« La présence plus ou moins importante de la viande au sein des régimes alimentaires n’a pas seulement été inégale entre les différentes cultures, mais également au sein d’une même société. Historiquement, dans les sociétés stratifiées et hiérarchisées, l’accès à la viande constituait un indicateur de bien-être et même de pouvoir, et, dans cette même mesure, un élément de distinction sociale. Jusqu’au XIXème siècle et encore durant une bonne partie de celui-ci, l’embonpoint, plutôt considéré comme de la “corpulence”, suggérait la santé, la prospérité, l’honorabilité (Fischler, 1979 : 208) et, dans de nombreuses sociétés dominées par la sous-alimentation, l’obésité était sublimée comme signe de richesse.
La viande était une denrée rare dans la majorité des sociétés et durant la majorité des périodes historiques. Dans l’Italie et la Roumanie du XIXème siècle, par exemple, le maïs représentait jusqu’à 90 % en poids de l’ingestion totale d’aliments, une prédominance très proche de l’exclusivité. Les légumes frais ou en conserve participaient faiblement à la diète des paysans européens et représentaient probablement à peine 5 % du poids de la consommation de maïs. La consommation de viande, souvent réservée à certaines festivités, était très faible. Les produits laitiers, souvent réservés aux enfants, étaient rares. La consommation de graisses était rare également, et celles-ci étaient plus souvent utilisées pour donner du goût qu’en tant qu’aliments nutritifs. Les hommes recevaient quelques compléments durant les périodes de travail plus difficile, mais pas les femmes, qui furent affectées en plus grande proportion par la pellagre (Warman, 1988 : 160–161). Beaucoup de plats modernes comme la pizza et les pâtes, le pot-au-feu, le ragoût ou le hachis parmentier irlandais, le chop suey et autres trouvent leurs origines dans des plats paysans traditionnels dans lesquels une grande quantité d’un aliment basique était rendue plus appétissante par l’ajout d’une petite quantité de viande ou de légumes goûteux (Fiddes,1991 : 224).
La consommation de viande comme indicateur de distinction pénètre aussi au sein des foyers. “Qui gagne le pain, mange la viande”: cet aphorisme, dit Segalen (1988, 276), se réfère à de nombreuses pratiques de consommation différentielle dans les familles des classes paysannes et ouvrières, et symbolise la redistribution effectuée dans le foyer. Le “chef de famille” consomme les plus grosses quantités de viande et les meilleurs morceaux. Cette pratique est liée, précisément, à l’image de la viande qui fortifie le travailleur. La femme intériorise cette situation à tel point qu’elle n’a même pas le besoin de se réprimer : elle n’aime pas la viande, elle n’a pas faim et n’a même pas conscience de se sacrifier. » (« La consommation de viande à travers l’histoire et la culture », Jesus Contreras, 2008)
Dans toutes les sociétés patriarcales, à travers l’espace et le temps, l’alimentation des femmes était — et est parfois encore — contrôlée par les hommes. Bien souvent, les femmes avaient — et ont encore, parfois — peu accès à la viande. Parfois, des tabous le leur interdisaient — c’est encore le cas dans divers endroits du monde. Il est donc tristement ironique, aujourd’hui, de voir des femmes se vanter de ne pas manger de viande du tout qui pensent ainsi défier les codes du patriarcat. Surtout qu’aujourd’hui, comme le note Philippe Cayot, professeur des Universités en chimie et formulation des aliments et chimie des procédés alimentaires à l’institut Agro Dijon, dans un article paru sur The Conversation le 1er juin 2022 :
« 50 à 80 % de la population mondiale est carencée en fer, sans nécessairement être anémiée. Deux milliards d’humains sur terre seraient ainsi anémiés selon l’OMS. La carence en fer concerne toutes les populations, sans distinction de niveau de vie (PIB, IDH), de sexe, de groupe ethnique ou de culture.
