Une interview de Derrick Jensen (écologie politique, greenwashing, postmodernisme…)

Ce qui suit est la tra­duc­tion de la retrans­crip­tion d’une inter­view que Der­rick Jen­sen a accor­dé à John Cari­co pour le site The Fifth Column, et publiée le 10 novembre 2015.


Que penses-tu de Jill Stein et du Parti Vert des États-Unis ?

Der­rick Jen­sen (D.J.) : Je ne suis pas un grand fan du Par­ti Vert. J’ai fait une inter­ven­tion il y a 10 ans à la confé­rence Bio­neers, confé­rence qui traite du chan­ge­ment social et de l’écologie. Il y a un an, leur slo­gan était « le chan­ge­ment arrive », rela­ti­ve­ment au chan­ge­ment de para­digme. Ce qui m’a bri­sé le cœur, c’était que, d’autant que je sache, j’étais la seule per­sonne pré­sente à avoir par­lé du pou­voir et de la socio­pa­tho­lo­gie. Je ne pense pas que l’on puisse abor­der la trans­for­ma­tion sociale sans par­ler du pou­voir, et je ne pense pas que l’on puisse dis­cu­ter de la des­truc­tion de la pla­nète sans par­ler de socio­pa­tho­lo­gie. Le Par­ti Vert a beau­coup de bonnes idées, mais com­ment les mettre réel­le­ment en place, étant don­né que ceux qui détiennent le pou­voir sont des socio­pathes et que le sys­tème, dans l’en­semble, récom­pense les com­por­te­ments sociopathologiques ?

Cela ne signi­fie pas que nous devons aban­don­ner ou ne rien faire. Un de mes amis méde­cin dit que la pre­mière étape d’un trai­te­ment est un diag­nos­tic adé­quat. Si ce com­por­te­ment socio­pa­tho­lo­gique fait par­tie de la mala­die qui tue la pla­nète alors le com­bat contre ce com­por­te­ment socio­pa­tho­lo­gique doit faire par­tie de notre réponse.

J’ai voté Vert à deux élec­tions, et je vote­rai à nou­veau pour le par­ti Vert à l’échelle locale. A l’échelle natio­nale, le vote que j’ai don­né était plu­tôt sym­bo­lique. J’ai voté pour Nader. J’ai voté pour un ami une fois. La der­nière fois que j’ai voté pour un can­di­dat mains­tream [grand public], c’était contre Ronald Rea­gan en 1984, et on n’avait pas beau­coup d’autres choix que de voter contre Rea­gan. Mais curieu­se­ment, en 1980, j’avais voté pour Rea­gan, puis, ayant réa­li­sé que j’étais stu­pide, j’ai voté Démo­crate en 84. En 1988, je me suis réveillé et j’ai com­pris que le sys­tème dans son ensemble était une grosse connerie.

Je crois au vote à l’échelle locale. Voter au niveau natio­nal ne chan­ge­ra pas grand-chose, mais loca­le­ment, on peut pro­té­ger cer­taines choses.

Quels avertissements donnerais-tu à de jeunes écologistes pour bien faire la différence entre le greenwashing (écoblanchiment) et les efforts efficaces ?

D.J. : Le meilleur moyen d’apprendre est de faire des erreurs. Le conseil que je don­ne­rais à de jeunes acti­vistes est de trou­ver ce qu’ils aiment et de le défendre. A un moment, pro­ba­ble­ment lorsqu’ils se heur­te­ront au sys­tème éco­no­mique, ils consta­te­ront qu’ils sont coin­cés. C’est une leçon que nous devons tous apprendre.

Au milieu des années 1990, j’avais déjà com­pris que cette culture était intrin­sè­que­ment des­truc­trice, mais le « cava­lier légis­la­tif sur la récu­pé­ra­tion de bois » a tout de même été une impor­tante leçon pour moi. En 95, les acti­vistes de tout le pays avaient réus­si à stop­per les ventes de bois du Ser­vice des forêts en uti­li­sant le pro­ces­sus des recours. Pour faire simple, si vous pou­viez démon­trer que les ventes de bois enfrei­gnaient la loi, vous pou­viez lan­cer un recours pour les faire arrê­ter. Après cela, ils devaient pro­duire un nou­veau docu­ment. Alors vous les fai­siez arrê­ter à nou­veau en mon­trant qu’ils vio­laient la Loi sur la pro­tec­tion de l’eau, la Loi sur la pro­tec­tion de l’air, etc… Notre suc­cès était tel que le Congrès fit pas­ser un cava­lier légis­la­tif sur la récu­pé­ra­tion de bois, qui sti­pu­lait que toutes les ventes de bois qu’ils sou­hai­taient seraient exemptes de régle­men­ta­tions envi­ron­ne­men­tales. La leçon à rete­nir, c’est que chaque fois que vous réus­si­rez à mettre un terme à l’injustice et à la des­truc­tion en uti­li­sant leurs règles, ils les chan­ge­ront à vos dépens. Il n’y a vrai­ment aucune alter­na­tive au fait d’ap­prendre cette leçon par soi-même.

