Un Candide onusien au cœur des ténèbres du Liberia (par Kenneth Cain)

Nous publions ce témoignage de Kenneth Cain, un ancien juriste US, observateur des droits humains pour l’ONU de 1991 à 1997, tiré du livre "Il faut sauver la planète : trois idéalistes dans l'enfer humanitaire" (2004). Candide plongé au cœur des ténèbres, au-delà de sa naïveté foncière de bon yankee, il jette une lumière crue sur la réalité du « machin » (ainsi que De Gaulle avait appelé l’ONU), qui, au Libéria comme ailleurs, a démontré son incapacité congénitale à arrêter une guerre où que ce soit, paralysé qu'il est par les "intérêts supérieurs" des grandes puissances monopolisant le Conseil de sécurité et lui imposant par leurs vétos de fermer les yeux sur les crimes commis dans leur intérêt (ici, le caoutchouc, le fer, là les diamants ou le pétrole, etc.). Relativement ignorant des raisons qui ont engendré les situations qu’il est censé résoudre avec l’ONU, les remarques politiques de l'auteur sont plus que discutables, mais son témoignage n'en reste pas moins très instructif.

Ken, 1996, Liberia

Sept heures. Ce matin, je dois pré­pa­rer un résu­mé des rap­ports sur les droits de l’homme pour le siège de l’O­NU à New York.

Il y a une zone dans le sud du pays où l’on a déployé un contin­gent nigé­rian de l’E­CO­MOG pen­dant plu­sieurs mois cet été. Ils avaient pris l’ha­bi­tude d’en­cou­ra­ger de très jeunes Libé­riennes du camp de réfu­giés voi­sin à leur rendre visite et les « sédui­saient » en leur don­nant du riz et un peu d’argent. Les gamines avaient neuf ou dix ans. C’est alors qu’un contin­gent gha­néen de l’ECOMOG a ins­tal­lé son camp dans les envi­rons. Les Gha­néens se mon­traient plus doux et plus géné­reux avec les fillettes. Ils leur don­naient des boîtes entières de riz alors que les Nigé­rians se conten­taient de quan­ti­tés déri­soires. Les petites se sont alors ren­dues plus sou­vent dans le camp gha­néen que dans le camp nigé­rian. Un jour, des cadavres de petites filles ont fait leur appa­ri­tion sur le che­min qui menait du camp gha­néen au camp de réfu­giés — mais pas sur celui qui condui­sait chez les Nigé­rians. On les avait déca­pi­tées et on avait enfon­cé leur tête dans leur sexe de gamines de neuf ans. De l’a­vis de l’of­fi­cier char­gé de l’en­quête, c’é­tait un mes­sage des Nigé­rians : mieux valait ne pas fré­quen­ter les Gha­néens pour une poi­gnée de riz supplémentaire.

Voi­là les hommes char­gés du main­tien de la paix.

Clin­ton a tel­le­ment peur d’envoyer ses troupes à l’heure actuelle et le Congrès est si remon­té contre l’incompétence de l’O­NU que nous avons aban­don­né toute res­pon­sa­bi­li­té dans le main­tien de la paix en Afrique de l’Ouest à la répu­blique du Nige­ria, un gou­ver­ne­ment d’assassins. Les Nations unies ne sont ici que pour super­vi­ser les sol­dats afri­cains de l’ECOMOG. Nous n’avons aucun homme sur place. C’est du main­tien de la paix par procuration.

Tho­mas Fried­man [un édi­to­ria­liste du New York Times, spé­cia­liste de poli­tique étran­gère, connu pour ses prises de posi­tion viru­lentes — et plus récem­ment contre la France au moment de la deuxième guerre en Irak (NdT)] a dit que le Libe­ria enviait la Bos­nie. Une belle for­mule pour une idée mons­trueuse. Ce que l’ONU verse pour quatre jours de main­tien de la paix en Bos­nie pour­rait ser­vir pour une année ici. Mais le Libe­ria n’a ni pétrole ni inté­rêt stra­té­gique, et ses aéro­ports, ses hôtels et ses plages n’offrent ni repos ni diver­tis­se­ments. Per­sonne ne vient jamais ici, tout le monde s’en fiche. Une petite guerre orphe­line à l’autre bout de la planète.

Cela me fait pen­ser aux contra­dic­tions de la peine de mort que nous étu­dions à Har­vard : dans cer­tains États, un cri­mi­nel court trois fois plus de risques d’être exé­cu­té si la vic­time est blanche que si elle est noire. Cent cin­quante mille vic­times sont mortes à cause de crimes de guerre en You­go­sla­vie, au cœur de l’Europe, et autant ont péri de crimes iden­tiques ici, aux confins de l’A­frique de l’Ouest. Pour la You­go­sla­vie, l’O­NU a créé le pre­mier tri­bu­nal offi­ciel des­ti­né à juger les crimes de guerre depuis Nurem­berg et déploie des wagons entiers de per­son­nels char­gés des droits de l’homme, de méde­cins légistes, de juristes et d’en­quê­teurs, dont le doc­teur Andrew. Pour les crimes de guerre per­pé­trés au Libe­ria, on m’a envoyé.

Je suis cen­sé rédi­ger mon rap­port dans un jar­gon diplo­ma­tique édul­co­ré : « Les offi­ciels de l’O­NU ont accu­mu­lé les preuves de vingt-trois vio­la­tions fla­grantes des droits de l’homme dont le droit d’être pro­té­gé de toute exé­cu­tion arbi­traire n’ayant pas fait l’objet d’un pro­cès. » Mais qu’ils aillent se faire foutre, je suis fati­gué et je me fiche bien du pro­to­cole. Au Cam­bodge, je croyais avec pas­sion en un tra­vail que je ne com­pre­nais pas ; aujourd’­hui, j’en com­prends les moindres détails mais je n’en crois plus un mot.

Alors cette fois-ci, je vais envoyer des rap­ports bruts. J’u­ti­lise le même for­mu­laire qu’au Cam­bodge. C’est un for­mat qui ne se démode pas : com­bien de per­sonnes sont mortes, y a‑t-il eu des tor­tures, avez-vous été vio­lée ? Ils l’i­gno­re­ront à New York, comme ils ignorent tout le reste. Le géné­ral Roméo Dal­laire, le com­man­dant des troupes des Nations unies au Rwan­da, avait envoyé un fax pour aver­tir de l’im­mi­nence du géno­cide et ils n’en ont pas tenu compte. Kofi Annan, le chef des forces char­gées du main­tien de la paix, lui a don­né l’ordre de démis­sion­ner et de se conten­ter de par­ta­ger ses infor­ma­tions avec une poi­gnée de diplo­mates déjà au cou­rant, dont les Fran­çais qui, à l’é­poque, armaient leurs alliés par­mi les extré­mistes hutu qui ont ensuite com­mis le géno­cide. J’ai enten­du dire que le géné­ral Dal­laire ne se le par­don­nait pas et qu’il a plon­gé dans la dépres­sion au Canada.

