Traduction d’un magnifique essai de Will Falk, écrivain, avocat et activiste états-unien, membre de l’organisation d’écologie radicale Deep Green Resistance, initialement publié (en anglais) le 11 décembre 2016, à cette adresse.
Dernièrement, en remontant la rue principale de la ville de Park City en Utah, j’ai aperçu, à l’entrée du centre d’accueil, ce qui m’a semblé être un homme tenant un Grand-duc d’Amérique et entouré d’enfants. Comme sa voix portait de l’autre côté de la rue, j’ai entendu l’homme expliquer que ce hibou avait été trouvé avec une aile blessée après qu’il ait été heurté par une voiture.
J’adore les hiboux. J’adore le son envoûtant de leurs hululements dans les heures les plus sombres qui précèdent l’aube. J’adore la joie qui accompagne l’heureux privilège d’assister au spectacle de l’éclaboussement du plumage brun sur la neige fraîchement tombée, quand un hibou décide exceptionnellement de s’exposer à la lumière hivernale. J’adore la manière dont la nature mystérieuse des hiboux en a fait des porteurs de présages dans l’imaginaire de tant de cultures. Alors, quand j’ai vu ce que je pensais être un Grand-duc, j’ai spontanément traversé la rue en me réjouissant à l’avance.
La créature que tenait l’homme présentait bon nombre des caractéristiques du Grand-duc. Un magnifique plumage duveteux brun et blanc parfois moucheté de jaune. Un bec acéré et crochu. De larges ailes puissantes — bien qu’elles fussent fermement repliées, comme en quête de réconfort.
De loin, je pouvais distinguer que ses yeux avaient la même forme et les mêmes couleurs que ceux du Grand-duc — grands, ronds et noir cerclé d’orange. Je me suis remémoré les yeux des Grands-ducs que j’avais aperçus qui m’observaient du haut des vieux genévriers s’élevant sur les contreforts glacés du Grand Bassin. L’orange de leurs yeux flamboyait de mille feux. Parfois, le noir reflétait une sagesse profonde et impénétrable. A d’autres moments, ce même noir apparaissait comme une flaque d’eau où se reflétaient les notes argentées des étoiles constellant le ciel du Nevada. A d’autres moments encore, ce noir devenait la nuit imprégnée d’ombres avant qu’ils ne prennent leur envol pour disparaître dans les nuages.
Alors que je m’approchais, je vis que l’avant-bras droit de l’homme était enveloppé de cuir. Deux anneaux d’acier transperçaient le cuir. Une chaîne qui n’atteignait pas un mètre de longueur était reliée aux anneaux. Elle était composée d’autres anneaux d’acier étroitement serrés et soudés les uns aux autres afin que la chaîne ne se brise jamais. La chaîne était enroulée et resserrée autour de la patte gauche de l’animal que j’avais pris à tort pour un Grand-duc.

Cet animal n’était pas un hibou. Il ne l’était plus. Un hibou est tellement plus que ses yeux, son bec et ses serres, tellement plus que le petit espace qu’il occupe, tellement plus que ses fameux clignements, balancements et claquements de bec. Un hibou est plus que l’assemblage physique de ses plumes et de ses os.
Un hibou est les lapins, les lièvres, les souris et les campagnols qui deviennent son corps lorsqu’il s’en nourrit. Un hibou est l’arbre sur lequel il se perche, le ciel d’où il descend et le vent qui le porte. Un hibou est le sens que sa nature révèle. Un hibou est l’expression de toutes les relations qui le créent. Un hibou est sauvage. Un hibou est libre.
Volée au vent, enfermée dans une cage et enchaînée à un homme, cette créature n’était plus un hibou.
L’espace d’un instant, il a levé les yeux pour accrocher mon regard. Et je fus horrifié par ce que je vis.
L’orange et le noir de ses yeux n’étaient plus que des simulacres de couleurs. Il n’y subsistait plus la moindre trace de lumière. Il eut été préférable, plus facile à accepter, que ces yeux aient exprimé de la tristesse ou de la colère, ou même du désespoir. Mais ils n’exprimaient rien. Rien d’autre que le vide.
