Cet article est une reproduction de l’introduction de l’excellent livre d’Armand Farrachi, « Petit lexique d’optimisme officiel ».
Lorsque les gardiens de la paix, comme on peut aussi les appeler, interviennent sur la voie publique pour y remplir leur apaisante fonction, ils utilisent une formule si simple, si efficace et si célèbre qu’elle en est devenue proverbiale : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » En quelques mots, tout est dit. Un accident, un cri, une rixe, une fuite, quoi que ce soit d’inquiétant ou d’anormal a‑t-il été remarqué dans la rue, à l’étage ou ailleurs ? Aussitôt les passants s’arrêtent, s’assemblent, s’interrogent, bavardent, s’irritent ou s’effraient, l’attroupement fait boule de neige, l’inquiétude tache d’huile et la rumeur enfle. Jusqu’où ira-t-elle si l’on n’y met bon ordre ? On en a déjà vu finir en révolution. Par chance, les anges gardiens de la loi et de l’ordre sont là pour rassurer. La foule sera contenue, les curieux dispersés, la paix sauvegardée. Il ne s’est rien passé. Il est donc inutile de stationner sur la chaussée et d’attirer de nouveaux badauds au risque de provoquer des encombrements, des désordres. Circulez, c’est-à-dire passez votre chemin, puisque les passants doivent passer, les voitures rouler, puisque tout doit librement s’écouler à l’image d’une eau courante, sans embâcle pour gêner ce flux par des amoncellements, blocages, entassements, questions, réponses, protestations. Allez vous amuser, pensez à autre chose, roulez, travaillez, consommez, votez. Il n’y a rien à voir. Vous avez cru qu’il se passait quelque chose car vous avez été alerté par un signe trompeur ou bénin qui ne mérite pas tant d’attention. Mais il n’y a rien à regarder, rien à penser, rien à dire, rien à critiquer. D’ailleurs, voyez : tout est normal, tout le monde se distrait ou se passionne pour des choses qui en valent vraiment la peine, comme les résultats du Loto ou le nom des candidats aux prochaines élections. Faites-nous confiance, laissez-nous nous occuper de tout, et tout ira bien.
Cette situation banale est transposable à l’échelle nationale et même planétaire. Vous croyez que le climat se réchauffe, que la pollution augmente, que les ressources s’épuisent, que des matières toxiques ou radioactives sont transportées ou enfouies dans les parages, que votre « cadre de vie », votre santé et votre existence sont menacés ? Il n’en est rien. Tout est sous contrôle. Les autorités sont là pour minimiser le danger ou pour le nier, même lorsque « la maison brûle », selon l’image officielle. En matière d’ « environnement » — puisque les magazines offrent maintenant une rubrique « Environnement » à côté de la rubrique « Conso » -, est-il vraiment exagéré de parler de politique munichoise ou de négationnisme ? Ménager à tout prix les pétroliers qui souillent et dérèglent la planète, ou la surpêche qui fait main basse sur les « ressources halieutiques », n’est-ce pas négocier la reculade comme à Munich en 38 ? Affirmer que le nuage de Tchernobyl a contourné la France ou que l’augmentation du nombre des cancers est due à l’allongement de la vie plutôt qu’aux polluants, n’est-ce pas verser dans le négationnisme, comme ceux qui contestent la réalité des chambres à gaz dans les camps de la mort ? Déclarer qu’on n’arrête pas le progrès et qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, comme à Bhopal, ou à Seveso, ou dans n’importe quel village évacué pour cause d’autoroute ou de barrage, n’est-ce pas du défaitisme en temps de guerre ou du fatalisme en temps de paix ? Le désastre global dont nous menacent depuis trente ans, avec une vraisemblance que tout vérifie, les naturalistes, les scientifiques ou les écologistes, comme autant d’oiseaux de malheur empêcheurs de progresser en rond, est donc à la fois consenti et nié. Peut-être même n’est-il consenti que parce qu’il est nié.