S’ils ont réus­si à igno­rer le fax urgent d’un géné­ral aver­tis­sant de l’im­mi­nence d’un géno­cide, il ne fait pas de doute qu’ils se fiche­ront bien de mes rap­ports sur des actes de tor­ture. Mais cela ne m’empêchera pas d’en­voyer un compte ren­du appro­fon­di. Au moins seront-ils obli­gés de le lire et d’y pen­ser avant de le ran­ger dans leurs dos­siers. Peut-être cela trou­ble­ra-t-il le som­meil de quelqu’un ?

Des hommes en armes rôdent par­mi les réfu­giés de dif­fé­rentes régions. Ils sont à la recherche de femmes enceintes. Quand ils en trouvent une, ils parient sur le sexe de l’enfant. Puis ils ouvrent le ventre de la mère et sortent le fœtus pour voir qui a gagné. Mère et enfant sont ensuite jetés dans le fos­sé et les hommes partent à la recherche de leur pro­chaine vic­time. Une femme a été obli­gée de regar­der sa sœur enceinte se faire ouvrir le ventre et son bébé a été jeté dans des latrines. Elle a été épar­gnée et a réus­si à gagner Mon­ro­via. Pen­dant des mois, elle a refu­sé de par­ler et de man­ger. Elle res­tait assise des heures dans les toi­lettes, ayant per­du toute envie de vivre.

LAMCO, la Libe­rian-Ame­ri­can-Swe­dish Mine­rals Com­pa­ny, a com­men­cé à exploi­ter les mines de fer du Libe­ria en 1955. Ce fut le plus grand pro­jet indus­triel enga­gé par des capi­taux sué­dois en dehors de Suède. La grève des mineurs de 1966 déclen­cha un grand débat en Suède. Après la fin de sa conces­sion de 70 ans, ses acti­vi­tés ont été reprises par la mul­ti­na­tio­nale d’o­ri­gine indienne ARCELOR MITTAL.

Un homme raconte : « J’ai enten­du les rebelles du Front natio­nal patrio­tique indé­pen­dant du Libe­ria dire à un homme : « On veut buil­dar ton engin. » Aus­si­tôt, j’ai vu les sol­dats tuer l’homme et lui ôter le cœur, les reins et le foie pour les pré­pa­rer et les man­ger. » (Le tra­duc­teur indique que buil­dar signi­fie « cuire en vue de dégus­ter » et engin désigne les organes internes de l’être humain.)

Les réfu­giés affirment avoir vu un ban­dit cou­per le sein d’une femme, le faire griller et le man­ger pen­dant qu’elle mou­rait d’hé­mor­ra­gie à côté.

Le groupe de défense des droits de l’homme libé­rien qui a four­ni ce der­nier rap­port a rédi­gé la note ci-des­sous qui don­ne­ra à réflé­chir au lec­teur. « Le can­ni­ba­lisme rajoute une nou­velle dimen­sion aux vio­la­tion des droits de l’homme. Le droit à la vie dépend de l’appétit du meur­trier et on en vient à craindre d’être per­sé­cu­té en fonc­tion de son aspect comestible. »

7 h 30. Comme d’ha­bi­tude, M. Igna­tius Pea­bo­dy est à l’heure pour notre ren­dez-vous. Il fait déjà trente-trois degrés et quatre-vingt-dix pour cent d’humidité, mais l’air fier et offi­ciel, il arbore un cos­tume de tweed. Il se démène comme un fou pour un groupe huma­ni­taire libé­rien avec lequel j’aime col­la­bo­rer. Quelles que soient les cir­cons­tances, je trou­ve­rai tou­jours un moment à consa­crer à ce type.

« Mon­sieur Ken, com­ment vous portez-vous ?

  • Quel plai­sir de vous voir, mon­sieur Igna­tius, mer­ci d’être venu. Com­ment cillez-vous ?
  • Je me porte comme un charme par la grâce de Dieu, amen. Mais c’est pas facile, non ça alors. Petites, petites bagarres dehors. »

Je me demande com­bien de temps il lui a fal­lu pour arri­ver jusqu’à mon bureau, com­bien de check-points il a dû fran­chir. Même nos propres gardes har­cèlent les gens comme lui à l’entrée.

« Et com­ment ça va l’métier ? »

Le métier. Le métier.

« On va dire que tout va bien, mer­ci Igna­tius. Étant don­nées les alter­na­tives qui s’offrent à nous.

  • Je remer­cie l’bon Dieu pour les Nations unies, amen, je remer­cie l’bon Dieu pour ECOMOG, amen, je remer­cie l’bon Dieu pour vous.
  • Mer­ci Igna­tius. Et la famille, ça va ?
  • Pas facile, ça non, trop de bagarres, mais la famille ça va bien. Et com­ment va la santé ? »

C’est une mer­veilleuse tra­di­tion d’Afrique de l’Ouest, comme celle des sol­dats séné­ga­lais au Rwan­da et les salu­ta­tions peuvent durer des heures. Le Libe­ria a été fon­dé par d’an­ciens esclaves amé­ri­cains. De riches plan­teurs, dont Madi­son et Jef­fer­son, payèrent le pas­sage à leurs esclaves libé­rés pour qu’ils retournent en Afrique créer une répu­blique libre — et notam­ment les esclaves domes­tiques dont beau­coup étaient leurs reje­tons. L’anglais par­lé par l’élite édu­quée de la capi­tale est donc un héri­tage direct du gra­tin de la culture des esclaves des plan­ta­tions du Sud. Il y a des églises bap­tistes et des mai­sons colo­niales, et le pré­sident por­tait autre­fois un haut-de-forme. Même la Consti­tu­tion a été rédi­gée à l’u­ni­ver­si­té de droit de Har­vard par les types dont les por­traits ornent les murs de la biblio­thèque. On se croi­rait dans l’un de ces épi­sodes de Star Trek dans lequel vous êtes trans­por­té dans votre propre pays cent ans avant votre nais­sance. Je suis donc pous­sé par les sono­ri­tés de l’an­glais des des­cen­dants des esclaves amé­ri­cains — que je n’a­vais jamais enten­du aupa­ra­vant — à pen­ser au pire crime jamais com­mis par mon pays — ce que je n’a­vais non plus jamais fait jusqu’ici.