Il existe cependant quelques nuances : les femmes (en âge de procréer) sont les plus touchées, puis les enfants. Aux États-Unis, alors que seuls 3 % des hommes adultes (de moins de 70 ans) sont déficients en fer ou anémiés, de 9 à 16 % des femmes de 12 à 49 ans sont concernées.
En France, 1,6 % des hommes sont anémiés contre 8,8 % des femmes, et dans 75 % des cas en raison d’un déficit en fer. La carence concernerait 5 % des hommes de 25 à 44 ans contre 32 % des femmes de 25 à 44 ans (non ménopausées). La prévalence de cette carence atteint 44 % des jeunes filles de 15 à 17 ans en France, ce qui est considérable, et 20 % des petits garçons et 31 % des petites filles de 7 à 11 ans. 80 % des DALYs liées à l’anémie ferriprive sur l’ensemble de la population française sont dues aux menstruations des femmes.
La prévalence des anémies est encore plus importante dans des pays où les conditions de vie sont modestes, et l’accès à une alimentation de qualité, dont une partie d’origine animale, est réduit, voire inexistant [parfois en raison de tabous, de normes culturelles qui réservent encore la viande aux hommes] : plus de 40 % des femmes en âge de procréer en Afrique subsaharienne et centrale sont anémiées, tout comme en Inde, au Brésil ou au Pérou. Les enfants sont aussi concernés dans les pays aux conditions de vie modestes : 43 % des enfants de moins de 5 ans seraient carencés en fer à travers le monde. »
La meilleure source alimentaire, en ce qui concerne le fer (mais pas seulement), c’est la viande, et certains organes tout particulièrement (les reins, le cœur, la langue et le foie), ainsi que certains crustacés et mollusques. (Pour en savoir plus sur la bien meilleure absorption (biodisponibilité) du fer dans les produits animaux, il faut lire cet autre article de Philippe Cayot, intitulé « Carence en fer : comment y remédier par son alimentation », paru le 8 juin 2022 sur The Conversation)
En France, les hommes consomment davantage de viande que les femmes, qui ont pourtant des besoins en fer (entre autres) plus élevés en raison de leur biologie (de leurs menstruations, notamment). Comme le note Philippe Cayot, on conseille un apport quotidien de 8 mg de fer pour les hommes, de 18 mg de fer pour les femmes en âge de procréer et de 27 mg pour les femmes enceintes.
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Conseiller aux femmes d’adopter un régime végan ou végétarien n’est donc possiblement pas la meilleure chose à faire. Une récente étude de l’université de Leeds, au Royaume-Uni, parue début août dans la revue médicale BMC Medecine, parvient d’ailleurs à la conclusion que « les femmes végétariennes ont un risque de fracture de la hanche 33 % plus élevé que celles qui mangent de la viande régulièrement ». Plusieurs études ont par ailleurs démontré que les régimes végétalien et végétarien peuvent induire des carences diverses[1].
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Bien sûr, ces temps-ci, avec la catastrophe climatique (réelle) et, plus largement, environnementale, et surtout avec son très mauvais traitement dans les médias capitalistes, on entend partout dire qu’il nous faudrait fortement diminuer notre consommation de viande, voire qu’il nous faudrait purement et simplement arrêter de consommer de la viande pour (au choix) sauver la planète / le climat / assurer l’avenir de la civilisation industrielle (la rendre durable). Il se pourrait que cela ne soit pas sans lien avec les investissements massifs qu’on observe dans le secteur de la viande de synthèse, de la viande « à base de plantes », de la viande d’insectes et dans d’autres choses de ce genre. L’élevage, considéré en bloc (indifféremment de subsistance, paysan ou industriel), est diabolisé, cependant que les régimes alimentaires « à base de plantes » sont universellement promus comme une « solution ».
