La question nucléaire : sommes-nous « otages de la modernité » ? (par Max Wilbert)

Tra­duc­tion d’un article de Max Wil­bert, ini­tia­le­ment publié, en anglais, le 8 avril 2020 sur DGR News Ser­vice.


DGR encou­rage la fin de l’in­dus­tria­lisme et le pas­sage à des socié­tés à taille humaine, d’é­chelle locale, et de faible inten­si­té éner­gé­tique. Qu’en est-il des réac­teurs nucléaires ? Si la vision de DGR était mise en pra­tique et que le réseau élec­trique était déman­te­lé, cela ris­que­rait-il de cau­ser des fusions de cœurs de réac­teurs nucléaires ?

Ce sont des ques­tions très impor­tantes. Elles méritent une réponse détaillée.

Com­men­çons par ceci : per­sonne n’a de solu­tion par­faite pour régler les pro­blèmes nucléaires, parce qu’il n’y a pas de solu­tion. Telle est la folie de l’industrie nucléaire : exca­ver et déli­bé­ré­ment concen­trer des maté­riaux radio­ac­tifs, démul­ti­pliant des mil­lions de fois leur léta­li­té. Car les déchets nucléaires res­te­ront toxiques pour des mil­liards d’années.

Com­ment réagir face à cela ? Que faire ? Il est essen­tiel d’en débattre. Tout d’abord, exa­mi­nons les trois prin­ci­pales com­po­santes de l’industrie nucléaire : les armes nucléaires, les réac­teurs et les cen­trales nucléaires, et les déchets nucléaires.

Les armes nucléaires

Les armes nucléaires sont stables et, d’après ce que l’on sait, ne devraient pas explo­ser d’elles-mêmes.

Dans son livre Homo Dis­pa­ri­tus, Alan Weis­man écrit : « Le maté­riau fis­sible conte­nu dans une bombe à l’uranium basique est divi­sé en blocs qui, si l’on veut obte­nir la masse néces­saire à la déto­na­tion, doivent s’entrechoquer avec une vitesse et une pré­ci­sion qui n’existent pas dans la nature. »

Le plus grand dan­ger qu’impliquent les armes nucléaires, c’est la pos­si­bi­li­té qu’elles soient uti­li­sées lors d’une guerre. La menace est réelle. Et ce risque va conti­nuer d’exister aus­si long­temps que les arse­naux nucléaires seront entre­te­nus — sachant qu’actuellement, ils ne sont pas qu’entretenus : ils croissent.

Que les armes nucléaires soient ou non uti­li­sées, elles fini­ront par se dété­rio­rer, par émettre de la radio­ac­ti­vi­té en rai­son de l’uranium et du plu­to­nium de qua­li­té mili­taire qu’elles contiennent. Ces fuites vont conta­mi­ner les sols et les eaux.

Tant que la civi­li­sa­tion indus­trielle exis­te­ra, la menace d’une guerre nucléaire ne fera que croitre. Nous sou­te­nons tous les efforts visant à réduire le risque d’une guerre nucléaire au tra­vers du désar­me­ment, du déman­tè­le­ment de l’industrie, de la régu­la­tion et des mesures de contrôle, etc.

Les réacteurs et centrales nucléaires

Il existe plus de 440 réac­teurs nucléaires dans le monde. Cha­cun d’eux est une bombe à retardement.

Les réac­teurs nucléaires sont par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux dans deux situa­tions : pre­miè­re­ment, quand une menace phy­sique directe vient endom­ma­ger leurs sys­tèmes de sécu­ri­té et de secours, comme à Fuku­shi­ma ; deuxiè­me­ment, quand une mau­vaise concep­tion com­bi­née à une erreur humaine entraine une erreur catas­tro­phique, comme à Tchernobyl.

Charles Per­row appe­lait ces types de situa­tions des « acci­dents-sys­tèmes ». Un acci­dent-sys­tème se pro­duit quand plu­sieurs pro­blèmes, au sein d’un sys­tème com­plexe, inter­agissent entre eux de manière impré­vue, géné­rant un pro­blème plus impor­tant encore, et incon­trô­lable. Il en concluait que la tech­no­lo­gie nucléaire devait être com­plè­te­ment abandonnée.

