Lire, écrire et la révolution (par Derrick Jensen)

Le texte qui suit est une tra­duc­tion d’une par­tie du cha­pitre « Revo­lu­tion » du livre de Der­rick Jen­sen inti­tu­lé Wal­king on Water : Rea­ding, wri­ting and Revo­lu­tion (non tra­duit, en fran­çais : « Mar­cher sur l’eau : lire, écrire et la révolution »).


La semaine der­nière, une amie m’a envoyé deux e‑mails détaillant sa vision de l’éducation. Le pre­mier disait : « Ayant été pré­ser­vée du sys­tème sco­laire public jusqu’au CM1, dès le pre­mier jour, je n’y ai pas adhé­ré. Ils ne m’ont pas eue assez tôt. Je me rap­pelle de ce pre­mier jour, et de mon effroi lorsque j’ai réa­li­sé que mes cama­rades venaient là jour après jour, depuis des années. Pour­quoi ne m’avait-on pas pré­ve­nue qu’il s’agissait d’une pri­son diurne ? J’ai été d’autant plus hor­ri­fiée en réa­li­sant que j’avais moi aus­si été condam­née à cet enfer pour les huit pro­chaines années. Je crois encore for­te­ment que le fait qu’on m’ait épar­gné les pre­mières années d’endoctrinement a tou­jours consti­tué une de mes plus grandes forces. » Et le second : « Cer­tains de mes pro­fes­seurs ont fer­mé les yeux sur les approches créa­tives que je met­tais en place pour sup­por­ter mes jour­nées, ceux-là étaient des alliés qui nous per­met­taient d’endurer la misère à laquelle nous étions condam­nés, mais aucun ne m’a suf­fi­sam­ment aimée pour me per­mettre de deve­nir qui j’étais. Ils étaient tous si dégra­dés par leur propre édu­ca­tion ins­ti­tu­tion­nelle débi­li­tante que bien peu par­ve­naient ne serait-ce qu’à entre­voir ce que devrait être une véri­table édu­ca­tion. Ce sys­tème a tra­hi ma confiance à de si nom­breuses reprises que j’ai été ame­née à le détes­ter. Cela dit, je suis évi­dem­ment contente de savoir que je le hais. J’ai tou­jours su qu’il était abo­mi­nable parce que j’avais de quoi com­pa­rer, grâce à l’éducation que ma mère me four­nis­sait de pre­mière main. J’adorais l’école à la mai­son. Aucun stress n’accompagnait cet appren­tis­sage. C’était un jeu. Tous les enfants (et tous les humains, et même tous les non humains !) aiment apprendre. Il faut vrai­ment tra­vailler dur pour réus­sir à leur reti­rer cela. Ce sys­tème y par­vient très bien en à peine quelques années. Et je ne pré­tends jamais ne pas le haïr, pas plus que je ne crois qu’il puisse être réfor­mé — cette autre idée doit éga­le­ment être anéan­tie. Je suis constam­ment stu­pé­faite et hor­ri­fiée de voir des parents qui semblent pro­met­teurs et intel­li­gents, qui font un tra­vail for­mi­dable à la mai­son avec leurs enfants — qui prennent soin d’eux, qui sur­veillent leur régime et leur expo­si­tion aux médias —, les confier au sys­tème dès qu’ils atteignent cinq ans. Il s’agit d’une inco­hé­rence colos­sale, d’un angle mort ter­rible. Et leurs jus­ti­fi­ca­tions sont tout aus­si stu­pé­fiantes. Cela me fait pen­ser à ce phé­no­mène, dont tu es fami­lier, à coup sûr, de ces parents qui remettent leurs enfants direc­te­ment entre les mains de leurs abu­seurs. Ce matin, j’ai accom­pa­gné une amie qui emme­nait son fils à l’école (au CP), et lorsque nous sommes repar­ties, elle m’a dit qu’elle avait vu beau­coup de mères pleu­rer la semaine der­nière tan­dis qu’elles lais­saient leurs enfants à l’école pour la pre­mière fois. Elle a esquis­sé une sorte de sou­rire, l’air de dire ‘toutes les mères connaissent ce genre de peine’. Je lui ai dit que je vou­lais bien le croire, et lui ai deman­dé pour­quoi, selon elle, toutes ces mères pleu­raient. Elle n’a pas répon­du. Je pense qu’elle sait que c’est parce qu’elles vont à l’encontre de ce que leur sug­gère tout l’instinct qu’elles ont pour le bien-être de leurs enfants. »

