Nous publions ce témoignage de Kenneth Cain, un ancien juriste US, observateur des droits humains pour l’ONU de 1991 à 1997, tiré du livre "Il faut sauver la planète : trois idéalistes dans l'enfer humanitaire" (2004). Candide plongé au cœur des ténèbres, au-delà de sa naïveté foncière de bon yankee, il jette une lumière crue sur la réalité du « machin » (ainsi que De Gaulle avait appelé l’ONU), qui, au Libéria comme ailleurs, a démontré son incapacité congénitale à arrêter une guerre où que ce soit, paralysé qu'il est par les "intérêts supérieurs" des grandes puissances monopolisant le Conseil de sécurité et lui imposant par leurs vétos de fermer les yeux sur les crimes commis dans leur intérêt (ici, le caoutchouc, le fer, là les diamants ou le pétrole, etc.). Relativement ignorant des raisons qui ont engendré les situations qu’il est censé résoudre avec l’ONU, les remarques politiques de l'auteur sont plus que discutables, mais son témoignage n'en reste pas moins très instructif.
Ken, 1996, Liberia
Sept heures. Ce matin, je dois préparer un résumé des rapports sur les droits de l’homme pour le siège de l’ONU à New York.
Il y a une zone dans le sud du pays où l’on a déployé un contingent nigérian de l’ECOMOG pendant plusieurs mois cet été. Ils avaient pris l’habitude d’encourager de très jeunes Libériennes du camp de réfugiés voisin à leur rendre visite et les « séduisaient » en leur donnant du riz et un peu d’argent. Les gamines avaient neuf ou dix ans. C’est alors qu’un contingent ghanéen de l’ECOMOG a installé son camp dans les environs. Les Ghanéens se montraient plus doux et plus généreux avec les fillettes. Ils leur donnaient des boîtes entières de riz alors que les Nigérians se contentaient de quantités dérisoires. Les petites se sont alors rendues plus souvent dans le camp ghanéen que dans le camp nigérian. Un jour, des cadavres de petites filles ont fait leur apparition sur le chemin qui menait du camp ghanéen au camp de réfugiés — mais pas sur celui qui conduisait chez les Nigérians. On les avait décapitées et on avait enfoncé leur tête dans leur sexe de gamines de neuf ans. De l’avis de l’officier chargé de l’enquête, c’était un message des Nigérians : mieux valait ne pas fréquenter les Ghanéens pour une poignée de riz supplémentaire.
Voilà les hommes chargés du maintien de la paix.
Clinton a tellement peur d’envoyer ses troupes à l’heure actuelle et le Congrès est si remonté contre l’incompétence de l’ONU que nous avons abandonné toute responsabilité dans le maintien de la paix en Afrique de l’Ouest à la république du Nigeria, un gouvernement d’assassins. Les Nations unies ne sont ici que pour superviser les soldats africains de l’ECOMOG. Nous n’avons aucun homme sur place. C’est du maintien de la paix par procuration.
Thomas Friedman [un éditorialiste du New York Times, spécialiste de politique étrangère, connu pour ses prises de position virulentes — et plus récemment contre la France au moment de la deuxième guerre en Irak (NdT)] a dit que le Liberia enviait la Bosnie. Une belle formule pour une idée monstrueuse. Ce que l’ONU verse pour quatre jours de maintien de la paix en Bosnie pourrait servir pour une année ici. Mais le Liberia n’a ni pétrole ni intérêt stratégique, et ses aéroports, ses hôtels et ses plages n’offrent ni repos ni divertissements. Personne ne vient jamais ici, tout le monde s’en fiche. Une petite guerre orpheline à l’autre bout de la planète.
Cela me fait penser aux contradictions de la peine de mort que nous étudions à Harvard : dans certains États, un criminel court trois fois plus de risques d’être exécuté si la victime est blanche que si elle est noire. Cent cinquante mille victimes sont mortes à cause de crimes de guerre en Yougoslavie, au cœur de l’Europe, et autant ont péri de crimes identiques ici, aux confins de l’Afrique de l’Ouest. Pour la Yougoslavie, l’ONU a créé le premier tribunal officiel destiné à juger les crimes de guerre depuis Nuremberg et déploie des wagons entiers de personnels chargés des droits de l’homme, de médecins légistes, de juristes et d’enquêteurs, dont le docteur Andrew. Pour les crimes de guerre perpétrés au Liberia, on m’a envoyé.
Je suis censé rédiger mon rapport dans un jargon diplomatique édulcoré : « Les officiels de l’ONU ont accumulé les preuves de vingt-trois violations flagrantes des droits de l’homme dont le droit d’être protégé de toute exécution arbitraire n’ayant pas fait l’objet d’un procès. » Mais qu’ils aillent se faire foutre, je suis fatigué et je me fiche bien du protocole. Au Cambodge, je croyais avec passion en un travail que je ne comprenais pas ; aujourd’hui, j’en comprends les moindres détails mais je n’en crois plus un mot.