Quand les anciens esclaves rapa­triés, qui n’a­vaient pas vécu en Afrique depuis des géné­ra­tions, arri­vèrent sur la côte, ils recréèrent la seule socié­té qui leur ait été fami­lière, celle des plan­ta­tions. Ils colo­ni­sèrent les Afri­cains qui vivaient sur place, les for­cèrent à tra­vailler pour eux, les pri­vèrent d’ac­cès à la jus­tice, à la pro­prié­té et à la richesse, et répri­mèrent vio­lem­ment les révoltes qui s’en­sui­virent inévi­ta­ble­ment. Jus­qu’à ce que tout explose dans l’une des guerres les plus épou­van­tables de la planète.

Les viols sys­té­ma­tiques consti­tuent l’as­pect le plus ter­ri­fiant de ce conflit. J’ai sol­li­ci­té M. Igna­tius Pea­bo­dy pour que l’une de ses employées com­pile tous les comptes ren­dus exis­tants, et recueille de nou­veaux témoi­gnages dans un camp de réfu­giés situé à l’ex­té­rieur de la ville. Je veux envoyer à New York un rap­port exclu­si­ve­ment consa­cré à cette ques­tion. À chaque fois que je prends un héli­co­ptère pour par­tir en mis­sion de l’autre côté des lignes rebelles, on me raconte des his­toires de viol d’un sadisme inima­gi­nable. Si on vous tue ou même si on vous mange, au moins êtes-vous mort. C’est une enquête que je ne peux mener moi-même en tant qu’é­tran­ger, et homme de sur­croît ; mais sur­tout, je ne suis pas sûr d’être capable de regar­der ces femmes en face.

Igna­tius m’ap­porte un tas de dos­siers. J’ouvre le premier.

« J’étais enceinte de neuf mois. Quand les rebelles sont arri­vés, ils mont attra­pée avec mon mari et nous ont ligo­tés. Ils ont déca­pi­té mon mari devant moi. Ensuite, j’ai été vio­lée par une quin­zaine de jeunes hommes. J’ai accou­ché le len­de­main. Main­te­nant, mes entrailles ne cessent de descendre. »

« Ils m’ont contrainte de les suivre dans le bush avec mes trois enfants et mon mari. Les rebelles l’ac­cu­saient d’a­voir essayé de tuer le géné­ral War Boss et le géné­ral Kill the Bitch [Lit­té­ra­le­ment, géné­ral « Chef-de-Guerre » et géné­ral « Mas­sacre-la-salope ». Ce sont les sur­noms que s’attribuaient les sol­dats rebelles, NdT]. Mon mari a été atta­ché à un arbre piquant ; des four­mis noires ont été répan­dues sur son corps pen­dant que quatre sol­dats me vio­laient devant mes trois enfants alors que j’é­tais enceinte. Plus tard, ils ont don­né l’ordre de déca­pi­ter mon mari devant mes enfants et moi. Mon mari a implo­ré leur pitié mais ils ne l’ont pas écou­té. Ils lui ont cou­pé l’œ­so­phage et il a fini par mourir. »

Inutile de pour­suivre. Je sais déjà ce que racontent ces docu­ments. Selon nos esti­ma­tions, un tiers des femmes des camps de réfu­giés ont été vio­lées. La moi­tié de la popu­la­tion du pays a été dépla­cée pen­dant la guerre, ce qui signi­fie que, si nos chiffres sont exacts, une femme sur six a été vio­lée dans le pays. Nous dis­tri­buons des ques­tion­naires aux sol­dats démo­bi­li­sés, et 10 % d’entre eux admettent avoir com­mis plus de dix viols pen­dant la guerre. Il n’y a pas eu une seule pour­suite judi­ciaire, pas une seule enquête, pas un seul rap­port de l’O­NU, pas un seul com­mu­ni­qué de presse. Rien. C’est comme si 100 000 viols n’a­vaient jamais eu lieu.

Je serre la main d’I­gna­tius Pea­bo­dy. Nous hochons la tête. Il repart d’où il vient, de l’autre côté des grilles, des check-points. Je dois me rendre à la réunion de ser­vice du matin.

« Mer­ci, mon­sieur Igna­tius. Je ne peux vous pro­mettre que ces rap­ports pro­dui­ront des résul­tats mais je les trans­met­trai à New York.

  • Ah, dis, mon peuple, qu’avons-nous fait-oh.
  • Bonne chance, mon­sieur Ignatius.
  • Que Dieu soit béni, mon­sieur Ken. »

8 h 30. Le res­pon­sable de la mis­sion des Nations unies, un ambas­sa­deur à la retraite, pré­side la confé­rence. Il semble per­du sur sa chaise trop grande pour lui. Il porte une che­mi­sette de type safa­ri et un fin sty­lo en or pend à l’ex­té­rieur de sa poche de poi­trine. Il a un visage expres­sif, par­fois lugubre, d’autres fois ani­mé, mais tou­jours un peu inter­lo­qué, décon­cer­té, comme un grand-père sor­ti brus­que­ment de sa sieste à l’ap­pel de son nom.

L’en­tre­prise US de pneus Fires­tone exploite la plus grande plan­ta­tion d’hé­véa du monde au Libe­ria : 48 000 hec­tares, don­nés en conces­sion pour 99 ans en 1926 pour la somme ridi­cule de 12 cents de $ par hec­tare. Dénon­cée et com­bat­tue pour ses méthodes escla­va­gistes, Fires­tone fit son beurre en four­nis­sant les Alliés en pneus pen­dant la seconde Guerre mon­diale. Pen­dant la guerre civile, elle finan­ça Charles Tay­lor et ses milices pour se pro­té­ger. En 2004, le pré­sident de tran­si­tion pro­lon­gea la conces­sion de 33 ans. En 90 ans de règne du roi du pneu, les Libé­riens n’ont vu aucune retom­bée, pas même une fabrique de gants en caou­tchouc pour trai­ter les malades d’Ebola. Les gants sont donc impor­tés pour être uti­li­sés et réuti­li­sés. Cela n’empêche pas Fires­tone de faire sa pub « huma­ni­taire », comme ici, l’accueil d’une « mis­sion de chi­rur­gie infan­tile inter­na­tio­nale » (ci-des­sous).

