Traduction d’un article du biologiste Phil Torres initialement publié, en anglais, le 30 avril 2022 sur le webzine progressiste Salon.com. Rien de particulièrement nouveau sous le soleil, mais un rappel intéressant sur la folie qui s’est emparée d’une partie des élites du capitalisme technologique.
Elon Musk veut sauver l’humanité — afin de parvenir à un futur dans lequel nous « vivrons » par milliers dans de gigantesques simulations cosmiques à la Matrix.
Elon Musk, la personne la plus riche de la planète, a apparemment conclu un accord pour acheter Twitter, de l’avis général « l’une des plateformes les plus influentes du monde ». Beaucoup de gens essaient de comprendre pourquoi : qu’est-ce qui motive exactement Elon Musk ? S’agit-il simplement de sa volonté (hypocrite) de défendre la liberté d’expression ? Y a‑t-il des raisons plus profondes ? Jusqu’ici, pratiquement personne, dans la presse grand public, n’a formulé de réponse pertinente. Je me propose d’essayer.
Commençons par une observation non controversée : Elon Musk ne se soucie guère des autres, de vous et de moi, ni même de ses employés. Ainsi que son frère Kimbal Musk l’a déclaré au magazine Time, « l’empathie pour les gens ne fait pas partie de ses qualités », après quoi l’article note que « pendant la pandémie de COVID-19, [Musk] a fait des déclarations minimisant le virus, [a enfreint] les réglementations sanitaires locales pour maintenir ses usines en activité, et a participé à accroître les doutes sur la sécurité des vaccins ».
Néanmoins, Elon Musk se considère comme un philanthrope de premier plan. « SpaceX, Tesla, Neuralink, The Boring Company sont de la philanthropie », insiste-t-il. « Si on considère que la philanthropie est l’amour de l’humanité, il s’agit de philanthropie. » Comment cela ?
La seule réponse qui ait du sens découle d’une vision du monde que j’ai décrite ailleurs comme « l’une des idéologies les plus influentes dont bien peu de gens, en dehors des universités d’élite et de la Silicon Valley, ont entendu parler ». Je fais référence au « long-termisme ». Cette idéologie, née dans la Silicon Valley et dans les universités britanniques d’élite d’Oxford et de Cambridge, compte de nombreux adeptes au sein de la communauté dite LessWrong ou Rationaliste, dont le membre le plus en vue est Peter Thiel, un entrepreneur milliardaire et partisan de Trump.
[Aparté du traducteur : Au sujet de Thiel, David Graeber affirmait : « Je trouve intéressant que Peter et moi soyons très fortement d’accord sur 20 % des choses, et probablement tout aussi fortement en désaccord sur les 80 % restants. […] Mais les choses sur lesquelles nous sommes d’accord sont celles à propos desquelles personne d’autre n’est d’accord avec nous. »]
En bref, les long-termistes affirment que si l’humanité parvient à survivre aux prochains siècles et à coloniser l’espace, le nombre de personnes qui pourraient exister dans le futur est absolument énorme. Selon le « père du long-termisme », Nick Bostrom, il pourrait exister quelque chose comme 10^58 êtres humains dans le futur — cela dit, la plupart d’entre eux vivront apparemment des « vies heureuses » à l’intérieur de vastes simulations informatiques alimentées par des systèmes nanotechnologiques conçus pour capter la totalité ou la majeure partie de l’énergie produite par les étoiles. (La raison pour laquelle Bostrom est persuadé que toutes ces personnes seraient « heureuses » dans leur vie simulée n’est pas claire. Peut-être prendraient-ils du Prozac numérique ou autre chose du genre). D’autres spécialistes du long terme, tels que Hilary Greaves et Will MacAskill, ont calculé qu’il pourrait y avoir 10^45 « personnes heureuses » vivant dans des simulations informatiques à l’intérieur de notre seule galaxie de la Voie lactée. C’est beaucoup de monde. Les chefs de file du long-termisme pensent que vous devriez être très impressionnés.
