Ce n’est pas tous les jours, sur ce site, qu’on entreprend de commenter un film, qui plus est hollywoodien. Mais il y a une première à tout. Le film Dark Waters (« Eaux sombres »), dans lequel Mark Ruffalo incarne Rob Bilott, l’avocat qui, encore actuellement, lutte contre une des entreprises qui participent le plus activement à perpétrer « l’empoisonnement universel » dénoncé par Fabrice Nicolino (il faut lire son livre sur le sujet, il est édifiant) : la multinationale états-unienne DuPont (géant mondial de la chimie auquel on doit, entre autres, le génial Teflon, et divers explosifs, et, au moins en partie, la bombe atomique, et le nucléaire), est pas mal.
Mais revenons-en à DuPont. Ou, plus précisément, à « E.I. du Pont de Nemours et compagnie ». Ça sonne français, n’est-ce pas ? C’est normal. La compagnie a été fondée en juillet 1802 à Wilmington, dans le Delaware, par le chimiste Éleuthère Irénée du Pont de Nemours, né Éleuthère Irénée du Pont à Paris le 24 juin 1771, et mort à Philadelphie (Pennsylvanie) le 31 octobre 1834. Avant de fonder cette admirable compagnie qui participera à fabriquer la première bombe nucléaire au travers du « Projet Manhattan » et qui contaminera le monde entier avec des produits toxiques comme le PFOA, ce cher Éleuthère se distingue pendant la Révolution française lorsque, au cours de la journée du 10 août 1792, et aux côtés de son père Pierre Samuel du Pont de Nemours (récemment anobli par Louis XVI), il défend ledit Louis XVI et son épouse Marie-Antoinette contre la foule insurgée. Le brave homme. Après avoir frôlé l’exécution pendant la Terreur (zut alors !), les DuPont de Nemours quittent la France pour les États-Unis en 1800.
Avance rapide. Mai 2019 – RTBF : « En novembre 2018, l’Echa, l’Agence européenne des produits chimiques, avait déjà expliqué devant des députés européens que pas moins de 71% des substances chimiques fabriquées en Europe présentent des lacunes en matière de tests ou d’informations sur leur dangerosité éventuelle.
Selon l’Agence, la sécurité de deux tiers des produits chimiques n’est donc pas garantie, personne ne peut dire avec certitude si ces produits sont sans danger pour les humains et les animaux.
Mais ces deux tiers ne sont que des estimations, précise Tatiana Santos du Bureau européen de l’environnement, car l’Echa ne vérifie que 5% des dossiers. »
Août 2019 — Le Soir : « 99% des molécules des produits chimiques européens ne sont pas testées. […] Sur 145.297 produits chimiques répertoriés en Europe, seule une centaine a été évaluée quant à leur dangerosité. »
Il a été mis en évidence que le coronavirus frappe plus durement les personnes atteintes de « maladies de civilisation », c’est-à-dire les personnes dont la santé est déjà relativement attaquée par la vie normale dans la civilisation industrielle, c’est-à-dire beaucoup et toujours plus de gens. Pour tout ça, on peut remercier Éleuthère et ses dignes héritiers, les industriels du monde entier, ainsi que les institutions gouvernementales (étatiques, supra-étatiques) qui, depuis l’avènement de la civilisation industrielle, les accompagnent dans leurs crimes, en tant que complices et/ou instigatrices.
Toute l’horreur de la civilisation industrielle se concentre dans cette histoire : au travers des pratiques industrielles, on endommage la nature une première fois (obtention de matières premières, que ce soit pour construire des usines, des routes, des machines, etc.), on asservit et exploite des êtres humains (« ressources humaines »), et on endommage la nature une seconde fois (rejets et émissions de polluants divers et variés), en nuisant au passage à la santé des humains comme à celle de tous les êtres vivants — folie furieuse de la mégalomanie technologique et capitaliste.