Je connaissais bien ces yeux. Ces yeux-là étaient ceux d’une créature qui avait été précipitée au-delà de la douleur et qui avait sombré dans un état de stupeur, une créature submergée de désespoir qui se laissait glisser dans le néant. Ces yeux-là je les ai vus dans la rue. Ces yeux-là je les ai vus dans des zoos, dans des aquariums et dans des cages. Ces yeux-là je les ai vus dans des prisons, dans des services de psychiatrie et aux enterrements.
Je connaissais ces yeux parce que je les ai vus reflétés par les miroirs dans lesquels j’ai plongé mon regard avant de tenter de mettre fin à mes jours. Je connaissais ces yeux parce qu’ils ont été les miens.
Bouleversé et au comble du chagrin, j’ai fui, épouvanté.

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Quelle est la nature exacte de l’horreur que j’ai lue dans ces yeux ?
Tout d’abord, je m’étais trouvé confronté aux ravages provoqués par l’anéantissement d’un hibou. La captivité prive un animal de ce qui fait de lui un animal. Les principes de l’écologie profonde le confirment. L’écologie profonde considère que la vie est un processus continuel maintenu par des connexions saines entre les êtres vivants. A travers ce constat, l’écologie profonde nous enseigne que chaque être vivant doit être appréhendé comme un ensemble spécifique de connexions à d’autres êtres vivants.
Un animal captif n’est plus un animal lorsque les humains le coupent physiquement de ses connexions. Neil Evernden, un des pionniers de l’écologie profonde, décrit dans son excellent livre, The Natural Alien : Humankind and Environment, comment ce phénomène se produit chez un gorille enfermé dans un zoo. Evernden écrit : « [Un animal] est une interaction entre un potentiel génétique, un environnement et des congénères. Un gorille solitaire dans un zoo n’est pas vraiment un gorille ; il s’agit d’un ersatz en forme de gorille d’un être social qui ne peut se développer pleinement qu’au sein d’une société d’êtres semblables ».
Evernden réfute également l’argument qui justifie le placement d’animaux dans des zoos (préserver leur héritage génétique) en nous expliquant plus en détail la raison pour laquelle un gorille dans un zoo n’est pas vraiment un gorille. Il écrit : « Tenter de préserver uniquement un ensemble de gènes revient à accepter une définition très restreinte de l’animalité et à tomber dans le piège qui consiste à confondre l’objet encapsulé dans un corps avec le processus de relations qui constitue la créature en question ».
En d’autres termes, un animal n’est pas un objet. Un animal est un processus de relations continues. Détruire ces relations en restreignant la capacité physique d’un animal à participer aux relations qui le préservent, c’est détruire l’animal. Quand j’ai vu la créature au bout de la chaîne, j’ai compris comment le conducteur qui l’avait heurtée et l’homme qui l’avait enchaînée, l’avaient isolée des relations spécifiques qui permettent aux hiboux de survivre. Elle avait été réduite à l’objet encapsulé dans un corps décrit par Evernden.
Il était impossible de voir cette créature au bout d’une chaîne sans penser à toutes les créatures enchaînées qui se trouvent dans les bassins des parcs à thèmes et dans les cages des zoos. J’ai pensé, en particulier, à l’attention médiatique croissante que soulève l’effet destructeur de la captivité sur des individus de deux espèces partageant de nombreuses similitudes avec les humains : les orques et les éléphants.
Les orques ont un sens de la famille très développé et une relative longévité. Ils utilisent un langage complexe et se transmettent des savoirs traditionnels tels que les techniques de chasse de génération en génération. Ces caractéristiques, couplées au fait que les orques sont connus pour protéger les humains des requins, créent un lien privilégié avec ces animaux dans l’esprit de bon nombre d’humains.
