Cecil le lion : comprendre le fonctionnement du buzz (Ugo Bardi)

Par Ugo Bar­di, ori­gi­nel­le­ment publié sur le site Cas­san­dra’s Lega­cy | 6 Aout 2015


Un « mème » est une uni­té d’information dans l’espace de la com­mu­ni­ca­tion. Les mèmes ont ten­dance à être viraux et à se dif­fu­ser rapi­de­ment ; cer­tains se dif­fusent si vite qu’on peut les qua­li­fier de « super­mèmes ». Ci-des­sus, vous pou­vez voir les résul­tats de ten­dances de recherches Google, où le meme « Cecil le lion » connait une crois­sance incroya­ble­ment rapide, dépas­sant le nombre de recherches d’un terme poli­tique très connu, comme « Hil­la­ry ». Et cette crois­sance ne cesse de se pour­suivre ! C’est un véri­table « supermème ».

La com­mu­ni­ca­tion, de nos jours, se base prin­ci­pa­le­ment sur la capa­ci­té à rendre viraux cer­tains concepts. C’est-à-dire qu’ils se dif­fusent alors d’eux-mêmes sur le Web, géné­rant des « mèmes », des enti­tés capables de s’auto-reproduire dans l’espace de la com­mu­ni­ca­tion. Donc, pen­dant des années, scien­ti­fiques et déci­deurs poli­tiques ont essayé de créer des mèmes pour par­ler aux gens des dan­gers du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Glo­ba­le­ment, cela s’est sol­dé par un échec cui­sant, mal­gré des efforts héroïques. L’idée selon laquelle le chan­ge­ment cli­ma­tique est réel, d’origine humaine, et dan­ge­reux, ne semble tout sim­ple­ment pas s’attarder dans l’esprit des gens. En d’autres termes, cela ne génère pas de mèmes.

Donc, com­ment un concept devient-il viral ? Nous pou­vons apprendre quelque chose là-des­sus en étu­diant un mème récent, celui qui cor­res­pond au meurtre du lion Cecil. En uti­li­sant les indi­ca­teurs de ten­dances Google pour mesu­rer le nombre rela­tif de recherches inter­net, on s’aperçoit que ce mème croît si rapi­de­ment qu’il peut être qua­li­fié de « super­mème », com­pa­rable en inten­si­té à des recherches du domaine de la poli­tique ou des grands évé­ne­ments spor­tifs, qui dominent géné­ra­le­ment l’espace des recherches internet.

« Cecil le lion » a autant de suc­cès parce qu’il pré­sente les trois carac­té­ris­tiques élé­men­taires à tout super­mème, qui sont : 1) être simple, 2) qu’il y ait un méchant, 3) être ras­su­rant. Vérifions :

  1. C’est une his­toire simple (un homme tue un lion)

  2. Il y a un méchant (le chas­seur diabolique)

  3. C’est ras­su­rant (ce n’est pas nous qui détrui­sons la faune sau­vage, ce sont les méchants chasseurs)

Il s’agit là de carac­té­ris­tiques très clas­siques de tout mème effi­cace, en par­ti­cu­lier dans le domaine de la poli­tique. Pen­sez à Sad­dam Hus­sein, qui en est un autre exemple : 1) his­toire simple (il construit des armes de des­truc­tion mas­sive), 2) Il y a un méchant (il déteste notre liber­té) et 3) C’est ras­su­rant (nous le bom­bar­dons et tout ira bien). Il est peut-être pos­sible de créer des super­mèmes avec des carac­té­ris­tiques dif­fé­rentes, mais cela s’avérera cer­tai­ne­ment très difficile.

A par­tir de ces consi­dé­ra­tions, nous pou­vons pro­ba­ble­ment com­prendre pour­quoi il est si dif­fi­cile de créer des mèmes effi­caces et véhi­cu­lant le mes­sage adé­quat au sujet du chan­ge­ment cli­ma­tique : la science cli­ma­tique n’est pas simple, le méchant c’est nous, et l’histoire est déran­geante, plu­tôt que ras­su­rante. Au contraire, créer des mèmes cli­ma­tiques dia­bo­liques est très simple ! Les concepts selon les­quels le chan­ge­ment cli­ma­tique n’existe pas, que ce n’est pas notre faute, qu’il n’est pas dan­ge­reux, semblent être des sources de mèmes inta­ris­sables. Par exemple, l’histoire du « cli­ma­te­gate » est deve­nue un mème à suc­cès parce qu’elle pré­sen­tait ces trois caractéristiques :

  1. C’est une his­toire simple (les scien­ti­fiques conspirent contre le public).

  2. Il y a un méchant (les vilains scientifiques)

  3. C’est ras­su­rant (le chan­ge­ment cli­ma­tique est un canu­lar, ce n’est donc pas notre faute).

Nous pou­vons com­pa­rer les résul­tats du « cli­ma­te­gate » avec ceux du meilleur mème en rap­port avec le chan­ge­ment cli­ma­tique que j’ai pu trou­ver ; l’encyclique du Pape sur le cli­mat. Mal­heu­reu­se­ment, le texte du Pape ne pré­sente pas les trois carac­té­ris­tiques « magiques », et vous remar­que­rez la peti­tesse de son impact, com­pa­ré à celui du climategate.