Cela nous mène direc­te­ment à la ques­tion que j’ai jusqu’ici pris soin d’éviter dans ce livre. Qui consiste à savoir si nous devrions ten­ter de faire au mieux dans le cadre de ce sys­tème véro­lé, ou si nous ferions mieux d’essayer de le déman­te­ler intégralement.

Il se trouve que j’ai reçu un autre e‑mail aujourd’hui, éga­le­ment sur l’éducation, mais écrit par une autre amie. Elle écrit : « Il est impor­tant de se pen­cher sur l’éducation parce qu’elle consti­tue une rela­tion que nous sommes tous contraints de connaître, ain­si qu’une méta­phore ou un modèle pour toutes les autres rela­tions de domi­na­tion. J’ai beau­coup pen­sé à cela der­niè­re­ment, parce que ces deux der­nières années je me suis trou­vée dans deux posi­tions, à la fois dans le rôle de vic­time (en tant que doc­to­rante) et de cou­pable (en tant qu’enseignante), et j’ai réa­li­sé que lorsque nous par­lons d’éducation (ou de la culture domi­nante) nous par­lons de défaire une rela­tion de domi­na­tion. Chaque jour, je lutte pour trou­ver des moyens d’éviter les méca­nismes d’oppression (ce qui est véri­ta­ble­ment impos­sible) et pour évi­ter d’y avoir recours (ce qui est assez dif­fi­cile, je ne sais pas à quel point j’y arrive). Dans les cours que je donne, j’essaie de ne pas infli­ger de vio­lence émo­tion­nelle à mes élèves et d’éviter la coer­ci­tion, ce qui m’a confron­tée à de nom­breuses reprises à la ques­tion : Quelle est la dif­fé­rence entre le fait de diri­ger et la coer­ci­tion ? Il m’arrive de par­ve­nir à pous­ser mes élèves vers plus de res­pon­sa­bi­li­tés, à s’émanciper davan­tage, et par­fois non. Dans mes classes les plus res­treintes, qui me per­mettent d’enseigner comme je le sou­haite, cela m’est plus facile. Je peux rendre ces cours concrets, et les étu­diants aiment en apprendre sur eux-mêmes. Mais je remarque que dans mes classes plus nom­breuses, plu­sieurs de mes étu­diants sont mal­po­lis envers moi, sauf lorsque j’ai recours à une forme d’Autorité. Cer­tains d’entre eux consi­dèrent mon ouver­ture comme une fai­blesse et ma gen­tillesse comme une vul­né­ra­bi­li­té. Lorsque l’ouverture et la gen­tillesse ins­pirent le mépris et le ridi­cule, que pou­vons-nous faire ? Ain­si beau­coup de mes élèves attendent de moi que je les “dirige” comme ils ont été diri­gés aupa­ra­vant, et s’arrangent pour m’y obli­ger. Cela me rap­pelle une rela­tion que j’ai connue il y a long­temps, dans laquelle mon com­pa­gnon me pous­sait à bout de manière émo­tion­nelle pen­dant plu­sieurs mois, puis me contrai­gnait de manière phy­sique. Je lui hur­lais des­sus en lui disant de me lais­ser, et je n’oublierai jamais son regard, cet air suf­fi­sant, satis­fait et content, cette expres­sion qui m’indiquait qu’il avait fina­le­ment réus­si à me faire agir de la manière dont il vou­lait que j’agisse. J’ai mis un terme à cette rela­tion. Ou, plu­tôt, devrais-je dire que je me suis extir­pée de cette rela­tion for­cée. Ce genre de chose est très fré­quent. La domi­na­tion imprègne tous les aspects de nos rela­tions, et cer­taines choses sti­mulent son emprise. Lorsqu’un tel sys­tème de rela­tions enva­hit nos rela­tions les plus sacrées, celles qui unissent le corps et le cœur, plus rien ne peut l’arrêter. Mais, bien sûr, il ne s’arrête pas là. La ques­tion devient : Com­ment entre­te­nir des rela­tions qui ne soient pas coer­ci­tives dans un sys­tème qui ne l’encourage pas ? C’est très com­plexe. Je sais que mes élèves se rebellent contre leur propre expé­rience de l’oppression, mais j’en subis les consé­quences. Et puis il y a des étu­diants qui ont été tel­le­ment bles­sés par leurs parents, leurs ensei­gnants, et d’autres figures d’autorité que tous mes efforts pour les atteindre sont vains. Que puis-je faire ? Un de mes élèves les plus mal­po­lis, par exemple, a pro­non­cé un excellent dis­cours de fin d’année sur le thème de la vio­lence psy­cho­lo­gique à l’encontre des enfants et de la manière dont elle est res­sen­tie. Je n’avais pas réus­si à l’atteindre dans mes cours — il avait été impo­li de bout en bout — et sou­dain, je com­pre­nais pour­quoi. Et j’en étais déso­lée. J’imagine que tout cela nous mène à trois ques­tions : 1- La matière qui émane du patriar­cat capi­ta­liste et supré­ma­ciste vaut-elle d’être ensei­gnée ? 2- Je sais que la rai­son d’être d’une véri­table édu­ca­tion est de per­mettre aux gens d’en apprendre sur eux-mêmes et sur le monde, mais, alors, concrè­te­ment, qu’est-il essen­tiel d’apprendre ? Et 3- Com­ment cela peut-il fonctionner ? »