À côté de lui se tient le géné­ral Has­san, le com­man­dant des obser­va­teurs mili­taires de l’O­NU, un géné­ral égyp­tien au torse bar­dé de dra­peaux, de déco­ra­tions et de médailles. Il a une lourde canne en bois ouvra­gé, beau­coup de cran, une énorme mous­tache, des yeux et un sou­rire immenses. L’officier supé­rieur admi­nis­tra­tif, Vish­nu Nodon­wog, un Indien de Tri­ni­dad, est assis de l’autre côté de l’am­bas­sa­deur. Vish­nu a été nom­mé en rem­pla­ce­ment du pré­cé­dent offi­cier, rap­pe­lé parce qu’il tou­chait une com­mis­sion de quinze pour cent sur tous nos achats. Sous pré­texte de mettre fin à la cor­rup­tion, Vish­nu a pla­cé tous les télé­phones sur écoute, payé des employés locaux pour lui ser­vir d’es­pions et mena­cé tous ceux qui s’op­po­saient à lui d’être rapa­triés — y com­pris les jeunes secré­taires vul­né­rables qui avaient la témé­ri­té de refu­ser de cou­cher avec lui —, tout cela pour faci­li­ter sa propre prise de com­mis­sion de quinze pour cent sur tous nos achats. Il a une belle cri­nière blanche et une mous­tache bien taillée à la Fu Man­chu qui se détache d’é­lé­gante manière contre sa peau très sombre. Un bel homme, mis à part de lourdes pau­pières frau­du­leuses qu’il garde fer­mées pen­dant la plus grande par­tie du briefing.

Le reste de l’as­sis­tance s’est assis en ordre décrois­sant d’an­cien­ne­té. À côté de moi se trouve un offi­cier char­gé des affaires poli­tiques afghan, un char­gé des affaires huma­ni­taires éthio­pien, un char­gé de la sécu­ri­té ira­kien et Billy, le neveu de l’am­bas­sa­deur, cen­sé être l’of­fi­cier char­gé du désar­me­ment. Billy glousse beau­coup. Mari­lyn tient les minutes. Mari­lyn était avec Hei­di et moi à Moga.

Mais la rai­son de ma pré­sence ici n’est pas à cette table. Le patron de mon patron en Soma­lie était un homme d’une par­faite inté­gri­té. Nous avons tra­vaillé ensemble dans les pires moments jamais ren­con­trés par une mis­sion de l’O­NU et quand je cra­quais, c’est-à-dire sou­vent, son avis et ses direc­tives étaient mesu­rés, humains et incor­rup­tibles. Je lui fai­sais une confiance aveugle, ce qui était ines­ti­mable vu les cir­cons­tances, et notam­ment le dan­ger que pou­vait repré­sen­ter mon patron direct. Quand il m’a appe­lé et m’a deman­dé de venir le rejoindre, il m’a sem­blé impos­sible de dire non à un tel homme, c’é­tait une ques­tion d’hon­neur. Un mois après mon arri­vée, il m’a fait venir dans son bureau pour me dire qu’il n’en pou­vait plus et qu’il quit­tait le Libe­ria et l’ONU.

Aujourd’­hui, je suis orphe­lin. Un désa­van­tage quand tout le monde se tape dessus.

L’am­bas­sa­deur se racle la gorge et com­mence le brie­fing. Il dit au géné­ral que nous avons besoin de chiffres plus pré­cis sur l’une des fac­tions rebelles. Le géné­ral lui avait annon­cé 376 com­bat­tants, mais quand l’am­bas­sa­deur a évo­qué ce nombre lors d’une réunion de ces­sez- le-feu, on lui a ri au nez, ce qui l’a pla­cé dans une situa­tion très gênante. Alors quel est le vrai nombre ? Le géné­ral Has­san sou­rit et répond : « Non, mon­sieur l’am­bas­sa­deur, le nombre que je vous ai don­né c’est trois 7, 6, pas 376. » Il gri­bouille sur un bloc en rigolant :

« Vous voyez, sept, sept, sept et six, 7 776. »

Le géné­ral s’est fait plai­sir et il biche. Il garde la parole et en pro­fite pour nous faire part d’in­for­ma­tions selon les­quelles les rebelles seraient en train d’in­tro­duire des armes dans la capi­tale, et d’y ins­tal­ler des caches — des armes de petits et gros calibres, des mitrailleuses lourdes et des mor­tiers qu’ils stockent à des points clés. Des sol­dats s’in­filtrent dans Mon­ro­via en pré­pa­ra­tion d’un affron­te­ment majeur.

Cha­cun saute sur le rap­port, car nous sommes tous déjà au cou­rant. La ten­sion aux check-points est pal­pable. Des com­bat­tants plus durs et plus dis­ci­pli­nés ont rem­pla­cé les enfants sol­dats aux gou­lots d’é­tran­gle­ment stra­té­giques. La nuit, les tirs éloi­gnés sont plus nour­ris qu’a­vant, et les gens font des réserves au mar­ché. On sent la vio­lence et la peur se rap­pro­cher. L’an­goisse se pro­page des sol­dats aux check-points aux civils dans la rue et à nous tous autour de cette table. Un sen­ti­ment d’a­lerte fait vibrer la pièce.

Bang. L’ambassadeur frappe du poing sur la table : « Je vous ai déjà dit que je vou­lais que vous ces­siez de répandre des rumeurs sur de soi-disant caches d’armes dans cette ville. Je vous demande d’ar­rê­ter vos ragots. Ce type de dis­cours de-ssert-le-pro-ce-ssus-de-paix. » Il sou­ligne chaque mot d’un coup sur la table et nous observe les yeux écar­quillés. À côté de moi, l’of­fi­cier char­gé des affaires poli­tiques est un vieux de la vieille et l’am­bas­sa­deur ne l’in­ti­mide pas. Il dit : Bien, mon­sieur, mais et les caches d’armes, mon­sieur, est-ce qu’elles servent le pro­ces­sus de paix ? Il me lance un coup de pied sous la table en haus­sant ses sour­cils noirs et épais d’Af­ghan, et me fait un signe de tête imper­cep­tible. Un sou­rire mali­cieux lui tord la moi­tié de la bouche.

Un rire inté­rieur me secoue. J’es­saye de me rete­nir, mais je ren­contre à nou­veau son regard et j’ex­plose — devant l’air ahu­ri de l’am­bas­sa­deur, la fébri­li­té des com­bats qui se rap­prochent, les sour­cils de l’Af­ghan. La pièce est silen­cieuse, l’ins­tant est déli­cat pour l’am­bas­sa­deur, car il y va de son auto­ri­té sur l’as­sem­blée, et je suis pris d’un rire irré­pres­sible que j’es­saye de rava­ler. Je me mords l’in­té­rieur des joues. En vain. Les parois de mon esto­mac se relâchent, se détendent, c’est autre chose qui lâche en moi, rien à voir avec une réelle hila­ri­té. C’est un sou­la­ge­ment de me lais­ser aller. Je suis à deux doigts des larmes.