Notre civilisation, avertie du danger qui la guettait et qui la frappe à présent, ne ralentit nullement sa progression funeste, et, sans changer de direction, emportée par sa logique comme par un cheval emballé, ou plutôt comme par une machine sans pilote, poursuit sa fuite en avant, continue d’accélérer, en dépit des signaux qui clignotent ou des sirènes qui hurlent. On pense à la parabole des aveugles peinte par Bruegel. Lorsque le premier tombe, tous ceux qui le suivent en file indienne en se tenant par l’épaule s’écroulent aussi, comme les moutons de Panurge se précipitent à la mer derrière le pionnier du désastre. Pour accorder la parabole à notre temps, il suffit d’imaginer nos aveugles aux commandes d’un engin motorisé. D’ailleurs, il n’est même plus nécessaire qu’ils soient aveugles, car ce qu’ils ont devant les yeux, ils ne le voient pas. On a encore entendu récemment un écologiste célèbre interpeller à la télévision des hommes politiques de diverses obédiences sur le même thème : « Au train où vont les choses, soit l’on change radicalement, soit l’on meurt »; et les politiques de répondre en fronçant les sourcils avec un air de profonde gravité adapté à la situation que oui, certainement, la question était préoccupante, mais complexe, qu’il fallait « raison garder », que les études montraient ceci, les enquêtes cela, qu’on ne pouvait négliger les aspects économiques, et l’homme, et le progrès, et les différentes analyses, les statistiques, les modèles, qu’on allait s’en occuper, qu’on s’en occupait déjà… Bref : à l’instar des aveugles de Bruegel, les politiques ne peuvent littéralement pas plus entendre ce qu’on leur dit du gouffre béant devant eux qu’ils ne peuvent voir ce précipice, englués qu’ils sont dans leurs échéances électorales, leurs rivalités politiciennes, leur programme, le clientélisme, leur ambition personnelle, leur allégeance aux lobbies et le reste. Le monde ressemble bien à un avion piloté par des sourds et des aveugles — à supposer qu’il y ait encore un pilote aux commandes — tandis que les passagers regardent un film.
Car les politiques ne sont pas seuls en cause. L’indifférence, l’incompétence ou l’impuissance existent à tous les échelons de la prise de décision : ministres, sénateurs, préfets, conseils régionaux, élus locaux, présidents de groupes professionnels, syndicats, associations, journaux… À la base, les citoyens entendent-ils mieux, eux qu’on mobilise par dizaines ou centaines de milliers sur le pouvoir d’achat et la Sécurité sociale, mais par centaines seulement sur la fin du monde, comme s’il était plus important d’avoir 10 € de plus à la fin du mois que de mourir de soif ou de faim dans quelques années ? À l’échelle strictement individuelle et privée, quantité de personnes n’acceptent-elles pas un travail dangereux en échange d’une prime ou simplement pour ne pas crever de faim ? Entre la probabilité d’un cancer dans dix ans ou du chômage tout de suite, chacun pare au plus pressé : faute de pouvoir choisir, il défend un métier qui le fait survivre avant de l’emporter. En juillet 2000, les transporteurs de fonds victimes de hold-up criminels se sont mis en grève parce qu’ils ne voulaient pas mourir pour 6 000 F par mois. Mais pour 7 500 F ils ont repris le travail. Pour 8 000 F, auraient-ils accepté de se jeter par la fenêtre ? Les problèmes écologiques, évidemment moins flagrants, sont aussi moins sensibles. L’échelle universelle, les délais à long terme, la complexité des processus et le nombre des corrélations n’aident pas à la prise de conscience. Beaucoup pensent et disent, même au plus haut niveau de l’État, que grâce au réchauffement climatique nous aurons au moins de beaux étés et qu’on pourra faire des économies de chauffage. Le moins qu’on puisse dire est que les politiques, qui n’y ont pas d’intérêt immédiat, ne font rien pour favoriser une plus juste compréhension. Bien au contraire, tout est mis en œuvre pour rassurer la population, et d’abord par le moyen le plus simple : pas seulement la désinformation, le silence ou le mensonge, mais, d’abord et avant tout, le langage.
