La justice sociale et environnementale dépend de notre capacité à désobéir (par Max Wilbert)

Article initialement publié (en anglais) le 23 novembre 2016, à l'adresse suivante. Max Wilbert est membre de l'organisation d'écologie radicale Deep Green Resistance.

Pour­quoi le monde est-il en voie de des­truc­tion ? Dans une large mesure, la réponse à cette ques­tion réside dans le consen­te­ment. La grande majo­ri­té des habi­tants de l’Em­pire apporte son sou­tien, que ce soit de manière active ou pas­sive, aux sys­tèmes de pou­voir – supré­ma­cisme  blanc, capi­ta­lisme, civi­li­sa­tion indus­trielle, patriar­cat – qui sont en train de tuer la pla­nète. Pour­quoi se sou­met-on à une auto­ri­té injuste ? C’est une ques­tion qui laisse perplexe.

Tou­te­fois, si on creuse un tant soit peu, on obtient des réponses.

Dans les années 60, le psy­cho­logue social Stan­ley Mil­gram conçut une expé­rience des­ti­née à éva­luer le degré de sou­mis­sion à l’au­to­ri­té. On expli­qua aux par­ti­ci­pants à l’é­tude qu’ils pre­naient part à une expé­rience visant à étu­dier les effets du châ­ti­ment sur le pro­ces­sus d’ap­pren­tis­sage, et dans laquelle ils pou­vaient tenir le rôle du professeur.

Chaque pro­fes­seur était conduit dans une cabine équi­pée d’un sys­tème audio le reliant à un autre par­ti­ci­pant à l’é­tude : un élève, san­glé sur une chaise.

Le pro­fes­seur avait pour mis­sion de poser à l’é­lève une série de ques­tions por­tant sur des sujets d’ordre géné­ral (plus pré­ci­sé­ment sur une liste de 30 couples de mots asso­ciés NdT). En cas d’er­reur, il lui était deman­dé d’ad­mi­nis­trer des décharges élec­triques d’in­ten­si­té crois­sante, en appuyant sur une série de bou­tons indi­quant des vol­tages dif­fé­rents. Le pre­mier choc devait être de 15 volts, le der­nier de 450 volts. A proxi­mi­té de chaque bou­ton une ins­crip­tion décri­vait les effets, allant de « choc léger » à « Dan­ger : choc sévère ». Le der­nier bou­ton affi­chait « xxx ».

Un seul para­mètre inci­tait le « pro­fes­seur » à admi­nis­trer les chocs : la pré­sence d’un obser­va­teur expé­ri­men­ta­teur qui se conten­tait d’en­ga­ger le « pro­fes­seur » à pour­suivre chaque fois qu’il expri­mait sa réti­cence à infli­ger une souf­france à un autre être humain. S’il hési­tait plus de 4 fois, l’ex­pé­rience pre­nait fin.

En réa­li­té, l’é­lève était un acteur : aucun véri­table choc élec­trique n’é­tait admi­nis­tré. Cepen­dant, au fur et à mesure que les vol­tages ima­gi­naires s’in­ten­si­fiaient, l’ac­teur com­men­çait par gémir de dou­leur, puis il hur­lait, implo­rait qu’on le libère, et finis­sait par gar­der le silence, comme s’il était mort.

Des per­sonnes inter­ro­gées sur les résul­tats éven­tuels de l’ex­pé­rience esti­mèrent que 0 à 3 % des par­ti­ci­pants iraient jus­qu’au bout. De fait, 65 % de ceux qui prirent part à cette étude, admi­nis­trèrent le vol­tage maximum.

Par la suite, Mil­gram intro­dui­sit des variantes à cette expé­rience. Dans l’une d’entre elles, le pro­fes­seur se bor­nait à énon­cer les mots, les chocs étant infli­gés par quel­qu’un d’autre. Au cours de ce test, 37 par­ti­ci­pants sur 40 – 92 % – pous­sèrent l’o­béis­sance jus­qu’à admi­nis­trer des chocs « fatals ».