Alors cette fois-ci, je vais envoyer des rapports bruts. J’utilise le même formulaire qu’au Cambodge. C’est un format qui ne se démode pas : combien de personnes sont mortes, y a‑t-il eu des tortures, avez-vous été violée ? Ils l’ignoreront à New York, comme ils ignorent tout le reste. Le général Roméo Dallaire, le commandant des troupes des Nations unies au Rwanda, avait envoyé un fax pour avertir de l’imminence du génocide et ils n’en ont pas tenu compte. Kofi Annan, le chef des forces chargées du maintien de la paix, lui a donné l’ordre de démissionner et de se contenter de partager ses informations avec une poignée de diplomates déjà au courant, dont les Français qui, à l’époque, armaient leurs alliés parmi les extrémistes hutu qui ont ensuite commis le génocide. J’ai entendu dire que le général Dallaire ne se le pardonnait pas et qu’il a plongé dans la dépression au Canada.
S’ils ont réussi à ignorer le fax urgent d’un général avertissant de l’imminence d’un génocide, il ne fait pas de doute qu’ils se ficheront bien de mes rapports sur des actes de torture. Mais cela ne m’empêchera pas d’envoyer un compte rendu approfondi. Au moins seront-ils obligés de le lire et d’y penser avant de le ranger dans leurs dossiers. Peut-être cela troublera-t-il le sommeil de quelqu’un ?
Des hommes en armes rôdent parmi les réfugiés de différentes régions. Ils sont à la recherche de femmes enceintes. Quand ils en trouvent une, ils parient sur le sexe de l’enfant. Puis ils ouvrent le ventre de la mère et sortent le fœtus pour voir qui a gagné. Mère et enfant sont ensuite jetés dans le fossé et les hommes partent à la recherche de leur prochaine victime. Une femme a été obligée de regarder sa sœur enceinte se faire ouvrir le ventre et son bébé a été jeté dans des latrines. Elle a été épargnée et a réussi à gagner Monrovia. Pendant des mois, elle a refusé de parler et de manger. Elle restait assise des heures dans les toilettes, ayant perdu toute envie de vivre.

Un homme raconte : « J’ai entendu les rebelles du Front national patriotique indépendant du Liberia dire à un homme : « On veut buildar ton engin. » Aussitôt, j’ai vu les soldats tuer l’homme et lui ôter le cœur, les reins et le foie pour les préparer et les manger. » (Le traducteur indique que buildar signifie « cuire en vue de déguster » et engin désigne les organes internes de l’être humain.)
Les réfugiés affirment avoir vu un bandit couper le sein d’une femme, le faire griller et le manger pendant qu’elle mourait d’hémorragie à côté.
Le groupe de défense des droits de l’homme libérien qui a fourni ce dernier rapport a rédigé la note ci-dessous qui donnera à réfléchir au lecteur. « Le cannibalisme rajoute une nouvelle dimension aux violation des droits de l’homme. Le droit à la vie dépend de l’appétit du meurtrier et on en vient à craindre d’être persécuté en fonction de son aspect comestible. »
7 h 30. Comme d’habitude, M. Ignatius Peabody est à l’heure pour notre rendez-vous. Il fait déjà trente-trois degrés et quatre-vingt-dix pour cent d’humidité, mais l’air fier et officiel, il arbore un costume de tweed. Il se démène comme un fou pour un groupe humanitaire libérien avec lequel j’aime collaborer. Quelles que soient les circonstances, je trouverai toujours un moment à consacrer à ce type.
« Monsieur Ken, comment vous portez-vous ?
- Quel plaisir de vous voir, monsieur Ignatius, merci d’être venu. Comment cillez-vous ?
- Je me porte comme un charme par la grâce de Dieu, amen. Mais c’est pas facile, non ça alors. Petites, petites bagarres dehors. »
Je me demande combien de temps il lui a fallu pour arriver jusqu’à mon bureau, combien de check-points il a dû franchir. Même nos propres gardes harcèlent les gens comme lui à l’entrée.
« Et comment ça va l’métier ? »
Le métier. Le métier.
« On va dire que tout va bien, merci Ignatius. Étant données les alternatives qui s’offrent à nous.
- Je remercie l’bon Dieu pour les Nations unies, amen, je remercie l’bon Dieu pour ECOMOG, amen, je remercie l’bon Dieu pour vous.
- Merci Ignatius. Et la famille, ça va ?
- Pas facile, ça non, trop de bagarres, mais la famille ça va bien. Et comment va la santé ? »
C’est une merveilleuse tradition d’Afrique de l’Ouest, comme celle des soldats sénégalais au Rwanda et les salutations peuvent durer des heures. Le Liberia a été fondé par d’anciens esclaves américains. De riches planteurs, dont Madison et Jefferson, payèrent le passage à leurs esclaves libérés pour qu’ils retournent en Afrique créer une république libre — et notamment les esclaves domestiques dont beaucoup étaient leurs rejetons. L’anglais parlé par l’élite éduquée de la capitale est donc un héritage direct du gratin de la culture des esclaves des plantations du Sud. Il y a des églises baptistes et des maisons coloniales, et le président portait autrefois un haut-de-forme. Même la Constitution a été rédigée à l’université de droit de Harvard par les types dont les portraits ornent les murs de la bibliothèque. On se croirait dans l’un de ces épisodes de Star Trek dans lequel vous êtes transporté dans votre propre pays cent ans avant votre naissance. Je suis donc poussé par les sonorités de l’anglais des descendants des esclaves américains — que je n’avais jamais entendu auparavant — à penser au pire crime jamais commis par mon pays — ce que je n’avais non plus jamais fait jusqu’ici.