Recon­naître le green­wa­shing relève de ce que beau­coup d’indigènes m’ont dit : nous devons déco­lo­ni­ser nos cœurs et nos esprits. Nous devons ces­ser de faire preuve de loyau­té envers le sys­tème et com­men­cer à offrir notre loya­lisme à la terre et au monde natu­rel. La ques­tion cen­trale est : envers quoi les per­sonnes concer­nées sont-elles loyales ? Le monde natu­rel ou le système ?

Qu’ont en com­mun toutes les soi-disant solu­tions au réchauf­fe­ment cli­ma­tique ? Elles consi­dèrent l’industrialisation, le sys­tème éco­no­mique et le colo­nia­lisme comme l’ac­quis ; et attendent du monde natu­rel qu’il se conforme au capi­ta­lisme indus­triel. C’est lit­té­ra­le­ment insen­sé, décon­nec­té de la réa­li­té phy­sique. Un tour de force ter­rible a pris place : la sou­te­na­bi­li­té ne signi­fie plus « assu­rer la dura­bi­li­té de l’écosystème natu­rel », mais « assu­rer la dura­bi­li­té du sys­tème économique ».

Donc lorsque vous essayez de savoir si quelque chose relève du green­wa­shing, deman­dez-vous : « Est-ce que cette chose aide prin­ci­pa­le­ment à sou­te­nir le sys­tème éco­no­mique, ou le monde naturel ? »

C’est un des pro­blèmes que pose l’électricité indus­trielle solaire et éolienne. Elle vise prin­ci­pa­le­ment à faire durer la fête plus long­temps, pas à pro­té­ger les saumons.

Je deman­de­rais aus­si aux jeunes de s’intéresser aux intri­ca­tions. Une cel­lule pho­to­vol­taïque peut être vrai­ment cool, et te per­mettre d’alimenter ta culture d’herbe, mais d’où vient cette cel­lule ? Elle requiert des extrac­tions. Elle requiert des infra­struc­tures glo­bales. Même les acti­vistes envi­ron­ne­men­taux font abs­trac­tion de ces intri­ca­tions. J’ai enten­du un acti­viste décla­rer « l’électricité solaire n’a pas de coût, seule­ment des béné­fices ». Dites cela au lac de Bao­tou en Chine, qui est désor­mais com­plè­te­ment mort à cause des extrac­tions de terres rares. Dites cela aux humains et aux non-humains qui ne peuvent plus vivre grâce aux res­sources du lac ou des terres empoi­son­nées qui l’entourent.

Un de mes amis dit que : « Beau­coup d’écologistes com­mencent en vou­lant pro­té­ger un espace spé­ci­fique du ter­ri­toire, et finissent par remettre en ques­tion l’ensemble de la culture de la civi­li­sa­tion occi­den­tale. » Une fois que vous com­men­cez à vous poser des ques­tions, elles ne s’arrêtent pas. « Pour­quoi veulent-ils détruire ce mor­ceau de ter­ri­toire ? » vous amène à « Pour­quoi veulent-ils détruire d’autres mor­ceaux de ter­ri­toire ? » Vous vous deman­dez ensuite « Pour­quoi notre sys­tème éco­no­mique est-il basé sur la des­truc­tion de ter­ri­toires ? Quelle est l’histoire de ce sys­tème éco­no­mique ? Que se passe-t-il quand il n’a plus de limites ? Que se passe-t-il quand vous les avez dépas­sées ? » Il est impor­tant que les jeunes acti­vistes n’arrêtent jamais de poser ces questions.

