Dark Waters, un petit aperçu de la démence industrielle (par Nicolas Casaux)

Ce n’est pas tous les jours, sur ce site, qu’on entre­prend de com­men­ter un film, qui plus est hol­ly­woo­dien. Mais il y a une pre­mière à tout. Le film Dark Waters (« Eaux sombres »), dans lequel Mark Ruf­fa­lo incarne Rob Bilott, l’avocat qui, encore actuel­le­ment, lutte contre une des entre­prises qui par­ti­cipent le plus acti­ve­ment à per­pé­trer « l’empoisonnement uni­ver­sel » dénon­cé par Fabrice Nico­li­no (il faut lire son livre sur le sujet, il est édi­fiant) : la mul­ti­na­tio­nale états-unienne DuPont (géant mon­dial de la chi­mie auquel on doit, entre autres, le génial Teflon, et divers explo­sifs, et, au moins en par­tie, la bombe ato­mique, et le nucléaire), est pas mal.

Mais reve­nons-en à DuPont. Ou, plus pré­ci­sé­ment, à « E.I. du Pont de Nemours et com­pa­gnie ». Ça sonne fran­çais, n’est-ce pas ? C’est nor­mal. La com­pa­gnie a été fon­dée en juillet 1802 à Wil­ming­ton, dans le Dela­ware, par le chi­miste Éleu­thère Iré­née du Pont de Nemours, né Éleu­thère Iré­née du Pont à Paris le 24 juin 1771, et mort à Phi­la­del­phie (Penn­syl­va­nie) le 31 octobre 1834. Avant de fon­der cette admi­rable com­pa­gnie qui par­ti­ci­pe­ra à fabri­quer la pre­mière bombe nucléaire au tra­vers du « Pro­jet Man­hat­tan » et qui conta­mi­ne­ra le monde entier avec des pro­duits toxiques comme le PFOA, ce cher Éleu­thère se dis­tingue pen­dant la Révo­lu­tion fran­çaise lorsque, au cours de la jour­née du 10 août 1792, et aux côtés de son père Pierre Samuel du Pont de Nemours (récem­ment ano­bli par Louis XVI), il défend ledit Louis XVI et son épouse Marie-Antoi­nette contre la foule insur­gée. Le brave homme. Après avoir frô­lé l’exé­cu­tion pen­dant la Ter­reur (zut alors !), les DuPont de Nemours quittent la France pour les États-Unis en 1800.

Avance rapide. Mai 2019 – RTBF : « En novembre 2018, l’Echa, l’Agence euro­péenne des pro­duits chi­miques, avait déjà expli­qué devant des dépu­tés euro­péens que pas moins de 71% des sub­stances chi­miques fabri­quées en Europe pré­sentent des lacunes en matière de tests ou d’informations sur leur dan­ge­ro­si­té éventuelle.

Selon l’Agence, la sécu­ri­té de deux tiers des pro­duits chi­miques n’est donc pas garan­tie, per­sonne ne peut dire avec cer­ti­tude si ces pro­duits sont sans dan­ger pour les humains et les animaux.

Mais ces deux tiers ne sont que des esti­ma­tions, pré­cise Tatia­na San­tos du Bureau euro­péen de l’environnement, car l’E­cha ne véri­fie que 5% des dossiers. »

Août 2019 — Le Soir : « 99% des molé­cules des pro­duits chi­miques euro­péens ne sont pas tes­tées. […] Sur 145.297 pro­duits chi­miques réper­to­riés en Europe, seule une cen­taine a été éva­luée quant à leur dangerosité. »

Il a été mis en évi­dence que le coro­na­vi­rus frappe plus dure­ment les per­sonnes atteintes de « mala­dies de civi­li­sa­tion », c’est-à-dire les per­sonnes dont la san­té est déjà rela­ti­ve­ment atta­quée par la vie nor­male dans la civi­li­sa­tion indus­trielle, c’est-à-dire beau­coup et tou­jours plus de gens. Pour tout ça, on peut remer­cier Éleu­thère et ses dignes héri­tiers, les indus­triels du monde entier, ain­si que les ins­ti­tu­tions gou­ver­ne­men­tales (éta­tiques, supra-éta­tiques) qui, depuis l’avènement de la civi­li­sa­tion indus­trielle, les accom­pagnent dans leurs crimes, en tant que com­plices et/ou instigatrices.