Et voici ce que cela implique, pour eux, en matière de politique sociale contemporaine : supposons que vous puissiez faire quelque chose aujourd’hui qui affecte positivement 0,0000000000000000000000000000000000001% des 10^58 personnes qui « vivront » à un moment donné, dans un avenir lointain. Cela signifie, mathématiquement, que vous affecteriez 10 trillions de personnes. Sachant qu’il y a environ 8 milliards de personnes sur la planète aujourd’hui. La question qui se pose est donc la suivante : si vous voulez faire « le plus de bien possible », devez-vous vous concentrer sur l’aide aux personnes qui sont en vie aujourd’hui ou sur le grand nombre de personnes qui pourraient vivre dans des simulations informatiques dans un avenir lointain ? La réponse est, bien sûr, que vous devez vous concentrer sur ces êtres numériques du futur lointain. Comme l’écrit Benjamin Todd, spécialiste du long terme :
« Étant donné que l’avenir est grand, il pourrait y avoir beaucoup plus de personnes dans le futur que dans la génération actuelle. Cela signifie que si vous voulez aider les gens en général, votre principale préoccupation ne devrait pas consister à aider la génération actuelle, mais à faire en sorte que l’avenir se passe bien à long terme. »
Alors pourquoi Musk dépense-t-il environ 44 milliards de dollars pour acheter Twitter, cependant qu’il a choisi de ne pas faire don des 6,6 milliards de dollars nécessaires « pour nourrir plus de 40 millions de personnes dans 43 pays qui sont « au bord de la famine » », alors qu’il avait laissé entendre qu’il le ferait ? Peut-être êtes-vous en mesure d’entrevoir la réponse : si vous pensez que « l’avenir est grand », pour reprendre les termes de Todd, et qu’un nombre énorme de personnes verront le jour au cours du prochain milliard d’années qui vivront dans des simulations informatiques, alors vous devriez vous concentrer sur elles plutôt que sur les personnes vivant aujourd’hui. Comme le soutiennent Greaves et MacAskill, pour savoir si des actions entreprises aujourd’hui sont bonnes ou mauvaises, nous ne devons pas nous concentrer sur leurs effets immédiats, mais sur leurs effets sur le monde dans un siècle ou un millénaire !
Cela ne signifie pas que nous devions totalement négliger les problèmes actuels, comme nous le diraient certainement les tenants du long-termisme. Mais selon eux, nous ne devons aider les gens vivant actuellement que dans la mesure où cela garantit l’existence des personnes futures. Cette logique n’est pas sans rappeler celle qui conduit les entreprises à se préoccuper de la santé mentale de leurs employés. Pour les entreprises, les personnes n’ont pas de valeur en elles-mêmes. En revanche, une bonne santé mentale est importante parce qu’elle est propice à la maximisation des profits, puisque les personnes en bonne santé ont tendance à être plus productives. Les entreprises se soucient des gens dans la mesure où cela leur profite.
Pour les long-termistes, la moralité et l’économie sont presque indissociables : toutes deux sont des jeux de chiffres visant à maximiser quelque chose. Dans le cas des entreprises, vous voulez maximiser le profit, alors que dans le cas de la moralité, vous voulez maximiser « les personnes heureuses ». Il s’agit essentiellement d’avoir le capitalisme pour éthique.
Musk a explicitement déclaré que l’achat de Twitter concernait « l’avenir de la civilisation ». Cela renvoie à sa conception particulière de la philanthropie et à l’idée qu’aussi odieux, puéril, inapproprié ou mesquin que soit son comportement — aussi destructeur ou embarrassant que soient ses actions dans le présent —, en cherchant à influencer l’avenir à long terme, il a une chance d’être considéré par toutes ces « personnes heureuses » dans les futures simulations informatiques comme ayant fait plus de bien, globalement, que n’importe quelle personne dans l’histoire de l’humanité jusqu’à présent. À côté, le Mahatma Gandhi, Mère Teresa et Martin Luther King Jr. sont de petits joueurs.