Quand les anciens esclaves rapatriés, qui n’avaient pas vécu en Afrique depuis des générations, arrivèrent sur la côte, ils recréèrent la seule société qui leur ait été familière, celle des plantations. Ils colonisèrent les Africains qui vivaient sur place, les forcèrent à travailler pour eux, les privèrent d’accès à la justice, à la propriété et à la richesse, et réprimèrent violemment les révoltes qui s’ensuivirent inévitablement. Jusqu’à ce que tout explose dans l’une des guerres les plus épouvantables de la planète.
Les viols systématiques constituent l’aspect le plus terrifiant de ce conflit. J’ai sollicité M. Ignatius Peabody pour que l’une de ses employées compile tous les comptes rendus existants, et recueille de nouveaux témoignages dans un camp de réfugiés situé à l’extérieur de la ville. Je veux envoyer à New York un rapport exclusivement consacré à cette question. À chaque fois que je prends un hélicoptère pour partir en mission de l’autre côté des lignes rebelles, on me raconte des histoires de viol d’un sadisme inimaginable. Si on vous tue ou même si on vous mange, au moins êtes-vous mort. C’est une enquête que je ne peux mener moi-même en tant qu’étranger, et homme de surcroît ; mais surtout, je ne suis pas sûr d’être capable de regarder ces femmes en face.
Ignatius m’apporte un tas de dossiers. J’ouvre le premier.
« J’étais enceinte de neuf mois. Quand les rebelles sont arrivés, ils mont attrapée avec mon mari et nous ont ligotés. Ils ont décapité mon mari devant moi. Ensuite, j’ai été violée par une quinzaine de jeunes hommes. J’ai accouché le lendemain. Maintenant, mes entrailles ne cessent de descendre. »
« Ils m’ont contrainte de les suivre dans le bush avec mes trois enfants et mon mari. Les rebelles l’accusaient d’avoir essayé de tuer le général War Boss et le général Kill the Bitch [Littéralement, général « Chef-de-Guerre » et général « Massacre-la-salope ». Ce sont les surnoms que s’attribuaient les soldats rebelles, NdT]. Mon mari a été attaché à un arbre piquant ; des fourmis noires ont été répandues sur son corps pendant que quatre soldats me violaient devant mes trois enfants alors que j’étais enceinte. Plus tard, ils ont donné l’ordre de décapiter mon mari devant mes enfants et moi. Mon mari a imploré leur pitié mais ils ne l’ont pas écouté. Ils lui ont coupé l’œsophage et il a fini par mourir. »
Inutile de poursuivre. Je sais déjà ce que racontent ces documents. Selon nos estimations, un tiers des femmes des camps de réfugiés ont été violées. La moitié de la population du pays a été déplacée pendant la guerre, ce qui signifie que, si nos chiffres sont exacts, une femme sur six a été violée dans le pays. Nous distribuons des questionnaires aux soldats démobilisés, et 10 % d’entre eux admettent avoir commis plus de dix viols pendant la guerre. Il n’y a pas eu une seule poursuite judiciaire, pas une seule enquête, pas un seul rapport de l’ONU, pas un seul communiqué de presse. Rien. C’est comme si 100 000 viols n’avaient jamais eu lieu.
Je serre la main d’Ignatius Peabody. Nous hochons la tête. Il repart d’où il vient, de l’autre côté des grilles, des check-points. Je dois me rendre à la réunion de service du matin.
« Merci, monsieur Ignatius. Je ne peux vous promettre que ces rapports produiront des résultats mais je les transmettrai à New York.
- Ah, dis, mon peuple, qu’avons-nous fait-oh.
- Bonne chance, monsieur Ignatius.
- Que Dieu soit béni, monsieur Ken. »
8 h 30. Le responsable de la mission des Nations unies, un ambassadeur à la retraite, préside la conférence. Il semble perdu sur sa chaise trop grande pour lui. Il porte une chemisette de type safari et un fin stylo en or pend à l’extérieur de sa poche de poitrine. Il a un visage expressif, parfois lugubre, d’autres fois animé, mais toujours un peu interloqué, déconcerté, comme un grand-père sorti brusquement de sa sieste à l’appel de son nom.

À côté de lui se tient le général Hassan, le commandant des observateurs militaires de l’ONU, un général égyptien au torse bardé de drapeaux, de décorations et de médailles. Il a une lourde canne en bois ouvragé, beaucoup de cran, une énorme moustache, des yeux et un sourire immenses. L’officier supérieur administratif, Vishnu Nodonwog, un Indien de Trinidad, est assis de l’autre côté de l’ambassadeur. Vishnu a été nommé en remplacement du précédent officier, rappelé parce qu’il touchait une commission de quinze pour cent sur tous nos achats. Sous prétexte de mettre fin à la corruption, Vishnu a placé tous les téléphones sur écoute, payé des employés locaux pour lui servir d’espions et menacé tous ceux qui s’opposaient à lui d’être rapatriés — y compris les jeunes secrétaires vulnérables qui avaient la témérité de refuser de coucher avec lui —, tout cela pour faciliter sa propre prise de commission de quinze pour cent sur tous nos achats. Il a une belle crinière blanche et une moustache bien taillée à la Fu Manchu qui se détache d’élégante manière contre sa peau très sombre. Un bel homme, mis à part de lourdes paupières frauduleuses qu’il garde fermées pendant la plus grande partie du briefing.