Toute l’horreur de la civi­li­sa­tion indus­trielle se concentre dans cette his­toire : au tra­vers des pra­tiques indus­trielles, on endom­mage la nature une pre­mière fois (obten­tion de matières pre­mières, que ce soit pour construire des usines, des routes, des machines, etc.), on asser­vit et exploite des êtres humains (« res­sources humaines »), et on endom­mage la nature une seconde fois (rejets et émis­sions de pol­luants divers et variés), en nui­sant au pas­sage à la san­té des humains comme à celle de tous les êtres vivants — folie furieuse de la méga­lo­ma­nie tech­no­lo­gique et capitaliste.

Pro­duire mas­si­ve­ment des sub­stances dont on ne sait pra­ti­que­ment rien — et dont le peu qu’on sait nous indique toutes sortes de dan­gers, de toxi­ci­tés, de can­cé­ro­gé­ni­ci­tés. Bai­gner le monde entier dedans. Quelle belle entre­prise. Quelle riche idée.

Nico­las Casaux


Annexe : Deux extraits, concer­nant l’histoire de DuPont, du livre Un empoi­son­ne­ment uni­ver­sel de Fabrice Nicolino :

1.   DuPont et la guerre de Sécession

Com­men­çons par l’ancêtre. Sans la révo­lu­tion de 1789, Éleu­thère Iré­née du Pont de Nemours serait sans doute mort fran­çais. Ce roya­liste fervent, né en 1771, part pour l’Amérique en 1799, en famille. En 1802, il crée dans le Dela­ware l’entreprise E.I. du Pont de Nemours and Com­pa­ny, à l’origine simple fabri­cant de poudre à canon. Deux siècles plus tard (en 2012), le chiffre d’affaires de DuPont atteint 34,8 mil­liards de dollars.

Iré­née, qui avait oublié d’être bête, décide de tout miser sur la guerre, ou du moins sur le sec­teur mili­taire. Au milieu du XIXe siècle, son entre­prise est déjà le plus grand four­nis­seur de poudre de l’armée amé­ri­caine. La moi­tié de celle uti­li­sée pen­dant la guerre civile amé­ri­caine, entre 1861 et 1865, porte la marque DuPont.

Mais on ne s’entretue pas chaque jour qui passe. Com­ment s’étendre encore ? Heu­reu­se­ment pour l’empire nais­sant, Alfred Nobel invente en 1866 la dyna­mite, un mot qui vient du grec duna­mis, géné­ra­le­ment tra­duit par puis­sance. Qui fait sau­ter le monde est donc puissant.

Chez les DuPont, pen­dant ce temps, les diver­gences se sont mul­ti­pliées. Lam­mot du Pont, petit-fils d’Irénée, a fait gagner des for­tunes à l’entreprise fami­liale avec la poudre noire, mais, lorsqu’il s’avise de par­ler dyna­mite, son oncle Hen­ry Alger­non du Pont, connu aux Amé­riques sous le nom de « colo­nel Hen­ry », renâcle. Au point que Lam­mot, per­sua­dé que l’avenir appar­tient à la décou­verte de Nobel, crée en 1880 une nou­velle entre­prise, la Repau­no Che­mi­cal Company.

Or donc, la for­tune par les explo­sifs. DuPont a com­pris qu’une autre guerre com­mence dont l’ennemi, omni­pré­sent, est le pays lui-même. Le pays et son absence de routes et de rails, ses absurdes rivières tumul­tueuses, sa Grande Prai­rie sans limites appa­rentes. L’Amérique des pion­niers a un immense besoin de bâtons de dyna­mite pour faire sau­ter les roches, ouvrir des voies nou­velles, étendre vers l’ouest les sta­tions de che­min de fer. DuPont sera le pro­phète d’un monde nouveau.