Peux-tu citer des révolutions fructueuses du passé dont nous devrions nous inspirer lorsque nous mettons en place nos propres stratégies ? Des cas où le pouvoir colonisateur s’est retiré, et a laissé l’économie aux mains de son peuple ?

D.J. : L’économie est un mot très oppres­sif dans un sys­tème éco­no­mique mon­dia­li­sé. On peut par­ler des Irlan­dais qui ont chas­sé les Anglais, ou des Viet­na­miens qui ont chas­sé les États-Unis, mais le vrai vain­queur au Viet­nam est Coca-Cola, puisque le Viet­nam est tou­jours relié au sys­tème éco­no­mique global.

Je pense que c’est une bonne chose que les Indiens et les Irlan­dais aient chas­sé les Anglais, et que les Viet­na­miens aient chas­sé les États-Unis, je n’attaque donc pas la révo­lu­tion en disant cela. Mais un des pro­blèmes lorsque vous l’emportez sur un cer­tain état d’esprit, c’est qu’il trou­ve­ra sou­vent le moyen de s’exprimer autre­ment. Lorsque les États-Unis ont ren­du illé­gal l’esclavage, la pré­ro­ga­tive sous-jacente, en l’occurrence le fait que les blancs consi­dé­raient avoir des droits sur les vies et le tra­vail des Afro-amé­ri­cains, était tou­jours pré­sente et a trou­vé une nou­velle expres­sion avec les lois Jim Crow. On peut le consta­ter depuis lors et jusqu’à nos jours, avec les incar­cé­ra­tions mas­sives d’hommes afro-amé­ri­cains, par des moyens tel­le­ment hon­teux. Comme je l’ai dit plus tôt, nous ne devons jamais ces­ser d’être atten­tifs aux intri­ca­tions, et c’est mal­heu­reu­se­ment assez dépri­mant. Lorsque vous trou­vez une vic­toire, vous décou­vrez aus­si bien sou­vent une réac­tion, une recon­fi­gu­ra­tion et un réta­blis­se­ment du sec­ta­risme sous-jacent.

On le voit aus­si avec le dépla­ce­ment du mono­théisme vers la science, spé­cia­le­ment la science méca­niste, pour laquelle le monde n’est pas vivant. Le mono­théisme du Dieu du ciel chré­tien a accom­pli le gros du tra­vail en reti­rant le sens du monde et en le lais­sant là-haut. La science méca­niste n’est en fait qu’une suite. On peut se racon­ter « qu’on s’est vrai­ment débar­ras­sé de la super­sti­tion et du sec­ta­risme de la chré­tien­té », mais cette foi en la science est encore plus effrayante. Au moins, avec le Dieu du ciel des Chré­tiens, il y avait quelque chose au-des­sus des humains. Main­te­nant, les humains se trans­forment eux-mêmes en ce nou­veau dieu et pensent contrô­ler la pla­nète entière.

Ces quelques pré­ci­sions énon­cées, le film Le vent dans les saules met en lumière une des choses intel­li­gentes qu’ont faites les Irlan­dais. Le film s’ouvre avec tous ces Irlan­dais qui jouent au hur­ling. La pre­mière fois que je l’ai vu, j’ai pen­sé, « quel est le rap­port entre le hur­ling et la lutte des Irlan­dais pour la libé­ra­tion ? » Comme je l’ai men­tion­né, une des choses que nous devons faire est de nous déco­lo­ni­ser. Ils l’ont accom­pli en par­tie par la pra­tique de sports irlan­dais, par l’usage du lan­gage gaé­lique, et par la lec­ture de lit­té­ra­ture gaé­lique. Une révo­lu­tion concluante com­mence en bri­sant les iden­ti­fi­ca­tions avec le sys­tème domi­nant. Il y a d’abord un aspect affec­tif. Après cela, tout n’est que stra­té­gie et tac­tique : vous regar­dez autour de vous et vous deman­dez « Que vou­lons-nous faire, faire sau­ter quelque chose, voter, mani­fes­ter pacifiquement ? »

Cela nous ren­voie à tout ce dont nous avons par­lé jusqu’ici. Nous iden­ti­fions-nous au sys­tème ou à ceux que nous essayons de pro­té­ger ? On peut dire que le mou­ve­ment des droits civiques a été un suc­cès dans la mesure où les Afro-amé­ri­cains ont main­te­nant un droit de vote pré­caire. Évi­dem­ment, l’incarcération de masse vise les hommes noirs et leur retire ain­si leur droit de vote, mais le mou­ve­ment a tout de même été un suc­cès en ce qu’il a atteint des objec­tifs. S’identifier aux élec­teurs noirs est ce qui a ren­du cela pos­sible. S’identifier est donc très important.