Le reste de l’assistance s’est assis en ordre décroissant d’ancienneté. À côté de moi se trouve un officier chargé des affaires politiques afghan, un chargé des affaires humanitaires éthiopien, un chargé de la sécurité irakien et Billy, le neveu de l’ambassadeur, censé être l’officier chargé du désarmement. Billy glousse beaucoup. Marilyn tient les minutes. Marilyn était avec Heidi et moi à Moga.
Mais la raison de ma présence ici n’est pas à cette table. Le patron de mon patron en Somalie était un homme d’une parfaite intégrité. Nous avons travaillé ensemble dans les pires moments jamais rencontrés par une mission de l’ONU et quand je craquais, c’est-à-dire souvent, son avis et ses directives étaient mesurés, humains et incorruptibles. Je lui faisais une confiance aveugle, ce qui était inestimable vu les circonstances, et notamment le danger que pouvait représenter mon patron direct. Quand il m’a appelé et m’a demandé de venir le rejoindre, il m’a semblé impossible de dire non à un tel homme, c’était une question d’honneur. Un mois après mon arrivée, il m’a fait venir dans son bureau pour me dire qu’il n’en pouvait plus et qu’il quittait le Liberia et l’ONU.
Aujourd’hui, je suis orphelin. Un désavantage quand tout le monde se tape dessus.
L’ambassadeur se racle la gorge et commence le briefing. Il dit au général que nous avons besoin de chiffres plus précis sur l’une des factions rebelles. Le général lui avait annoncé 376 combattants, mais quand l’ambassadeur a évoqué ce nombre lors d’une réunion de cessez- le-feu, on lui a ri au nez, ce qui l’a placé dans une situation très gênante. Alors quel est le vrai nombre ? Le général Hassan sourit et répond : « Non, monsieur l’ambassadeur, le nombre que je vous ai donné c’est trois 7, 6, pas 376. » Il gribouille sur un bloc en rigolant :
« Vous voyez, sept, sept, sept et six, 7 776. »
Le général s’est fait plaisir et il biche. Il garde la parole et en profite pour nous faire part d’informations selon lesquelles les rebelles seraient en train d’introduire des armes dans la capitale, et d’y installer des caches — des armes de petits et gros calibres, des mitrailleuses lourdes et des mortiers qu’ils stockent à des points clés. Des soldats s’infiltrent dans Monrovia en préparation d’un affrontement majeur.
Chacun saute sur le rapport, car nous sommes tous déjà au courant. La tension aux check-points est palpable. Des combattants plus durs et plus disciplinés ont remplacé les enfants soldats aux goulots d’étranglement stratégiques. La nuit, les tirs éloignés sont plus nourris qu’avant, et les gens font des réserves au marché. On sent la violence et la peur se rapprocher. L’angoisse se propage des soldats aux check-points aux civils dans la rue et à nous tous autour de cette table. Un sentiment d’alerte fait vibrer la pièce.
Bang. L’ambassadeur frappe du poing sur la table : « Je vous ai déjà dit que je voulais que vous cessiez de répandre des rumeurs sur de soi-disant caches d’armes dans cette ville. Je vous demande d’arrêter vos ragots. Ce type de discours de-ssert-le-pro-ce-ssus-de-paix. » Il souligne chaque mot d’un coup sur la table et nous observe les yeux écarquillés. À côté de moi, l’officier chargé des affaires politiques est un vieux de la vieille et l’ambassadeur ne l’intimide pas. Il dit : Bien, monsieur, mais et les caches d’armes, monsieur, est-ce qu’elles servent le processus de paix ? Il me lance un coup de pied sous la table en haussant ses sourcils noirs et épais d’Afghan, et me fait un signe de tête imperceptible. Un sourire malicieux lui tord la moitié de la bouche.
Un rire intérieur me secoue. J’essaye de me retenir, mais je rencontre à nouveau son regard et j’explose — devant l’air ahuri de l’ambassadeur, la fébrilité des combats qui se rapprochent, les sourcils de l’Afghan. La pièce est silencieuse, l’instant est délicat pour l’ambassadeur, car il y va de son autorité sur l’assemblée, et je suis pris d’un rire irrépressible que j’essaye de ravaler. Je me mords l’intérieur des joues. En vain. Les parois de mon estomac se relâchent, se détendent, c’est autre chose qui lâche en moi, rien à voir avec une réelle hilarité. C’est un soulagement de me laisser aller. Je suis à deux doigts des larmes.
L’ambassadeur se racle à nouveau la gorge en jetant des regards nerveux autour de lui. Il s’apprête à reprendre le contrôle de la réunion et c’est toujours un moment dangereux :
« Le prochain point sur l’ordre du jour est quelque chose que je vous invite à prendre au sérieux, c’est une question très sensible, très sérieuse. »
Tout à coup, il se met à rouler les r, ce qui donne un air bizarre à ce qu’il dit.