Je n’ai pas les réponses à ses ques­tions. Voi­là ce que je sais : je hais la civi­li­sa­tion indus­trielle, pour ce qu’elle fait à la pla­nète, pour ce qu’elle fait aux com­mu­nau­tés, pour ce qu’elle fait à tous les non humains (sau­vages et domes­ti­qués), et pour ce qu’elle fait à tous les humains (sau­vages et domes­ti­qués). Je hais l’économie sala­riale, parce qu’elle pousse — ou, plu­tôt, qu’elle oblige — les humains à vendre leur vie et à la perdre en fai­sant des choses qu’ils n’aiment pas faire, et parce qu’elle récom­pense le fait que nous nous fai­sions du mal entre nous, et que nous détrui­sions nos ter­ri­toires. Je hais l’éducation indus­trielle parce qu’elle com­met l’un des plus impar­don­nables péchés qui soient : elle pousse les êtres humains à ne pas être qui ils sont, elle en fait des tra­vailleurs convain­cus qu’il est dans leur meilleur inté­rêt d’être les esclaves les plus loyaux, de faire voguer la galère qu’est la civi­li­sa­tion indus­trielle aus­si fré­né­ti­que­ment — ardem­ment, luxu­rieu­se­ment — que pos­sible, vers l’enfer, en les contrai­gnant d’entraîner avec eux tous ceux et tout ce qu’ils croisent. Et je par­ti­cipe à ce pro­ces­sus. J’aide à rendre l’école un peu plus accep­table, un peu plus amu­sante, tan­dis que les étu­diants sont for­més afin de prendre part à la des­truc­tion en cours de la pla­nète, tan­dis qu’ils entrent dans la phase finale du renon­ce­ment à leur droit inalié­nable d’être des humains libres et heu­reux et qu’ils endossent les rôles de rouages dans l’immense machi­ne­rie indus­trielle ou, pire, de gar­diens du camp de travail/d’esclavage géant que nous per­ce­vions autre­fois comme une pla­nète vivante. Cela fait-il de moi un collaborateur ?