L’am­bas­sa­deur se racle à nou­veau la gorge en jetant des regards ner­veux autour de lui. Il s’ap­prête à reprendre le contrôle de la réunion et c’est tou­jours un moment dangereux :

« Le pro­chain point sur l’ordre du jour est quelque chose que je vous invite à prendre au sérieux, c’est une ques­tion très sen­sible, très sérieuse. »

Tout à coup, il se met à rou­ler les r, ce qui donne un air bizarre à ce qu’il dit.

« Il sem­ble­rait que mon rôle dans ce conflit, notre rôle, ne soit pas très clair, et j’ai bien l’in­ten­tion qu’il le devienne. Il y a eu d’im­por­tants com­bats dans le Nord, sur l’autoroute qui mène à la fron­tière, pour­suit-il, entre un bataillon nigé­rian de l’E­CO­MOG et l’une des fac­tions rebelles. Cette der­nière se sert de civils comme bou­cliers humains contre les attaques nigé­rianes. Les pertes sont lourdes de part et d’autre. Les rebelles ont cou­pé l’autoroute et la ville ne peut plus être appro­vi­sion­née en nour­ri­ture. Les habi­tants sont pris au piège. L’en­ne­mi a pris en otage un offi­cier nigé­rian et a pro­fa­né les corps des sol­dats tom­bés sur la route.

« J’ai donc l’in­ten­tion d’or­ga­ni­ser avec nos frères nigé­rians un ces­sez-le-feu ain­si qu’un convoi ami­cal. Je veux que nous pre­nions cette auto­route pour récu­pé­rer les corps des sol­dats tom­bés, négo­cier la libé­ra­tion de l’otage et appor­ter une aide ali­men­taire aux habi­tants. Mon but est de mon­trer que la ville est ouverte. C’est une urgence huma­ni­taire et il faut que l’on remarque notre action. »

L’officier des affaires huma­ni­taires l’interrompt pour dire que les rebelles réqui­si­tion­ne­ront la nour­ri­ture et les camions. L’aide ne par­vien­dra jamais jus­qu’aux civils. Et quand bien même elle leur arri­ve­rait, cela sera plus dan­ge­reux pour eux que le contraire ; les rebelles les tue­ront pour mettre la main des­sus. « Je refuse de ris­quer la vie de mon per­son­nel ou des civils », ajoute-t-elle.

Pas ques­tion qu’un civil défie l’autorité de l’ambassadeur sans que le géné­ral Has­san n’y mette son grain de sel. Il déclare que si les com­bats conti­nuent, l’autoroute est sans doute minée. Nous devons com­men­cer par nous assu­rer que la route est sûre. L’of­fi­cier char­gé des affaires poli­tiques sur­en­ché­rit. Si nous for­mons une mis­sion ami­cale en com­pa­gnie des Nigé­rians que les rebelles com­battent, nous ris­quons de nous retrou­ver pris dans une embus­cade avec eux.

« J’ai par­lé avec toutes les par­ties concer­nées, répond l’ambassadeur en secouant les mains devant lui, et j’ai obte­nu des assu­rances. On m’a pro­mis de nous lais­ser pas­ser en toute sécu­ri­té. » Il hoche la tête avec emphase.

J’ai déjà enten­du ça. En Soma­lie. Tous les matins, lors du brie­fing, ils nous disaient que « le géné­ral Aidid nous a assu­rés qu’il tient ses troupes. Il est ani­mé d’un sin­cère désir de paix ». Tous les matins. Et tous les après-midi, il y avait une embuscade.

À mon tour de peser dans la balance.

« Mon­sieur, si les lea­ders rebelles vous ont don­né ces assu­rances, com­ment être sûr que leurs ordres ont été trans­mis aux sol­dats qui se trouvent aux check-points qui sont à des kilo­mètres les uns des autres et sans radio ? Et quid des forces qui se battent encore dans le bush ? Nous savons qu’elles ne suivent pas les ordres de la capi­tale. Est-ce que les lea­ders sont capables de vous dire si leurs hommes ont miné la route ? Savent-ils même où sont ces mines ? »

J’ai l’im­pres­sion d’être Andrew au Cam­bodge le jour où il m’a fait com­prendre à quel point je ne connais­sais rien à mon bou­lot face à lui.

L’am­bas­sa­deur répète : « Nous espé­rons qu’ils n’at­ta­que­ront pas le convoi. J’es­père que la route est sûre. »

Je lui réponds d’un ton brusque. Je n’en ai plus rien à faire. Ren­voyez-moi chez moi si vous vou­lez, cette réponse est inacceptable.

« Mon­sieur, avez-vous jamais appe­lé les parents de l’un de vos employés pour les infor­mer que leur enfant est mort ? Que direz-vous à la mère que vous allez appe­ler demain ? Que nous espé­rions ? Que nous avions eu des assu­rances ? Qu’il fal­lait que l’on remarque notre action ? »

Mari­lyn est ma seule alliée à cette table. Elle était avec Hei­di à India Base quand Matt a été tué. Je n’au­rais sans doute pas été capable de par­ler ain­si si elle n’a­vait pas été là. Elle est assise à côté de moi ; du coin de l’œil, je la vois hocher la tête. C’est Mari­lyn qui avait appe­lé la radio pour dédi­ca­cer In Your Eyes à la mémoire de Matt. Elle pose dou­ce­ment le bout de ses doigts dans mon dos.

J’ai les mains qui tremblent. Je m’at­tends à ce que l’am­bas­sa­deur se mette à hur­ler et me ren­voie chez moi immé­dia­te­ment. C’est déjà arri­vé, ces types ont un tel orgueil…

Mais ça me va. Je veux ren­trer à la mai­son. L’am­bas­sa­deur fait appel à toute l’au­to­ri­té que ses soixante-cinq ans lui confèrent, ins­pire un grand coup, expire dou­ce­ment par le nez et fronce les sour­cils avec amertume.

« Nous connais­sions tous les risques quand nous nous sommes por­tés volon­taires pour venir ici, mon­sieur Cain. Dans une guerre, on ne peut offrir des garan­ties de sécu­ri­té. Dois-je com­prendre que vous refu­sez de faire par­tie du convoi ? Avez-vous peur ? »

Échec et mat.