Plus tard, au début du XXe siècle, les ingé­nieurs de DuPont tra­vaillent sur de nou­veaux explo­sifs, comme le tri­ni­tro­to­luène, mieux connu sous le sigle TNT. En 1912, dans un sur­saut, le pro­cu­reur géné­ral des États-Unis décide de pour­suivre l’entreprise pour vio­la­tion de la loi anti­trust, esti­mant qu’elle détient un mono­pole sur la pro­duc­tion d’explosifs. DuPont est déman­te­lé, ce qui va lui don­ner l’occasion de se déve­lop­per encore en se tour­nant vers les poly­mères, qui condui­ront au grand bas­cu­le­ment du Nylon.

Entre-temps, la guerre de 1914–1918 est une aubaine. Bien que les États-Unis n’entrent dans le conflit qu’en 1917, les four­ni­tures de DuPont à l’armée connaissent une pous­sée sans pré­cé­dent. En valeur, elles seraient pas­sées de 25 mil­lions de dol­lars en 1914 à 318 mil­lions en 1918, avec un total cumu­lé, sur les cinq années, de 1,245 mil­liard de dol­lars, une somme colos­sale pour l’époque. Le grand mas­sacre est un mul­ti­pli­ca­teur de profit. […] 

***

2.   Le Nylon de DuPont fait la bombe

Où l’on note qu’un chi­miste peut être exfil­tré comme un espion. Où l’on voit qu’une grande décou­verte peut aus­si se révé­ler un bou­let. Où l’on regarde Julian Hill tirer sur un fila­ment de Nylon. Où l’on remer­cie à genoux Lise Meit­ner pour s’être ren­due en Suède. Où l’on est sidé­ré de décou­vrir les liens directs entre chi­mie et nucléaire. Entre Nylon et bombe. Entre DuPont et Nagasaki.

Nous avons lais­sé l’entreprise amé­ri­caine DuPont en 1918, ivre de ses pro­fits de guerre, les coffres rem­plis des mil­liards de dol­lars gagnés dans les tran­chées de 14–18. Que faire en temps de paix quand on a gagné tant d’argent grâce à la mort ?

Le triomphe du pro­cé­dé Haber-Bosch, c’est-à-dire de la syn­thèse de l’ammoniac – la porte ouverte aux engrais azo­tés et aux explo­sifs –, sur­ex­cite comme il se doit les chi­mistes du monde entier. La chi­mie des hautes pres­sions semble être l’avenir de l’industrie mon­diale. DuPont se lance réso­lu­ment dans l’aventure au len­de­main de l’armistice. Des chi­mistes alle­mands de Bayer et de BASF sont débau­chés à prix d’or, puis qua­si­ment « exfil­trés » vers les États-Unis. L’Allemagne ira jusqu’à lan­cer des man­dats d’arrêt contre eux, et cer­tains seront arrê­tés, avant d’être – dif­fi­ci­le­ment – libé­rés. Un labo­ra­toire spé­cia­li­sé est créé et une usine est construite en 1925 à Belle, en Vir­gi­nie. Mais toutes les nations riches ont fait de même, et la concur­rence est si vive qu’en 1928 le prix de l’ammoniac de syn­thèse baisse. Sur fond de Grande Dépres­sion, il s’effondrera même entre 1928 et 1932, pas­sant de 32 cents la livre à 16. Les capa­ci­tés de pro­duc­tion dépassent de loin la consom­ma­tion mon­diale. Or DuPont a déjà inves­ti dans le sec­teur la moi­tié de ses béné­fices de la Pre­mière Guerre mondiale.

      Quand l’ammoniac devient un boulet

Il faut donc diver­si­fier. DuPont tente par tous les moyens de vendre son ammo­niac, cher­chant des débou­chés dans la réfri­gé­ra­tion, les sol­vants pour la pein­ture, les liquides de frein. En 1930, l’ammoniac reste un bou­let. En 1934, la seule usine de Belle repré­sente un capi­tal inves­ti de 50 mil­lions de dol­lars, ce qui consti­tue alors une somme énorme. Et les pro­fits ne sont pas au rendez-vous.

Le suc­cès vien­dra à la suite d’une déci­sion du direc­teur de la recherche de DuPont, Charles Stine. Celui-ci a une bonne intui­tion : réunir de petites équipes de chi­mistes sur­doués voués à la seule recherche fon­da­men­tale. Autre­ment dit, DuPont accepte d’investir sans être sûr d’obtenir des résul­tats appli­qués, concrets, indus­triels. L’opération est de longue haleine, mais, à la fin des années 20, tous les grands sec­teurs de la chi­mie sont pour­vus d’une uni­té « à part ». Celle de la chi­mie orga­nique est confiée à un cer­tain Wal­lace Caro­thers, qui devien­dra l’un des grands héros de la chi­mie mondiale.