S’attaquer au langage, c’est prendre le problème à la source, agir sur l’instrument même de notre faculté de juger, car, à moins de s’enfermer dans une solitude de trappiste ou d’autiste, il est impossible de ne pas parler la langue de son temps et de ses contemporains. Et reprendre le vocabulaire ambiant, c’est contribuer à la diffusion de l’idéologie dominante. Si la métaphysique ne peut exister dans les langues sans verbe être, la catastrophe et sa contestation deviendront impensables quand nous n’aurons plus de mot pour les dire ou de concept pour y penser. Politiciens, journalistes, publicitaires, idéologues officiels, toute la cohorte des « communicants » s’ingénie à neutraliser notre vocabulaire. Vous croyez assister à une destruction. Non, c’est un aménagement. Vous vous inquiétez de la création de monstres, sans comprendre qu’il s’agit d’avancées technologiques. Devant des forêts intégralement rasées, l’Office national des forêts plante son panneau pédagogique : une coupe à blanc « régénère » la forêt. Ce qui semble dirigé contre nous l’est en fait pour nous. Le plus grave n’est peut-être pas que les mots, comme on l’entend parfois dire, n’aient plus de sens, mais qu’on leur en ait donné un autre, en fonction de la situation, conforme aux vœux du pouvoir et à son action. Changer les mots, c’est changer les choses, voire les lieux. Le « site » de l’accident nucléaire anglais, Windscale, a été rebaptisé Sellafield afin de ne pas même encombrer les mémoires. Lors du brouillage sémantique, un sens se perd (démocratiser, liberté…) aussi bien qu’il se détourne. Les mots science ou progrès désignent-ils une connaissance, une amélioration, ou servent-ils à légitimer une pression technique, économique et politique comme le nom de Dieu suffisait jadis à légitimer le bûcher ?
« Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris [dans Alice au pays des merveilles], il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins.
- La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mots aient tant de sens différents.
- La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître. C’est tout. »
Face aux périls annoncés, aux gouvernements qui choisissent de protéger les chasseurs menaçants plutôt que les animaux menacés, aux États qui poussent à consommer davantage d’électricité et d’eau au lieu de s’entendre sur les moyens d’en économiser, aux particuliers qui préfèrent aller faire des courses sans changer leurs habitudes, chacun, individuellement ou collectivement, s’enfonce la tête dans le sable pour ne pas voir la vérité, pour nier l’évidence ou persister dans l’erreur. Éventuellement, il riposte. Si l’on reproche à un gêneur son comportement dommageable pour la planète, pour ses semblables ou pour lui-même, il ne se défendra pas en disant qu’il se moque bien de la nuisance qu’il occasionne, mais que ce qu’il fait n’est pas si grave, moins grave en tout cas que ce que fait le voisin, qu’on exagère, que la liberté individuelle est sacrée, qu’il n’a pas de leçon à recevoir des « ayatollahs », mille objections plus ou moins réfléchies ou sincères, car la passion est une raison suffisante aux yeux de celui qui l’éprouve. « La chasse (ou la moto, ou l’escalade) est ma passion, un point, c’est tout ! » En cas d’attaque, par un réflexe de type « infra-communautaire » ou « infracommunautariste », une association se forme pour défendre cet intérêt particulier contre l’intérêt général, recrutant des individus qui, avant de se sentir citoyens, se proclament d’abord chasseurs (en colère), motards (en colère), usagers de sports motorisés (en colère), ostréiculteurs, « petits porteurs », contribuables, propriétaires, fumeurs (en colère) … et tant pis pour la faune sauvage, pour la santé publique, pour les promeneurs, pour les non-fumeurs ou pour tous ceux que cela dérange. Après tout, n’est-ce pas « le plus gêné qui s’en va »?