Quelques années après avoir écrit la Guerre Écologique Décisive, as-tu appris des choses en matière de stratégie, et que tu voudrais changer ?

D.J. : Nous ne savons pas, puisque per­sonne ne l’a mise en œuvre. Tout ce que je sais c’est qu’il y a plus de 450 zones mortes dans le monde et qu’une seule a recou­vré la san­té — dans la mer Noire. L’Union Sovié­tique s’est effon­drée, ce qui a ren­du l’agriculture non-ren­table à cet endroit. Ils ont mis fin à l’agriculture et la zone morte a suf­fi­sam­ment récu­pé­ré pour qu’il y ait désor­mais une zone de pêche com­mer­ciale. A mes yeux, cela confirme que la pla­nète se remet­tra lorsque cette culture arrê­te­ra de la tuer, en sup­po­sant qu’il reste quelque chose.

L’image qui me vient tou­jours en tête est ce corps, la Terre, qui conti­nue de perdre son sang parce qu’il a été poi­gnar­dé 300 fois. Tous ces gens essayent de le soi­gner, et ils lui font des réani­ma­tions car­diaques, lui mettent des ban­dages, et tout le reste. Mais ils n’arrêtent pas l’assassin qui conti­nue à poi­gnar­der cette per­sonne à mort. Nous devons arrê­ter ce dom­mage prin­ci­pal. Nous devons accep­ter que nous ne pou­vons pas tout avoir. Nous ne pou­vons pas avoir un mode de vie qui repose sur le capi­ta­lisme indus­triel et conti­nuer à avoir une planète.

Je n’ai pas vrai­ment répon­du à ta ques­tion, parce que comme je l’ai dit : per­sonne ne la met en œuvre, alors nous ne savons pas quelles erreurs il peut y avoir dans la stra­té­gie. Je dis depuis 15 ans que si des aliens arri­vaient sur terre depuis l’espace et infli­geaient ce que la civi­li­sa­tion indus­trielle inflige à la pla­nète, nous met­trions en place une Guerre éco­lo­gique déci­sive. Nous détrui­rions leurs infra­struc­tures. C’est un point impor­tant. On peut émettre l’argument selon lequel la seconde Guerre Mon­diale a été rem­por­tée par les alliés, prin­ci­pa­le­ment sur les champs de bataille de Rus­sie. Mais je sou­tiens que le plus impor­tant a été la des­truc­tion de la capa­ci­té indus­trielle alle­mande. De la même façon, le Nord a gagné la Guerre de Séces­sion non seule­ment parce qu’il avait les meilleurs géné­raux, mais parce qu’il a détruit la capa­ci­té du Sud à mener une guerre.

Je me fiche du moyen : nous pou­vons le faire en votant, pour­vu que cela fonc­tionne. Mais nous devons trou­ver com­ment empê­cher cette culture de mener une guerre contre la planète.

Dans Green Is the New Red  (Le Vert est le nouveau Rouge), Will Potter aborde la répression contre les mouvements écologistes (verts). As-tu des conseils à donner aux personnes qui veulent parler ouvertement de la résistance mais craignent les répercussions ? Où se situe la limite entre la culture de la sécurité et le besoin d’une construction de mouvement ? Le Comité Invisible dit que nous devons lier les actions qui ont été menées dans une histoire. Le problème réside-t-il dans le fait que les médias ne couvrent jamais les actions de ceux qui, par exemple, mènent des actions directes contre le fracking dans le New Jersey, et que les actions directes couvertes par les médias semblent se calquer sur des histoires d’horribles loups solitaires ? Penses-tu que cela étouffe notre mouvement ?

D.J. : Ce que tu dis explique beau­coup de choses. La cou­ver­ture des actions directes, et les vraies rai­sons qui dictent ces actions, ne peuvent être lais­sées au soin des médias grand public. Le mou­ve­ment a besoin de per­sonnes publiques capables de publier l’histoire, et d’un groupe clan­des­tin, sépa­ré, pour la mettre en place. Ces deux rôles sont d’une impor­tance cri­tique, mais nous avons besoin d’un pare-feu. Beau­coup d’activistes ont été arrê­tés notam­ment parce qu’ils essayaient de faire les deux. Chez Deep Green Resis­tance, nous essayons de rem­plir ce rôle public, comme le fait le ser­vice de presse du Front de libé­ra­tion des ani­maux de l’A­mé­rique du Nord.