Produire massivement des substances dont on ne sait pratiquement rien — et dont le peu qu’on sait nous indique toutes sortes de dangers, de toxicités, de cancérogénicités. Baigner le monde entier dedans. Quelle belle entreprise. Quelle riche idée.
Nicolas Casaux
Annexe : Deux extraits, concernant l’histoire de DuPont, du livre Un empoisonnement universel de Fabrice Nicolino :
1. DuPont et la guerre de Sécession
Commençons par l’ancêtre. Sans la révolution de 1789, Éleuthère Irénée du Pont de Nemours serait sans doute mort français. Ce royaliste fervent, né en 1771, part pour l’Amérique en 1799, en famille. En 1802, il crée dans le Delaware l’entreprise E.I. du Pont de Nemours and Company, à l’origine simple fabricant de poudre à canon. Deux siècles plus tard (en 2012), le chiffre d’affaires de DuPont atteint 34,8 milliards de dollars.
Irénée, qui avait oublié d’être bête, décide de tout miser sur la guerre, ou du moins sur le secteur militaire. Au milieu du XIXe siècle, son entreprise est déjà le plus grand fournisseur de poudre de l’armée américaine. La moitié de celle utilisée pendant la guerre civile américaine, entre 1861 et 1865, porte la marque DuPont.
Mais on ne s’entretue pas chaque jour qui passe. Comment s’étendre encore ? Heureusement pour l’empire naissant, Alfred Nobel invente en 1866 la dynamite, un mot qui vient du grec dunamis, généralement traduit par puissance. Qui fait sauter le monde est donc puissant.
Chez les DuPont, pendant ce temps, les divergences se sont multipliées. Lammot du Pont, petit-fils d’Irénée, a fait gagner des fortunes à l’entreprise familiale avec la poudre noire, mais, lorsqu’il s’avise de parler dynamite, son oncle Henry Algernon du Pont, connu aux Amériques sous le nom de « colonel Henry », renâcle. Au point que Lammot, persuadé que l’avenir appartient à la découverte de Nobel, crée en 1880 une nouvelle entreprise, la Repauno Chemical Company.
Or donc, la fortune par les explosifs. DuPont a compris qu’une autre guerre commence dont l’ennemi, omniprésent, est le pays lui-même. Le pays et son absence de routes et de rails, ses absurdes rivières tumultueuses, sa Grande Prairie sans limites apparentes. L’Amérique des pionniers a un immense besoin de bâtons de dynamite pour faire sauter les roches, ouvrir des voies nouvelles, étendre vers l’ouest les stations de chemin de fer. DuPont sera le prophète d’un monde nouveau.
Plus tard, au début du XXe siècle, les ingénieurs de DuPont travaillent sur de nouveaux explosifs, comme le trinitrotoluène, mieux connu sous le sigle TNT. En 1912, dans un sursaut, le procureur général des États-Unis décide de poursuivre l’entreprise pour violation de la loi antitrust, estimant qu’elle détient un monopole sur la production d’explosifs. DuPont est démantelé, ce qui va lui donner l’occasion de se développer encore en se tournant vers les polymères, qui conduiront au grand basculement du Nylon.
Entre-temps, la guerre de 1914–1918 est une aubaine. Bien que les États-Unis n’entrent dans le conflit qu’en 1917, les fournitures de DuPont à l’armée connaissent une poussée sans précédent. En valeur, elles seraient passées de 25 millions de dollars en 1914 à 318 millions en 1918, avec un total cumulé, sur les cinq années, de 1,245 milliard de dollars, une somme colossale pour l’époque. Le grand massacre est un multiplicateur de profit. […]
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2. Le Nylon de DuPont fait la bombe
Où l’on note qu’un chimiste peut être exfiltré comme un espion. Où l’on voit qu’une grande découverte peut aussi se révéler un boulet. Où l’on regarde Julian Hill tirer sur un filament de Nylon. Où l’on remercie à genoux Lise Meitner pour s’être rendue en Suède. Où l’on est sidéré de découvrir les liens directs entre chimie et nucléaire. Entre Nylon et bombe. Entre DuPont et Nagasaki.