Embau­ché en 1928, Caro­thers est un homme de labo­ra­toire, et il n’a accep­té l’offre de DuPont qu’après avoir reçu de solides assu­rances. On ne lui fera pas faire des recherches en vue de quelque appli­ca­tion que ce soit. D’autant qu’il est pas­sion­né par la ques­tion des poly­mères, qui est par­ti­cu­liè­re­ment tech­nique. Un poly­mère est une sorte de chaîne consti­tuée de molé­cules géantes – les macro­mo­lé­cules –, elles-mêmes for­mées par la répé­ti­tion d’un atome ou de groupes d’atomes. Cer­tains poly­mères sont natu­rels, comme le caou­tchouc, l’amidon, la cel­lu­lose, le cuir. D’autres sont arti­fi­ciels, inven­tés par l’homme à coups de mani­pu­la­tions et de réac­tions. Ces der­niers peuvent être obte­nus après modi­fi­ca­tion de poly­mères natu­rels, ou bien par la syn­thèse de mono­mères, les molé­cules de base.

L’assemblage des mono­mères, appe­lé poly­mé­ri­sa­tion, est d’une grande com­plexi­té, et, jusqu’aux tra­vaux de Her­mann Stau­din­ger, autour de 1920, la plu­part des chi­mistes dou­taient même de l’existence des macro­mo­lé­cules. En annon­çant au monde, en 1926, que les maté­riaux plas­tiques natu­rels, comme le caou­tchouc, sont consti­tués par des macro­mo­lé­cules, Stau­din­ger ne ren­contre d’abord que des huées et des vexa­tions. Le monde offi­ciel de la chi­mie pense que ces maté­riaux sont un assem­blage de petites molé­cules por­tant le nom de micelle.

      La si grande découverte du Nylon

Dans ces condi­tions, la chi­mie des poly­mères ne peut évi­dem­ment pas exis­ter. Et c’est sans doute ce qui motive Caro­thers quand il entre au ser­vice de DuPont : il entend démon­trer que les hypo­thèses de Stau­din­ger sont fon­dées. En même temps que lui, DuPont engage à tour de bras des chi­mistes de tout gaba­rit qui changent la face de l’entreprise. Leur nombre passe de 279 en 1927 à 687 en 1930, puis à 1 261 en 1940.

Les recherches appa­rem­ment « gra­tuites » de Caro­thers et de son groupe conduisent à deux décou­vertes. La pre­mière s’appelle Néo­prène, ce caou­tchouc syn­thé­tique qui équi­pe­ra de pneus les Jeep de l’armée amé­ri­caine, des rizières d’Asie aux plages fran­çaises du débar­que­ment de juin 1944. La seconde devien­dra le Nylon, et marque une révo­lu­tion com­plète de la chi­mie et de la consom­ma­tion. Le Nylon, pre­mier repré­sen­tant de la pro­li­fique famille des polyamides.

Une célèbre pho­to­gra­phie montre le chi­miste Julian Hill repro­dui­sant le moment clé de l’invention du Nylon. Les faits réels se sont pro­duits en 1935, mais en 1946 le ser­vice publi­ci­té de DuPont a déci­dé de mettre en musique les grandes heures du fameux labo­ra­toire Caro­thers. Hill tient dans sa main droite un tube à essai empli d’une espèce de sirop blan­châtre, et de la gauche sou­lève une pipette qui a été préa­la­ble­ment mise au contact de l’épais liquide. Entre la pipette et le tube, un fila­ment s’étire dont l’élasticité et la résis­tance semblent pour le moins inté­res­santes. Aus­si sin­gu­lier que cela puisse paraître, ce nou­veau com­po­sé – le poly­amide 6–6 – repose sur des liai­sons chi­miques entre le car­bone, l’hydrogène, l’oxygène, l’azote. Une stu­pé­fiante tam­bouille, à l’intérieur d’un auto­clave sou­mis à des tem­pé­ra­tures et à des pres­sions très éle­vées, a orga­ni­sé la matière sui­vant des séries de macro­mo­lé­cules. Julian Hill dira plus tard avoir eu « l’impression de sen­tir les molé­cules se mettre en place en lignes paral­lèles, et les atomes d’hydrogène s’accrocher les uns aux autres ».