Annoncer l’inadmissible, c’est immanquablement susciter le rejet de celui qui écoute et qui, face à la réalité, aura aussitôt recours à des formules optimistes toutes faites (« Ça s’arrangera… », « C’est impossible… », « Nous avons le temps… », « On exagère… »), éventuellement à la critique ou à l’insulte.
Quand tout est devenu idéologique, même ce qui le paraît le moins : les yaourts, l’amour, le sexe, la santé, la culture, etc., quand tout est devenu « communication », c’est-à-dire propagande marchande, décervelage ou bourrage de crâne, les chatoiements du vocabulaire, l’acception déformée de mots anciens ou la création de nouveaux sont de singuliers révélateurs. Appeler un étranger barbare, comme jadis en Grèce, ou sauvage, comme naguère en Occident, un protestant hérétique ou un résistant terroriste, ce n’est pas le désigner, mais le juger, et souvent le condamner. Dans le domaine des idées sur l’état de la planète, la règle de base est que tout ce qui pourrait sembler négatif (destruction, pillage…) doit être évoqué par un terme positif (progrès, flexibilité, modernisation…). Rien n’est détruit, tout est « valorisé ». Une plantation de sapins clonés valorise un paysage où il n’y avait rien qu’une lande sans arbres, ce qui n’est pourtant pas rien. Les déchets nucléaires sont valorisés en revêtement de routes et de chemins ou en matériaux de construction, ce qui répand et augmente l’empoisonnement du monde. Une tronçonneuse surpuissante, un bricolage génétique, une nouvelle arme de destruction massive ne sont pas une aggravation des moyens d’anéantissement mais des marques de progrès technique, de productivité économique et d’efficacité. Il convient donc à tout citoyen responsable de s’en réjouir et non de s’en alarmer. « La civilisation est-elle une fin en soi ou un stade avancé de la barbarie ? » se demandait Herman Melville. La question, qui dépasse ici un propos à la fois plus limité et plus modeste, se pose pourtant, et bien plus aujourd’hui qu’autrefois, surtout depuis qu’il est devenu possible et facile d’y répondre.
En nous laissant expliquer que les OGM permettront de lutter contre la faim dans le monde ou de limiter l’usage des pesticides, que le clonage sauvera les espèces menacées, que le libre marché appelle la démocratie, nous entrons de plain-pied dans une ère où la supercherie ne le dispute qu’à l’imposture, où les vessies font office de lanternes. Le linguistiquement correct dépasse la mode et agit sur les comportements. Cette entreprise ressemble en tous points à ce que George Orwell, dans 1984, appelait le novlangue. « Le but du novlangue, écrit-il, était non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. » « Le novlangue était destiné non à étendre mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but. » « Lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté […], une idée hérétique serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. » « L’élimination des mots indésirables » doit contribuer au triomphe de cette usurpation. Lorsqu’il s’en prend au pharisianisme ambiant, « nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules », Léon Bloy, quant à lui, aurait voulu rendre les formules toutes faites inutilisables en en révélant le sens profond. « Obtenir enfin le mutisme du bourgeois, quel rêve ! »
L’ère du mensonge ayant déjà commencé à remplacer la réalité par une virtualité ou par une représentation de la réalité, c’est-à-dire le vrai par le faux, il convient de modifier aussi le sens des mots qui pourraient y renvoyer, de désigner positivement ce qui pourrait sembler négatif aux esprits chagrins.