Nous avons laissé l’entreprise américaine DuPont en 1918, ivre de ses profits de guerre, les coffres remplis des milliards de dollars gagnés dans les tranchées de 14–18. Que faire en temps de paix quand on a gagné tant d’argent grâce à la mort ?
Le triomphe du procédé Haber-Bosch, c’est-à-dire de la synthèse de l’ammoniac – la porte ouverte aux engrais azotés et aux explosifs –, surexcite comme il se doit les chimistes du monde entier. La chimie des hautes pressions semble être l’avenir de l’industrie mondiale. DuPont se lance résolument dans l’aventure au lendemain de l’armistice. Des chimistes allemands de Bayer et de BASF sont débauchés à prix d’or, puis quasiment « exfiltrés » vers les États-Unis. L’Allemagne ira jusqu’à lancer des mandats d’arrêt contre eux, et certains seront arrêtés, avant d’être – difficilement – libérés. Un laboratoire spécialisé est créé et une usine est construite en 1925 à Belle, en Virginie. Mais toutes les nations riches ont fait de même, et la concurrence est si vive qu’en 1928 le prix de l’ammoniac de synthèse baisse. Sur fond de Grande Dépression, il s’effondrera même entre 1928 et 1932, passant de 32 cents la livre à 16. Les capacités de production dépassent de loin la consommation mondiale. Or DuPont a déjà investi dans le secteur la moitié de ses bénéfices de la Première Guerre mondiale.
Quand l’ammoniac devient un boulet
Il faut donc diversifier. DuPont tente par tous les moyens de vendre son ammoniac, cherchant des débouchés dans la réfrigération, les solvants pour la peinture, les liquides de frein. En 1930, l’ammoniac reste un boulet. En 1934, la seule usine de Belle représente un capital investi de 50 millions de dollars, ce qui constitue alors une somme énorme. Et les profits ne sont pas au rendez-vous.
Le succès viendra à la suite d’une décision du directeur de la recherche de DuPont, Charles Stine. Celui-ci a une bonne intuition : réunir de petites équipes de chimistes surdoués voués à la seule recherche fondamentale. Autrement dit, DuPont accepte d’investir sans être sûr d’obtenir des résultats appliqués, concrets, industriels. L’opération est de longue haleine, mais, à la fin des années 20, tous les grands secteurs de la chimie sont pourvus d’une unité « à part ». Celle de la chimie organique est confiée à un certain Wallace Carothers, qui deviendra l’un des grands héros de la chimie mondiale.
Embauché en 1928, Carothers est un homme de laboratoire, et il n’a accepté l’offre de DuPont qu’après avoir reçu de solides assurances. On ne lui fera pas faire des recherches en vue de quelque application que ce soit. D’autant qu’il est passionné par la question des polymères, qui est particulièrement technique. Un polymère est une sorte de chaîne constituée de molécules géantes – les macromolécules –, elles-mêmes formées par la répétition d’un atome ou de groupes d’atomes. Certains polymères sont naturels, comme le caoutchouc, l’amidon, la cellulose, le cuir. D’autres sont artificiels, inventés par l’homme à coups de manipulations et de réactions. Ces derniers peuvent être obtenus après modification de polymères naturels, ou bien par la synthèse de monomères, les molécules de base.
L’assemblage des monomères, appelé polymérisation, est d’une grande complexité, et, jusqu’aux travaux de Hermann Staudinger, autour de 1920, la plupart des chimistes doutaient même de l’existence des macromolécules. En annonçant au monde, en 1926, que les matériaux plastiques naturels, comme le caoutchouc, sont constitués par des macromolécules, Staudinger ne rencontre d’abord que des huées et des vexations. Le monde officiel de la chimie pense que ces matériaux sont un assemblage de petites molécules portant le nom de micelle.