C’est terriblement idiot. Si vous vous souciez réellement de mettre un terme à l’écocide, au désastre écologique en cours (qui englobe le réchauffement climatique), ce genre de « solution » devrait vous apparaître comme une mauvaise blague. Sauf un écroulement du capitalisme technologique, de la civilisation industrielle, le ravage du monde continuera. La diminution de la consommation de viande, ou son abolition, c’est juste un des nombreux moyens que le capitalisme technologique a trouvés pour gagner en efficience, pour améliorer son efficacité énergétique. Or, on devrait tous et toutes avoir compris que lorsqu’elle gagne en efficience, la civilisation industrielle ne s’arrête pas de détruire le monde. Des économies de ressources et d’énergie dans un secteur donné permettent à d’autres secteurs de continuer à croître.
L’élevage ou, plus généralement, la consommation de viande, n’a rien d’intrinsèquement (de nécessairement) plus destructeur que les régimes alimentaires à base de plantes, reposant sur l’agriculture — au contraire. Tout dépend de quel élevage et de quelle agriculture on parle, dans quel cadre. Dans le cadre du capitalisme industriel, rien ne sera jamais soutenable, ni élevage, ni consommation de viande, ni végétarisme, ni végétalisme, ni rien. Un capitalisme industriel végan continuerait de détruire le monde (et serait une sorte d’oxymore). Le débat sur le meilleur régime alimentaire à adopter (pour la planète ou le climat) dans le cadre de la civilisation industrielle, c’est une diversion (et aussi une manière de passer sous silence des inégalités et injustices structurelles, pendant que vous vous demandez si vous devriez manger de la viande ou pas, un riche, quelque part, s’achète un yacht, un autre construit une usine ou inaugure une nouvelle exploitation minière, un gouvernement encourage l’investissement dans la croissance industrielle, etc.). Préférez-vous qu’on détruise le monde tout en ayant un régime alimentaire végétal ou à base de produits animaux ? Votre aliénation, votre dépossession par les structures de domination impersonnelle (État, techno-industrie, système marchand), vous la préférez végétarienne ou omnivore ? Non merci.
Sortir de la civilisation industrielle, donc. Et pour ce faire, nous devrions aspirer à ré-établir des systèmes alimentaires locaux et artisanaux, participatifs, adaptés à l’écologie des lieux où nous habitons — et si ces lieux ne s’y prêtent pas, à leur réensauvagement. (Que seule une infime portion de l’humanité soit en charge de notre subsistance collective, ça participe à notre dépossession et ça n’est pas durable, seulement permis par la surconsommation inexorable de ressources qu’exige le capitalisme industriel.) Et ces systèmes alimentaires, pour être soutenables, devront impliquer des espèces animales — que ce soit pour l’aggradation des sols, absorber le carbone atmosphérique en excès ou pour fournir aux êtres humains un régime alimentaire viable.
En attendant, certaines femmes gagneraient à manger davantage de viande — et, évidemment, de la bonne viande. Et nous gagnerions toutes et tous à optimiser l’absorption des nutriments que nous ingérons (à mieux manger).
Nicolas Casaux
- Sur le véganisme https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0261561420306567 et https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0148235, sur le végétarisme : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6367879/ ; plus généralement, voir ici : https://anthropogoniques.com/accueil/risques-possibles-des-vegetaismes/ ↑
Vraiment, les femmes ont davantage besoin de viande que les hommes ? D’après l’étude suivante, ce ne serait pas vraiment souhaitable…
https://www.newswise.com/articles/blood-iron-levels-could-be-key-to-slowing-ageing-gene-study-shows
Les chercheurs de cette étude ont découvert que des taux juste au-dessus de la limite basse de la normalité apparaissent comme un facteur de longévité et de bonne santé.
Les femmes menstruées, les donneurs du sang et les végétariens sont effectivement connus pour avoir de faibles taux de fer. Une bonne raison est que la principale source d’apport en fer est effectivement animale.