Robert Jay Lif­ton, pro­ba­ble­ment l’un des experts les plus répu­tés au monde en ce qui concerne la psy­cho­lo­gie du géno­cide, exprime clai­re­ment, dans son excellent livre Les méde­cins nazis, que nombre des méde­cins qui tra­vaillaient dans des camps de concen­tra­tion tels qu’Auschwitz ten­tèrent de rendre la vie de leur déte­nus la plus confor­table pos­sible en fai­sant tout ce qui était en leur pou­voir pour amé­lio­rer leurs exis­tences. Tout, sauf la chose la plus impor­tante : remettre en ques­tion la réa­li­té d’Auschwitz, c’est-à-dire la super­struc­ture géné­ra­trice d’atrocités à laquelle ils obéis­saient. Le fait que l’éducation indus­trielle détruise des âmes et non des corps n’allège pas ma culpa­bi­li­té. Ma culpa­bi­li­té découle non seule­ment de ma par­ti­ci­pa­tion à ce pro­ces­sus de des­truc­tion ou de défor­ma­tion de l’humanité des étu­diants (un peu comme si je met­tais des cous­sins sur les bancs des galères afin que les esclaves ne se fassent pas trop mal), mais aus­si de ma par­ti­ci­pa­tion au pro­ces­sus plus large qui forme les super­vi­seurs : je peux bien pré­tendre lut­ter contre la civi­li­sa­tion, lorsque j’enseigne à l’université, je par­ti­cipe acti­ve­ment à l’éducation des futurs tech­no­crates qui sou­tien­dront la civi­li­sa­tion et qui, sim­ple­ment en fai­sant leur tra­vail aus­si bien et peut-être plus joyeu­se­ment que je fais le mien, pro­pa­ge­ront l’é­co­cide et détrui­ront ce qu’il res­te­ra du monde naturel.

Ain­si que Raul Hil­berg le décrit si jus­te­ment dans son monu­men­tal ouvrage La des­truc­tion des Juifs d’Europe, l’immense majo­ri­té des res­pon­sables de l’Holocauste ne tirèrent ni ne gazèrent leurs vic­times : ils écri­vaient des mémos, répon­daient au télé­phone, se ren­daient à des réunions. Ils fai­saient leur tra­vail au sein d’une vaste bureau­cra­tie qui n’avait pas pour fonc­tion quelque chose d’aussi indé­li­cat qu’un meurtre en masse, mais qui ser­vait à maxi­mi­ser la pro­duc­tion et à mini­mi­ser les coûts pour les usines (on omet­tait : en ayant recours au tra­vail for­cé) ; à libé­rer des terres et d’autres néces­si­tés pour le fonc­tion­ne­ment de l’économie (on omet­tait : en enva­his­sant l’Europe de l’Est et l’Union sovié­tique) ; à pro­té­ger la sécu­ri­té natio­nale (on omet­tait : en empri­son­nant ou en tuant ceux qu’elle consi­dère comme des menaces, dont les Juifs, les Roms, les homo­sexuels, les dis­si­dents, les « réfrac­taires au tra­vail » [c’est-à-dire ceux qui ne vou­laient pas tra­vailler, ou, ain­si que le SS-Oberfüh­rer Grei­felt l’exprima, « ceux qui ne vou­laient pas par­ti­ci­per à la vie ouvrière de la nation et qui vivo­taient en réfrac­taires […] devaient être gérés par des moyens coer­ci­tifs et mis au tra­vail », ce qui signi­fie qu’ils étaient envoyés à Buchen­wald]), et ain­si de suite ; et à ras­sem­bler des vête­ments, des lunettes, des chaus­sures et de l’or pour l’usage des bons Alle­mands (on omet­tait : la pro­ve­nance de ces objets).

Pour être clair, et pour m’assurer que ni vous ni moi ne nous exemp­tions de toute res­pon­sa­bi­li­té : la civi­li­sa­tion indus­trielle détruit la pla­nète, et nous par­ti­ci­pons tous. Sans nos contri­bu­tions, que nous soyons des ingé­nieurs géo­phy­si­ciens explo­rant le désert de l’Utah à la recherche de gaz natu­rel, des publi­ci­taires écri­vant des rap­ports pour la mul­ti­na­tio­nale Ford Motor Com­pa­ny, des hôtes(ses) de l’air pro­po­sant des caca­huètes lors de vols trans­con­ti­nen­taux, des méde­cins veillant à ce que les tra­vailleurs et les diri­geants soient en plus ou moins bonne san­té, des psy­cho­logues per­met­tant aux consom­ma­teurs de conti­nuer à plus ou moins fonc­tion­ner, des auteurs écri­vant des livres pour que les gens se diver­tissent, ou des pro­fes­seurs aidant des écri­vains en deve­nir à ne jamais ennuyer le lec­teur, elle ne le pour­rait pas. Ce sys­tème mor­ti­fère repose sur nous tous.

Ensei­gner à la pri­son rend tout cela encore plus concret. À chaque fois que je passe les portes, je par­ti­cipe au fonc­tion­ne­ment du sys­tème car­cé­ral le plus éten­du au monde, et le plus raciste, puisqu’il incar­cère pro­por­tion­nel­le­ment plus de Noirs que le régime sud-afri­cain durant l’apartheid. Mais en même temps, je sais que nombre de mes élèves m’ont dit expli­ci­te­ment et de nom­breuses fois que nos cours sont la seule chose qu’ils attendent avec impa­tience de toute leur semaine, la seule chose qui leur per­mette de res­ter sains d’esprit.

Cela fait des années que je bloque sur cette ques­tion de réforme ou révo­lu­tion, et peut-être qu’il est temps que je suive mon propre conseil et que je réa­lise que je pose une mau­vaise ques­tion. Réforme contre révo­lu­tion est une fausse dicho­to­mie. La pre­mière réponse est que nous avons besoin des deux : sans une révo­lu­tion, la pla­nète est fou­tue, mais si nous nous conten­tons d’attendre la révo­lu­tion, cela aura le même effet. Pen­dant des années, avec d’autres acti­vistes de tout le pays, nous avons rem­pli ce qu’on appelle des recours contre des ventes de bois, dans une ten­ta­tive (fina­le­ment infruc­tueuse) de pous­ser le Ser­vice des forêts à ces­ser de pro­po­ser des ventes de bois illé­gales, fis­ca­le­ment irres­pon­sables et éco­lo­gi­que­ment des­truc­trices, sur des terres publiques. Je suis contre toute forme de ges­tion fores­tière indus­trielle, et par­ti­cu­liè­re­ment contre la fores­te­rie indus­trielle sur des terres publiques. En outre, je sais que les sys­tèmes admi­nis­tra­tifs et judi­ciaires sont biai­sés en faveur des cor­po­ra­tions (pour­quoi faire le timide : ils sont conçus pour détruire les com­mu­nau­tés natu­relles qui sou­tiennent la vie). Mais rien de tout cela ne m’a empê­ché d’avoir recours tem­po­rai­re­ment à cette tac­tique réfor­miste. Je ferai tout pour sau­ver les forêts. Ce qui m’amène à la seconde réponse, qui est que la mora­li­té est tou­jours cir­cons­tan­cielle. Nous devrions faire ce qui est juste à l’endroit où nous sommes, et nous rendre aux endroits où nous pour­rions faire ce qui est juste. Le tem­pé­ra­ment et les com­pé­tences que nous avons nous aident aus­si à déter­mi­ner ce que nous devrions faire.

J’entends déjà ces voix me mur­mu­rer, encore et encore : pente glis­sante, pente glis­sante. Te sou­viens-tu des méde­cins d’Auschwitz ? Mais toutes les pentes sont glis­santes. Et alors ? Mon héri­tage natu­rel en tant qu’être moral et sen­sible me dis­pose à effec­tuer ce genre de juge­ments moraux. Il est de mon devoir et de ma joie de me confron­ter à ces démarches de dis­cer­ne­ment aus­si hon­nê­te­ment et luci­de­ment que pos­sible. Et plus encore. Le point clé de l’attitude mépri­sable des méde­cins nazis était leur échec à remettre en ques­tion la réa­li­té d’Auschwitz. Très fran­che­ment, la majo­ri­té d’entre nous échouons tout aus­si odieu­se­ment à remettre en ques­tion la civi­li­sa­tion indus­trielle, l’économie sala­riale et, pour en reve­nir au cœur de cette dis­cus­sion, l’éducation indus­trielle. Inlas­sa­ble­ment remettre en ques­tion notre contexte, qu’il s’agisse d’Auschwitz, de Dis­ney, de la pri­son d’État de Peli­can Bay, de la civi­li­sa­tion indus­trielle, de l’Université de l’Est de Washing­ton, ou de la Glo­rieuse Révo­lu­tion des Lud­dites, consti­tue le meilleur moyen que je connaisse pour se pré­mu­nir face à une pente glis­sante. Parce qu’il me semble que ces pentes sont plus dan­ge­reuses lorsqu’on ne les exa­mine pas.

***

À la qua­trième semaine de chaque tri­mestre, envi­ron, je me pose la même ques­tion : De quoi dis­cu­te­rions-nous si j’avais les mêmes élèves pen­dant deux tri­mestres d’affilée, voire pen­dant deux semestres ?

Et chaque tri­mestre, envi­ron, la même réponse me vient. Si le pre­mier tri­mestre por­tait sur la libé­ra­tion, le second por­te­rait sur la res­pon­sa­bi­li­té. Cha­cun de nous doit apprendre et faire l’expérience — incor­po­rer, inté­grer dans son corps — des deux. Elles sont indis­so­ciables. L’une sans l’autre devient une paro­die, et mène aux com­por­te­ments inap­pro­priés, des­truc­teurs et auto­des­truc­teurs qui carac­té­risent géné­ra­le­ment les paro­dies incons­cientes ou non inten­tion­nelles. La res­pon­sa­bi­li­té sans la liber­té donne l’esclavage. Ain­si qu’on le constate. La liber­té sans la res­pon­sa­bi­li­té donne l’immaturité. Ain­si qu’on le constate éga­le­ment. Com­bi­nez ces deux-là et vous vous retrou­vez avec une culture entiè­re­ment com­po­sée d’esclaves imma­tures. Ain­si qu’on le constate encore, mal­heu­reu­se­ment pour nous et pour tous ceux que nous croi­sons. Pour ceux qui s’intéressent à la crois­sance de l’économie, ces paro­dies peuvent être très inté­res­santes, mais pour ceux qui s’intéressent à la vie, elles sont effroya­ble­ment nuisibles.

Ces sujets des quêtes de la libé­ra­tion et de la res­pon­sa­bi­li­té, je ne les aborde pas en pri­son, parce que les cir­cons­tances de vie de mes élèves y sont très dif­fé­rentes, ce qui implique que ce dont ils ont besoin et que ce qu’ils attendent de moi est très dif­fé­rent. Et ce que je suis auto­ri­sé à leur don­ner dif­fère éga­le­ment. Ces cours en pri­son, dont cer­tains durent depuis plu­sieurs années, sont plus tech­niques. […] Mon tra­vail y est plus cir­cons­crit, un peu moins philosophique.

Cela dit, les dif­fé­rences sont super­fi­cielles et, comme tou­jours, contex­tuelles. Les bases, qui consistent à res­pec­ter, à aimer et à aider mes élèves à deve­nir qui ils sont, demeurent les mêmes pour l’université et pour la prison.

***

C’est la hui­tième semaine à l’université, et il y a dans l’air comme une odeur de révo­lu­tion. Nombre de mes élèves en ont après moi. L’un d’eux me dit : « Vous par­lez de libé­ra­tion, de com­ment nous sommes les vrais diri­geants dans la classe, de com­ment vous vou­lez que nous pre­nions en charge notre propre édu­ca­tion. Mais c’est du vent. Vous diri­gez toujours. »

Un autre : « Vous dites que vous ne vou­lez pas nous noter, mais les notes de pré­sence sont tou­jours de la coercition. »

Une autre : « Et si je ne veux rien écrire ?

— Alors j’imagine que tu vas devoir retaper.