La si grande découverte du Nylon
Dans ces conditions, la chimie des polymères ne peut évidemment pas exister. Et c’est sans doute ce qui motive Carothers quand il entre au service de DuPont : il entend démontrer que les hypothèses de Staudinger sont fondées. En même temps que lui, DuPont engage à tour de bras des chimistes de tout gabarit qui changent la face de l’entreprise. Leur nombre passe de 279 en 1927 à 687 en 1930, puis à 1 261 en 1940.
Les recherches apparemment « gratuites » de Carothers et de son groupe conduisent à deux découvertes. La première s’appelle Néoprène, ce caoutchouc synthétique qui équipera de pneus les Jeep de l’armée américaine, des rizières d’Asie aux plages françaises du débarquement de juin 1944. La seconde deviendra le Nylon, et marque une révolution complète de la chimie et de la consommation. Le Nylon, premier représentant de la prolifique famille des polyamides.
Une célèbre photographie montre le chimiste Julian Hill reproduisant le moment clé de l’invention du Nylon. Les faits réels se sont produits en 1935, mais en 1946 le service publicité de DuPont a décidé de mettre en musique les grandes heures du fameux laboratoire Carothers. Hill tient dans sa main droite un tube à essai empli d’une espèce de sirop blanchâtre, et de la gauche soulève une pipette qui a été préalablement mise au contact de l’épais liquide. Entre la pipette et le tube, un filament s’étire dont l’élasticité et la résistance semblent pour le moins intéressantes. Aussi singulier que cela puisse paraître, ce nouveau composé – le polyamide 6–6 – repose sur des liaisons chimiques entre le carbone, l’hydrogène, l’oxygène, l’azote. Une stupéfiante tambouille, à l’intérieur d’un autoclave soumis à des températures et à des pressions très élevées, a organisé la matière suivant des séries de macromolécules. Julian Hill dira plus tard avoir eu « l’impression de sentir les molécules se mettre en place en lignes parallèles, et les atomes d’hydrogène s’accrocher les uns aux autres ».
Comment tuer la soie naturelle
En ce début de 1935, on est encore fort loin du vrai succès. Il faudra bien des efforts avant qu’un brevet soit déposé, en 1938. Carothers, l’inventeur, ne sera plus là pour le voir : ce grand dépressif se tue dans une chambre d’hôtel le 29 avril 1937. Le reste appartient au commerce, et à la publicité. Le 24 octobre 1939, un magasin de Wilmington, dans le Delaware, vend ses premières paires de bas faites de Nylon. Certaines clientes ont parcouru des centaines de kilomètres pour venir les acheter. La première fibre synthétique de l’histoire vient de naître. Elle ouvre la voie à d’innombrables matières plastiques.
Et pourtant, en 1938 la soie naturelle importée du Japon est encore reine. Cette année-là, 700 millions de paires de bas sont achetées, et c’est par un tour de force que DuPont parvient à rendre « désirable » un produit en réalité moins efficace. Les bas en Nylon, contrairement à ce que l’entreprise laissera croire au moyen d’énormes artifices publicitaires, sont fragiles et filent aisément. Mais les multiples spots radiodiffusés clament une tout autre chanson. On n’entend plus que : « Si c’est du Nylon, c’est plus joli et oh ! si vite sec ! » Ou encore : « Soyeux, brillant, léger, inusable, infroissable ! » Et même : « Et tout ceci simplement à partir de charbon, d’air et d’eau. »
Le Nylon est lumineux, facile à laver, rapide à sécher, résistant aux mites et à la transpiration, élastique, etc. Mais, surtout, le Nylon est deux fois plus cher que la soie naturelle importée. En 1939, la livre de soie japonaise coûte 2,79 dollars, quand celle de Nylon atteint 4,27 dollars.