En ce qui concerne la culture de la sécu­ri­té… je pense, par­fois, au mou­ve­ment de léga­li­sa­tion de la mari­jua­na (je com­prends que ce n’est pas tant un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire fruc­tueux qu’un mou­ve­ment social fruc­tueux). Ils ont fait du bon bou­lot en met­tant au point un pro­gramme qui aurait été impen­sable trente ans en arrière. Ils ont réus­si cela en uti­li­sant ce modèle, en agis­sant clan­des­ti­ne­ment avec les culti­va­teurs et publi­que­ment avec la NORML (l’Organisation natio­nale pour la réforme des lois sur la mari­jua­na). On peut dire la même chose de l’IRA (Armée répu­bli­caine irlan­daise). Vous avez besoin de ce pare-feu si vous vivez dans un état sécu­ri­taire, mais il ne faut pas être inuti­le­ment para­noïaque. Même si la sur­veillance est par­tout et qu’ils pré­tendent être Dieu, ceux qui sont assis au som­met ne sont pas réel­le­ment omni­scient. Vivre en Cali­for­nie du Nord, où l’économie de l’herbe dirige en fait l’ensemble de l’économie, m’a aidé à com­prendre que le pan­op­tique n’est pas aus­si omni­scient qu’il le vou­drait. (Encore une fois, je sais qu’il y a une dif­fé­rence entre A) faire pous­ser de la mari­jua­na, qui est pro­ba­ble­ment fumée par bon nombre de flics et qu’ils consi­dèrent avec sym­pa­thie, et B) mettre fin au capi­ta­lisme, ce qui ferait pani­quer tous les flics.)

Je suis très naïf à bien des égards, y com­pris en ce qui concerne la culture de la drogue. Mais j’ai ensei­gné à Peli­can Bay, une pri­son de très haute sécu­ri­té, et des étu­diants m’ont confié que si vous les lâchiez dans n’importe quelle ville du monde, ils pour­raient trou­ver de la drogue en 15 minutes. Je ne serais même pas capable de trou­ver des toi­lettes en 15 minutes ! Cela signi­fie que l’économie sou­ter­raine résiste très bien au pan­op­tique : il n’est pas omniscient.

Le Green Scare (ce nom, popu­la­ri­sé par les acti­vistes envi­ron­ne­men­taux, désigne l’action légale mise en place par le gou­ver­ne­ment des États-Unis contre le mou­ve­ment éco­lo­giste radi­cal) n’a pas abou­ti grâce au pan­op­tique, ou grâce au brillant tra­vail de la police. Les cas de sabo­tage ont été réso­lus par un bon infor­ma­teur à l’ancienne, parce que Jake Fer­gu­son était un abu­seur, un dro­gué et un mou­chard. Une culture basique de la sécu­ri­té aurait sans doute été suf­fi­sante pour déjouer l’enquête.

Peux-tu donner une définition du Féminisme Radical, et une réponse à ceux d’entre vos détracteurs qui ont accusé DGR de transphobie ?

D.J. : La ques­tion que je pose­rais est : « Étant don­né que nous vivons dans une culture du viol, pen­sez-vous que les femmes ont le droit de se laver, de dor­mir, de s’organiser et de se réunir, en dehors de la pré­sence des hommes ? » Si vous pen­sez que les femmes pos­sèdent ce droit, vous serez accu­sé de trans­pho­bie ; vous rece­vrez des menaces de mort. Si vous êtes une femme, vous rece­vrez des menaces de viol. J’ai été dépro­gram­mé à cause de ça, et cer­tains acti­vistes trans ont mena­cé de tuer les enfants des acti­vistes de DGR. Tout cela parce que j’estime que les femmes ont le droit de se réunir sans la pré­sence des hommes.