Un rapide recensement des termes et expressions les plus simples et les plus courants, mais aussi les plus significatifs de l’offensive sémantique permet d’identifier d’abord ce qu’on appelle en grammaire les faux amis. Ces mots ne signifient pas dans leur langue ce qu’ils semblent signifier dans la nôtre. Ainsi, en espagnol, gato signifie chat, et non gâteau. En anglais, a calera est un appareil de photographie et non une caméra. En franco-français, on peut désigner les choses par leur contraire : dans le domaine agricole, l’appauvrissement génétique par sélection des semences animales s’appelle perfectionnement des races, l’empoisonnement des terres par les engrais chimiques fertilisation. Pour un génocide, on préfère parler de nettoyage ethnique. Un plan social n’est pas un programme de spécialisation professionnelle, d’intégration ou de promotion, mais un licenciement massif. Un aménagement du territoire n’est pas une adaptation au milieu ou l’entretien des sites, mais une destruction du paysage existant. Remplacer une forêt par une route n’est donc pas détruire la forêt et ses habitants naturels, mais aménager le territoire pour désenclaver une région, favoriser les communications, développer l’économie, etc.
On pourrait même faire plus simple, en proposant des équivalents exacts, du type « Ne dites pas… », « Dites… ». Ne dites pas patron, dites entrepreneur. Ne dites pas éleveur, dites berger… (On trouvera d’ailleurs une liste d’équivalents à la fin de cet opuscule.) La pudibonderie conceptuelle ambiante n’a donc rien à envier à la phobie corporelle de l’époque victorienne, qui préférait parler d’estomac plutôt que de ventre et cacher les pieds des tables. Chaque jour, on trouve dans les journaux, à la télévision, aux comptoirs des cafés, dans les cantines des entreprises, les taxis, les discours officiels, les mots en vogue qui désignent en creux des phénomènes négatifs habillés de neuf par le vocabulaire et l’idéologie. De même qu’on appelle par euphémisme un aveugle un non-voyant, un nain une personne de petite taille, un balayeur un technicien de surface, pour ne pas prononcer des termes qui pourraient blesser, alors qu’ils ne renvoient qu’à la mauvaise conscience de celui qui les répète. Qui peut jurer que, en une seule journée, s’il écoute attentivement le discours dominant, par exemple lors du journal télévisé, il n’aura pas entendu au moins une fois les mots croissance, progrès, emploi, compétitivité, mots investis d’une forte charge idéologique et subjective qui constitue le fonds politique officiel ? Il n’est aucune analyse, à tous les niveaux, aucun journal, aucune émission, aucune étude économique ou politique qui ne nous épargne cette rengaine, nouvelle panacée, et sans que le concept soit jamais ni examiné ni « déconstruit ». Ainsi, pour donner un exemple qui ne correspondra pas ici à une entrée, la technique ou la science ne connaissent plus que des avancées ; et d’ailleurs, dans une véritable phobie de la reculade, tout avance, certes, mais vers quoi ?
Les comportements en viennent à suivre les mots, et c’est pourquoi on peut aussi les identifier et les nommer. On reconnaîtra d’abord des attitudes assez répandues pour être appelées des syndromes. Ce terme d’origine médicale a été étendu aux phénomènes sociaux ou collectifs pour poser un état pathologique et non un diagnostic. C’est un ensemble de réactions, de signes, un comportement à tendance répétitive qu’on associe à une situation historique, une œuvre de fiction, un personnage ou autre chose : le syndrome de Stockholm, ainsi nommé à la suite d’une prise d’otages dans la capitale suédoise, consiste pour les otages à faire bientôt cause commune avec leurs ravisseurs. Nicolas Hulot a popularisé le syndrome du Titanic.
Le paradoxe relève de la même logique : il porte à la fois un principe et son contraire — au moins selon le sens commun, en quoi il s’apparente à la contradiction. Que le meilleur perde peut être à la fois une consigne et un paradoxe, car l’un, malheureusement, n’exclut pas l’autre. De même, il est paradoxal qu’une bonne nouvelle apparente soit mauvaise, et vice versa.