« Non, mon­sieur. Ce n’est pas ce que je vou­lais dire. J’i­rai. Je veux y aller. »

11 heures. L’au­to­route est en réa­li­té une fine bande de bitume défon­cé qui ser­pente dans la brousse des­sé­chée. Nous pas­sons dix check-points nigé­rians. Comme la moi­tié du convoi est for­mée de véhi­cules mili­taires nigé­rians, ils se contentent de nous faire signe de pas­ser. Tout est calme, nor­mal, sans dan­ger. Des civils flânent sur le bord de la route, char­gés de paniers à pro­vi­sions et entou­rés d’en­fants. Nous devrions inter­ro­ger les sol­dats aux check-points et recueillir des infor­ma­tions sur la route au nord, mais il est dif­fi­cile d’ar­rê­ter un convoi de vingt véhi­cules, et nous filons.

Nous arri­vons alors dans un no man’s land. Aucun check-point. Les civils ont dis­pa­ru. Le convoi ralen­tit, on res­serre les rangs. Le véhi­cule de tête doit voir que nous sommes sur le point de fran­chir les lignes de front enne­mies. Nous pas­sons. Ils sont déployés de part et d’autre d’un car­re­four iso­lé. Deux lourdes mitrailleuses tour­nées dans deux direc­tions oppo­sées sont ins­tal­lées au milieu du croi­se­ment. Le convoi s’ar­rête en accordéon.

Les offi­ciels de l’O­NU et les offi­ciers nigé­rians saluent les types avec pré­cau­tion. Tout le monde des­cend de son véhi­cule. Ce convoi est cen­sé repré­sen­ter la preuve concrète d’un ces­sez-le-feu abs­trait dis­cu­té dans la capi­tale. On ne peut être sûr de rien tant que les deux par­ties ne se sont pas croi­sées, et même là tout peut arri­ver. Je reste en retrait, à la péri­phé­rie des négo­cia­tions. Je n’ap­pren­drai rien d’u­tile en me pla­çant au centre de l’attention.

Il y a des corps de sol­dats nigé­rians tout le long de cette auto­route. Si nous les retrou­vons et les ren­dons à leurs familles, cela devrait per­mettre d’a­pai­ser la situa­tion. Ce serait au moins une preuve de bonne volon­té. J’ai emme­né l’é­quipe de la Croix-Rouge libé­rienne pour m’ai­der à ramas­ser les cadavres. Ils avaient peur et ne vou­laient pas venir. J’ai été obli­gé de le leur deman­der comme une faveur. J’ai inté­rêt à trou­ver des corps, sinon je leur aurai fait perdre leur temps.

Les rebelles ne vont pas nous conduire si faci­le­ment aux corps qu’ils ont muti­lés et j’ai besoin d’aide. Des gamins nous entourent en qué­man­dant des bon­bons et des sty­los, ils sont en géné­ral bien ren­sei­gnés. Je donne un dol­lar à un môme à l’air vif et lui demande où sont les corps des Nigé­rians. Il grimpe en cou­rant en haut d’un mon­ti­cule et pointe dans la direc­tion de deux chiens qui déterrent deux corps en putré­fac­tion plus loin dans le bush. C’é­tait facile.

Les corps ont été déchi­que­tés par des rafales d’armes auto­ma­tiques. Ils grouillent d’as­ti­cots. J’ap­pelle mon équipe. Les deux assis­tants en gants, masque et blouse blancs de labo­ra­toire semblent appar­te­nir à un autre monde dans cette brousse verte et brune. Ils s’emparent de deux housses mor­tuaires vertes et ramassent un corps : l’un des types tient les poi­gnets, l’autre les che­villes et ils le lancent dans le sac qui tombe comme une masse à leurs pieds. Ils attrapent le second corps de la même façon et com­mencent à le faire glis­ser dans l’autre sac. À ce moment, un poi­gnet cède et l’homme se retrouve à tenir l’une des mains du cadavre. Le corps et la housse tombent sur le pre­mier sac. L’homme tient la main, la regarde puis nous regarde, moi, l’en­fant, les chiens, l’autre assis­tant, les housses, la main. Il ne sait plus à quel sac ni à quel corps appar­tient la main. Il hésite à se pen­cher, avec la main dans sa main, pour cher­cher le cadavre auquel il manque une main. Nous res­tons là, immo­biles sur la col­line, à nous regar­der, arrê­tés dans le temps, avec le gamin qui nous observe d’un air inter­ro­ga­teur, la main aban­don­née en équi­libre dans celle de l’as­sis­tant en blouse blanche de laboratoire.

Je tourne les talons pour rejoindre le convoi, aban­don­nant les corps, les sacs, les hommes, la main, le môme, les chiens et l’odeur.

14 heures. Le deuxième check-point baigne dans la lumière et la cha­leur de l’A­frique à la mi-jou­mée. Les rebelles sont shoo­tés, des gamins défon­cés au crack armés de gros fusils. Ils sniffent de la poudre à fusil et des amphé­ta­mines avant de par­tir au com­bat. Il doit bien faire qua­rante degré mais j’en vois un qui porte un man­teau d’hi­ver à capuche de four­rure. Il a autour du cou une immense éti­quette d’i­den­ti­fi­ca­tion de bagage rouge et blanche d’American Air­lines ain­si qu’un talis­man afri­cain des­ti­né à le pro­té­ger des balles. Il balance à bout de bras un lance-gre­nades à roquettes ter­mi­né par une grosse gre­nade verte comme s’il s’a­gis­sait d’une batte de base-ball.

Sans uni­forme ni com­man­de­ment, ils sont livrés à eux-mêmes comme des ani­maux sau­vages. Des sacs de nour­ri­ture volée et divers objets pillés au hasard dans les mai­sons sont empi­lés le long de la route. C’est un État à la dérive qui retourne à l’a­nar­chie. Impos­sible de faire la dif­fé­rence entre la conduite de la guerre et une bande de cri­mi­nels en maraude. La moi­tié des rebelles sont pré­pu­bères. Un gamin de onze ans tient un AK-47 presque aus­si grand que lui. Un autre, les yeux fous injec­tés de sang, vêtu du tee-shirt d’une équipe de hockey, se pré­ci­pite vers moi et se lance dans une danse tour­noyante, toutes amu­lettes vau­doues dehors, sen­tant la mau­vaise haleine et la trans­pi­ra­tion : « Ah, grand com­man­do tué ici, ah grande gué­rilla rebelle, je vais te man­ger, dis, homme blanc », me jette-t-il à la figure comme une lita­nie qui n’en finit pas.