Hahn sur la piste de la bombe
Une autre époque commence. En septembre 1939, la Pologne est occupée. En mai et juin 1940, c’est au tour d’une grande partie de la France. En Asie, le Japon envahit la Mandchourie dès 1931, avant d’attaquer la Chine. En décembre 1941, sa flotte de guerre détruit une partie de celle des États-Unis dans le port de Pearl Harbor, à Hawaii. L’Amérique de Roosevelt se retourne contre le Japon, puis contre l’Allemagne. La guerre devient mondiale.
En Allemagne, justement, Otto Hahn – futur prix Nobel – vient de découvrir (en 1938) la fragmentation de l’uranium, qui n’est autre que la fission nucléaire. En 1939, une de ses amies, Lise Meitner, émigre en Suède pour échapper aux persécutions nazies. Lise Meitner est une grande physicienne juive. Elle a participé de près aux expériences de Hahn, qui lui doit une partie de son succès de 1938. Elle parle de ces recherches autour d’elle, et, de proche en proche, des physiciens présents aux États-Unis sont mis au courant de l’arrière-plan de la découverte. Parmi eux, l’Italien Enrico Fermi et les Hongrois Leó Szilárd et Eugene Wigner.
Le 2 août 1939, Albert Einstein, lui aussi réfugié en Amérique, écrit une lettre à ce sujet au président Franklin Roosevelt. C’est Szilárd qui l’a convaincu de l’importance de la chose. Einstein confiera plus tard : « Ma participation à la construction de la bombe atomique consistait en une action unique : je signai une lettre au président Roosevelt dans laquelle j’insistais sur la nécessité d’organiser des expériences sur une vaste échelle et sur la possibilité de produire une bombe atomique. »
Les neutrons disloquent l’uranium
Le sort en est jeté. Il s’agit de confier l’arme atomique soit aux Allemands, soit aux Américains. À situation impossible, choix dramatiques. Le 30 octobre 1942, le vice-président de DuPont, Willis Harrington, reçoit un coup de fil du général Groves, qui demande à le rencontrer pour discuter d’une affaire de sécurité nationale. Les deux firmes d’ingénierie chargées de la construction d’usines de plutonium ne sont simplement pas à la hauteur du projet, en tout point démesuré. Or DuPont est la seule grande entreprise chimique à bâtir, grâce à son département ingénierie, ses propres usines – en fait, probablement le seul groupe industriel capable de relever le défi. L’armée demande son intervention prioritaire, et même immédiate.
Malgré de sérieuses réserves internes, DuPont accepte. Le 2 décembre 1942, Crawford Greenewalt, qui deviendra patron de l’entreprise en 1948, assiste à une expérience. La scène se passe en dessous du stade de foot de l’université de Chicago. Des physiciens de premier plan, dont Enrico Fermi, ont empilé des barres d’uranium et de graphite, entraînant la première réaction en chaîne décidée par l’homme. Les neutrons disloquent l’uranium – c’est la fission –, libérant de nouveaux neutrons, et ainsi de suite selon une courbe exponentielle. Tout paraît encore simple. Le 21 décembre 1942, DuPont signe un contrat avec l’armée pour construire la première usine de plutonium de l’histoire.
Cellophane, pesticides et caoutchouc de synthèse
Le « projet Manhattan », comme on appellera le processus de fabrication de la bombe atomique, passe des premiers tâtonnements à la phase industrielle grâce au savoir-faire unique de DuPont. En s’alliant aussi étroitement à l’État et à l’armée, les dirigeants de l’entreprise ne perdent pas de vue leurs intérêts. La guerre est à nouveau une opportunité d’immenses profits : 70 % des explosifs produits aux États-Unis pendant le conflit sortiront des entrepôts DuPont. Cela représente la bagatelle de 2,3 millions de tonnes, soit trois fois la quantité totale d’explosifs fabriquée pendant la Première Guerre mondiale. Loin de la monoculture du début du siècle – poudre noire et TNT –, DuPont vendra aussi des teintures pour les uniformes, de l’antigel pour les chars et les avions, de la cellophane, du caoutchouc de synthèse, de tout nouveaux pesticides comme le DDT… Un pur triomphe commercial.