***

Dès la nais­sance, nous sommes condi­tion­nés à nous sou­mettre à l’au­to­ri­té. Pen­dant la plus grande par­tie de notre his­toire en tant qu’êtres humains, il en allait peut-être de notre inté­rêt. Au cours de la majeure par­tie de l’his­toire de notre espèce, nos figures d’au­to­ri­té étaient repré­sen­tées par les anciens et les chefs (de tri­bus ou de com­mu­nau­tés). Dans l’i­déal, ces leaders/autorités étaient des sages dignes de confiance qui avaient appris dès leur nais­sance à don­ner la prio­ri­té aux besoins de la communauté.

Aujourd’­hui nous vivons dans un monde dif­fé­rent, un monde diri­gé par des socio­pathes. L’in­té­rêt per­son­nel et la cruau­té sont les qua­li­tés requises pour accé­der au pou­voir. La sagesse a fait place à la connais­sance dans le seul but de pro­fa­ner le génome et assu­jet­tir la Terre. La confiance s’est effri­tée sous le poids de la pro­pa­gande impi­toyable qui nous enseigne à être de bons consom­ma­teurs, à sou­te­nir l’empire, à craindre et haïr ceux qui ne sont pas comme nous, ceux qui doivent être exploi­tés, ceux qui menacent notre pré­cieux mode de vie.

***

Il n’est pas facile de résis­ter aux pres­sions sociales, par­ti­cu­liè­re­ment lorsque nous nous sommes accou­tu­més à accep­ter les normes. Pour­tant, il est indis­pen­sable que nous appre­nions à désobéir.

Nous pou­vons y par­ve­nir grâce à la pra­tique. Comme l’hal­té­ro­phi­lie et la rédac­tion d’un essai de cinq para­graphes, la résis­tance est une com­pé­tence qui s’ac­quiert. Si on assi­mile la résis­tance à un muscle, alors la situa­tion dans laquelle nous nous trou­vons – un monde dévas­té par le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, l’ex­tinc­tion des espèces, les guerres impé­riales, l’ex­trac­tion des res­sources et la vio­lence sys­té­ma­tique envers les femmes, les per­sonnes de cou­leur et les pauvres – exige que nous com­men­cions tous à nous entraîner.

Tout d’a­bord, en guise d’é­chauf­fe­ment, par­ti­ci­per à des mani­fes­ta­tions, des grèves ou des évé­ne­ments publics. Repous­ser ses limites afin de déce­ler ses apti­tudes. Puis vient le moment du car­dio qui consiste à s’or­ga­ni­ser et repré­sente la course de fond du mou­ve­ment. L’en­traî­ne­ment mus­cu­laire se tra­duit par la déso­béis­sance civile et les tech­niques de gué­rilla de faible niveau, per­met­tant de ren­for­cer l’ex­pé­rience après chaque attaque. Fina­le­ment, arrive la com­pé­ti­tion pro­pre­ment dite, c’est-à-dire les affron­te­ments révo­lu­tion­naires, le sabo­tage, la désta­bi­li­sa­tion, le pira­tage, et d’autres actions néces­saires au déman­tè­le­ment de l’empire.

Bien sûr, l’empire étant ce qu’il est, c’est-à-dire un régime agres­sif, violent, répres­sif, qui s’a­donne à la tor­ture et au déni­gre­ment, il fau­dra inté­grer des consi­dé­ra­tions d’ordre pra­tique pour apprendre à résis­ter. Enfreindre la loi devra se faire avec pru­dence, en met­tant tou­jours en balance l’im­pact de l’ac­tion avec son coût éven­tuel. Compte tenu des res­sources dont dis­pose l’é­tat cor­po­ra­tiste et le nombre réduit de per­sonnes prêtes à enga­ger des actions déci­sives pour l’ar­rê­ter, nous devons veiller à ne pas abattre nos cartes prématurément.

