Extraits du livre « The Revolution Will Not Be Funded »
(La révolution ne sera pas subventionnée)
Il est temps de libérer les activistes du complexe industriel non-lucratif.
Le système non-lucratif a domestiqué une génération d’activistes. Ils ont échangé leurs grandes visions de changement social contre des salaires et des formulaires ; renoncé à rallier des personnes à la cause en échange de propositions de subventions et de l’aide de fondations ; et cédé le contrôle de leurs mouvements à des hommes d’affaire dans leurs salles de conférence.
Cet argument — selon lequel les réformistes se sont transformés en rouages du complexe industriel non-lucratif — est expliqué et examiné dans la fougueuse anthologie The Revolution Will Not Be Funded : Beyond the Non-Profit Industrial Complex (La révolution ne sera pas subventionnée : Au-delà du complexe industriel non-lucratif) édité par le collectif INCITE ! Women of Color Against Violence (Les femmes de couleur contre la violence) (South End, 2007).
Une pièce du puzzle : « Les fondations offrent un abri fiscal pour de riches familles, et donc, retirent un apport fiscal qui pourrait être utilisé dans des prestations et des programmes sociaux », explique Andrea J. Ritchie, membre de INCITE!, à Make/Shift. « Dès lors, [les fondations] accordent de petites sommes d’argent aux organisations à but non-lucratif pour remplacer les services que le gouvernement ne subventionne plus ».
Le livre regroupe 21 activistes radicaux expérimentés afin d’examiner les défaillances des organisations à but non-lucratif en tant qu’initiateurs de mouvements ; voici des extraits de trois chapitres.
—Les éditeurs de Utne Reader,
Adjoa Florência Jones de Almeida
Collectif Sista II Sista, Brooklyn, New York
Qu’est-il arrivé au grand mouvement pour les droits civiques et le Black Power des années 1960 et 1970 ? Où sont les mouvements de masse de nos jours dans ce pays ? En bref : ils ont été subventionnés. Les groupes et organisations pour la justice sociale sont devenus limités à mesure qu’ils ont été incorporés au modèle non-lucratif. En tant qu’activistes, nous n’avons plus de compte à rendre à ceux [ou à ce, NdT] que l’on est supposé défendre ou à nos camarades, parce que nous ne dépendons pas d’eux pour exister. Au lieu de cela, nous avons désormais des comptes à rendre principalement aux fondations publiques et privées, puisque nous devons leur prouver que nous sommes toujours utiles et efficaces et donc dignes de continuer à être subventionnées.
En théorie, le financement par des fondations nous offre la possibilité de travailler — il est censé faciliter notre entreprise. Mais les subventions modèlent et dictent également notre travail en nous forçant à concevoir nos communautés comme des victimes. Nous sommes obligés de parler de nos membres comme « désavantagés » et « en danger », et de mettre au premier plan ce que nous faisons pour leur éviter de tomber enceinte ou de prendre des drogues — même si, en substance, ce n’est pas comme ça que nous les voyons ni la priorité de notre mission.
Et quelles sont nos priorités ? Le vrai problème réside peut-être dans le fait que nous ne passons pas assez de temps à imaginer ce que nous voulons et à travailler ensuite à alimenter cette vision. C’est l’un des moyens fondamentaux qu’utilise le système corporato-capitaliste pour nous dompter ; il vole notre temps et nous noie dans un océan d’obstacles administratifs, présenté comme un mal nécessaire pour garantir l’existence de notre organisation. Nous sommes trop occupées à nous entendre dire de nous vendre en maquillant la pauvreté de nos communautés en propositions, à vendre nos « résultats » en rapports et comptabilité pour nos budgets dans des examens financiers.
En substance, nos organisations sont devenues des mini-corporations, parce qu’à un certain niveau, nous avons intégré l’idée que le pouvoir — la faculté de créer un changement — équivaut à l’argent.
Si les boulots des ONGs sont les seuls espaces où nos communautés sont impliquées dans le combat pour la justice sociale et dans la création d’alternatives aux systèmes d’oppression, alors nous ne serons plus jamais capables d’opérer un changement social radical. Les Zapatistes du Chiapas ou les membres Mouvement des Sans Terres du Brésil auraient-ils été en mesure de développer leurs sociétés autonomes radicales s’ils avaient été rémunérés pour assister à des réunions et pour occuper le territoire ? Si ces mouvements de masse avaient été leur travail, il aurait été très facile de les arrêter en les menaçant simplement de lever leur salaire.
Dans ce pays, notre activisme est l’otage de nos emplois — nous sommes complètement dépendants d’une structure salariale, et beaucoup d’entre nous passent plus de la moitié de leurs heures de bureau à se battre pour l’augmentation des salaires, au lieu de créer des menaces et des alternatives concrètes contre l’oppression institutionnelle à laquelle nos communautés font face. Pendant ce temps, la perspective imaginative et spirituelle qui nous permettrait de questionner les « acquis » imposés par le néolibéralisme commence à s’éroder.