Le Dr. Naomi A. Rose, dans son étude « Killer Controversy : Why Orcas Should No Longer Be Kept in Captivity » (en français : La controverse du tueur : pourquoi les orques ne devraient plus être tenues en captivité) énonce ce qui est l’évidence même : « Les orques sont intrinsèquement inadaptées au confinement ». A l’appui de cette affirmation, le Dr. Rose explique que les orques ont des durées de vie annuelles nettement inférieures en captivité qu’à l’état sauvage. En fait, le taux annuel de mortalité chez les orques en captivité est plus de deux fois et demie plus élevé que celui des orques en liberté.
Le Dr Rose démontre comment la captivité altère le corps des orques, expliquant que l’une des causes de décès les plus courantes chez les orques captives est l’infection. La mortalité due aux infections est liée à l’immunosuppression et, ainsi que le décrit le Dr. Rose, aux agents pathogènes que les systèmes immunitaires des orques sauvages géreraient sans difficulté, qui s’avèrent fatals pour les orques en captivité en raison d’un stress chronique, d’un état dépressif et même de l’ennui qu’elles éprouvent. Par conséquent, la captivité n’agit pas seulement sur la santé mentale des orques. Elle porte atteinte à leur état de santé physique à travers les troubles mentaux qu’elle engendre.
Les éléphants l’illustrent également. Comme les orques et les humains, ils vivent au sein de très grandes familles, développent des relations sociales complexes et ont besoin d’un espace vital étendu. Avec une déclaration du même ordre que celle du Dr Rose au sujet des orques, Ed Stewart — président de Performing Animal Welfare Society (PAWS) [une association de protection des animaux du spectacle, NdT] qui possède trois réserves naturelles dans le nord de la Californie — explique la situation des éléphants captifs dans un article pour la revue National Geographic intitulé « Il n’existe pas de manière éthique de maintenir des éléphants en captivité ». En guise de démonstration, Stewart décrit ce que la captivité engendre chez l’éléphant :
« L’inadéquation des éléphants à la captivité constituera toujours une source de maladies et de souffrances pour ces animaux. Les enclos exigus et les surfaces dures sont à l’origine de multiples problèmes parmi lesquels on dénombre des maladies mortelles du pied ainsi que de l’arthrite, auxquelles s’ajoutent la stérilité, l’obésité et les comportements répétitifs anormaux comme le balancement du corps et de la tête ». Ces « comportements répétitifs anormaux » sont évidemment des signes de troubles psychologiques.
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Du fait de mes antécédents psychiatriques, lorsque je découvre les effets psychologiques de la captivité sur les orques et les éléphants, je me demande s’il existe des liens entre la santé mentale des humains et la santé mentale des autres animaux.
Il est évident qu’il en existe. De la même manière que des troubles psychologiques ouvrent la voie à d’autres problèmes de santé chez des animaux comme les orques et les éléphants, les maladies mentales telles que la dépression augmentent considérablement les risques d’autres maladies chez l’être humain. Le psychiatre Peter Kramer indique dans son livre Against Depression (en français : Contre la Dépression) que les humains souffrant de dépression sont quatre fois plus susceptibles que ceux qui n’en souffrent pas, de mourir d’une maladie cardiaque. Ils ont cinq fois plus de risques de mourir d’une maladie coronarienne et quatre fois plus de risques de succomber à une angine de poitrine, un pontage ou une insuffisance cardiaque congestive. Le poète souffrant de dépression majeure que je suis apprécie à sa juste valeur la puissance métaphorique de la dépression s’attaquant littéralement au cœur.
Je ne suis certainement pas le premier à explorer ces liens de cause à effet. Depuis le début des années 80, des chercheurs occidentaux qui se sont penchés sur ces connexions, se sont fait connaître sous le nom d’écopsychologues. De leur côté, les peuples traditionnels œuvrent à la compréhension de ces connexions depuis des temps immémoriaux.