Je veux qu’il soit clair que per­sonne au sein de DGR ne dit à qui­conque com­ment vivre. Je m’en contre­fiche ! Je ne dis pas que les per­sonnes qui se consi­dèrent trans devraient être payées moins pour leur tra­vail, ou qu’elles ne devraient pas avoir le par­te­naire sexuel qu’elles veulent. Je ne sug­gère pas qu’elles devraient être mises à la porte de chez elles, ou dépro­gram­mées d’une uni­ver­si­té, ou que quoi que ce soit de mal devrait leur arriver.

Quelqu’un m’a écrit pour me dire : « J’ai un petit gar­çon de 5 ans qui adore por­ter de la den­telle, adore dan­ser ‘comme une fille’, et chan­ter ‘comme une fille’ : est-ce que cela ne fait pas de lui un trans-genre ? » Je lui ai écrit en retour et lui ai deman­dé « Êtes-vous en train de dire que seules les filles peuvent por­ter de la den­telle ? Pour­quoi ne peut-on pas dire sim­ple­ment ‘c’est un petit gar­çon qui aime jouer avec des pou­pées et chan­ter d’une voix aiguë ?’ Pour­quoi ne peut-on pas aimer et accep­ter cet enfant comme il est ? Et que veut dire, au juste, dan­ser ‘comme une fille’ ? »

La pen­sée médiocre me fait enra­ger. Je sais que les alliés des trans vont s’énerver quand j’affirme que « les femmes devraient pou­voir se réunir entre elles » parce qu’ils vont deman­der « qui sont les femmes ? Les trans qui s’identifient comme des femmes ne sont-ils pas des femmes ? »  Selon ma défi­ni­tion, la femme est l’être humain femelle, et ma défi­ni­tion de femelle est basée sur la bio­lo­gie. Cer­taines espèces sont dimor­phiques. De la même façon qu’il y a des plantes de mari­jua­na mâles et d’autres femelles, et des hip­po­po­tames mâles et des hip­po­po­tames femelles, il y a des êtres humains mâles et des êtres humains femelles.

Je veux ajou­ter deux choses avant que quelqu’un d’autre ne pro­pose une contre-défi­ni­tion de ‘femme’ :

  1. Une défi­ni­tion ne peut pas être tau­to­lo­gique. Vous ne pou­vez pas uti­li­ser un mot pour le défi­nir lui-même. Vous ne pou­vez-pas dire : « Une femme est quelqu’un qui s’identifie comme étant une femme », pas plus que vous ne pou­vez dire : « Un car­ré est quelque chose qui res­semble à un carré. »
  1. Une défi­ni­tion doit avoir une métrique clai­re­ment défi­nie. Si je dis : « Voi­ci une chose avec 3 côtés, c’est un car­ré. » Vous me répon­drez « Non, ce n’est pas un car­ré parce qu’un car­ré à 4 côtés ». Vous devez être en mesure de véri­fier. Je peux dire que je suis végé­ta­rien mais que j’ai man­gé d’excellentes côte­lettes au dîner. Cela détruit non seule­ment le mot ‘végé­ta­rien’ mais aus­si le mot ‘défi­ni­tion’. Je deman­de­rais à ceux qui sont en désac­cord avec ma défi­ni­tion, « quelle est votre meilleure défi­ni­tion véri­fiable pour le mot ‘femme’ ? » et deuxiè­me­ment, « Est-ce que le fait que ma défi­ni­tion du mot ‘femme’ soit dif­fé­rente, ce qui est défen­dable sur le plan lin­guis­tique, est d’une impor­tance telle que vous pen­sez qu’il est accep­table que des hommes menacent de vio­ler des femmes ? »

Je n’ai jamais dis­cu­té publi­que­ment de ce point aupa­ra­vant, mais je pense que c’est un pro­blème impor­tant dont il faut par­ler. Cela fait par­tie du mou­ve­ment post-moderne, de manière plus vaste, qui donne plus de valeur à ce que l’on pense ou à ce que l’on res­sent qu’à ce qui est réel. Ce qui nous ramène au green­wa­shing, et aux gens qui disent : « Nous devons pro­po­ser l’économie que nous sou­hai­tons. » Non, d’abord nous devons com­prendre ce que la Terre autorise !