Je rebrousse che­min vers un groupe de civils ras­sem­blés sur le côté du check-point. Il y a là un vieux bon­homme tas­sé dans une brouette et un jeune, qui doit être son fils, pen­ché au-des­sus de lui, appuyé sur les poi­gnets. Le vieux a le visage et la tête enve­lop­pés dans un chif­fon souillé de vieilles taches de sang fon­cé. Le fils dit qu’il s’est fait tirer des­sus pen­dant les com­bats : Est-ce que je peux l’emmener jus­qu’à l’hô­pi­tal ? Le vieux penche la tête et me regarde avec tris­tesse, éton­né par ma pré­sence : « Je meurs, mon fils, je meurs, dis. »

Je n’arrive pas à sou­te­nir son regard alors je regarde le fils. Son père est en train de mou­rir, plié en deux dans une brouette. Coin­cé à un check-point rebelle. Il ne peut rien faire pour lui. À côté du vieux gît un sac de riz abî­mé, sans doute tout ce qu’ils ont pu empor­ter avec eux au moment de leur fuite. Les gamins rebelles chantent et tirent en l’air à quinze mètres de là. Nous nous diri­geons vers le nord, l’hôpital est au sud. Je ne peux pas les emme­ner avec nous. Nous sommes tous les trois impuissants.

J’a­vise un homme d’âge moyen qui se tient à proxi­mi­té. Il a le visage tave­lé par des rides d’inquiétude. Il semble abor­dable. Le bruit court que le conflit qui oppose les Nigé­rians char­gés du main­tien de la paix aux rebelles a pour ori­gine une mine de dia­mants locale que chaque par­tie s’ar­roge le droit de piller. Je demande à l’homme s’il sait ce qui a mis le feu aux poudres. « Du mine­rai, me répond-il sans hési­ter. Du mine­rai du sol afri­cain. Très triste de voir ce qui se passe. L’or et les dia­mants feront mou­rir beau­coup de per­sonnes en ce monde. »

Voi­là pour­quoi un vieil homme s’est fait arra­cher le visage et meurt dans une brouette. Parce que les Nigé­rians volent des dia­mants dans un pays dont ils sont cen­sés défendre la paix.

Je lui demande s’il y a une pos­si­bi­li­té de trans­por­ter le bles­sé vers le sud en direc­tion de la capi­tale. Il me dit que non. Quand les com­bats ont com­men­cé au nord, les civils ont fui vers le sud, jus­qu’à son vil­lage sur la route de Mon­ro­via. Mais les sol­dats nigé­rians les ont empê­chés de conti­nuer en leur disant : « Nous sommes char­gés de votre sécu­ri­té. Nous vous pro­té­ge­rons. » Puis les com­bats sont des­cen­dus jus­qu’i­ci, et les civils se sont retrou­vés pris au piège au fur et à mesure que les rebelles avan­çaient et que les Nigé­rians recu­laient. Quand les rebelles ont fini par occu­per le vil­lage, ils ont exé­cu­té des dou­zaines de civils accu­sés de col­la­bo­ra­tion. Car, pour quelle autre rai­son seraient-ils res­tés ici ? La ligne de front nigé­riane est plus au sud main­te­nant mais ils ne laissent tou­jours pas pas­ser les civils. Le vieux bon­homme dans sa brouette et son fils sont coincés.

Je me demande com­bien de civils sont morts depuis le Cam­bodge. Morts à cause de fausses assu­rances de pro­tec­tion don­nées par des hommes char­gés du main­tien de la paix inca­pables de tenir leurs pro­messes vides et létales. Fera-t-on jamais les comptes ? Ou bien nos échecs et leurs pertes civiles seront-ils ava­lés par les oubliettes de l’His­toire — comme les 100 000 viols ici —, dis­si­mu­lés, ano­nymes, abandonnés ?

16 heures. Nous attei­gnons le der­nier check-point avant la fron­tière sep­ten­trio­nale. C’est là qu’ont eu lieu les com­bats les plus durs et où est cen­sé se trou­ver l’o­tage. Deux véhi­cules mili­taires nigé­rians car­bo­ni­sés sont retour­nés à l’en­trée de la ville. Je vais voir si j’y trouve des corps. Il n’y a qu’une mon­tagne de car­touches uti­li­sées. Des cen­taines. Les sol­dats ont dû ripos­ter inten­sé­ment à l’a­bri de leurs véhi­cules acci­den­tés dont l’un est cou­vert de sang comme si quel­qu’un l’a­vait éta­lé par­tout à la main. Ils l’ont bap­ti­sé au sang.

Mon équipe retrouve un cadavre sur le bord de la route. Cou­ché sur le ventre, torse nu, les cuisses éten­dues et les che­villes croi­sées remon­tées der­rière lui. On dirait un ado­les­cent vau­tré devant la télé­vi­sion. On le retourne, il est raide comme un bout de bois. Trois car­touches de AK-47 baignent dans la mare de sang qui s’est for­mée sous lui quand il est tom­bé. Il a dû être exé­cu­té ici même, à bout por­tant. Son visage grouille d’une telle quan­ti­té d’as­ti­cots qu’il semble expri­mer toute une varié­té d’émotions.

Je suis asso­cié à un offi­cier nigé­rian, le colo­nel Kapel­ley, qui doit m’ai­der à loca­li­ser l’o­tage et à négo­cier sa libé­ra­tion. Les offi­ciels de l’O­NU, les offi­ciers nigé­rians et les rebelles traînent autour du check-point mais per­sonne ne semble bien actif. Le colo­nel Kapel­ley me dit qu’il se char­ge­ra de la négo­cia­tion. Après tout, il s’a­git de l’un de ses com­pa­triotes et d’un offi­cier comme lui.

Tout le monde nous suit puis nous entoure au moment où nous arri­vons au quar­tier géné­ral rebelle. C’est une modeste mai­son qu’ils ont dû réqui­si­tion­ner à une famille civile. Deux chefs rebelles se tiennent sur les marches du porche au-des­sus de nous. Ils sont un peu plus vieux et un peu plus durs que les gamins des check- points. Ils ont le regard ahu­ri et meur­trier que l’on voit sou­vent chez les meilleurs sol­dats. Il fait chaud, nous sommes cer­nés, et tout le monde est en sueur. Notre sta­tut est ambi­gu, le ces­sez-le-feu théo­rique et nous pour­rions fort bien nous trans­for­mer en otages.