Theodore Roszak passe en revue l’histoire de l’écopsychologie dans « Where Psyche Meet Gaia » (en français : Où la psyché rencontre Gaïa), essai qu’il a rédigé pour le recueil Ecopsychology : Restoring the Earth, Healing the Mind (en français : Ecopsychologie : Restaurer la Terre, soigner l’esprit). Cela remonte à loin. Il écrit : « …en réalité les origines [de l’écopsychologie] sont suffisamment anciennes pour être qualifiées d’autochtones. Il fut un temps où toute psychologie était de ‘l’écopsychologie’. Il n’était pas nécessaire de recourir à un terme particulier. Les guérisseurs les plus anciens du monde… ne connaissaient pas d’autre moyen de guérir qu’en travaillant dans le contexte de la réciprocité environnementale ».
Dans la mesure où l’incidence des troubles mentaux dans les sociétés primitives semble largement inférieure à celle des sociétés civilisées, il serait peut-être judicieux de « travailler dans le contexte de la réciprocité environnementale » ainsi que l’ont toujours fait les plus vieux guérisseurs du monde. Un des moyens d’y parvenir serait de considérer la santé mentale humaine à travers le prisme de l’écologie profonde. En 1982, le regretté Paul Shepard a publié un texte fondateur de l’écopsychologie : Nature and Madness (Nature et folie). Shepard a rédigé ce livre dans le but de répondre à cette simple question : « Pour quelle raison les humains persistent-ils à détruire leur habitat ? » Dans la réponse qu’il nous livre, il explique que cela relève de la psychopathologie. Ou, selon ses propres mots : « une espèce de défaillance dans une dimension fondamentale de l’existence humaine, une irrationalité qui se situe au-delà de l’erreur, une sorte de folie ».
Comment certains humains ont-ils développé cette folie ? Shepard l’explique en faisant appel à un concept de biologie — l’ontogenèse — qui décrit le développement d’un organisme individuel de sa conception jusqu’à sa maturité. Shepard établit de façon simple mais brillante que pour comprendre le comportement de l’être humain, nous devons d’abord comprendre son développement.
L’ontogenèse est le plus souvent étudiée en lien avec les animaux, mais Shepard s’empresse de souligner que : « Quiconque pense que la créature humaine n’est pas un animal spécifique devrait passer quelques heures à compulser la trentaine de volumes de ‘l’Étude psychanalytique de l’enfant’ ou encore des numéros du ‘Journal du développement de l’enfant’ ». L’ontogenèse apparaîtra alors aussi appropriée à l’étude des humains qu’à celle des autres animaux.
Shepard explique encore que l’ontogenèse des peuples traditionnels « qui semblent vivre en paix avec leur monde » est plus saine que celle des peuples civilisés. Il écrit que « leur mode de vie est celui pour lequel notre ontogenèse a été conçue par la sélection naturelle. Ce mode de vie favorise la coopération, l’encadrement, un programme de développement mental et l’étude d’un monde mystérieux et merveilleux dans lequel les éléments naturels recèlent les indices permettant de comprendre le sens de la vie ; un monde dans lequel la vie de tous les jours est indissociable de la dimension et des rencontres spirituelles, un monde dont les membres du groupe célèbrent les étapes et les passages de la vie en participant à des rituels… »
Ainsi, certaines conditions sont nécessaires pour qu’un être humain passe de l’enfance à l’âge adulte. Les enfants humains ont besoin d’être immergés dans le monde naturel où ils peuvent interagir avec d’autres non-humains qui leur révéleront le sens de la vie. Ils ont également besoin de communautés intactes avec des aînés qui comprennent les étapes importantes de la vie humaine afin d’aider les plus jeunes à les célébrer à travers des rituels. Et pour devenir, à terme, des aînés à leur tour. Cela me ramène encore une fois à la phrase d’Evernden disant qu’un animal est « un être social qui ne peut se développer pleinement que dans une société d’êtres semblables ».