Amara H. Pérez
Sisters in Action for Power, Portland, Oregon
Finalement, les fondations sont intéressées dans l’emballage et la production de success stories, de résultats quantifiables, et l’usage de systèmes d’infrastructures et de renforcement des compétences. Comme les ONGs qui s’appuient sur l’argent des fondations, nous devons embrasser et nous engager dans l’organisation du marché. Cela ressemble à un modèle d’entreprise dans lequel les consommateurs sont les fondations auxquelles les organisations proposent de vendre leur travail politique contre une indemnité. Les produits vendus incluent les réalisations, les modèles et les succès organisationnels que l’on met en avant pour prouver sa compétence et sa légitimité. Au sein du « marché de la mobilisation », les organisations qui se battent pour des subventions limitées sont des groupes similaires accomplissant un travail similaire à travers le pays. Non seulement le marché de la mobilisation encourage les organisations à se concentrer seulement sur la construction et le financement de leur seul travail, mais il peut créer d’inconfortables relations de compétition entre des groupes quasi-identiques — érodant tout semblant de culture de construction des mouvements.
Au fil du temps, les modes de financement sont parvenus à influencer notre travail, nos priorités, et notre direction, puisque nous luttons pour rester compétitifs et subventionnés par rapport au marché de la mobilisation. Pour beaucoup d’activistes, cela a détourné l’attention portée aux stratégies pour un changement radical vers des graphiques et des tableaux démontrant que le travail a brillamment satisfait les indicateurs déterminés par les fondations.
Madonna Thunder Hawk
Réserve indienne Sioux de Cheyenne River, Dakota du Sud
Les Women of All Red Nations (WARN) ont été exonérées d’impôts une fois, mais nous l’avons laissé passer. C’était trop compliqué. Personne ne voulait rester assis au bureau et écrire des rapports avec le temps et l’énergie qui pouvait être utilisés pour faire avancer notre mouvement.
Notre mode d’organisation était différent de la façon dont les activistes ont tendance à riposter aujourd’hui. Nous n’attendions pas de permission de quiconque. Nous n’avions personne pour venir nous dire : c’est un projet trop gros pour vous — vous devriez d’abord contactez l’état ou un autre pouvoir dirigeant. De nos jours, une organisation pourrait vouloir agir de manière plus créative, mais son conseil d’administration l’en empêcherait. Nous ne nous inquiétions pas de ce que notre travail énerve nos investisseurs ; notre seul souci était de savoir si notre travail aiderait nos communautés.
Auparavant, nous nous concentrions sur comment nous organiser pour provoquer un changement, mais désormais la plupart des gens ne travaillent qu’à l’intérieur des paramètres de financement. Les gens travaillent pour un salaire plutôt que par passion pour un problème donné. Lorsque vous commencez à payer les gens pour faire de l’activisme, vous pouvez attirer des personnes qui ne sont pas principalement motivées par ou dédiées à la lutte. En plus, être payé pour faire le travail peut aussi influencer ceux qui sont dévoués. Avant de s’en apercevoir, on commence à attendre d’être payé, et à accomplir moins de travail gratuit que ce qu’on aurait fait avant. Ce mode d’organisation avantage le système, évidemment, puisque les gens commencent à considérer l’organisation comme une carrière et plus comme une implication dans un mouvement social qui requière des sacrifices.
De ce fait, l’organisation n’est plus aussi efficace. Par exemple, nous avons d’abord commencé à nous associer autour du diabète, en analysant les effets des produits gratuits distribués par le gouvernement sur notre santé : le gouvernement donnait aux communautés indiennes de la nourriture malsaine en échange de la délocalisation de nos territoires, où nous menions une vie de subsistance ; désormais, les barrages et d’autres formes de destruction environnementale affectent notre capacité à l’autosuffisance. Aujourd’hui, vous pouvez obtenir une subvention fédérale pour travailler dans la prévention des diabètes, mais au lieu de faire en sorte que la communauté s’organise autour de la politique du diabète, les gens restent juste assis toute la journée dans un bureau et conçoivent des tracts. L’activisme est relégué à l’événementiel. Beaucoup de gens s’impliqueront pour un événement, mais éviteront de semer le trouble au quotidien parce que s’ils le font, ils pourraient perdre leurs subventions. Par exemple, si le gouvernement finance les tracts, alors l’organisation n’abordera pas l’impact du colonialisme états-unien sur le régime alimentaire des natifs, pour ne pas perdre la subvention.
L’activisme, c’est difficile : ce n’est pas pour ceux qui sont intéressés par l’idée de faire carrière.
Traduction : Jessica Aubin