« Il semblerait que mon rôle dans ce conflit, notre rôle, ne soit pas très clair, et j’ai bien l’intention qu’il le devienne. Il y a eu d’importants combats dans le Nord, sur l’autoroute qui mène à la frontière, poursuit-il, entre un bataillon nigérian de l’ECOMOG et l’une des factions rebelles. Cette dernière se sert de civils comme boucliers humains contre les attaques nigérianes. Les pertes sont lourdes de part et d’autre. Les rebelles ont coupé l’autoroute et la ville ne peut plus être approvisionnée en nourriture. Les habitants sont pris au piège. L’ennemi a pris en otage un officier nigérian et a profané les corps des soldats tombés sur la route.
« J’ai donc l’intention d’organiser avec nos frères nigérians un cessez-le-feu ainsi qu’un convoi amical. Je veux que nous prenions cette autoroute pour récupérer les corps des soldats tombés, négocier la libération de l’otage et apporter une aide alimentaire aux habitants. Mon but est de montrer que la ville est ouverte. C’est une urgence humanitaire et il faut que l’on remarque notre action. »
L’officier des affaires humanitaires l’interrompt pour dire que les rebelles réquisitionneront la nourriture et les camions. L’aide ne parviendra jamais jusqu’aux civils. Et quand bien même elle leur arriverait, cela sera plus dangereux pour eux que le contraire ; les rebelles les tueront pour mettre la main dessus. « Je refuse de risquer la vie de mon personnel ou des civils », ajoute-t-elle.
Pas question qu’un civil défie l’autorité de l’ambassadeur sans que le général Hassan n’y mette son grain de sel. Il déclare que si les combats continuent, l’autoroute est sans doute minée. Nous devons commencer par nous assurer que la route est sûre. L’officier chargé des affaires politiques surenchérit. Si nous formons une mission amicale en compagnie des Nigérians que les rebelles combattent, nous risquons de nous retrouver pris dans une embuscade avec eux.
« J’ai parlé avec toutes les parties concernées, répond l’ambassadeur en secouant les mains devant lui, et j’ai obtenu des assurances. On m’a promis de nous laisser passer en toute sécurité. » Il hoche la tête avec emphase.
J’ai déjà entendu ça. En Somalie. Tous les matins, lors du briefing, ils nous disaient que « le général Aidid nous a assurés qu’il tient ses troupes. Il est animé d’un sincère désir de paix ». Tous les matins. Et tous les après-midi, il y avait une embuscade.
À mon tour de peser dans la balance.
« Monsieur, si les leaders rebelles vous ont donné ces assurances, comment être sûr que leurs ordres ont été transmis aux soldats qui se trouvent aux check-points qui sont à des kilomètres les uns des autres et sans radio ? Et quid des forces qui se battent encore dans le bush ? Nous savons qu’elles ne suivent pas les ordres de la capitale. Est-ce que les leaders sont capables de vous dire si leurs hommes ont miné la route ? Savent-ils même où sont ces mines ? »
J’ai l’impression d’être Andrew au Cambodge le jour où il m’a fait comprendre à quel point je ne connaissais rien à mon boulot face à lui.
L’ambassadeur répète : « Nous espérons qu’ils n’attaqueront pas le convoi. J’espère que la route est sûre. »
Je lui réponds d’un ton brusque. Je n’en ai plus rien à faire. Renvoyez-moi chez moi si vous voulez, cette réponse est inacceptable.
« Monsieur, avez-vous jamais appelé les parents de l’un de vos employés pour les informer que leur enfant est mort ? Que direz-vous à la mère que vous allez appeler demain ? Que nous espérions ? Que nous avions eu des assurances ? Qu’il fallait que l’on remarque notre action ? »
Marilyn est ma seule alliée à cette table. Elle était avec Heidi à India Base quand Matt a été tué. Je n’aurais sans doute pas été capable de parler ainsi si elle n’avait pas été là. Elle est assise à côté de moi ; du coin de l’œil, je la vois hocher la tête. C’est Marilyn qui avait appelé la radio pour dédicacer In Your Eyes à la mémoire de Matt. Elle pose doucement le bout de ses doigts dans mon dos.
J’ai les mains qui tremblent. Je m’attends à ce que l’ambassadeur se mette à hurler et me renvoie chez moi immédiatement. C’est déjà arrivé, ces types ont un tel orgueil…
Mais ça me va. Je veux rentrer à la maison. L’ambassadeur fait appel à toute l’autorité que ses soixante-cinq ans lui confèrent, inspire un grand coup, expire doucement par le nez et fronce les sourcils avec amertume.
« Nous connaissions tous les risques quand nous nous sommes portés volontaires pour venir ici, monsieur Cain. Dans une guerre, on ne peut offrir des garanties de sécurité. Dois-je comprendre que vous refusez de faire partie du convoi ? Avez-vous peur ? »
Échec et mat.
« Non, monsieur. Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’irai. Je veux y aller. »
11 heures. L’autoroute est en réalité une fine bande de bitume défoncé qui serpente dans la brousse desséchée. Nous passons dix check-points nigérians. Comme la moitié du convoi est formée de véhicules militaires nigérians, ils se contentent de nous faire signe de passer. Tout est calme, normal, sans danger. Des civils flânent sur le bord de la route, chargés de paniers à provisions et entourés d’enfants. Nous devrions interroger les soldats aux check-points et recueillir des informations sur la route au nord, mais il est difficile d’arrêter un convoi de vingt véhicules, et nous filons.