***

L’a­ven­ture de la déso­béis­sance a com­men­cé pour moi à l’âge de 11 ans, lorsque j’ai entre­pris d’ins­crire des slo­gans poli­tiques sur le tableau blanc de la salle de classe. A 12 ans, j’ai par­ti­ci­pé à mes pre­mières mani­fes­ta­tions. Nous avions inves­ti les rues et nos mobi­li­sa­tions étaient si mas­sives que nous fai­sions recu­ler les forces de police. Nous avions pris pos­ses­sion des lieux. Ce fut peut-être ma pre­mière vic­toire, même si nous étions les seuls à y accor­der de l’im­por­tance. J’é­tais accro. A 14 ans, j’é­tais deve­nu un révo­lu­tion­naire accompli.

Je savais déjà à cette époque que l’empire amé­ri­kain (Ame­ri­kan dans le texte en réfé­rence au ku klux klan et au carac­tère struc­tu­rel­le­ment raciste des États-Unis, NdT) était fon­dé sur le géno­cide et les terres volées, le racisme et l’es­cla­vage, l’ex­ploi­ta­tion et la réi­fi­ca­tion, et par des­sus tout le pillage. Pillage des terres, pillage des res­sources, pillage des peuples, pillage des vies, pillage de l’i­ma­gi­na­tion, pillage des alter­na­tives, pillage de la libre pen­sée, pillage des ancêtres, pillage du labeur, pillage de la rai­son, pillage de la san­té men­tale. Cette culture qui est la nôtre est une tueuse en série, et les vic­times sont tout autour de nous : les femmes, les néces­si­teux, les noirs et autres peuples racia­li­sés, l’I­rak, les han­di­ca­pés, les sans-abri, les peuples indi­gènes, et la terre elle-même.

Depuis ma pre­mière mani­fes­ta­tion, j’ai essayé de faire de mon mieux pour pro­té­ger les forêts, pour endi­guer le flux des com­bus­tibles fos­siles, pour récla­mer jus­tice, pour défendre les dému­nis. Comme pour toute apti­tude, la pra­tique de la résis­tance doit s’ac­com­plir sans relâche et il faut une vie entière pour par­ve­nir à la maî­tri­ser. Ce qui ne sert pas se perd.

***

La véri­table leçon qu’il faut tirer de l’ex­pé­rience de Mil­gram n’est pas que la plu­part des gens se sou­met­tront à l’au­to­ri­té même lors­qu’elle les conduit à com­mettre des actes de bru­ta­li­té ; cela fait long­temps que nous savons que la nature humaine est ain­si faite. Notre pro­pen­sion à faire le mal n’est plus à prou­ver ; cha­cun d’entre nous doit faire un choix entre mora­li­té et cor­rup­tion. Ce qui mérite d’être sou­li­gné à pro­pos des expé­riences de Mil­gram c’est que, quelle que soit la variante, il y a tou­jours eu des per­sonnes qui ne se sou­met­taient pas, des per­sonnes qui refu­saient cette obéis­sance qui les dépouille­rait de leur humanité.

Dans les eaux troubles de l’é­thique du monde de 2016, tan­dis que Donald Trump s’ap­prête à repeindre la Mai­son Blanche en blanc, il sub­siste une lueur d’es­poir. Elle émane de ceux qui ne se sou­met­tront pas, de ceux qui résis­te­ront, quoi­qu’il leur en coûte. Lorsque l’ai­guille de la bous­sole morale pointe sur le dan­ger, ceux-là ne se dérobent pas.

Le flam­beau de la jus­tice brille tou­jours de tous ses feux par­tout dans le monde. En Inde, à Stan­ding Rock, à Washing­ton, en France, en Éthio­pie, au Tibet, et dans bien d’autres lieux des quatre coins du monde et dont nous n’en­ten­drons jamais par­ler, des gens résistent et reven­diquent digni­té et res­pect envers la terre sacrée. Nous devons les prendre comme exemple.

Max Wil­bert


Tra­duc­tion : Hélé­na Delaunay

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