Encore faut-il bâtir de toute urgence de vastes usines hautement spécialisées. On ne décrira pas, fût-ce dans les grandes lignes, les trente-deux mois qui mènent de la première réaction en chaîne – décembre 1942 – aux explosions nucléaires de Nagasaki et Hiroshima – août 1945. Quelques points, tout de même : le projet Manhattan regroupe pour l’essentiel des physiciens de haut vol repliés à l’université de Chicago, une partie des ressources humaines et matérielles de DuPont, et, bien sûr, l’armée et divers services de l’État.
19 kilomètres par 24
Le chantier démarre. Les chantiers, plutôt, car deux usines sont au programme. Le 22 février 1943, on commence la construction d’un usine pilote dans le Tennessee, destinée à l’enrichissement de l’uranium. La petite ville d’Oak Ridge compte alors 3 000 habitants. En 1945, elle en comptera 75 000. L’usine est achevée en moins d’un an et ne cessera de fonctionner qu’en 1987.
L’autre installation du projet Manhattan défie les superlatifs. Il faut produire cette fois du plutonium, dont la « découverte » ne remonte qu’à la fin de 1940. Les ingénieurs de DuPont résolvent, pour commencer, la question du site. Parmi bien d’autres contraintes, le lieu doit être vaste et isolé, susceptible d’abriter une zone dangereuse de 19 kilomètres par 24. Il doit y avoir de l’eau en abondance, et de l’électricité, bien sûr. Mais aucune autoroute, aucune ligne de chemin de fer, aucune habitation ne doit se trouver à moins de 16 kilomètres du rectangle stratégique. Quant au sol, il doit évidemment pouvoir supporter toutes les charges nécessaires.
Ce sera près de Hanford, un bourg agricole de quelques centaines d’habitants, dans l’État de Washington, à l’extrême ouest des États-Unis. Seattle, au bord du Pacifique, est environ à 250 kilomètres au nord-ouest. Avant de commencer, on chasse de leurs habitations 1 500 personnes. Sans compter les Indiens Wanapum, que personne ne songe à recenser. Puis 50 000 ouvriers affluent, de plus en plus vite. En août 1945, les 1 600 kilomètres carrés du site – à peu près la taille du département de l’Essonne – abritent 554 bâtiments, trois réacteurs nucléaires et trois installations de production de plutonium. DuPont a tout construit, tout surveillé, tout garanti.
En vérité, pas DuPont, mais ses ingénieurs de choc. Ses ingénieurs chimistes. Ceux du Nylon. Crawford Greenewalt, le grand organisateur, a transformé l’invention de Carothers en un produit industriel hautement profitable avant de s’attaquer au projet Manhattan. Et la plupart de ceux qui l’entourent pour préparer la bombe ont joué un rôle éminent dans le triomphe du Nylon : George Graves – assistant de Greenewalt –, Hood Worthington – chargé de l’ingénierie du réacteur –, Dale Babcock – chargé de la physique du réacteur et de la sécurité. La chimie mène donc à tout.