Si vous passez un peu de temps avec des enfants en plein air, vous les verrez accorder une signification profonde aux choses de la nature. Il s’agit là d’un développement humain sain. Shepard explique que « l’enfant éprouve une attirance magnétique pour les animaux, car chacun d’entre eux à sa manière semble incarner une impulsion, une réaction ou un mouvement qui est ‘ce que je suis’. Lorsqu’il les parodie dans un jeu mesuré, il connait alors une maîtrise progressive de sa propre zoologie intérieure faite de peurs, de joies et de relations. Dans les histoires qu’on lui raconte, leurs formes prennent vie dans son esprit, sont représentées dans sa conscience, lui permettant ainsi d’exercer sa capacité d’imagination ». Cette « maîtrise progressive de sa propre zoologie intérieure constituée de peurs, de joies et de liens » est essentielle au plein épanouissement d’un être humain.
Shepard ajoute que « l’espace de jeu — les arbres, les buissons, les sentiers, les cachettes, les pentes — est une entité structurée visible, un autre prototype de relations solides ». Nouer des relations avec des arbres et des buissons est donc un autre élément essentiel à l’épanouissement humain.
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Ma nièce de quatre ans, Layla, et mon neveu Thomas, son petit frère âgé d’un an, m’enseignent que les écopsychologues sont dans le vrai.

En cette fin d’automne, sous un ciel de montagne sans nuages, Layla est agenouillée sur un pont de bois chevauchant une petite flaque d’eau limpide qui s’est formée là où un barrage de castors ralentit le cours glacé de la rivière Snake Creek à Midway en Utah. Comme hypnotisée, son visage est lentement attiré vers le bas jusqu’à ce qu’une mèche blonde s’échappe de sa chevelure en désordre, emmêlée après une après-midi de jeux, pour aller effleurer la surface de l’eau. A peine consciente du mouvement qu’elle accomplit, elle replace la mèche mouillée derrière son oreille. Les gouttes glacées qui ruissellent le long de sa nuque et disparaissent derrière le col de sa veste ne troublent pas sa concentration.
Je suis tellement fasciné par son comportement que je manque de laisser Thomas sauter de mes bras pour rejoindre sa sœur sur le bord du pont. Thomas est tout aussi fasciné. Je le dépose au sol et le laisse trouver son équilibre à l’aide des muscles neufs de ses jambes tandis que sa petite main se referme sur l’auriculaire et l’annulaire de ma main droite.
Nous nous rapprochons de Layla aussi vite que les jambes de Thomas le permettent et je demande : « Que fais-tu Layla ? »
Elle a encore quelques difficultés à prononcer le i bref de mon prénom et dit, avec le plus grand naturel et légèrement agacée que je ne puisse pas voir l’évidence : « Je joue avec le poisson, Weel ».
Elle ne quitte pas l’eau du regard et quand je suis suffisamment près, j’aperçois ce qu’elle est en train d’observer. Une petite truite arc-en-ciel d’une dizaine de centimètres se tient là, à contre-courant et soutient le regard de Layla. L’immensité bleue des yeux de Layla se fond dans l’éclat d’obsidienne des yeux noirs du poisson. Émergeant de sous une pierre brune qui se trouvait dans le lit du ruisseau, une truite beaucoup plus grosse, mesurant une trentaine de centimètres, décrit des cercles autour de la plus petite — visiblement aussi curieuse que je le suis. La petite truite, à l’instar de ma petite nièce, n’accorde aucune attention à l’adulte qui se rapproche.
Je comprends alors ce que Layla veut dire par « jouer ». Quand Layla se penche sur la gauche, la truite bat de la queue et nage vers la droite. Quand Layla se penche sur la droite, la truite bat de la queue et nage vers la gauche. Layla est, de toute évidence, en train de jouer avec le poisson.
Plus tard dans la soirée, Layla est dans son bain. Sa mère est à la clinique où elle travaille comme assistante médicale. Son père est occupé à nourrir Thomas et me demande de jeter un œil sur Layla. Lorsque j’entre dans la salle de bains, elle plonge rapidement sous l’eau en éclaboussant tout autour d’elle. Finalement, il lui faut remonter à la surface pour reprendre son souffle et je commets de nouveau l’erreur de demander :
« Que fais-tu Layla ? »
Une fois de plus elle se montre agacée. « Je ne suis pas Layla, Weel, explique-t-elle. Je suis un poisson ». Et elle replonge sous l’eau. J’éclate de rire et secoue la tête. Qui suis-je pour la contredire ?