Nous arrivons alors dans un no man’s land. Aucun check-point. Les civils ont disparu. Le convoi ralentit, on resserre les rangs. Le véhicule de tête doit voir que nous sommes sur le point de franchir les lignes de front ennemies. Nous passons. Ils sont déployés de part et d’autre d’un carrefour isolé. Deux lourdes mitrailleuses tournées dans deux directions opposées sont installées au milieu du croisement. Le convoi s’arrête en accordéon.
Les officiels de l’ONU et les officiers nigérians saluent les types avec précaution. Tout le monde descend de son véhicule. Ce convoi est censé représenter la preuve concrète d’un cessez-le-feu abstrait discuté dans la capitale. On ne peut être sûr de rien tant que les deux parties ne se sont pas croisées, et même là tout peut arriver. Je reste en retrait, à la périphérie des négociations. Je n’apprendrai rien d’utile en me plaçant au centre de l’attention.
Il y a des corps de soldats nigérians tout le long de cette autoroute. Si nous les retrouvons et les rendons à leurs familles, cela devrait permettre d’apaiser la situation. Ce serait au moins une preuve de bonne volonté. J’ai emmené l’équipe de la Croix-Rouge libérienne pour m’aider à ramasser les cadavres. Ils avaient peur et ne voulaient pas venir. J’ai été obligé de le leur demander comme une faveur. J’ai intérêt à trouver des corps, sinon je leur aurai fait perdre leur temps.
Les rebelles ne vont pas nous conduire si facilement aux corps qu’ils ont mutilés et j’ai besoin d’aide. Des gamins nous entourent en quémandant des bonbons et des stylos, ils sont en général bien renseignés. Je donne un dollar à un môme à l’air vif et lui demande où sont les corps des Nigérians. Il grimpe en courant en haut d’un monticule et pointe dans la direction de deux chiens qui déterrent deux corps en putréfaction plus loin dans le bush. C’était facile.
Les corps ont été déchiquetés par des rafales d’armes automatiques. Ils grouillent d’asticots. J’appelle mon équipe. Les deux assistants en gants, masque et blouse blancs de laboratoire semblent appartenir à un autre monde dans cette brousse verte et brune. Ils s’emparent de deux housses mortuaires vertes et ramassent un corps : l’un des types tient les poignets, l’autre les chevilles et ils le lancent dans le sac qui tombe comme une masse à leurs pieds. Ils attrapent le second corps de la même façon et commencent à le faire glisser dans l’autre sac. À ce moment, un poignet cède et l’homme se retrouve à tenir l’une des mains du cadavre. Le corps et la housse tombent sur le premier sac. L’homme tient la main, la regarde puis nous regarde, moi, l’enfant, les chiens, l’autre assistant, les housses, la main. Il ne sait plus à quel sac ni à quel corps appartient la main. Il hésite à se pencher, avec la main dans sa main, pour chercher le cadavre auquel il manque une main. Nous restons là, immobiles sur la colline, à nous regarder, arrêtés dans le temps, avec le gamin qui nous observe d’un air interrogateur, la main abandonnée en équilibre dans celle de l’assistant en blouse blanche de laboratoire.
Je tourne les talons pour rejoindre le convoi, abandonnant les corps, les sacs, les hommes, la main, le môme, les chiens et l’odeur.
14 heures. Le deuxième check-point baigne dans la lumière et la chaleur de l’Afrique à la mi-joumée. Les rebelles sont shootés, des gamins défoncés au crack armés de gros fusils. Ils sniffent de la poudre à fusil et des amphétamines avant de partir au combat. Il doit bien faire quarante degré mais j’en vois un qui porte un manteau d’hiver à capuche de fourrure. Il a autour du cou une immense étiquette d’identification de bagage rouge et blanche d’American Airlines ainsi qu’un talisman africain destiné à le protéger des balles. Il balance à bout de bras un lance-grenades à roquettes terminé par une grosse grenade verte comme s’il s’agissait d’une batte de base-ball.
Sans uniforme ni commandement, ils sont livrés à eux-mêmes comme des animaux sauvages. Des sacs de nourriture volée et divers objets pillés au hasard dans les maisons sont empilés le long de la route. C’est un État à la dérive qui retourne à l’anarchie. Impossible de faire la différence entre la conduite de la guerre et une bande de criminels en maraude. La moitié des rebelles sont prépubères. Un gamin de onze ans tient un AK-47 presque aussi grand que lui. Un autre, les yeux fous injectés de sang, vêtu du tee-shirt d’une équipe de hockey, se précipite vers moi et se lance dans une danse tournoyante, toutes amulettes vaudoues dehors, sentant la mauvaise haleine et la transpiration : « Ah, grand commando tué ici, ah grande guérilla rebelle, je vais te manger, dis, homme blanc », me jette-t-il à la figure comme une litanie qui n’en finit pas.