      Comment tuer la soie naturelle

En ce début de 1935, on est encore fort loin du vrai suc­cès. Il fau­dra bien des efforts avant qu’un bre­vet soit dépo­sé, en 1938. Caro­thers, l’inventeur, ne sera plus là pour le voir : ce grand dépres­sif se tue dans une chambre d’hôtel le 29 avril 1937. Le reste appar­tient au com­merce, et à la publi­ci­té. Le 24 octobre 1939, un maga­sin de Wil­ming­ton, dans le Dela­ware, vend ses pre­mières paires de bas faites de Nylon. Cer­taines clientes ont par­cou­ru des cen­taines de kilo­mètres pour venir les ache­ter. La pre­mière fibre syn­thé­tique de l’histoire vient de naître. Elle ouvre la voie à d’innombrables matières plastiques.

Et pour­tant, en 1938 la soie natu­relle impor­tée du Japon est encore reine. Cette année-là, 700 mil­lions de paires de bas sont ache­tées, et c’est par un tour de force que DuPont par­vient à rendre « dési­rable » un pro­duit en réa­li­té moins effi­cace. Les bas en Nylon, contrai­re­ment à ce que l’entreprise lais­se­ra croire au moyen d’énormes arti­fices publi­ci­taires, sont fra­giles et filent aisé­ment. Mais les mul­tiples spots radio­dif­fu­sés clament une tout autre chan­son. On n’entend plus que : « Si c’est du Nylon, c’est plus joli et oh ! si vite sec ! » Ou encore : « Soyeux, brillant, léger, inusable, infrois­sable ! » Et même : « Et tout ceci sim­ple­ment à par­tir de char­bon, d’air et d’eau. »

Le Nylon est lumi­neux, facile à laver, rapide à sécher, résis­tant aux mites et à la trans­pi­ra­tion, élas­tique, etc. Mais, sur­tout, le Nylon est deux fois plus cher que la soie natu­relle impor­tée. En 1939, la livre de soie japo­naise coûte 2,79 dol­lars, quand celle de Nylon atteint 4,27 dollars.

      Hahn sur la piste de la bombe

Une autre époque com­mence. En sep­tembre 1939, la Pologne est occu­pée. En mai et juin 1940, c’est au tour d’une grande par­tie de la France. En Asie, le Japon enva­hit la Mand­chou­rie dès 1931, avant d’attaquer la Chine. En décembre 1941, sa flotte de guerre détruit une par­tie de celle des États-Unis dans le port de Pearl Har­bor, à Hawaii. L’Amérique de Roo­se­velt se retourne contre le Japon, puis contre l’Allemagne. La guerre devient mondiale.

En Alle­magne, jus­te­ment, Otto Hahn – futur prix Nobel – vient de décou­vrir (en 1938) la frag­men­ta­tion de l’uranium, qui n’est autre que la fis­sion nucléaire. En 1939, une de ses amies, Lise Meit­ner, émigre en Suède pour échap­per aux per­sé­cu­tions nazies. Lise Meit­ner est une grande phy­si­cienne juive. Elle a par­ti­ci­pé de près aux expé­riences de Hahn, qui lui doit une par­tie de son suc­cès de 1938. Elle parle de ces recherches autour d’elle, et, de proche en proche, des phy­si­ciens pré­sents aux États-Unis sont mis au cou­rant de l’arrière-plan de la décou­verte. Par­mi eux, l’Italien Enri­co Fer­mi et les Hon­grois Leó Szilárd et Eugene Wigner.