Si vous vous demandez pourquoi Musk veut coloniser Mars, le long-termisme vous offre une réponse : parce que Mars est un tremplin planétaire vers le reste de l’univers. Pourquoi veut-il brancher nos cerveaux sur des ordinateurs via des puces neuronales ? Parce que cela pourrait « déclencher la prochaine étape de l’évolution humaine ». Pourquoi veut-il régler le problème du changement climatique ? Est-ce à cause de tous les dommages qu’il cause (et causera) aux populations pauvres du Sud ? Est-ce à cause de l’injustice et de l’inégalité que la crise climatique aggrave ? Apparemment non. La raison en est plutôt que Musk ne veut pas risquer un scénario d’emballement du changement climatique qui pourrait anéantir la vie humaine avant que nous ayons eu la chance de coloniser Mars, de nous répandre dans le reste de l’univers et de réaliser notre « vaste et glorieux » potentiel — pour citer le spécialiste du long terme Toby Ord. Au début de l’année, Musk a déclaré que « nous devrions être beaucoup plus préoccupés par l’effondrement de la population » que par la surpopulation. Pourquoi ? Parce que « s’il n’y a pas assez de gens pour peupler la Terre, il n’y en aura certainement pas assez pour Mars ».
Ce n’est pas pour rien que Musk fait partie du conseil consultatif scientifique du Future of Life Institute (FLI), au nom grandiose (« Institut du futur de la vie »), auquel il a fait don de millions de dollars ; ou qu’il a donné des sommes similaires au Future of Humanity Institute (« Institut du futur de l’humanité ») de Bostrom (Oxford) et au Centre for the Study of Existential Risk (« Centre pour l’étude du risque existentiel ») de Cambridge, dont il est membre du conseil consultatif scientifique ; ou qu’il aime prétendre que nous vivons dans une simulation informatique et affirmer que les machines superintelligentes représentent un « risque existentiel fondamental pour la civilisation humaine ».
Par définition, un risque existentiel désigne tout événement susceptible d’empêcher l’humanité de soumettre complètement la nature et de maximiser la productivité économique, deux éléments considérés comme cruciaux par les tenants du long-termisme, parce qu’ils pourraient nous permettre de développer des technologies avancées et de coloniser l’espace afin de créer un maximum de « personnes heureuses » dans des simulations. (Là encore, il s’agit de capitalisme sous stéroïdes.) Bostrom, qu’Elon Musk admire, a forgé cette expression (« risque existentiel ») au début des années 2000. Elle est devenue l’un des principaux sujets de recherche du mouvement appelé « Effective Altruism » (« Altruisme efficace »), qui se targue actuellement d’un financement accordé de quelque 46,1 milliards de dollars et compte des représentants à des postes haut placés au sein du gouvernement américain (comme Jason Matheny). La réduction du « risque existentiel » est l’un des principaux objectifs des long-termistes, dont beaucoup sont également des « Altruistes efficaces ».
De leur point de vue, la meilleure façon d’être philanthrope consiste à ne pas trop se préoccuper de la vie des humains actuels, sauf — encore une fois — dans la mesure où cela pourrait nous aider à faire advenir ce futur techno-utopique intergalactique. Bostrom a décrit les pires atrocités de l’histoire de l’humanité, notamment la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste, comme « de simples rides à la surface de la grande mer de la vie. Elles n’ont pas affecté de manière significative la quantité totale de souffrance ou de bonheur humain, ni déterminé le destin à long terme de notre espèce. »
Plus récemment, Bostrom a déclaré que « l’altruisme sans restriction n’est pas suffisamment courant pour que nous puissions nous permettre de le gaspiller dans une pléthore de projets de bien-être à l’efficacité sous-optimale », tels que l’aide aux pauvres, la résolution de la faim dans le monde, la lutte pour l’égalité des femmes, contre le racisme, l’élimination de l’élevage industriel, etc. Il poursuit : « Si le fait d’augmenter la sécurité existentielle de l’humanité engendre un bénéfice d’une magnitude supérieure, de plusieurs ordres de grandeur, à celle des contributions alternatives, nous ferions bien de nous concentrer sur cette philanthropie la plus efficace » [c’est nous qui soulignons]. Dans un article de 2019, il suggère que nous devrions sérieusement envisager de mettre en place un système de surveillance mondial centralisé et invasif afin de protéger la civilisation humaine des terroristes.