Cette culture a une haine pro­fonde envers le corps et ce qui est natu­rel. Voi­ci un bon exemple : je souffre d’une mala­die coro­na­rienne, et j’ai infor­mé mon méde­cin que je me sen­tais mieux depuis mon diag­nos­tic. C’était juste avant la mise en place du Oba­ma­care, donc je n’avais pas encore d’assurance. La dou­leur s’estompait, et j’ai deman­dé pour­quoi. Le méde­cin m’a dit que lorsque les artères se bouchent, le corps envoie des capil­laires tout autour pour, en gros, créer sa propre ver­sion de pon­tage chi­rur­gi­cal. Je n’avais jamais enten­du par­ler de ça. Nous consi­dé­rons tous comme mira­cu­leux que quelqu’un vous ouvre le torse et pra­tique un pon­tage, mais nous n’y pen­sons même pas quand le corps le fait tout seul. Il y a une sagesse et un savoir consi­dé­rables dans le corps, et nous devons apprendre à le res­pec­ter. C’est impor­tant, tant à l’échelle glo­bale plus large qu’à l’échelle per­son­nelle. Je pense qu’il est très impor­tant de recon­naître que cette culture déva­lue le corps. Ce que je res­sens est bien moins impor­tant que ce qui est.

Peux-tu nous dire ce que tu penses du sectarisme de gauche ?

D.J. : Cela nous ramène à la struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle machi­niste de la culture domi­nante, que je ne valo­rise pas, mais dont je recon­nais l’efficacité. Elle a été capable d’emmener les gens au-delà du sectarisme.

Au fil des années, j’ai reçu des mil­liers de cour­riers hai­neux, dont seule­ment deux cents pro­ve­naient de gens de droite. J’ai reçu des mes­sages hai­neux d’activistes anti-voi­ture parce que je conduis une voi­ture, de végé­ta­liens parce que je mange de la viande, et d’anarchistes parce que je crois qu’il faut des lois contre le viol. Je n’ai jamais com­pris pour­quoi les acti­vistes pour les droits des ani­maux et les chas­seurs ne tra­vaillent pas ensemble pour pro­té­ger les habi­tats. Cela ne me pose­rait pas de pro­blème. Je crois aux alliances tem­po­raires. Après cela, les acti­vistes pour les droits des ani­maux pour­raient sabo­ter les par­ties de chasse.

Voi­ci un bon exemple des années 300 ou 400. Deux sectes chré­tiennes s’affrontaient ; elles avaient le même nom mais l’une avait un tré­ma et l’autre pas. Elles se sont entre-tuées — des cen­taines de gens ! — pour cette ques­tion : « Pen­sez-vous que les flammes de l’enfer sont lit­té­rales ou figuratives ? »

Je par­lais à quelqu’un de la per­ma­nence des conflits internes de la gauche. Il m’a expli­qué que là où il vit en Vir­gi­nie-Occi­den­tale, il n’y avait aupa­ra­vant qu’une seule branche du KKK [Ku-Klux Klan], com­po­sée de trois frères. Main­te­nant, il y a trois branches, parce qu’ils ne peuvent plus se sup­por­ter. Ce n’est donc pas un pro­blème inhé­rent à la gauche.

Au lieu de s’énerver contre le sec­ta­risme, ce que j’ai fait pen­dant les quinze der­nières années, nous devons trou­ver com­ment y remé­dier. Cela fait sans doute par­tie de la condi­tion humaine.

Mon amie Jean­nette Arm­strong, une acti­viste et auteure indi­gène, m’a dit un jour : « Dans notre com­mu­nau­té, nous avons autant de que­relles que les blancs. La dif­fé­rence, c’est que je sais que mes arrière petits-enfants épou­se­ront tes arrière petits-enfants, alors nous devons trou­ver com­ment nous entendre. » J’aime vrai­ment ce rai­son­ne­ment. Je pense que nous devons sim­ple­ment nous deman­der : « Que cher­chons-nous réel­le­ment à faire ? »

En quoi le fait que je sois en désac­cord avec un acti­viste trans, par exemple, et qu’eux soient en désac­cord avec moi, pose-t-il pro­blème ? Nous pou­vons conti­nuer à faire notre tra­vail, et, au pire, nous igno­rer mutuel­le­ment. Il y a plein de gens avec qui je suis en désac­cord. Il arrive tout le temps que les membres des familles aient des points de vue dif­fé­rents en matière de poli­tique ; cela ne les empêche pas de s’aimer.