***
Enfin, je comprends la nature exacte de l’horreur que j’ai ressentie lorsque j’ai regardé cette créature enchaînée dans les yeux : je me suis vu, ainsi que tant d’autres semblables à moi, reflété dans ses yeux.
Tout comme un hibou enchaîné n’est plus un hibou, une orque dans le bassin d’un parc à thème n’est plus une orque et un éléphant dans la cage d’un zoo n’est plus un éléphant, les humains coupés du monde naturel ne sont plus humains. Nous sommes des animaux et les animaux sont un processus continu de relations. Lorsque ces relations deviennent impossibles, nous ne sommes plus rien.
Je ne pense pas exagérer lorsque j’écris : « Nous ne sommes plus humains ». Lorsque je dis « nous » je parle des humains civilisés qui vivent de la manière dont je vis.
Mon existence est dépourvue d’une grande partie des relations qui nous ont rendus humains tout au long de notre histoire. Je me suis réveillé ce matin dans un lit situé deux étages au-dessus d’un sol en asphalte. J’ignore quelle quantité d’asphalte il me faudrait creuser pour atteindre la terre. Lorsque j’ai ouvert les yeux, avant le lever du soleil, je n’ai pas vu les formes éternellement mystérieuses et sombres des nuages voyageant dans le ciel. Je n’ai pas vu le courage nacré des étoiles du matin s’agrippant aux heures les plus froides précédant l’aube. J’ai vu un plafond taillé dans la chair d’arbres qui furent vivants, qui furent sauvages.
Lorsque je me suis levé, je ne me suis pas interrogé, afin de goûter le plaisir originel de la diversité sensorielle, sur cette frontière où se rejoignent la chaleur de mon intérieur et l’air frais de la montagne en ce matin de décembre. J’ai pesté parce que j’avais laissé la température de notre appartement descendre en dessous de 16°C. Je n’ai pas marché jusqu’au bord de la rivière pour en tirer mon eau de la journée. Je ne me suis pas arrêté pour contempler l’éclat brûlant du soleil levant recouvrir la surface de la rivière. J’ai tâtonné jusqu’à la douche où j’ai tiré sur une poignée en plastique pour qu’une eau volée à des rivières, emprisonnée par des barrages, soit chauffée avec les restes de forêts anciennes arrachées à leur lieu de repos dans les profondeurs de la terre.
Et ce n’étaient que les cinq premières minutes d’une journée que j’ai répétée maintes et maintes fois en 30 ans de vie. Si Shepard a vu juste, et qu’une ontogenèse tronquée produit des humains tronqués, alors je suis tronqué, ainsi que le sont tant d’êtres humains comme moi. Cela ne m’attriste pas mais me met en colère. Et cette colère, je la ressens comme la réaction d’un animal face à un monde insensé. Je sais, aussi, qu’il n’est pas trop tard pour Layla et Thomas. Qu’il n’est pas trop tard pour leurs enfants et les enfants de leurs enfants. A bien des égards, Layla avait raison. Elle est vraiment un poisson. Elle est vraiment un chiot. Elle est vraiment un aigle. Elle est toutes les relations que je l’ai vu nouer avec les créatures qu’elle imite. Et pour la protéger, nous devons les protéger.
Will Falk
Traduction : Héléna Delaunay
Édition : Nicolas Casaux
Les animaux ont tant à nous apprendre de nous-même, nous avons fait le choix de nous éloigner d’eux, perdant de ce simple fait ce que cette proximité avait mis de bon en nous.
Cet éloignement nous a rendu sauvage, nous n’aimons plus l’image qu’ils nous renvoient de nous même…
Magnifique.
Nos prisons sont faites de ce que l’on croit être les conditions de notre liberté.
Le patrimoine et le travail qui le sous tend en sont les principales.