Le 2 août 1939, Albert Ein­stein, lui aus­si réfu­gié en Amé­rique, écrit une lettre à ce sujet au pré­sident Frank­lin Roo­se­velt. C’est Szilárd qui l’a convain­cu de l’importance de la chose. Ein­stein confie­ra plus tard : « Ma par­ti­ci­pa­tion à la construc­tion de la bombe ato­mique consis­tait en une action unique : je signai une lettre au pré­sident Roo­se­velt dans laquelle j’insistais sur la néces­si­té d’organiser des expé­riences sur une vaste échelle et sur la pos­si­bi­li­té de pro­duire une bombe atomique. »

      Les neutrons disloquent l’uranium

Le sort en est jeté. Il s’agit de confier l’arme ato­mique soit aux Alle­mands, soit aux Amé­ri­cains. À situa­tion impos­sible, choix dra­ma­tiques. Le 30 octobre 1942, le vice-pré­sident de DuPont, Willis Har­ring­ton, reçoit un coup de fil du géné­ral Groves, qui demande à le ren­con­trer pour dis­cu­ter d’une affaire de sécu­ri­té natio­nale. Les deux firmes d’ingénierie char­gées de la construc­tion d’usines de plu­to­nium ne sont sim­ple­ment pas à la hau­teur du pro­jet, en tout point déme­su­ré. Or DuPont est la seule grande entre­prise chi­mique à bâtir, grâce à son dépar­te­ment ingé­nie­rie, ses propres usines – en fait, pro­ba­ble­ment le seul groupe indus­triel capable de rele­ver le défi. L’armée demande son inter­ven­tion prio­ri­taire, et même immédiate.

Mal­gré de sérieuses réserves internes, DuPont accepte. Le 2 décembre 1942, Craw­ford Gree­ne­walt, qui devien­dra patron de l’entreprise en 1948, assiste à une expé­rience. La scène se passe en des­sous du stade de foot de l’université de Chi­ca­go. Des phy­si­ciens de pre­mier plan, dont Enri­co Fer­mi, ont empi­lé des barres d’uranium et de gra­phite, entraî­nant la pre­mière réac­tion en chaîne déci­dée par l’homme. Les neu­trons dis­loquent l’uranium – c’est la fis­sion –, libé­rant de nou­veaux neu­trons, et ain­si de suite selon une courbe expo­nen­tielle. Tout paraît encore simple. Le 21 décembre 1942, DuPont signe un contrat avec l’armée pour construire la pre­mière usine de plu­to­nium de l’histoire.

      Cellophane, pesticides et caoutchouc de synthèse

Le « pro­jet Man­hat­tan », comme on appel­le­ra le pro­ces­sus de fabri­ca­tion de la bombe ato­mique, passe des pre­miers tâton­ne­ments à la phase indus­trielle grâce au savoir-faire unique de DuPont. En s’alliant aus­si étroi­te­ment à l’État et à l’armée, les diri­geants de l’entreprise ne perdent pas de vue leurs inté­rêts. La guerre est à nou­veau une oppor­tu­ni­té d’immenses pro­fits : 70 % des explo­sifs pro­duits aux États-Unis pen­dant le conflit sor­ti­ront des entre­pôts DuPont. Cela repré­sente la baga­telle de 2,3 mil­lions de tonnes, soit trois fois la quan­ti­té totale d’explosifs fabri­quée pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale. Loin de la mono­cul­ture du début du siècle – poudre noire et TNT –, DuPont ven­dra aus­si des tein­tures pour les uni­formes, de l’antigel pour les chars et les avions, de la cel­lo­phane, du caou­tchouc de syn­thèse, de tout nou­veaux pes­ti­cides comme le DDT… Un pur triomphe commercial.

Encore faut-il bâtir de toute urgence de vastes usines hau­te­ment spé­cia­li­sées. On ne décri­ra pas, fût-ce dans les grandes lignes, les trente-deux mois qui mènent de la pre­mière réac­tion en chaîne – décembre 1942 – aux explo­sions nucléaires de Naga­sa­ki et Hiro­shi­ma – août 1945. Quelques points, tout de même : le pro­jet Man­hat­tan regroupe pour l’essentiel des phy­si­ciens de haut vol repliés à l’université de Chi­ca­go, une par­tie des res­sources humaines et maté­rielles de DuPont, et, bien sûr, l’armée et divers ser­vices de l’État.