Le colo­nel Kapel­ley déclare : « Nous exi­geons que vous relâ­chiez l’o­tage. Il en va de votre obli­ga­tion et vos chefs à Mon­ro­via nous ont assu­rés de votre coopération. »

Il dit exac­te­ment le contraire de ce qu’il faudrait.

Le chef rebelle explose : « C’est mon ter­ri­toire ici, je n’ai pas d’ordre à rece­voir d’un com­man­dant à Mon­ro­via. Rien, vous enten­dez ? Pas de libé­ra­tion, pas ques­tion, vous n’a­vez pas ces­sé le combat. »

Mau­vais début. Il faut faire preuve d’un peu de res­pect, com­men­cer par leur deman­der de petites conces­sions, les lais­ser prendre la déci­sion. Le colo­nel Kapel­ley va être furieux, mais je dois inter­ve­nir. Je pra­tique cet exer­cice sous une forme ou une autre depuis le Cam­bodge. Je ne sais pas très bien quelles sont les res­pon­sa­bi­li­tés du colo­nel au Nige­ria, mais de toute évi­dence il n’y connaît rien.

Je demande leurs noms aux rebelles. Puis :

« Géné­ral Snake et géné­ral One More War, ici c’est notre ter­ri­toire, la base Alli­ga­tor. On n’a peur de rien, ça non. »

Le colo­nel Kapel­ley part d’un rire moqueur. Il a mis vingt ans à obte­nir ses galons de colo­nel. Ces types n’ont que vingt ans et se pré­tendent général.

Génial, colo­nel, éta­lez votre supé­rio­ri­té, ça va bien nous aider.

Les rebelles se plantent sous le nez du colo­nel et le fou­droient du regard.

Il se penche vers moi et me mur­mure à l’oreille :

« Lais­sez tom­ber, de toute façon, ils vont le tuer. Tirons-nous. »

Quelles conne­ries ! Ils com­mencent tous par faire ça et nous devons les lais­ser nous pro­vo­quer, pour la gale­rie. Ils finissent en géné­ral par se radou­cir quand on leur en laisse le temps. Une fois, au Rwan­da, des sol­dats m’ont défié pen­dant une demi-heure en refu­sant sur tous les tons ce que je leur deman­dais. Pour­tant, au milieu de la dis­cus­sion, le pri­son­nier est brus­que­ment appa­ru, libre de s’en aller. Ils n’a­vaient jamais accep­té de le relâ­cher, jamais mon­tré le moindre signe de coopé­ra­tion mais ils avaient dû envoyer quel­qu’un le cher­cher. Je n’é­tais même pas sûr d’a­voir le droit de le faire mon­ter dans ma voi­ture. Nous sommes par­tis en regar­dant par-des­sus notre épaule pour nous assu­rer que per­sonne ne nous pre­nait en chasse.

L’at­mo­sphère est moite et ten­due. L’ha­leine des rebelles est char­gée d’al­cool. Ils se montrent hos­tiles et inso­lents et la foule qui nous entoure mani­feste son impa­tience. L’air est encore chaud bien qu’il com­mence déjà à se faire tard. Nous devons prendre le temps de lais­ser venir les choses mais ils sentent bien que le colo­nel Kapel­ley n’y est pas favo­rable et qu’il a peur, ce qui per­turbe tout.

« Écou­tez, géné­ral Snake (impos­sible de me résoudre à dire géné­ral One More War, c’est plus fort que moi), nous vous deman­dons une petite chose, rien de grand. Nous vou­lons sim­ple­ment voir l’otage pour qu’il écrive une lettre à sa femme et à ses enfants. Vous pour­rez la lire pour vous assu­rer qu’elle ne contient aucun ren­sei­gne­ment secret. Lais­sez-le contac­ter ses proches. »

Je veux qu’ils voient leur otage comme un être humain avec une famille. Et s’ils me laissent l’ap­pro­cher, je pour­rai aus­si lui appor­ter de l’eau, des pan­se­ments et de la crème anti­sep­tique. Je suis sûr qu’ils l’ont bat­tu et que ses plaies se sont infectées.

Le colo­nel Kapel­ley dit : « Non, non, non. » Il s’a­dresse à moi, sauf que tout le monde peut l’en­tendre cette fois : « Vous ne connais­sez rien à l’A­frique. » Puis il tourne les talons.

Je ne sens plus mes bras ni ma tête. Il faut que je la prenne entre mes mains. Si j’a­vais été seul, je crois que j’au­rais pu obte­nir de voir l’o­tage. Je hurle inté­rieu­re­ment : Je suis prêt à essayer de négo­cier et pas toi ? Pour­quoi ris­que­rais-je ma vie pour le compte de l’un de tes cama­rades, et de tes sol­dats, y com­pris les morts ? J’ai l’im­pres­sion de flot­ter dans le vide. Je contemple la pauvre assem­blée que nous for­mons, rebelles, offi­ciels de l’ONU, sol­dats nigé­rians, le colo­nel Kapel­ley, le géné­ral Snake, le géné­ral One More War et moi. Je regarde tout cela de très haut quand le colo­nel Kapel­ley me tire par le bras pour me faire sor­tir de la foule. Je résiste et tire dans l’autre sens. Puis je réin­tègre mon corps, UNE SECONDE. Et pour­quoi devrais-je avoir plus d’exigence envers moi-même que le petit cama­rade de l’otage ? Je suis com­plè­te­ment con, ou quoi ? Est-ce que je me suis tou­jours mon­tré aus­si con au cours de mes cinq pré­cé­dentes missions ?

C’est alors que je décide, pen­dant cet ins­tant moite, nau­séeux, où j’ai la gorge sèche, que cela n’a pas de sens. Je suis un pauvre idiot naïf.

Je les aban­donne à leur sort et me retire jus­qu’au convoi. Deux col­lègues coif­fés de la cas­quette bleue de l’O­NU, qui ont obser­vé pas­si­ve­ment ce qui se pas­sait, s’a­vancent pour prendre ma place dans la négo­cia­tion. Avec fer­veur, pleins d’es­poir, ils approchent le géné­ral One More War.

Minuit. Je contemple les ombres que pro­jette le ven­ti­la­teur au pla­fond. Encore une nuit d’in­som­nie. Les idées roman­tiques que je me fai­sais sur ma mis­sion au ser­vice de la paix sont désor­mais inte­nables et je serais fou de vou­loir res­ter ici comme je l’ai sans doute été dès le départ de venir. Que va-t-il se passer ?

Il est temps de ren­trer chez moi. Ma jeu­nesse est finie.

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