En effet, un autre grand long-termiste et « altruiste efficace », Nick Beckstead, a écrit dans sa thèse très citée par d’autres long-termistes que, puisque l’avenir pourrait être si vaste et que les habitants des pays riches sont mieux placés pour influencer l’avenir à long terme que les habitants des pays pauvres, il est logique de donner la priorité à la vie des premiers sur celle des seconds. En d’autres termes (selon ses mots) :
« sauver des vies dans les pays pauvres peut avoir des effets d’entraînement beaucoup plus faibles que sauver et améliorer des vies dans les pays riches. Pourquoi ? Les pays riches sont nettement plus innovants et leurs travailleurs sont beaucoup plus productifs sur le plan économique. [Par conséquent,] il me semble désormais plus plausible de penser que sauver une vie dans un pays riche est nettement plus important que sauver une vie dans un pays pauvre, toutes choses égales par ailleurs. »
En examinant le comportement d’Elon Musk au prisme du long-termisme, ses décisions et ses actions s’avèrent parfaitement logiques. Certes, il fait des blagues misogynes, accuse à tort des personnes de pédophilie et diffuse des informations erronées sur le COVID. Certes, il a échangé des messages avec Jeffrey Epstein après que celui-ci ait plaidé coupable de trafic sexuel de mineurs. Certes, il a plaisanté en disant qu’il pensait que Bernie Sanders était mort, s’est moqué du soutien au peuple ukrainien, etc. (Voir ici pour une liste nauséabonde).
Mais l’avenir pourrait bien être façonné de manière disproportionnée par les décisions de Musk — qui sont prises unilatéralement, sans aucune prétention démocratique — et étant donné que l’avenir pourrait être énorme (si nous parvenons à coloniser l’espace), tout le bien qui en résultera (dans le calcul des long-termistes) éclipsera tout le mal qu’il a pu faire durant sa vie. La fin justifie les moyens, dans ce calcul, et lorsque la fin possède littéralement une valeur astronomique, associée à un futur techno-utopique rempli de 10^58 « personnes heureuses » vivant dans des simulations informatiques alimentées par toutes les étoiles du superamas de la Vierge, vous pouvez bien être la pire personne au monde durant votre existence et devenir quand même la meilleure personne ayant jamais existé dans le grand schéma des choses.
Elon Musk convoite le pouvoir. C’est évident. C’est un égocentrique. Mais il souscrit également, pour autant que je puisse en juger, à une vision globale de l’avenir galactique de l’humanité et à un cadre moral et économique qui explique, mieux que toute autre alternative, ses actions. Comme je l’ai noté ailleurs :
« [Le long-termisme] s’apparente à une religion séculière construite autour du culte de la “valeur future », avec sa propre “doctrine séculière du salut », comme l’écrit élogieusement l’historien Thomas Moynihan du Future of Humanity Institute dans son livre “X‑Risk ». La popularité de cette religion parmi les riches occidentaux — en particulier l’élite socio-économique — est logique, puisqu’elle leur dit exactement ce qu’ils veulent entendre : non seulement vous êtes éthiquement excusé de ne pas trop vous inquiéter des menaces sub-existentielles que constituent, par exemple, le changement climatique non-emballé et la pauvreté mondiale, mais cela fait même de vous une meilleure personne moralement, une personne qui se concentre sur des choses plus importantes — des risques qui pourraient détruire définitivement “notre potentiel » en tant qu’espèce de vie intelligente originaire de la Terre. »
Il est profondément troublant qu’un seul être humain possède autant de pouvoir de déterminer le cours futur de la civilisation humaine sur Terre. L’oligarchie et la démocratie sont incompatibles. Or, nous vivons dans un monde de plus en plus contrôlé, dans tous les domaines importants, par des multimilliardaires irresponsables et avares qui ne rendent de compte à personne. Ce qui est encore plus inquiétant que le fait qu’Elon Musk veuille acheter Twitter, c’est sa motivation : l’idéologie long-termiste, son système de valeur, sa moralité et sa vision de l’avenir. En effet, que l’accord soit conclu ou non — et certains indices laissent penser qu’il pourrait ne pas l’être — il faut s’attendre à d’autres prises de pouvoir de ce type, non seulement de la part de Musk, mais aussi d’autres personnes sous le charme de cette nouvelle religion séculière.
Phil Torres
Traduction : Nicolas Casaux