx, a véritablement défini le progrès comme plus encore de production et de consommation. Ceci conduit à la surpopulation, entre autres choses — comme la destruction systématique de la biosphère. Et qui va créer l’industrialisation : ces millions de gens dans les mines, les fonderies, les chaînes de montage, les entrepôts, etc.? La gauche, supposément le référentiel de ce qui est libératoire, a un problème ; et particulièrement, selon moi, les anarchistes et les antiautoritaires.
En d’autres termes : y a‑t-il quelqu’un dans la salle qui aimerait se retrouver dans ces mines, ou avec un de ces emplois industriels ? Pas un seul, j’imagine, et certainement pas moi ! Des gens — des millions de gens — doivent être contraints à accepter de tels emplois. Si vous êtes anarchiste ou antiautoritaire, c’est un problème majeur. Et même si vous ne l’êtes pas c’est peut-être un problème ! Ce n’est pas tant la liberté pour tous qui rend possible l’existence de la technologie. C’est plutôt clair, non ?
Et pour en revenir à la crise environnementale, le réchauffement planétaire et l’industrialisme sont en parfaite corrélation. Le réchauffement planétaire a commencé il y a 200 ans, la révolution industrielle a commencé il y a 200 ans, l’un est l’exacte mesure de l’autre. Alors que le cancer industriel a commencé à se propager, la température a commencé à grimper. À de très rares exceptions, Droite et Gauche essaient d’ignorer cela. C’est un fait [et en fait] problématique pour ceux qui veulent la société de masse plutôt que la vie.
Dans le contexte de l’aggravation des crises dans toutes les sphères et à tous les niveaux, il y a un questionnement qui émerge. Un mouvement appelé la décroissance, en France — pour prendre un exemple — est un aspect de l’opposition au paradigme dominant. Mais permettez-moi de dire que si cela ne défie pas véritablement, radicalement, le paradigme dominant, ça ne peut aller bien loin. Une vision différente est nécessaire.
Il y aussi une réorientation, qui s’opère au sein du milieu anarchiste, et que je pense digne d’intérêt, même pour ceux qui ne s’intéressent pas trop à ce milieu ! Je pense qu’elle est instructive. Au niveau le plus élémentaire, c’est quelque chose comme ça : les anarchistes de la gauche traditionnelle, classique, disent « ce truc de primitiviste est non seulement malavisé, mais est aussi superflu. L’anarchisme [pas l’anarchie] a deux slogans séculaires ou devises qui disent tout : « détruire l’État » et « abolir le capitalisme », et si d’une façon ou d’une autre nous faisons ces choses, alors tout est réglé, nous n’avons besoin de rien d’autre ».
OK, examinons ces deux slogans :
Détruire l’État. Je pense que si vous voulez la société de masse moderne, que vous ne voulez pas vous en débarrasser, alors il n’y a tout simplement pas moyen de détruire l’État ! De nombreux niveaux de gouvernement sont nécessaires pour ordonner, et réguler une société complexe. Celle-ci commencerait à avoir d’immenses problèmes en quelques heures sans implication de l’État, que l’on renomme ou pas les niveaux et les pouvoirs.
L’autre slogan présente aussi un problème insoluble : abolir le capitalisme = abolir le travail salarié et la marchandise, c’est-à-dire abolir le salaire et le prix. Pas d’argent non plus ? Comment les gens obtiendront-ils ce dont ils ont besoin dans une société complexe ? Qui les paiera ? Ne seraient-ils pas payés ? Une autre façon de le formuler, c’est de dire que la société complexe est le capitalisme. Faire ça n’est pas non plus possible.
Ces slogans sont en réalité insignifiants.
Nous pensons donc que s’il existe un futur, il est « primitif ».
[On peut penser que c’est ce qu’Einstein, entre autres, avait compris, d’une certaine façon (plus sombre, plus subie, bien moins volontaire que chez Zerzan), et ce qu’il entendait par : « Je ne sais pas comment la Troisième Guerre Mondiale sera menée, mais je sais comment le sera la quatrième : avec des bâtons et des pierres. »] NdT
Qu’est-ce que le primitif ? Il incombe à chacun d’entre nous d’étoffer cela, de littéralement se reconnecter. Ça n’est plus un terme péjoratif.
Et pourquoi pas un monde face-à-face ? Pourquoi pas des communautés ? — Qui ont été effacées.
Le verdict indigène : la civilisation est la tombe de la communauté. Certains pensent que c’est principalement dû à deux institutions sociales :
La division du travail — la spécialisation. Elle place les gens sous l’autorité effective d’autres. Elle divise une personne en rôle(s), elle engendre la société de classe. Voilà l’origine première.
La domestication — ce que Jared Diamond a appelé « la pire erreur » : l’émergence de la volonté de contrôler, de dominer la nature, et nous-mêmes avec. Des milliers d’années d’une lente et imperceptible construction. L’origine de la propriété privée, d’ailleurs.
Une trajectoire ininterrompue : –> clonage, OGM, nanotechnologies
Il s’agit donc d’une crise de 9000 à 10 000 ans. Les 2 millions d’années précédentes — des sociétés de groupes — sont une source de notre réflexion (reconsidération), tout comme la dimension indigène qui existe encore. Cela sonne utopique, mais c’est très scolaire :
- Pas de violence organisée — pas d’armée, pas de hiérarchie, des petits groupes.
- Peu de travail.
- Avant la réification systématique des femmes.
- Une philosophie du partage, du partage de la nourriture.
Contrastez cette adaptation humaine à la planète, réussie et manifestement durable — le mode de vie des chasseurs-cueilleurs — avec le bilan de la civilisation. Ce bilan semble s’étendre à travers le monde développé — à travers les cultures, sur les plans sociaux et personnels.
Particulièrement aux États-Unis et en Europe, et dans d’autres endroits maintenant, il y a des éruptions de violence dans les écoles, sur les lieux de travail, dans les centres commerciaux. Des massacres auxquels personne ne veut penser. Il y a aussi des parents — et même des mères — qui tuent leurs propres enfants. Je pourrais continuer encore et encore à décrire les pathologies de la société de masse contemporaine. Il s’agit de souligner la désolation, le vide, le manque de sens, et l’anxiété qui sont produits par la techno-culture ; les désordres émotionnels, l’autisme, l’obésité. Nous nous éloignons les uns des autres, et du monde naturel, et du sens.
Le primitivisme est une réponse sur le plan spirituel ainsi que sur le plan social, ou politique. Un monde-vie non-mondialisé, relocalisé, radicalement décentralisé serait le rétablissement de l’intégrité, de l’immédiateté, et du contact direct avec la Terre mère.
Ce détournement du monde industriel semble, franchement, inimaginable. Mais nous savons que la trajectoire actuelle est désastreuse. Ce virage a la capacité d’inspirer, d’être une vision pour la vie, pour la santé, pour la communauté.
John Zerzan
Traduction : Nicolas Casaux
Édition & Révision : Héléna Delaunay