Le désastre de Hanford
Les conséquences écologiques de l’entreprise menée à Hanford nécessiteraient un livre. Le dernier réacteur a cessé de fonctionner en 1987, et, depuis, chaque année apporte son lot de révélations sur ce qui fut un authentique désastre planétaire. En un mot, c’est comme si l’urgence des années 1942–1945 avait donné tous les droits. Il fallait faire vite, selon le précepte officiel du « fast track » – « le chemin le plus rapide ». Tom Carpenter, directeur de l’association Hanford Challenge, ne cesse de réclamer aujourd’hui un vrai nettoyage des lieux : « La méthode fast track signifie que le dépôt a été conçu et construit en l’absence de technologies de stockage des déchets nucléaires sûres et sécurisées, dans l’espoir de les introduire plus tard, quand elles auraient fait leur apparition. »
Aujourd’hui, le seul entretien des cuves, piscines, fûts, réacteurs en charpie, bâtiments en ruine coûte 2,5 milliards de dollars par an. Des documents déclassifiés en 1986 – 19 000 au total – donnent une idée de l’immensité des pollutions. Le mythique fleuve Columbia, tout proche, a permis de refroidir les réacteurs, tandis que ses poissons, aliment essentiel pour les communautés indiennes de l’aval, ont été nourris aux radionucléides. Hanford est la propriété du département de l’Énergie (DoE), une administration fédérale qui décide de la réglementation et des contrôles. Or le DoE n’entend pas payer la dépollution, dont l’addition est de toute manière hors de portée.
Greenewalt et les petits oiseaux
Les centaines de milliers de mètres cubes de déchets se trouvent aujourd’hui dans des cuves en acier qui fuient. Dans des caisses en bois. Dans des fossés, à même le sol. Le gouverneur de l’État, Jay Inslee, a révélé le 22 février 2013 que six réservoirs enterrés, bourrés des déchets les plus radioactifs, sont percés. Mais DuPont est passé à autre chose.
Entre l’entrée de DuPont dans le projet Manhattan, à la fin de 1942, et le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, en août 1945, il s’écoule trente-deux mois. Les physiciens de l’atome naissant, autour de Fermi, n’auraient rien pu faire sans la puissance industrielle de DuPont et la qualité de ses chimistes. En 1962, alors qu’il est président de l’entreprise, Crawford Greenewalt écrit en toute clarté : « Il est malheureux que les livres d’histoire parlent d’un triomphe des physiciens. C’est toujours la même chose ! […] Je pense que le travail des ingénieurs chimistes a été aussi important que celui des physiciens[11]. »
On peut être à l’origine de la bombe atomique et aimer regarder les oiseaux. La preuve : la revue d’ornithologie américaine The Auk publie dans son numéro de janvier-mars 1994 un hommage à Greenewalt, mort en 1993. L’ancien président de DuPont avait mis au point un système photographique capable de saisir un à un les battements d’ailes du colibri. En vertu de quoi, comme le note la revue, « les ornithologues seront longtemps redevables à Crawford Greenewalt pour sa contribution pionnière à la discipline qu’ils ont choisie ».
Une seule et même histoire
Le lecteur aura-t-il identifié le fil qui relie les faits exposés dans cet ouvrage ? Il existe. Qu’il soit de Nylon ou d’une autre matière de synthèse, un fil rouge sang rattache sans conteste le destin de Fritz Haber, l’aventure industrielle d’IG Farben et les réussites considérables de l’entreprise DuPont. Si un même mot pouvait réunir ces histoires extrêmes, ce serait celui d’impunité. Pas de procès de Nuremberg pour la chimie de synthèse ! Certes, tout ne saurait être mis sur le même plan. Mais la mort était au programme de l’industrie chimique mondiale entre 1900 et 1945. Et, puisque aucun compte n’a été soldé, cela ne pouvait que continuer. Cela n’a pas manqué.
Ha ouais ! Quand même !
Je comprends mieux les agissements du colibri dans la fable, maintenant…
C’est marrant ce réflexe judéo-chrétien des richissimes personnes qui veulent contrebalancer leur sale image (dont ils ont réellement con-science) pour leur postérité, avant de caner.
Moi j’ai juste envie d’entendre tout ces chimistes du bon côté braire qu’ils ne faisaient, eux aussi, qu’obéir aux ordres.
Et c’est une véritable question :
En aurait-t-on beaucoup de ce genre de témoignage, même en dehors du genre cinématographique ?