Je rebrousse chemin vers un groupe de civils rassemblés sur le côté du check-point. Il y a là un vieux bonhomme tassé dans une brouette et un jeune, qui doit être son fils, penché au-dessus de lui, appuyé sur les poignets. Le vieux a le visage et la tête enveloppés dans un chiffon souillé de vieilles taches de sang foncé. Le fils dit qu’il s’est fait tirer dessus pendant les combats : Est-ce que je peux l’emmener jusqu’à l’hôpital ? Le vieux penche la tête et me regarde avec tristesse, étonné par ma présence : « Je meurs, mon fils, je meurs, dis. »
Je n’arrive pas à soutenir son regard alors je regarde le fils. Son père est en train de mourir, plié en deux dans une brouette. Coincé à un check-point rebelle. Il ne peut rien faire pour lui. À côté du vieux gît un sac de riz abîmé, sans doute tout ce qu’ils ont pu emporter avec eux au moment de leur fuite. Les gamins rebelles chantent et tirent en l’air à quinze mètres de là. Nous nous dirigeons vers le nord, l’hôpital est au sud. Je ne peux pas les emmener avec nous. Nous sommes tous les trois impuissants.
J’avise un homme d’âge moyen qui se tient à proximité. Il a le visage tavelé par des rides d’inquiétude. Il semble abordable. Le bruit court que le conflit qui oppose les Nigérians chargés du maintien de la paix aux rebelles a pour origine une mine de diamants locale que chaque partie s’arroge le droit de piller. Je demande à l’homme s’il sait ce qui a mis le feu aux poudres. « Du minerai, me répond-il sans hésiter. Du minerai du sol africain. Très triste de voir ce qui se passe. L’or et les diamants feront mourir beaucoup de personnes en ce monde. »
Voilà pourquoi un vieil homme s’est fait arracher le visage et meurt dans une brouette. Parce que les Nigérians volent des diamants dans un pays dont ils sont censés défendre la paix.
Je lui demande s’il y a une possibilité de transporter le blessé vers le sud en direction de la capitale. Il me dit que non. Quand les combats ont commencé au nord, les civils ont fui vers le sud, jusqu’à son village sur la route de Monrovia. Mais les soldats nigérians les ont empêchés de continuer en leur disant : « Nous sommes chargés de votre sécurité. Nous vous protégerons. » Puis les combats sont descendus jusqu’ici, et les civils se sont retrouvés pris au piège au fur et à mesure que les rebelles avançaient et que les Nigérians reculaient. Quand les rebelles ont fini par occuper le village, ils ont exécuté des douzaines de civils accusés de collaboration. Car, pour quelle autre raison seraient-ils restés ici ? La ligne de front nigériane est plus au sud maintenant mais ils ne laissent toujours pas passer les civils. Le vieux bonhomme dans sa brouette et son fils sont coincés.
Je me demande combien de civils sont morts depuis le Cambodge. Morts à cause de fausses assurances de protection données par des hommes chargés du maintien de la paix incapables de tenir leurs promesses vides et létales. Fera-t-on jamais les comptes ? Ou bien nos échecs et leurs pertes civiles seront-ils avalés par les oubliettes de l’Histoire — comme les 100 000 viols ici —, dissimulés, anonymes, abandonnés ?
16 heures. Nous atteignons le dernier check-point avant la frontière septentrionale. C’est là qu’ont eu lieu les combats les plus durs et où est censé se trouver l’otage. Deux véhicules militaires nigérians carbonisés sont retournés à l’entrée de la ville. Je vais voir si j’y trouve des corps. Il n’y a qu’une montagne de cartouches utilisées. Des centaines. Les soldats ont dû riposter intensément à l’abri de leurs véhicules accidentés dont l’un est couvert de sang comme si quelqu’un l’avait étalé partout à la main. Ils l’ont baptisé au sang.
Mon équipe retrouve un cadavre sur le bord de la route. Couché sur le ventre, torse nu, les cuisses étendues et les chevilles croisées remontées derrière lui. On dirait un adolescent vautré devant la télévision. On le retourne, il est raide comme un bout de bois. Trois cartouches de AK-47 baignent dans la mare de sang qui s’est formée sous lui quand il est tombé. Il a dû être exécuté ici même, à bout portant. Son visage grouille d’une telle quantité d’asticots qu’il semble exprimer toute une variété d’émotions.
Je suis associé à un officier nigérian, le colonel Kapelley, qui doit m’aider à localiser l’otage et à négocier sa libération. Les officiels de l’ONU, les officiers nigérians et les rebelles traînent autour du check-point mais personne ne semble bien actif. Le colonel Kapelley me dit qu’il se chargera de la négociation. Après tout, il s’agit de l’un de ses compatriotes et d’un officier comme lui.
Tout le monde nous suit puis nous entoure au moment où nous arrivons au quartier général rebelle. C’est une modeste maison qu’ils ont dû réquisitionner à une famille civile. Deux chefs rebelles se tiennent sur les marches du porche au-dessus de nous. Ils sont un peu plus vieux et un peu plus durs que les gamins des check- points. Ils ont le regard ahuri et meurtrier que l’on voit souvent chez les meilleurs soldats. Il fait chaud, nous sommes cernés, et tout le monde est en sueur. Notre statut est ambigu, le cessez-le-feu théorique et nous pourrions fort bien nous transformer en otages.
Le colonel Kapelley déclare : « Nous exigeons que vous relâchiez l’otage. Il en va de votre obligation et vos chefs à Monrovia nous ont assurés de votre coopération. »
Il dit exactement le contraire de ce qu’il faudrait.