      19 kilomètres par 24

Le chan­tier démarre. Les chan­tiers, plu­tôt, car deux usines sont au pro­gramme. Le 22 février 1943, on com­mence la construc­tion d’un usine pilote dans le Ten­nes­see, des­ti­née à l’enrichissement de l’uranium. La petite ville d’Oak Ridge compte alors 3 000 habi­tants. En 1945, elle en comp­te­ra 75 000. L’usine est ache­vée en moins d’un an et ne ces­se­ra de fonc­tion­ner qu’en 1987.

L’autre ins­tal­la­tion du pro­jet Man­hat­tan défie les super­la­tifs. Il faut pro­duire cette fois du plu­to­nium, dont la « décou­verte » ne remonte qu’à la fin de 1940. Les ingé­nieurs de DuPont résolvent, pour com­men­cer, la ques­tion du site. Par­mi bien d’autres contraintes, le lieu doit être vaste et iso­lé, sus­cep­tible d’abriter une zone dan­ge­reuse de 19 kilo­mètres par 24. Il doit y avoir de l’eau en abon­dance, et de l’électricité, bien sûr. Mais aucune auto­route, aucune ligne de che­min de fer, aucune habi­ta­tion ne doit se trou­ver à moins de 16 kilo­mètres du rec­tangle stra­té­gique. Quant au sol, il doit évi­dem­ment pou­voir sup­por­ter toutes les charges nécessaires.

Ce sera près de Han­ford, un bourg agri­cole de quelques cen­taines d’habitants, dans l’État de Washing­ton, à l’extrême ouest des États-Unis. Seat­tle, au bord du Paci­fique, est envi­ron à 250 kilo­mètres au nord-ouest. Avant de com­men­cer, on chasse de leurs habi­ta­tions 1 500 per­sonnes. Sans comp­ter les Indiens Wana­pum, que per­sonne ne songe à recen­ser. Puis 50 000 ouvriers affluent, de plus en plus vite. En août 1945, les 1 600 kilo­mètres car­rés du site – à peu près la taille du dépar­te­ment de l’Essonne – abritent 554 bâti­ments, trois réac­teurs nucléaires et trois ins­tal­la­tions de pro­duc­tion de plu­to­nium. DuPont a tout construit, tout sur­veillé, tout garanti.

En véri­té, pas DuPont, mais ses ingé­nieurs de choc. Ses ingé­nieurs chi­mistes. Ceux du Nylon. Craw­ford Gree­ne­walt, le grand orga­ni­sa­teur, a trans­for­mé l’invention de Caro­thers en un pro­duit indus­triel hau­te­ment pro­fi­table avant de s’attaquer au pro­jet Man­hat­tan. Et la plu­part de ceux qui l’entourent pour pré­pa­rer la bombe ont joué un rôle émi­nent dans le triomphe du Nylon : George Graves – assis­tant de Gree­ne­walt –, Hood Wor­thing­ton – char­gé de l’ingénierie du réac­teur –, Dale Bab­cock – char­gé de la phy­sique du réac­teur et de la sécu­ri­té. La chi­mie mène donc à tout.

      Le désastre de Hanford

Les consé­quences éco­lo­giques de l’entreprise menée à Han­ford néces­si­te­raient un livre. Le der­nier réac­teur a ces­sé de fonc­tion­ner en 1987, et, depuis, chaque année apporte son lot de révé­la­tions sur ce qui fut un authen­tique désastre pla­né­taire. En un mot, c’est comme si l’urgence des années 1942–1945 avait don­né tous les droits. Il fal­lait faire vite, selon le pré­cepte offi­ciel du « fast track » – « le che­min le plus rapide ». Tom Car­pen­ter, direc­teur de l’association Han­ford Chal­lenge, ne cesse de récla­mer aujourd’hui un vrai net­toyage des lieux : « La méthode fast track signi­fie que le dépôt a été conçu et construit en l’absence de tech­no­lo­gies de sto­ckage des déchets nucléaires sûres et sécu­ri­sées, dans l’espoir de les intro­duire plus tard, quand elles auraient fait leur apparition. »

Aujourd’hui, le seul entre­tien des cuves, pis­cines, fûts, réac­teurs en char­pie, bâti­ments en ruine coûte 2,5 mil­liards de dol­lars par an. Des docu­ments déclas­si­fiés en 1986 – 19 000 au total – donnent une idée de l’immensité des pol­lu­tions. Le mythique fleuve Colum­bia, tout proche, a per­mis de refroi­dir les réac­teurs, tan­dis que ses pois­sons, ali­ment essen­tiel pour les com­mu­nau­tés indiennes de l’aval, ont été nour­ris aux radio­nu­cléides. Han­ford est la pro­prié­té du dépar­te­ment de l’Énergie (DoE), une admi­nis­tra­tion fédé­rale qui décide de la régle­men­ta­tion et des contrôles. Or le DoE n’entend pas payer la dépol­lu­tion, dont l’addition est de toute manière hors de portée.

