Texte tiré du livre de Miguel Amorós PréÂliÂmiÂnaires, une persÂpecÂtive anti-indusÂtrielle, édiÂtions de la Roue (La Taillade, 11 150 VilÂlaÂsaÂvaÂry), 2015.
La constaÂtaÂtion que le cycle de luttes ouvrières inauÂguÂré par la révolte de Mai 68 s’était acheÂvé dans les années 1980 par la défaite du proÂléÂtaÂriat a conduit l’Encyclopédie des NuiÂsances (EdN), mon groupe de l’époque, à effecÂtuer quelques déducÂtions rapides. La preÂmière d’entre elles fut que la proÂducÂtion moderne était uniÂqueÂment proÂducÂtion de nuiÂsances, et par conséÂquent entièÂreÂment inutiÂliÂsable (ou indéÂtourÂnable, comme l’auraient dit les situaÂtionÂnistes). La réapÂproÂpriaÂtion de la sociéÂté par la classe révoÂluÂtionÂnaire ne pouÂvait se fonÂder sur l’autogestion du sysÂtème proÂducÂtif, mais elle devait le démanÂteÂler. L’émancipation humaine ne pourÂrait jamais se réduire à une simple quesÂtion de techÂnique.
L’idée de trouÂver la liberÂté et le bonÂheur dans le déveÂlopÂpeÂment des forces proÂducÂtives, à la façon du modèle proÂgresÂsiste bourÂgeois, était simÂpleÂment une absurÂdiÂté. Le déveÂlopÂpeÂment de ces forces avait touÂjours été une arme contre la classe ouvrière et son proÂjet d’émancipation ; les racines de l’exploitation se trouÂvaient davanÂtage dans ce déveÂlopÂpeÂment (et les formes du traÂvail et de surÂvie qu’il impoÂsait) que dans sa nature même. Après avoir proÂduit un monde inutiÂliÂsable, l’exploitation aspiÂrait à deveÂnir irréÂverÂsible. Le groupe de l’EdN avait dit claiÂreÂment que le dépasÂseÂment hisÂtoÂrique de la sociéÂté de classes pasÂsait par sa desÂtrucÂtion comÂplète et entière, et non par une autoÂgesÂtion de ses ruines, ou encore moins par un retour à un pasÂsé idylÂlique à l’abri de l’histoire. CepenÂdant, la voie révoÂluÂtionÂnaire pour la reconsÂtrucÂtion d’une sociéÂté libre posait des proÂblèmes nouÂveaux que l’EdN avait à peine esquisÂsés, comme celui de l’absence de sujet hisÂtoÂrique réel et celui de son contraire, le triomphe total de l’aliénation capiÂtaÂliste ou, comme le disait l’Internationale SituaÂtionÂniste (IS), du specÂtacle.
C’est une banaÂliÂté de base que de dire que la révoÂluÂtion sociale a perÂdu son sujet. Le proÂcesÂsus de terÂtiaÂriÂsaÂtion de l’économie a proÂléÂtaÂriÂsé toute la sociéÂté, mais il a ausÂsi liquiÂdé la classe liée à l’usine. Aucun aspect de la vie quoÂtiÂdienne n’est resÂté en dehors des nouÂveaux impéÂraÂtifs écoÂnoÂmiques et techÂniques, parce que l’usine est mainÂteÂnant la sociéÂté même, ce qui n’a pas renÂforÂcé les liens de classe mais les a disÂsous. Le sujet révoÂluÂtionÂnaire constiÂtué n’existe pas en dehors des fanÂtaiÂsies ouvriéÂristes de grouÂpusÂcules, en tant que proÂléÂtaÂriat mythique au nom duquel se sont effecÂtuées les anaÂlyses les plus borÂnées et se sont perÂpéÂtuées les aspiÂraÂtions à le diriÂger les plus schiÂzoÂphréÂniques. Celui qui pouÂvait encore croire, ne serait-ce qu’en rêve, à une avant-garde desÂtiÂnée à construire au nom d’une classe un pouÂvoir sépaÂré a vu s’effondrer son édiÂfice idéoÂloÂgique et se retrouve le cul nu.