La ques­tion que l’on m’a sou­vent posée au fil des années et qui me fait beau­coup rire, c’est « à quoi res­semble Thanks­gi­ving chez toi ? » Une de mes sœurs est ingé­nieure pétro­lier, et elle était autre­fois mariée avec un gars qui fai­sait de la lixi­via­tion par cya­nure et pos­sé­dait une mine d’or. Main­te­nant elle est mariée à un gars qui bos­sait à la NSA (Agence natio­nale de la sécu­ri­té), et tra­vaille main­te­nant pour l’armée israé­lienne. De quoi par­lons-nous ? Nous par­lons de foot­ball. Mon frère est un grand fan des Sea­hawks de Seat­tle, alors, aller les Hawks ! Je ne parle pas de sujets envi­ron­ne­men­taux : cela déclen­che­rait une dis­pute. Par consé­quent, je ne com­prends pas pour­quoi nous, les acti­vistes, ne sommes pas d’accords pour ne pas l’être.

Noam Chom­sky, qui est vrai­ment en désac­cord avec la pers­pec­tive anti-indus­trielle, est un autre très bon exemple. Il était pré­vu que je tienne une confé­rence en Écosse, et ils vou­laient me ques­tion­ner sur le fait que Chom­sky crache sur l’anti-industrialisme. Je ne suis vrai­ment pas d’accord avec lui sur ce sujet, mais je res­pecte vrai­ment son tra­vail ; de ce fait, mon agent, une per­sonne très intel­li­gente, qui est éga­le­ment l’agent de Chom­sky, m’a convain­cu de sim­ple­ment pré­ci­ser que « je n’attaque pas Chom­sky. Nous ne sommes sim­ple­ment pas d’accord sur ce point. » Je ne com­prends pas que nous ne puis­sions pas faire cela plus sou­vent. Il y a une limite, bien sûre. Roman Polans­ki est un vio­leur, alors par­ler de sa vie pri­vée a du sens.

Je ne sup­porte pas Richard Daw­kins, j’ai beau­coup cri­ti­qué son tra­vail, et j’ai enten­du dire que c’est un indi­vi­du pom­peux. Mais je n’ai jamais enten­du dire que c’était un vio­leur ou quoi que ce soit, donc je ne vois pas pour­quoi je ne foca­li­se­rais pas sim­ple­ment mes cri­tiques sur son travail.

Je pense que le ciné­ma est vrai­ment pré­ju­di­ciable à la com­mu­ni­ca­tion, en ce qu’il est tel­le­ment en marge de la vraie vie et de la façon dont on com­mu­nique. Pour faire avan­cer l’histoire d’un film, il faut une ten­sion dra­ma­tique. Alors très sou­vent, vous avez des gens qui s’affrontent, alors qu’ils ne s’affronteraient pas dans la vraie vie, et puisque nous appre­nons à com­mu­ni­quer avec les his­toires que nous assi­mi­lons, nous appre­nons à être encore plus que­rel­leurs que ce que nous serions autrement.

Je connais quelqu’un qui a été invi­té sur le pla­teau de Bill Maher et s’est mon­tré rela­ti­ve­ment poli. Ils se sont éner­vés et lui ont dit « si tu reviens un jour dans l’émission, tu dois cou­per la parole aux gens et être agres­sif, car c’est ce qui fait mar­cher l’émission. On veut Jer­ry Sprin­ger, on veut que les gens jettent des chaises. » On ne veut peut-être pas vrai­ment cela, mais c’est comme cela que fonc­tionne le spec­tacle. Dès lors, nous inté­grons que ce sont des com­por­te­ments acceptables.

J’écris un livre en ce moment avec un co-auteur. Nous avons eu un désac­cord impor­tant same­di der­nier, mais nous l’avons tous deux géré d’une façon mature. Nous sommes tou­jours en fort désac­cord, mais nous avons ren­for­cé notre ami­tié en la gérant de façon mature. […]


Tra­duc­tion : Jes­si­ca Aubin
Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
2 comments
  1. La socio­pa­thie est inhé­rente à la civi­li­sa­tion est pour la faire dis­pa­raitre il fau­dra détruire la civilisation.
    L’ex­ploi­ta­tion est au coeur de ce sys­tème et notre style d’ex­ploi­ta­tion des­truc­teur est pos­sible en fonc­tion du nombre qui lui même découle du pro­grès, de la civilisation…
    Vou­loir conser­ver même une par­celle de ce sys­tème est une erreur car même cette par­celle de civi­li­sa­tion est la flamme qui ral­lu­me­ra l’incendie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes