Imaginez un monde où 50 % des terres émergées seraient privatisées puis clôturées, où forêts, savanes et prairies seraient transformées en forteresses impénétrables réservées au divertissement d’une minorité d’ultra-privilégiés. Majoritairement blanche et profondément ignorante, la classe bourgeoise occidentale biberonnée aux documentaires animaliers de la BBC et de la National Geographic perçoit les territoires sauvages comme ayant originellement été vierges de tout être humain[1]. C’est pourquoi l’expulsion et les persécutions des populations vivant sur ces terres depuis des générations seraient systématiques. Privés de leurs terres, les autochtones basculeraient dans la misère et l’insécurité alimentaire. Famines, drogues, alcool et maladies feraient des ravages au sein de leurs communautés. Rendues incapables de perpétuer leurs rites, traditions et arts de vivre, des cultures entières finiraient par s’éteindre en quelques années. Certains indigènes tenteraient de résister ou se lanceraient dans des trafics illégaux pour survivre. Un dispositif sécuritaire mêlant technologies avancées de surveillance et milices armées assurerait la sécurité des touristes fortunés venus profiter d’une semaine de safari à 4 675 € par personne[2].
Les contrevenants pénétrant la zone protégée sans autorisation seraient aisément repérés par le réseau de caméras miniatures à reconnaissance faciale dissimulées dans la végétation. Grâce au dispositif de surveillance déployé en réseau et doté d’une connexion satellite, l’information parviendrait rapidement au centre de contrôle situé à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Ce dernier déclencherait aussitôt une alerte suivie de l’envoi d’un drone pour évaluer la menace et éventuellement l’éliminer. Selon la résistance opposée par les intrus, le centre de contrôle pourrait décider le déploiement d’une unité d’intervention spéciale. Appuyée par des hélicoptères, cette dernière composée d’anciens soldats des armées occidentales neutraliserait rapidement la menace, usant de toute la puissance de feu nécessaire[3]. Combattre cette menace en amont passerait aussi par l’emploi de techniques d’anticipation des crimes rendues possibles grâce à la collecte massive de données sur la population puis à leur traitement par des algorithmes.
Pour assurer le renouvellement continu du « capital naturel » — nouvelle dénomination attribuée au vivant par le WWF et cie –, les autorités gestionnaires de l’aire protégée pourraient se fournir auprès des nombreux éleveurs certifiés ayant appris à contrôler la reproduction d’animaux autrefois sauvages[4]. Pour combler une clientèle exigeante avide d’innovations, de nouvelles espèces génétiquement « améliorées » feraient leur apparition : gnou doré, hippotrague à longues cornes, ligres (croisement entre un tigre et un lion), etc. L’élevage de lions à grande échelle serait développé pour attirer les touristes désireux de faire des câlins avec un gros félin et pour combler le manque d’offre sur le marché des trophées de chasse[5]. Les os des félins seraient ensuite expédiés en Asie pour approvisionner le très lucratif business d’une médecine qui n’a plus grand chose de traditionnel.
Ce monde, c’est le nôtre. Ce que je viens de vous décrire existe ou est en phase de développement plus ou moins avancée, à l’exception du drone de combat (à ma connaissance, seuls les drones de surveillance et de reconnaissance sont utilisés dans les aires protégées). Mais il n’est pas exclu que, dans la logique de réduction des coûts invoquée par le secteur privé pour phagocyter la conservation de la nature, les assassinats par drone déjà largement utilisés par les armées occidentales soient un jour mis au service de la lutte anti-braconnage[6]. C’est d’autant plus plausible que Wesley G. Bush, ancien PDG de Northrop Grumman – un fabricant américain majeur d’armement dont des drones de combat –, siège en tant que président du comité exécutif de Conservation International, une ONG influente au budget annuel dépassant largement les 100 millions de dollars. Une ONG également membre de la Natural Capital Coalition dont nous reparlerons plus loin[7].
Quant aux 50 % de territoires à transformer en aires protégées où les activités humaines seront sévèrement contrôlées — voire totalement exclues —, il s’agit de l’objectif “ultime” inscrit dans le Global Deal for Nature, avec un premier pallié fixé à 30 % pour 2030. Un accord international sans aucune consultation démocratique — le pendant de l’Accord de Paris, cette fois pour la biodiversité — qui sera négocié à huit clos fin d’année à Kumming en Chine[8]. Etant donné que la biodiversité se concentre aujourd’hui dans les pays non industrialisés du Sud, on devine les conséquences pour les habitants des campagnes ; accaparement des terres par le secteur privé sous couvert de protection de l’environnement, expulsion des populations et criminalisation de toute activité humaine dans les aires protégées. Pour survivre, les habitants ainsi dépossédés viendront s’entasser dans les bidonvilles aux abords des mégalopoles. Cette conservation coloniale existe depuis la création des premières aires protégées et se perpétue aujourd’hui ; dans le parc national de Kaziranga en Inde où des populations ont été violemment expulsées et plusieurs dizaines de personnes tuées, dans le parc national de Kahuzi Biega en RDC où les Pygmées sont chassés et persécutés depuis la création du parc, dans le futur parc de Messok Dja en République du Congo, dans le parc du Limpopo au Mozambique, frontalier avec l’Afrique du Sud, où un processus d’expulsion de 7 000 personnes est en cours depuis 10 ans, etc[9].
[Je fais ici volontairement l’impasse sur le sujet de la financiarisation de la nature que j’aborderai dans d’autres articles. Pour en savoir plus je vous recommande l’excellent documentaire Nature, le nouvel eldorado de la finance, dont la version anglais, intitulé Banking Nature se trouve sur Youtube[10].]
Ce futur dystopique où science et technologie viendraient au secours de la biodiversité en danger, c’est l’avenir dont rêvent les sociopathes de la Silicon Valley. Un article publié le 28 février 2002 sur le site TechRepublic présente les choses en ces termes[11] :
« Le potentiel pour installer un régime de surveillance bénigne sur le monde naturel est immense, allant des satellites d’observation aux smartphones guettant les tronçonneuses dans la forêt. »
Charles McLellan considère un réseau de caméras à reconnaissance faciale reliées à des satellites capables de surveiller l’activité humaine et animale partout dans le monde comme un système de « surveillance bénigne ». On n’ose imaginer à quoi ressemble pour lui une surveillance « dure » ou « hostile ».
Parmi ces technologies, on trouve le projet Instant Detect développé par la Zoological Society of London (ZSL)[12]. Ce dispositif ressemble au piégeage photographique classique composé d’un boîtier intégrant une caméra se déclenchant au passage d’un animal, mais il fait bien plus ; il a été équipé d’un capteur détectant le métal pour identifier les braconniers portant des armes. Jusqu’à 8 caméras peuvent envoyer des données à une base radio enterrée à proximité communiquant directement avec le réseau de satellites Iridium. Toutes les données sont ensuite stockées dans le cloud grâce à la transmission satellite. Le système utilise la technologie LoRa, un réseau faible puissance à couverture large, qui permet l’envoi de données à travers 10 km de brousse et jusqu’à 1 km de forêt dense. La principale contrainte pour les concepteurs ? Obtenir l’accréditation CE pour accéder au marché de l’Union Européenne, preuve que la surveillance « bénigne » des espaces sauvages risque bien d’arriver en Europe également. Il est aussi utile de préciser que la ZSL fait partie des membres de la Natural Capital Coalition avec l’Union International pour la Conservation de la Nature, le WWF et de joyeux lurons tels que Total, Repsol, Coca-Cola, H&M, Kering (géant du luxe), le laboratoire Novartis, Nestlé, Unilever, Walmart, Tata et Shell, entre autres. L’une des missions de la Natural Capital Coalition repose sur l’élaboration d’un protocole visant à intégrer la nature dans le livre comptable des firmes transnationales : « un cadre décisionnel donnant la possibilité aux organisations d’identifier, de mesurer et de valoriser leurs impacts directs et indirects et leurs dépendances au capital naturel[13]. »

Financé en partie par la Fondation Leonardo DiCaprio, TrailGuard AI est un système similaire à Instant Detect conçu par l’organisation à but non lucratif états-unienne RESOLVE, en partenariat avec le géant du numérique Intel en pointe sur l’intelligence artificielle. La société Inmarsat spécialisée dans la téléphonie par satellite complète l’équipe. La technologie reposant sur l’intelligence artificielle apportée par Intel permet au système de différencier un humain d’un animal ou d’un véhicule. Les caméras de type TrailGuard AI se distinguent par leur taille réduite les rendant impossibles à déceler à l’œil nu dans la végétation et leur fournissant une autonomie de 18 mois sur batterie. RESOLVE apparaît sur le site promouvant le Global Deal for Nature[14].

Rainforest Connection est un autre projet enfanté lui par un ingénieur basé à San Francisco. En installant des smartphones dans la canopée amazonienne, il consiste à effectuer une surveillance sonore de la forêt en détectant les bruits suspects, moteur de véhicules ou de tronçonneuses entre autres. Une technologie open-source d’apprentissage automatique développée par Google est utilisée pour détecter les sonorités et limiter le nombre de faux positifs.
Certains professionnels de la « conservation de la nature » utilisent des techniques de marquage à l’aide de puces électroniques pour mieux comprendre comment et pourquoi les animaux disparaissent. À ce sujet, Charles McLellan évoque un projet de suivi par satellite des coucous anglais pour élucider le mystère de leur disparition. Les principales causes de l’extermination de masse en cours, ça fait belle lurette que nous les connaissons : destruction des habitats, pollutions multiples, commerce d’espèces sauvages, diffusion d’espèces invasives via la globalisation et l’accélération des échanges ou encore changement climatique. Quel intérêt stratégique avons-nous à traquer les oiseaux durant leur migration ? Pour connaître la cause exacte de leur disparition ? Si les scientifiques découvrent que le biotope où les oiseaux migrateurs se restaurent durant leur migration est menacé par la construction d’une autoroute, d’un aéroport ou par l’expansion urbaine, va-t-on y mettre définitivement fin ? Bien sûr que non. Au mieux, on essaiera d’atténuer les dégâts. À force de faire des compromis pour justifier le maintien d’un mode de vie, on voit le résultat. Dans ces conditions, quel est l’intérêt d’imposer une surveillance étroite aux derniers êtres vivants libres sur cette planète ? Qui est gagnant ? Les créatures qui se retrouvent bardées de capteurs et d’émetteurs ou les sociétés propriétaires de la technologie ? Éthiquement, cette démarche est-elle acceptable quand on connaît — ou ignore — la dangerosité des ondes émises par ces dispositifs sur le fonctionnement des organismes vivants ? Depuis des décennies, biologistes et conservationnistes utilisent des systèmes similaires, sont-ils efficaces ? La situation s’est-elle améliorée ? Non, tout empire, partout.
Dans une vidéo récente dont j’ai oublié la source, une jeune scientifique s’inquiétait de ne bientôt plus avoir d’objet d’étude en raison de la déforestation. Mais pour protéger les forêts, étudier et collecter des données ne sert à rien, il faut se battre contre l’ennemi, contre le capitalisme techno-industriel qui se répand comme une lèpre jusque dans les coins les plus reculés. Les armes de surveillance que sont les pièges photographiques et le marquage des animaux sauvages par des puces électroniques décrits plus haut en sont un bon exemple.
Dans la suite de l’article de Tech Republic, l’auteur présente le phénomène de la science participative ; ou quand des citoyens naïfs récoltent des données sur la nature en vue de sa soumission totale à la mégamachine. Zooniverse compte parmi les portails offrant la possibilité de participer à des études scientifiques sur une grande variété de thématiques, histoire de satisfaire tout le monde ; un projet propose de repérer des nids d’oiseaux et d’effectuer un suivi en fournissant des données, un autre de regarder des vidéos de ratons-laveurs pour analyser leur comportement, un autre encore d’identifier les animaux sur les photos. Il s’agit ni plus ni moins de travailler gratuitement pour entraîner des algorithmes, ainsi que nous l’apprenons au sujet du projet Snapshot Serengeti récoltant des images de pièges photographiques disposés dans cette immense réserve de Tanzanie :
« De multiples utilisateurs visionnent chaque image et notent l’espèce, le nombre d’individus, le comportement associé, et la présence de petits avec l’aide d’un guide d’identification. Un algorithme agrège ensuite ces classifications pour arriver à un consensus, un procédé qui a été validé par rapport à un sous-ensemble d’images de référence classées par les experts. »
Selon les chercheurs, cette masse de données permet de mieux étudier les relations entre espèces, notamment entre les grands carnivores et leurs proies. Un autre projet de ce type, toujours dans le Serengeti, exploite la main d’œuvre gratuite fournie par les scientifiques du dimanche pour compter les gnous sur les images. Une fois digérées par les algorithmes, les données fournies accélèrent de manière fulgurante le recensement de centaines de milliers d’animaux, ce dernier passant à 24 h au lieu de 3 à 6 semaines par le passé. Une prouesse technique qui ravira certainement les gnous du Serengeti dont la migration se trouve toujours plus entravée par des clôtures, des implantations humaines, des fermes, des routes et d’autres infrastructures nécessaires au développement de la civilisation industrielle[15].

Plus loin, l’auteur de l’article se félicite des images récoltées par le projet Landsat. Co-développé par la NASA, les photographies satellites de la surface terrestre ont pour objectif d’ « aider à la prise de décision sur les usages de la terre depuis 1972 ». Effectivement, la planète semble avoir beaucoup bénéficié de ce projet : sur la seule période 2000–2012, le monde a perdu 2,3 millions de km² de forêts, soit presque quatre fois la superficie de la France ; plus d’un million d’éléphants parcouraient encore les savanes et forêts d’Afrique en 1979, ils sont bien moins de 400 000 aujourd’hui ; les populations d’insectes en Europe ont chuté de 80 % en 30 ans, principalement en raison de l’agriculture industrielle, etc.[16]
Global Forest Watch — initiative financée par le World Resources Institute, l’un des think tank les plus influents au monde — surveille les forêts du globe et nous a par exemple appris que, si la déforestation dans les zones tropicales était un pays, elle se classerait troisième en termes d’émissions de CO2, juste derrière la Chine et les États-Unis. Nous voilà bien avancés. Comptabiliser les émissions permet surtout d’estimer la future taille du marché mondial du carbone, l’objectif n’a jamais été de ralentir ou de stopper les émissions, bien au contraire. Pour continuer à extraire massivement des énergies fossiles, les majors pétrolières investissent dans la capture industrielle du carbone de l’atmosphère. Une industrie qui va nécessiter des subventions massives des États pour se développer[17].
Les nanosatellites ou CubeSats font partie des autres armes de surveillance massive en plein essor. SpaceX ambitionne d’en mettre 42 000 en orbite pour rendre Internet accessible partout sur la planète, depuis le désert du Namib jusqu’aux confins de l’Amazonie où vivent des tribus indiennes non contactées[18]. Aucune créature vivante n’échappera au bombardement intempestif d’ondes nocives et le ciel étoilé indispensable à certaines migrations sera ruiné à jamais[19].
Mais le délire techno-sécuritaire ne s’arrête pas là, Planet — une entreprise créée par un ancien scientifique de la NASA et comptant Google parmi ses actionnaires — possède une constellation de 150 satellites orbitant toutes les 90 minutes au-dessus des pôles. Ces satellites sont capables de collecter chaque jour des images de la totalité de la surface du globe, fournissant des données utiles à de nombreux secteurs économiques parmi les plus destructeurs : agriculture industrielle, commerce maritime, assurance, cartographie, intelligence économique, recherche scientifique sans oublier la défense. Sur ce dernier point, Planet fournit sur son site des images de l’évolution de nouvelles constructions au sein de l’Institut des matériaux chimiques en Corée du Nord, un lieu où sont fabriqués des moteurs de missiles[20].

Comme souvent, les grandes ONG et fondations contrôlées par le secteur privé mettent en avant les activités illégales, jamais ou presque les désastres écologiques et sociaux causés par les multinationales. Exemple ci-dessous avec les chercheurs d’or illégaux au Pérou, des images qui ont permis aux forces gouvernementales d’intervenir, certes. Mais les activités de l’industrie minière, bien que légales, ne sont pas moins destructives pour l’environnement. On assiste à la même distorsion de la réalité dans la façon dont médias et grandes organisations environnementales traitent le trafic illégal de faune et de flore, celui-ci étant presque anecdotique en valeur en comparaison du commerce international (8 à 20 milliards d’euros globalement contre au moins 100 milliards dans la seule Union Européenne) autorisé et censé être régulé par la convention CITES[21]. Le premier profite au crime organisé, le second à de grandes sociétés privées “respectables”.

Vous pensiez avoir tout vu ? C’est sous-estimer le génie humain quand il est mis au service d’une culture parfaitement cinglée. La prévention situationnelle de crime — Situational Crime Prevention (SCP) — ou le déploiement de techniques dignes du film de science-fiction Minority Report pour lutter contre le braconnage, particulièrement en Afrique[22]. La prévention situationnelle n’a rien à voir avec l’idée de s’attaquer à la racine ou à la cause profonde du problème. Il s’agit de modifier l’environnement pour augmenter le risque d’être pris en accentuant la surveillance (caméras, alarmes, détecteurs, drones) et en installant des clôtures ou des murs pour « durcir la cible ». Pour pénétrer un territoire sensible, l’accès se trouve réduit au passage d’un check-point réservé aux seuls individus autorisés — dans le cas d’un parc naturel africain, ceux qui ont les moyens de payer les frais d’entrée, c’est-à-dire les classes privilégiées et les touristes étrangers aisés. Étrangement, cette fabuleuse innovation nous vient du pays de l’oncle Sam.
Professeure associée à la Michigan State University, Meredith Gore qualifie sa science de « criminologie de la conservation » et donne l’exemple de Kinshasa, capitale de la République Démocratique du Congo. En s’inspirant d’une stratégie employée par la police de Cincinnati, elle a cartographié les 4 « C » : sites de crimes, de confort, les points de corruption et de convergence. Il s’agit ni plus ni moins d’espionner les délinquants ou délinquants potentiels, de lister leurs habitudes, les lieux de recrutement, etc. Bien que Meredith Gore soit consciente que de jeter les gens en prison ou de prononcer des sentences sévères produisent des effets délétères sur la société, elle semble étonnamment naïve sur la nature du régime politique en République Démocratique du Congo et sur l’utilisation qui sera faite de ces techniques une fois aux mains des autorités. Chercheurs, scientifiques et autres technophiles béats vouant un culte presque religieux à la toute puissante Technologie ne distinguent plus, en observant leurs semblables, des êtres vivants faits de chair et de sang avec leurs émotions et leurs sentiments, mais de vulgaires tas de « données » à exploiter. La Data, c’est aussi et surtout l’or noir dont se goinfre l’industrie numérique pour asseoir et consolider son contrôle sur nos vies, sa domination sur la Vie.
« Ce qu’on peut mesurer, on peut le gérer. »
— Peter Drucker, célèbre consultant en stratégie d’entreprise
Ce qu’il y a de plus absurde dans cette déferlante technologique s’attribuant la victoire finale avant même d’avoir démontré une quelconque efficacité ? Elle s’inscrit dans le même cadre culturel qui a déjà démontré son incapacité à coexister avec le vivant. On y retrouve les mêmes travers : expansion, volonté de contrôle, extraction minière, militarisme, arrogance, narcissisme, suprémacisme, racisme, etc. Le parc national du Kruger en Afrique du Sud dépense annuellement plus de 13,5 millions de dollars dans le dispositif anti-braconnage le plus élaboré de la planète. Le parc est divisé en 22 sections, chacune patrouillée par une équipe d’hommes armés[23]. Ils disposent du soutien de chiens de détection, d’hélicoptères, même l’armée sud-africaine offre son assistance. Malgré la surenchère militaire, 540, 421 et 327 rhinocéros ont été braconnés dans le Kruger en 2017, 2018 et 2019. Si les chiffres du braconnage diminuent légèrement, cela s’explique surtout par la population de rhinocéros du parc en chute libre depuis plus de 10 ans. Pour ne rien arranger, cette spirale de violence fait de nombreuses victimes humaines ; 500 Mozambicains ont ainsi été abattus par les forces anti-braconnage du Kruger entre 2010 et 2015[24].
Comme l’explique le géographe Estienne Rodary dans son ouvrage L’Apartheid et l’animal, la « conservation de la nature » — dénomination utilisée par les très puissantes ONG environnementales que sont le WWF, la WCS ou l’IUCN — s’est employée, sur le modèle culturel anglo-saxon, à tracer une frontière physique entre l’humain et la nature sauvage. Avant de devenir le parc national du Kruger, cette aire protégée était en réalité une réserve de chasse créée par et pour l’aristocratie coloniale blanche. Ces terres étaient autrefois habitées, les populations noires furent expulsées et interdites de chasser, de se rendre sur les lieux sacrés et de se recueillir sur les sépultures de leurs ancêtres. Aujourd’hui, dans le cadre de la politique des land claims (accaparement de terres) lancée par l’ANC, sur les près de 2 millions d’hectares du parc, entre 400 000 et 1,3 million feraient l’objet de demandes de restitution des terres. La conservation apparaît clairement comme un outil de domination des puissances occidentales sur les populations pauvres des pays du Sud. Avec cette logique, plutôt que de donner des droits aux peuples autochtones ayant su, de par leurs pratiques culturelles, protéger les forêts et leurs habitants non humains depuis des temps immémoriaux, ils se retrouvent expulsés de leurs terres, persécutés et parfois massacrés. Si l’ampleur du commerce d’animaux sauvages et l’urgence de la situation nécessitent certainement d’employer une force dissuasive sur le terrain, notamment par la présence de rangers, elle devrait rester transitoire, intégrer les locaux et s’inscrire dans une stratégie plus globale ; attribution de droits aux populations sur leurs terres, instauration d’une gestion communautaire des ressources naturelles ou encore aide quand cela est nécessaire pour développer des cultures vivrières assurant la sécurité alimentaire. Force est de constater que ce n’est pas la voie choisie par les principaux bailleurs de fonds et les organisations de la conservation. Militarisation et surveillance rapportent bien trop d’argent aux principaux intéressés. Inutile de dire que la logique de marchandisation et de financiarisation de la nature portée par la Campaign for Nature pour soutenir le Global Deal for Nature va continuer à alimenter la surenchère en technologie de surveillance, armement et violence[25].
La belle histoire relatant comment la Déesse Technologie vola au secours de Mère Nature, aussi ridicule et inepte qu’elle puisse paraître, séduit pourtant les régiments de crétins digitaux du monde industrialisé[26]. Peut-être en feront-ils un jour un conte pour enfants. Dans le fond, on ne peut pas leur en vouloir. Depuis plusieurs années, les médias se sont emparés du sujet de l’effondrement du vivant générant une inquiétude légitime chez le public. Paralysé par la peur et démobilisé par les discours scandant le besoin impérieux d’une gouvernance mondiale pour remédier à un problème qui dépasserait les capacités cognitives du quidam moyen, le peuple est de fait clairement écarté de la table des négociations où se prennent les décisions. Grâce à la fabrication du consentement des masses (qui ignorent tout de la gestion politique des médias, de leur fonction première en tant qu’outil de propagande), ces dernières accueillent avec bienveillance les solutions choisies en amont par le secteur privé. Les multinationales ont trouvé, dans les médias pseudo-écologiques comme WE DEMAIN, louant les bienfaits de la reconnaissance faciale et les grandes ONG, de précieux alliés, un visage plus humain pour faire la promotion de leurs intérêts[27].
S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire, c’est que le capitalisme se nourrit des crises, le système fonctionne ainsi. Les deux guerres mondiales ont permis de moderniser et d’optimiser l’appareil industriel, nous faisant entrer dans l’ère de la société de consommation. Aujourd’hui, effondrement du vivant et changement climatique représentent de formidables opportunités de croissance pour les grandes firmes, particulièrement pour les géants du numérique qui ont construit leur hégémonie en colonisant nos lieux de vie et notre sphère intime avec des armes de surveillance massive. Il ne tient qu’à nous de résister à la propagande orchestrée par les ONG et les médias pour légitimer les atteintes répétées à notre vie privée. Aussi étonnant que cela puisse paraître pour beaucoup, les peuples détiennent le pouvoir matériel de se libérer de la tyrannie du progrès technique, de prendre leur avenir en main et d’organiser la résistance, mais le veulent-ils vraiment ?
Philippe Oberlé
- David Attenborough, célèbre narrateur pour les séries documentaires de la BBC et ambassadeur de l’organisation néo-malthusienne Population Matters, parle de « peste humaine ». Il est intéressant de noter que ce sont toujours les populations de couleur des pays du Sud qui se retrouvent implicitement visées par ce type de propos. ↑
- Une information provenant de la revue How to spend it du Financial Times s’adressant à ceux qui ne savent plus quoi faire de leur argent : https://howtospendit.ft.com/travel/207389-malawi-s-rebirth-as-a-safari-sweetspot ↑
- https://vetpaw.org/ ↑
- https://www.worldwildlife.org/projects/the-natural-capital-projecthttps://www.dailymaverick.co.za/article/2019–10-16-sa-reclassifies-33-wild-species-as-farm-animals/ ↑
- https://www.theguardian.com/environment/2020/jan/29/south-africa-wild-animals-at-risk-of-genetic-pollutionhttps://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/afrique-du-sud/des-elevages-de-lions-destines-a-la-chasse-en-afrique-du-sud_3064181.html ↑
- https://www.researchgate.net/publication/262910385_Banking_Nature_The_Spectacular_Financialisation_of_Environmental_Conservation ↑
- https://www.conservation.org/about/senior-staff ↑
- https://www.globaldealfornature.org/ ↑
- Un rapport des Nations Unies met en cause le WWF dans des exactions à l’égard des Pygmées Baka dans la forêt de Messok Dja en République du Congo : https://e360.yale.edu/features/green-violence-eco-guards-are-abusing-indigenous-groups-in-africaLes Pygmées Batwa sont persécutés depuis des décennies autour du parc de Kahuzi Biega : https://www.survivalinternational.fr/actu/11905Dans son livre L’Apartheid et l’animal, le géographe Estienne Rodary, qui a vécu et travaillé en Afrique du Sud, décrit la situation dans le parc du Limpopo. L’AFD a financé ce parc : https://limpopo.afd.fr/
Enquête du journaliste d’investigation Estacio Valoi membre associé du collectif Oxpeckers : http://pulitzercenter.storylab.africa/dominion/ ↑
- https://youtu.be/y1EdZeRHgbM ↑
- https://www.corporatecrimereporter.com/news/200/charles-derber-sociopathic-society/https://www.techrepublic.com/article/the-internet-of-wild-things-technology-and-the-battle-against-biodiversity-loss-and-climate-change/ ↑
- https://www.zsl.org/conservation/how-we-work/conservation-technology/instant-detect ↑
- https://naturalcapitalcoalition.org/natural-capital-protocol/ ↑
- https://www.globaldealfornature.org/organization/resolve/ ↑
- https://conservationaction.co.za/recent-news/wildebeest-migrations-in-east-africa-face-extinction-what-must-be-done‑2/ ↑
- https://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2017/10/18/en-trente-ans-pres-de-80-des-insectes-auraient-disparu-en-europe_5202939_1652692.htmlhttp://www.greatelephantcensus.com/background-on-conservation ↑
- https://www.ep.total.com/fr/innovations/recherche-developpement/total-investit-massivement-dans-le-ccus-carbon-capture ↑
- https://www.numerama.com/sciences/561497-internet-par-satellite-spacex-veut-mettre-en-orbite-30–000-satellites-de-plus.html ↑
- https://www.cieletespace.fr/actualites/exclusif-en-plus-de-rayer-le-ciel-les-satellites-starlink-diffusent-de-puissants-flashes-lumineux ↑
- https://www.planet.com/markets/government/ ↑
- https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2016/578025/EXPO_STU(2016)578025_EN.pdf ↑
- https://finance.yahoo.com/news/minority-report-poachers-predictive-algorithms-101511921.html ↑
- https://news.mongabay.com/2020/03/poaching-and-the-problem-with-conservation-in-africa-commentary/ ↑
- https://theconversation.com/why-southern-africas-peace-parks-are-sliding-into-war-parks-53458 ↑
- https://www.campaignfornature.org/home ↑
- Voir le livre La fabrique du crétin digital du chercheur en neurosciences à l’Inserm Michel Desmurget ↑
- https://www.wedemain.fr/La-reconnaissance-faciale-ca-sert-aussi-a-preserver-les-animaux_a4535.html ↑