L’EdN penÂsait que les luttes contre les nouÂvelles formes d’oppression, contre les nuiÂsances proÂduites par le sysÂtème de proÂducÂtion, étaient le terÂrain où pouÂvait se poser en praÂtique et sur le plan interÂnaÂtioÂnal la quesÂtion sociale oubliée ; en d’autres termes, le terÂrain où pouÂvait se reconsÂtruire la classe ouvrière. Mais ces luttes sont tomÂbées dans les traÂvers les plus médiocres du specÂtacle et le comÂbat contre les nuiÂsances a dériÂvé inéviÂtaÂbleÂment vers leur gesÂtion intéÂgrée. C’était le grand moment de l’écologisme, et aucune approche révoÂluÂtionÂnaire, forÂcéÂment contraire au déveÂlopÂpeÂment techÂno-écoÂnoÂmique et par conséÂquent antiÂproÂgresÂsiste, ne pouÂvait trouÂver une brèche par laquelle s’engouffrer. Il s’est alors impoÂsé une réflexion théoÂrique sur les oriÂgines de l’aliénation moderne.
La criÂtique de l’idée de proÂgrès nous a conduits à la criÂtique de ses outils les plus caracÂtéÂrisÂtiques : la science et la techÂnoÂloÂgie. La sépaÂraÂtion entre ces savoirs et l’humanité susÂcepÂtible de les utiÂliÂser était à la base de cette « crise de la raiÂson », dont parÂlaient les apoÂloÂgistes postÂmoÂdernes de l’ordre étaÂbli. Dans le cours de la mécaÂniÂsaÂtion du monde, cette sépaÂraÂtion avait converÂti la science et la techÂnoÂloÂgie en reliÂgion des diriÂgeants. A force d’être utiÂliÂsées à dresÂser et souÂmettre les humains, elles avaient fini par condiÂtionÂner et déterÂmiÂner tout le déveÂlopÂpeÂment écoÂnoÂmique et toutes les formes d’exploitation. En un mot, elles étaient deveÂnues autoÂnomes. C’est la clef des anaÂlyses de Jacques Ellul comme de Lewis MumÂford. Les penÂseurs de l’École de FrancÂfort (AdorÂno, HorÂkheiÂmer, MarÂcuse) avaient déjà remarÂqué que la domiÂnaÂtion de la nature par l’homme avait entraîÂné la domiÂnaÂtion de l’homme par la techÂnique. Cette derÂnière avait libéÂré l’homme de la nature, mais pour le souÂmettre à ses propres lois : elle avait créé une seconde nature. La mécaÂniÂsaÂtion preÂnait les comÂmandes dans une époque de barÂbaÂrie équiÂpée qui se caracÂtéÂriÂsait de plus en plus par la domiÂnaÂtion des moyens sur les hommes, simples insÂtruÂments de ses insÂtruÂments. Les régimes totaÂliÂtaires furent ses preÂmiers résulÂtats poliÂtiques, à parÂtir desÂquels les francÂforÂtiens tirèrent leurs concluÂsions.
L’inédit de notre temps ne s’exprime pas dans les énormes avanÂcées scienÂtiÂfiÂco-techÂniques, car la nouÂveauÂté dans la sociéÂté n’est pas la préÂsence de la techÂnique, mais dans le fait que la techÂnique, ou pluÂtôt la techÂnoÂloÂgie, déterÂmine l’organisation sociale, domine la vie et oriente l’action. La contraÂdicÂtion prinÂciÂpale ne réside pas dans l’opposition entre le déveÂlopÂpeÂment des forces proÂducÂtives et celui des moyens de proÂducÂtion, mais dans le fait que cette oppoÂsiÂtion conduit à une soluÂtion émiÂnemÂment techÂnique, consaÂcrant la domiÂnaÂtion de la techÂnique et la domiÂnaÂtion (le pouÂvoir) comme techÂnique. La civiÂliÂsaÂtion capiÂtaÂliste place la proÂducÂtion sépaÂrée au centre de la sociéÂté ; le pouÂvoir dépend de la proÂducÂtion, la proÂducÂtion dépend de la techÂnoÂloÂgie, par conséÂquent le pouÂvoir dépend de la techÂnoÂloÂgie. La techÂnoÂloÂgie étant la prinÂciÂpale force proÂducÂtive, le proÂgrès social suit la logique du proÂgrès techÂnoÂloÂgique. Et comme le dit Ellul, la techÂnoÂloÂgie n’est rien d’autre que le mode d’organisation du monde. Le pire de tous. La techÂnique n’est pas neutre, elle ne l’est