C’est donc à un obs­tacle de taille que l’on se heurte lorsqu’on essaie de créer des bons mèmes sur le chan­ge­ment cli­ma­tique. Rien d’impossible, cer­tai­ne­ment : nous pour­rions consi­dé­rer l’histoire de Cecil le Lion comme un exemple de mème posi­tif sur la néces­si­té de conser­va­tion des éco­sys­tèmes. Au moins, cela montre que beau­coup de gens se sou­cient de ce pro­blème. Mais il est aus­si exact que ce mème a rapi­de­ment dégé­né­ré en chasse aux sor­cières. Le tueur du lion ne méri­tait rien de moins, et les trois carac­té­ris­tiques impliquent tou­jours quelque chose de « méchant », une chasse contre un vilain, ce que nous pré­fé­rons évi­ter avec le pro­blème climatique.

Il sem­ble­rait que nous soyons condam­nés, n’est-ce pas ? Peut-être, mais il y a tout de même de l’espoir. Tout d’abord, les Google Trends (Ten­dances Google) nous four­nissent des don­nées sur l’impact d’un mème, mais pas l’histoire com­plète. Cela nous dit com­bien de per­sonnes cherchent acti­ve­ment un concept, mais pas com­bien d’entre elles ont été expo­sées à ce concept.

Donc, si vous uti­li­sez Google Trend pour obte­nir des don­nées au sujet du concept du « consen­sus de 97% » sur le cli­mat, vous remar­que­rez que le nombre de recherches est trop faible pour géné­rer une courbe. De la même façon, le « consen­sus cli­ma­tique » ne génère pas de com­por­te­ment « mémé­tique » signi­fi­ca­tif. Appa­rem­ment, les gens ne recherchent pas acti­ve­ment l’estimation du nombre de scien­ti­fiques qui sont convain­cus que le chan­ge­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique est réel. Cepen­dant, si vous recher­chez sur Google « consen­sus de 97% » sur le cli­mat, vous obtien­drez plus de 350 000 résul­tats. Cela n’est pas si mal en com­pa­rai­son avec « cli­ma­te­gate », qui pro­duit 570 000 résul­tats. Si, ensuite, vous recher­chez « Pape chan­ge­ment cli­ma­tique », vous obtien­drez 25 mil­lions de pages et « cli­ma­te­gate » devient alors insignifiant.

A par­tir de là, je pense que nous pou­vons dire que de bons mèmes cli­ma­tiques ont un impact signi­fi­ca­tif sur le débat. Le « consen­sus de 97% » est l’un d’entre eux. Il ne se dif­fuse pas aus­si vite que les mau­vais mèmes cli­ma­tiques, mais si l’on prend en consi­dé­ra­tion la viru­lence avec laquelle il a été atta­qué et nié, il est cer­tai­ne­ment effi­cace. L’impact de l’encyclique du Pape est encore bien meilleur ; lui aus­si a été for­te­ment atta­qué par ceux qui nient les chan­ge­ments climatiques.

Je pense donc que nous pou­vons apprendre deux ou trois choses de cette ana­lyse. L’une d’elles, est qu’il existe une dés­in­for­ma­tion impor­tante sur le chan­ge­ment cli­ma­tique, sous forme de mèmes, et que cela va conti­nuer tant qu’il y aura de l’argent à gagner avec les com­bus­tibles fos­siles. Nous devons apprendre à recon­naître ces mau­vais mèmes afin de les com­battre. Nous devons nous rap­pe­ler qu’une des rai­sons pour les­quelles ils sont si effi­caces, c’est que la plu­part des gens ne com­prennent pas qu’ils sont mani­pu­lés (comme l’a dit Bau­de­laire, « La plus belle des ruses du Diable est de vous per­sua­der qu’il n’existe pas ! »). Mais si les méca­nismes internes des mèmes de la dés­in­for­ma­tion cli­ma­tique sont dénon­cés, ils deviennent alors bien moins efficaces.

Nous pou­vons aus­si apprendre qu’il est pos­sible pour nous de lut­ter effi­ca­ce­ment dans cette guerre de com­mu­ni­ca­tion asy­mé­trique, même sans super­mèmes, et sans astuces tor­dues. Mani­fes­te­ment, la pro­mo­tion de l’action contre le chan­ge­ment cli­ma­tique ne peut se faire à l’aide des méthodes uti­li­sées pour vendre une marque X de céréales. Nous devons en apprendre davan­tage sur la façon de trans­mettre ce mes­sage aux lea­ders d’opinion, et aux déci­deurs poli­tiques. Nous appre­nons cela, par exemple, en dif­fu­sant le concept de consen­sus, et en nous basant sur la ten­dance natu­relle des gens à se sou­cier les uns des autres (c’est l’es­sence même de l’encyclique du Pape).

En défi­ni­tive, c’est une guerre que l’on peut gagner, et que l’on va gagner (avec ou sans mèmes) au fur et à mesure de l’augmentation de signes évi­dents du chan­ge­ment cli­ma­tique, impos­sibles à igno­rer. Se battre aux côtés de la véri­té est confortable !

Ugo Bar­di


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Hélé­na Delaunay

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