Et limiter la consommation animale serait plutôt un bénéfice, si toutefois les femmes veulent continuer à vivre plus longtemps que les hommes…
On parle d’une étude, dont les conclusions sont explicitement assez peu certaines. Les autres effets d’une carence en fer sont assez désagréables, potentiellement dangereux comme je le rappelle ici. Vivre longtemps ou vivre bien ?
Bonjour,
Vous associez carence en fer et consommation de viande insuffisante. Vous n’êtes cependant pas sans savoir que les produits animaux sont loin d’être les seules sources de fer (bien qu’il soit vrai que ce fer-là soit plus assimilé que le fer issu des végétaux). Io aurait suffit de dire que les régimes végétariens doivent être bien menés, comme tout régime, y compris les régimes avec des produits carnés, pour contribuer à une santé correcte.
Concernant l’article sur les fractures de hanches qui serait un effet délétère des régimes végé, celui-ci est déjà hautement critiqué et surtout vous oubliez de parler des bénéfices potentiels sur la santé d’une réduction de conso de produits animaux.
Je ne peux pas m’empêcher de voir ici du cherrypicking visant à maintenir votre biais de confirmation.
Bien entendu, vous, vous ne faites pas de cherry picking, vous êtes allée consulter : https://anthropogoniques.com/accueil/risques-possibles-des-vegetaismes/ et https://theconversation.com/carence-en-fer-comment-y-remedier-par-son-alimentation-184004
« Tout dépend de quel élevage et de quelle agriculture on parle, dans quel cadre. » En effet. Si l’on enlevait de l’assiette des français la viande issue de l’élevage industriel, on réduirait grandement la consommation totale (-50 ? ‑60% ?) de viande. Ce qui réjouirait beaucoup de partisanes et partisans de la cause végétarienne (dont je suis). Mais sans politique de rationnement, je ne vois pas comment on peut y arriver.
Oui, et on ne résoudrait aucun des problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés. Mais ça satisferait pendant un temps des idéologues un peu acharnés.
Je précise ma pensée : sans sortie de la civilisation industrielle, ça n’aurait évidemment aucun sens, surtout si la viande de synthèse prend le relais. Mais je ne comprends pas votre détermination à défendre la consommation de viande sans mentionner la nécessaire réduction drastique de la consommation de celle-ci.
Je mentionne la nécessité fondamentale de sortir de la civilisation industrielle. Ce qui implique une réduction d’à peu près tout.
Une bonne partie des gens qui ne mangent pas de produits animaux ne le font pas seulement pour des considérations environnementales ou de santé, mais aussi (ou surtout) pour ne pas manger des êtres vivants qui ont souffert/ne pas mettre à mort des êtres sentients. Cet aspect éthique de la consommation de viande me questionne beaucoup et je serai curieuse d’avoir votre avis sur la question !
Salut, je réponds plus ou moins à cette remarque, enfin, je commente cette idée, ici : https://www.partage-le.com/2022/06/01/non-le-veganisme-ne-sauvera-pas-le-monde-par-nicolas-casaux/
Bonjour, je m’immisce dans la conversation désolé… moi aussi je me préoccupe comme vous de la souffrance imposée aux animaux « voués » à la consommation, les « animaux purs » comme disaient les chrétiens. Dans un monde désindustrialisé, on verrait le retour des « saigneurs », « éleveurs » etc… capable d’éviter cette souffrance (question de foi et de confiance mais aussi de pragmatisme) lié entre autre aux machines et à toutes ces manières systématiques de traiter les êtres. On verrait aussi un retour de la mortalité infantile, la sélection, et la baisse de la démographie en quelques générations. Moins de consommation en somme…
J’ai l’image de Nicolas entrain d’écharné un daim avec le sourire sur son facebook… merci pour çà
Il n’y aurait plus de facebook non plus, donc aucune raison de sourire pour vous faire plaisir ou enrager.
Juste la nécessité de se nourrir, soi et ses proches.