jamais. Elle n’est pas innoÂcente poliÂtiÂqueÂment : lorsqu’on choiÂsit une techÂnique, on choiÂsit égaÂleÂment une poliÂtique, comme le disait LangÂdon WinÂner. La techÂnique n’est pas quelque chose de forÂtuit, c’est un proÂjet social et hisÂtoÂrique préÂcis. L’usage de n’importe quelle techÂnique dépend de sa strucÂture, de sa concepÂtion. Si l’on choiÂsit une techÂnique déterÂmiÂnée, on en accepte les conséÂquences. PenÂsons par exemple au traÂvail à la chaîne, au cheÂmin de fer et à l’automobile. La chaîne de monÂtage n’a‑t-elle pas créé un proÂléÂtaÂriat esclave ? Qui met en cause le rôle du cheÂmin de fer dans la conforÂmaÂtion des États modernes ? Qui doute de la resÂponÂsaÂbiÂliÂté de l’automobile dans la desÂtrucÂtion des villes ? La techÂnique ne cherche pas à s’intégrer au monde, mais au contraire, elle veut que le monde s’intègre à elle. Le résulÂtat est tout autre que celui espéÂré. Une techÂnoÂloÂgie implique un chanÂgeÂment total. L’introduction de l’automobile dans la sociéÂté n’a pas eu pour résulÂtat l’apparition d’une sociéÂté avec des voiÂtures, mais d’une autre sociéÂté avec une plus grande diviÂsion du traÂvail, consomÂmant du pétrole, avec un autre genre de villes, avec d’autres genres d’individus, plus dépenÂdants, entreÂteÂnant d’autres relaÂtions. Et que s’est-il pasÂsé avec l’accession au téléÂviÂseur, ou avec l’extension d’Internet ? PouÂvons-nous nous arrêÂter à enviÂsaÂger la quanÂtiÂté d’opérations, de polÂluÂtion et d’intérêts s’accumulant dans la fabriÂcaÂtion d’une puce de siliÂcium ?
Avec la techÂnoÂloÂgie, les uns gagnent et les autres perdent, quoique les bénéÂfices et les pertes ne soient pas réparÂtis équiÂtaÂbleÂment. D’un côté le pouÂvoir granÂdit, de l’autre la déposÂsesÂsion s’emballe. La mécaÂniÂsaÂtion du foyer domesÂtique « libère » la maîÂtresse de maiÂson, mais pour la transÂforÂmer en traÂvailleuse. Les machines ont faciÂliÂté une plus grande proÂducÂtion, mais elles ont détruit les métiers ; de nos jours elles favoÂrisent la proÂducÂtion autoÂmaÂtique en même temps qu’elles mulÂtiÂplient le traÂvail préÂcaire. Une machine comme l’ordinateur augÂmenÂteÂra les posÂsiÂbiÂliÂtés d’informer et de coorÂdonÂner, et ceux qui en tireÂront les meilleurs bénéÂfices ne seront pas les comÂmuÂnauÂtés virÂtuelles de pseuÂdo-contesÂtaÂtaires, mais les grandes orgaÂniÂsaÂtions : par exemple les holÂdings finanÂciers, les entreÂprises mulÂtiÂnaÂtioÂnales, les armées, la police ou le fisc. Non seuleÂment le sysÂtème écoÂnoÂmique monÂdial est une réusÂsite de la techÂnoÂloÂgie, mais le comÂplexe finanÂcier, miliÂtaire et poliÂtique qui gouÂverne le monde, la « mégaÂmaÂchine » de MumÂford, est l’expression même de la pure techÂnoÂloÂgie. Grâce à elle, ceux qui contrôlent peuvent savoir ce que nous acheÂtons, lisons, disons ; avec qui et où nous allons, ce que nous faiÂsons, etc. Nos amours, nos haines, nos goûts, nos mouÂveÂments, etc., sont médiaÂtiÂsés par des objets techÂniques, celui qui les contrôle nous contrôle. Est-ce que cela a encore un sens de parÂler de relaÂtions humaines sans téléÂphone porÂtable ? Avec ces appaÂreils, toute notre vie est transÂpaÂrente aux mulÂtiples entreÂprises et admiÂnisÂtraÂtions étaÂtiques. Ce qu’ils nous donnent en échange nous rend-il plus libres ? La domiÂnaÂtion se disÂsiÂmule comme techÂnique. Le pouÂvoir domiÂnant disÂpose de la raiÂson techÂnique comme moyen de légiÂtiÂmaÂtion. Le manque de liberÂté et l’oppression sont jusÂtiÂfiés comme exiÂgences techÂniques.