Le chef rebelle explose : « C’est mon territoire ici, je n’ai pas d’ordre à recevoir d’un commandant à Monrovia. Rien, vous entendez ? Pas de libération, pas question, vous n’avez pas cessé le combat. »
Mauvais début. Il faut faire preuve d’un peu de respect, commencer par leur demander de petites concessions, les laisser prendre la décision. Le colonel Kapelley va être furieux, mais je dois intervenir. Je pratique cet exercice sous une forme ou une autre depuis le Cambodge. Je ne sais pas très bien quelles sont les responsabilités du colonel au Nigeria, mais de toute évidence il n’y connaît rien.
Je demande leurs noms aux rebelles. Puis :
« Général Snake et général One More War, ici c’est notre territoire, la base Alligator. On n’a peur de rien, ça non. »
Le colonel Kapelley part d’un rire moqueur. Il a mis vingt ans à obtenir ses galons de colonel. Ces types n’ont que vingt ans et se prétendent général.
Génial, colonel, étalez votre supériorité, ça va bien nous aider.
Les rebelles se plantent sous le nez du colonel et le foudroient du regard.
Il se penche vers moi et me murmure à l’oreille :
« Laissez tomber, de toute façon, ils vont le tuer. Tirons-nous. »
Quelles conneries ! Ils commencent tous par faire ça et nous devons les laisser nous provoquer, pour la galerie. Ils finissent en général par se radoucir quand on leur en laisse le temps. Une fois, au Rwanda, des soldats m’ont défié pendant une demi-heure en refusant sur tous les tons ce que je leur demandais. Pourtant, au milieu de la discussion, le prisonnier est brusquement apparu, libre de s’en aller. Ils n’avaient jamais accepté de le relâcher, jamais montré le moindre signe de coopération mais ils avaient dû envoyer quelqu’un le chercher. Je n’étais même pas sûr d’avoir le droit de le faire monter dans ma voiture. Nous sommes partis en regardant par-dessus notre épaule pour nous assurer que personne ne nous prenait en chasse.
L’atmosphère est moite et tendue. L’haleine des rebelles est chargée d’alcool. Ils se montrent hostiles et insolents et la foule qui nous entoure manifeste son impatience. L’air est encore chaud bien qu’il commence déjà à se faire tard. Nous devons prendre le temps de laisser venir les choses mais ils sentent bien que le colonel Kapelley n’y est pas favorable et qu’il a peur, ce qui perturbe tout.
« Écoutez, général Snake (impossible de me résoudre à dire général One More War, c’est plus fort que moi), nous vous demandons une petite chose, rien de grand. Nous voulons simplement voir l’otage pour qu’il écrive une lettre à sa femme et à ses enfants. Vous pourrez la lire pour vous assurer qu’elle ne contient aucun renseignement secret. Laissez-le contacter ses proches. »
Je veux qu’ils voient leur otage comme un être humain avec une famille. Et s’ils me laissent l’approcher, je pourrai aussi lui apporter de l’eau, des pansements et de la crème antiseptique. Je suis sûr qu’ils l’ont battu et que ses plaies se sont infectées.
Le colonel Kapelley dit : « Non, non, non. » Il s’adresse à moi, sauf que tout le monde peut l’entendre cette fois : « Vous ne connaissez rien à l’Afrique. » Puis il tourne les talons.
Je ne sens plus mes bras ni ma tête. Il faut que je la prenne entre mes mains. Si j’avais été seul, je crois que j’aurais pu obtenir de voir l’otage. Je hurle intérieurement : Je suis prêt à essayer de négocier et pas toi ? Pourquoi risquerais-je ma vie pour le compte de l’un de tes camarades, et de tes soldats, y compris les morts ? J’ai l’impression de flotter dans le vide. Je contemple la pauvre assemblée que nous formons, rebelles, officiels de l’ONU, soldats nigérians, le colonel Kapelley, le général Snake, le général One More War et moi. Je regarde tout cela de très haut quand le colonel Kapelley me tire par le bras pour me faire sortir de la foule. Je résiste et tire dans l’autre sens. Puis je réintègre mon corps, UNE SECONDE. Et pourquoi devrais-je avoir plus d’exigence envers moi-même que le petit camarade de l’otage ? Je suis complètement con, ou quoi ? Est-ce que je me suis toujours montré aussi con au cours de mes cinq précédentes missions ?
C’est alors que je décide, pendant cet instant moite, nauséeux, où j’ai la gorge sèche, que cela n’a pas de sens. Je suis un pauvre idiot naïf.
Je les abandonne à leur sort et me retire jusqu’au convoi. Deux collègues coiffés de la casquette bleue de l’ONU, qui ont observé passivement ce qui se passait, s’avancent pour prendre ma place dans la négociation. Avec ferveur, pleins d’espoir, ils approchent le général One More War.
Minuit. Je contemple les ombres que projette le ventilateur au plafond. Encore une nuit d’insomnie. Les idées romantiques que je me faisais sur ma mission au service de la paix sont désormais intenables et je serais fou de vouloir rester ici comme je l’ai sans doute été dès le départ de venir. Que va-t-il se passer ?
Il est temps de rentrer chez moi. Ma jeunesse est finie.
Merci pour ce récit ! L’humain peut faire apparaître le meilleur, comme le pire… Quel enfer.