      Greenewalt et les petits oiseaux

Les cen­taines de mil­liers de mètres cubes de déchets se trouvent aujourd’hui dans des cuves en acier qui fuient. Dans des caisses en bois. Dans des fos­sés, à même le sol. Le gou­ver­neur de l’État, Jay Ins­lee, a révé­lé le 22 février 2013 que six réser­voirs enter­rés, bour­rés des déchets les plus radio­ac­tifs, sont per­cés. Mais DuPont est pas­sé à autre chose.

Entre l’entrée de DuPont dans le pro­jet Man­hat­tan, à la fin de 1942, et le lar­gage des bombes ato­miques sur Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki, en août 1945, il s’écoule trente-deux mois. Les phy­si­ciens de l’atome nais­sant, autour de Fer­mi, n’auraient rien pu faire sans la puis­sance indus­trielle de DuPont et la qua­li­té de ses chi­mistes. En 1962, alors qu’il est pré­sident de l’entreprise, Craw­ford Gree­ne­walt écrit en toute clar­té : « Il est mal­heu­reux que les livres d’histoire parlent d’un triomphe des phy­si­ciens. C’est tou­jours la même chose ! […] Je pense que le tra­vail des ingé­nieurs chi­mistes a été aus­si impor­tant que celui des phy­si­ciens[11]. »

On peut être à l’origine de la bombe ato­mique et aimer regar­der les oiseaux. La preuve : la revue d’ornithologie amé­ri­caine The Auk publie dans son numé­ro de jan­vier-mars 1994 un hom­mage à Gree­ne­walt, mort en 1993. L’ancien pré­sident de DuPont avait mis au point un sys­tème pho­to­gra­phique capable de sai­sir un à un les bat­te­ments d’ailes du coli­bri. En ver­tu de quoi, comme le note la revue, « les orni­tho­logues seront long­temps rede­vables à Craw­ford Gree­ne­walt pour sa contri­bu­tion pion­nière à la dis­ci­pline qu’ils ont choisie ».

      Une seule et même histoire

Le lec­teur aura-t-il iden­ti­fié le fil qui relie les faits expo­sés dans cet ouvrage ? Il existe. Qu’il soit de Nylon ou d’une autre matière de syn­thèse, un fil rouge sang rat­tache sans conteste le des­tin de Fritz Haber, l’aventure indus­trielle d’IG Far­ben et les réus­sites consi­dé­rables de l’entreprise DuPont. Si un même mot pou­vait réunir ces his­toires extrêmes, ce serait celui d’impunité. Pas de pro­cès de Nurem­berg pour la chi­mie de syn­thèse ! Certes, tout ne sau­rait être mis sur le même plan. Mais la mort était au pro­gramme de l’industrie chi­mique mon­diale entre 1900 et 1945. Et, puisque aucun compte n’a été sol­dé, cela ne pou­vait que conti­nuer. Cela n’a pas manqué.

 

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1 comment
  1. Ha ouais ! Quand même !
    Je com­prends mieux les agis­se­ments du coli­bri dans la fable, maintenant…

    C’est mar­rant ce réflexe judéo-chré­tien des richis­simes per­sonnes qui veulent contre­ba­lan­cer leur sale image (dont ils ont réel­le­ment con-science) pour leur pos­té­ri­té, avant de caner.

    Moi j’ai juste envie d’en­tendre tout ces chi­mistes du bon côté braire qu’ils ne fai­saient, eux aus­si, qu’o­béir aux ordres.

    Et c’est une véri­table question :
    En aurait-t-on beau­coup de ce genre de témoi­gnage, même en dehors du genre cinématographique ?

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