La techÂnique altère la perÂcepÂtion natuÂrelle de la réaÂliÂté, jusqu’au point de créer une concepÂtion de la réaÂliÂté qui lui est propre. Tout ce que voit un homme assis devant un écran d’ordinateur lui paraît inforÂmaÂtion. Les vieux mots ont chanÂgé de signiÂfiÂcaÂtion : « comÂmuÂniÂcaÂtion », « mémoire », « vériÂté », « fait », « liberÂté », « débat », « opiÂnion », etc., ne veulent pas dire la même chose selon les difÂféÂrents moments hisÂtoÂriques sépaÂrés par un imporÂtant décaÂlage techÂnoÂloÂgique. SouÂvent ils veulent dire le contraire. Ceux qui contrôlent la techÂnoÂloÂgie contrôlent ausÂsi les idées. L’idéologie techÂnoÂloÂgique, la techÂnique comme idéoÂloÂgie, vamÂpiÂrise les formes antéÂrieures de légiÂtiÂmaÂtion du pouÂvoir telles que l’idéologie poliÂtique, la nécesÂsiÂté écoÂnoÂmique ou la reliÂgion, en créant la plus grande unaÂniÂmiÂté. Le proÂverbe espaÂgnol bien connu : « Una cosa pienÂsa el cabalÂloy otra quien lo ensilla » (« Une chose pense le cheÂval, une autre celui qui est en selle ») est deveÂnu faux sous le ciel techÂnoÂloÂgique : domiÂnants et domiÂnés pensent de la même manière. Les diriÂgeants et les diriÂgés sont d’accord sur le fond et divergent seuleÂment sur la forme. La proÂtesÂtaÂtion appaÂraît donc comme un des aspects de l’ordre. Le specÂtacle intéÂgré est le derÂnier exploit de la techÂnique.
Les situaÂtionÂnistes avaient raiÂson en situant l’aliénation sur le terÂrain de la vie quoÂtiÂdienne, car la criÂtique de la vie quoÂtiÂdienne est la base de toute la criÂtique sociale. Là , chaÂcun se retrouve en tête à tête avec l’aliénation objecÂtiÂvée sous la forme d’innocentes machines. Et pour lui faire face chaÂcun doit construire d’entrée un mode de vie qui se passe du plus grand nombre posÂsible d’entre elles. Et comÂment le faire ? C’est tout un proÂgramme. Un mouÂveÂment révoÂluÂtionÂnaire de lutte de tous les oppriÂmés, pour la transÂforÂmaÂtion et la libéÂraÂtion effecÂtive de tous les aspects de la vie sociale, ne doit-il pas comÂmenÂcer par la vie quoÂtiÂdienne ? La techÂnoÂloÂgie autoÂnome est la base de l’esclavage préÂsent, la résisÂtance à la techÂnoÂloÂgie doit être conteÂnue dans tout conflit qui s’organise ; c’est ce qui peut converÂtir le moindre affronÂteÂment parÂtiÂcuÂlier en cause comÂmune. Et dans ce sens les luttes entraîÂneÂraient une prise de conscience. L’émancipation de l’humanité proÂléÂtaÂrienne doit être par-desÂsus tout celle de son émanÂciÂpaÂtion de la techÂnoÂloÂgie autoÂnome.
Miguel Amorós
Notes pour la charÂla et le débat du 10 avril 2004 des JourÂnées sur la techÂnoÂloÂgie et le proÂgrès orgaÂniÂsées à la BiblioÂteÂca Social HerÂmaÂnos QueÂro à GreÂnade.
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