— Je pen­sais que vous valiez mieux que les autres profs, mais vous êtes tous les mêmes. Sim­ple­ment, vous sou­riez lorsqu’on vous pro­voque. Pire encore, vous nous pous­sez à sou­rire lorsque vous nous secouez. »

Je suis content. Ils com­prennent. Tout, dans cette classe, devait mener à cet ins­tant, à leur rejet de mon auto­ri­té. C’était le but. Je veux jeter les notes de pré­sence et leur mettre à tous des 20. Je veux jeter les 20 et ne rien leur don­ner de plus que ce que je leur ai déjà don­né, du temps et de l’acceptation. Mais je ne veux pas lais­ser voir que je suis content. J’objecte. Pas beau­coup, mais un peu. Puis j’admets qu’ils ont raison.

Celle qui pen­sait que je valais mieux que les autres pro­fes­seurs me dit : « Je ne vous blâme pas. Je vous aime bien. Vous êtes excellent. Mais vous essayez de vous insé­rer — et d’insérer votre accep­ta­tion et tout cet ensei­gne­ment qui vise à ce qu’on se sou­cie de nous-mêmes — dans cet autre sys­tème basé sur la coer­ci­tion, et c’est juste ridicule. »

Un regard un peu pei­né dis­si­mule ma joie. Je lui demande : « Alors, que devrais-je faire ? Vou­lez-vous que je change de manière d’enseigner ? Vou­lez-vous que je me mette à noter comme les autres ?

— Non, répond-elle, horrifiée.

— Mais alors, quoi ?

— Faites chan­ger cet autre système.

— Com­ment puis-je faire ça ? »

Elle pen­sa un moment, puis me répon­dit la meilleure chose pos­sible : « Vous êtes malin. Vous trou­ve­rez. J’ai suf­fi­sam­ment de mal à gérer ma propre vie. »

J’adore ce travail.

***

Ce week-end, j’ai don­né un cours lors d’une confé­rence d’écrivains. C’était amu­sant. Le seul pro­blème, c’est qu’elle pre­nait place dans une école du secon­daire. Cela fai­sait long­temps que je ne m’étais pas ren­du dans ce genre d’endroit. Cela fai­sait long­temps que je n’avais pas été obli­gé de ren­trer dans une de ces salles de classe. C’est pire que dans mes sou­ve­nirs. L’une des pre­mières choses que j’ai remar­quées en entrant dans la salle où mes ate­liers devaient se tenir était un auto­col­lant rouge col­lé devant le bureau du pro­fes­seur, qui lisait : « Vous n’êtes pas à Bur­ger King, et vous n’aurez pas ce que vous vou­lez. » Des pan­neaux (cer­tains écrits à la main au mar­queur, d’autres pro­duits en série) étaient accro­chés sur tous les murs — lit­té­ra­le­ment, sur tous les murs — qui sug­gèrent aux étu­diants que s’ils se com­portent mal, ils seront envoyés au bureau du prin­ci­pal. L’un deux, en majus­cules, sti­pule que LES ÉTUDIANTS NE DOIVENT JAMAIS PARLER SANS LEVER LA MAIN ET SANS AUTORISATION DU PROFESSEUR.

Bien qu’il s’agissait d’une salle de mathé­ma­tiques, il me semble clair que le but était, comme tou­jours, d’obtenir la sou­mis­sion envers l’autorité. Je ne sais pas com­ment j’y ai sur­vé­cu. Je ne sais pas com­ment aucun élève peut y sur­vivre. J’imagine que d’une cer­taine manière, très concrète, ils n’y sur­vivent pas. Et c’est pré­ci­sé­ment l’objectif.

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Relec­ture : Lola Bearzatto

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2 comments
  1. Mer­ci pour cette traduction.

    Un jour j’ai lu une phrase disant à peu près : « les esclaves ne rêvent pas d’être libres, ils rêvent de prendre la place de leur maître. »
    Je ne sais plus où je l’ai lu, mais il me semble que c’est contre ce concept que Der­rick Jen­sen tente de lutter.

    « Le pou­voir n’est pas à conqué­rir, il est a détruire » pou­vait on lire dans le film De la ser­vi­tude moderne. 

    Per­son­nel­le­ment je reste un petit joueur, et suis encore blo­qué à « com­ment ne pas perdre espoir face à de tels constats »…

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