Chaque jour ou presque, on pourra vérifier que quelques directives implicites sont partout données et suivies. Face aux incendies, des panneaux situés aux endroits bien visibles des édifices rappellent quelques réflexes salutaires (ne pas appeler au secours, ne pas courir, fermer les portes, attendre les consignes, ne pas revenir en arrière, etc.) ; de même, face à la catastrophe annoncée, le négationnisme institutionnel préconise quelques réflexes significatifs auxquels s’entraînent les pouvoirs publics, les groupes d’intérêt aussi bien que les individus. Par exemple : nier l’évidence, s’obstiner dans l’erreur.
Tous ces mots ou concepts, qui tournent autour d’une idée principale, ont nécessairement de grandes résonances entre eux et renvoient l’un à l’autre comme les diverses cloches d’un même carillon idéologique. Peut-être même est-ce la cohérence qui donne à ce lexique ce qu’il a de plus inquiétant puisque chaque entrée ou presque renvoie à toutes les autres, et que toutes se répondent, se complètent et parfois se répètent. Chaque terme pourrait faire l’objet d’un abondant développement. Quelques-uns sont déjà le sujet de livres. On se contentera ici de les définir au passage. Il est certain que chaque lecteur, si le cœur lui en dit, saura en ajouter d’autres, car la liste, malheureusement, est ouverte.
Dans son principe, l’exercice n’est pas nouveau, et de grands écrivains l’ont en leur temps et à leur manière pratiqué : Voltaire avec son Sottisier, Flaubert avec le Dictionnaire des idées reçues ou Léon Bloy avec l’Exégèse des lieux communs. Plus récemment, Jean-Claude Carrière et Guy Bechtel ont publié un copieux Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement. Alors même que j’achevais ce petit livre, Éric Hazan faisait paraître LQR pour dénoncer l’euphémisme ou l’ « essorage sémantique » comme les instruments du mensonge politique et de ce qu’il appelle judicieusement la « propagande au quotidien ». Le plus étonnant est d’ailleurs que, face à une telle offensive philologique, en quoi Viviane Forrester voit, dans L’Horreur économique, « ces mutismes, ces ablations qui, au sein de la langue, mutilent la pensée », il n’y ait pas eu davantage d’auteurs pour déchiffrer le langage du pouvoir, qu’on l’appelle novlangue comme Orwell, LQR comme Éric Hazan ou LTI, la langue du IIIe Reich, dénoncée par Klemperer, langage totalitaire comme Jean-Pierre Faye ou, comme tout le monde, langue de bois. L’objectif est ici plus limité dans les dimensions, le propos et l’ambition. On s’est intéressé d’abord à ce que le pouvoir naturophobe appelle l’environnement, sans se garder des problèmes économiques, politiques ou idéologiques qui l’expliquent. Il ne s’agit donc pas d’un essai de lexicologie (l’histoire du mot démocratie ou l’étude d’une syntaxe qui évite les formes négatives ou les complications grammaticales, préfère les phrases sans verbe, additionne préfixes et suffixes jusqu’à former un système binaire : les pro et les anti, décrédibiliser…), ni d’un manuel d’écologie politique (critique de la croissance), ni d’une nouvelle encyclopédie des nuisances (chasse, déchets, nucléaire, pollution…), mais d’un relevé alphabétique de mots courants dont le sens véritable est caché sous une désignation plus flatteuse (valoriser au lieu de dénaturer, communication au lieu de propagande…) ou des attitudes emblématiques (nier l’évidence, syndrome du Titanic, paradoxe de Robinson…). Car, avant qu’il soit devenu subversif d’appeler les choses par leur nom, la véritable ambition de ce petit lexique serait que chacun, en reconnaissant dans le discours d’autosatisfaction prononcé en permanence un projet politique en cours d’accomplissement, comprenne mieux le véritable dessein de la puissance publique, et — faisons un rêve — finisse par le déjouer.
Armand Farrachi
Pour vous procurer le livre :
http://www.fayard.fr/petit-lexique-doptimisme-officiel-9782213632049