Les réac­teurs nucléaires sont conçus pour pou­voir faire face à des pro­blèmes pré­vi­sibles, tels qu’une cou­pure de cou­rant, neu­tra­li­sant les risques induits par ces évé­ne­ments. Il est hau­te­ment impro­bable qu’une brève cou­pure de cou­rant fasse s’effondrer l’économie indus­trielle et cause une catas­trophe nucléaire.

Cepen­dant, des pro­blèmes per­sis­tants dans l’approvisionnement des cen­trales peuvent engen­drer la fusion du cœur d’un réac­teur. Cela sur­vien­dra, quoi qu’il arrive. L’instabilité éco­no­mique, les migra­tions de crise, l’augmentation du nombre d’événements météo­ro­lo­giques extrêmes ain­si que la guerre génè­re­ront de sérieux pro­blèmes dans les cen­trales nucléaires. Les socié­tés indus­trielles doivent s’y pré­pa­rer en déman­te­lant rapi­de­ment et soi­gneu­se­ment leurs réacteurs.

Il est pos­sible qu’à l’avenir, un nombre crois­sant de per­tur­ba­tions d’ampleur moyenne du réseau élec­trique encou­ra­ge­ront le déman­tè­le­ment de cen­trales nucléaires, ou, au moins, for­ce­ront un plus grand res­pect du prin­cipe de pré­cau­tion, une meilleure sécu­ri­sa­tion des ins­tal­la­tions. De nom­breux pays, par exemple, ont enta­mé le déman­tè­le­ment de leurs pro­grammes nucléaires après la catas­trophe de Fukushima.

Nous sou­te­nons ces efforts. Les cen­trales nucléaires doivent être déman­te­lées. Les ingé­nieurs, les poli­ti­ciens et la socié­té civile ont la res­pon­sa­bi­li­té de déman­te­ler ces cen­trales de la façon la plus « sûre » pos­sible. Le pro­blème étant qu’il n’y a pas de vraie sécu­ri­té quand il s’agit de trai­ter des matières létales pour des mil­liards d’années.

Non seule­ment l’industrie nucléaire n’est pas (encore) sur le déclin, mais en outre, elle conti­nue de se déve­lop­per. Selon l’Association Nucléaire Mon­diale, 55 cen­trales nucléaires sont en cours de construc­tion.

Les déchets nucléaires

Le dan­ger le plus grave lié au nucléaire ne sont pas les cen­trales, mais bien les déchets qu’elles engendrent. Rien qu’aux États-Unis, plus de 500 000 tonnes d’Uranium-235 (l’uranium après usage en réac­teur) sont sto­ckées. Cet ura­nium a une demi-vie radio­ac­tive de 4.5 mil­liards d’années.

Le car­bu­rant nucléaire appau­vri est (comme c’est éton­nant) un mil­lion de fois plus radio­ac­tif que l’uranium à l’état natu­rel. Et la quan­ti­té de déchets nucléaires conti­nue d’augmenter. Dans le monde, plus de 13 000 tonnes de car­bu­rant appau­vri sont pro­duites chaque année.

Iro­ni­que­ment, l’uranium appau­vri est sou­vent uti­li­sé comme arme de guerre, et notam­ment afin de fabri­quer des pro­jec­tiles anti-blin­dage. Dans cer­tains endroits, par exemple à Fal­lou­jah, l’utilisation par l’armée états-unienne de muni­tions à l’uranium appau­vri a entraî­né une explo­sion du taux de can­cers et de mal­for­ma­tions congénitales.

À Fuku­shi­ma, en 2011, le prin­ci­pal pro­blème concer­nait les déchets nucléaires radio­ac­tifs enfouis — pas la fusion des cœurs réac­teurs. Les déchets enfouis à Los Ala­mos étaient la prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion lors des incen­dies qui ont rava­gé la région en 2000 et 2011. Même chose lors de la qua­si-inon­da­tion d’un réac­teur dans le Mis­sis­si­pi en 2011. La quan­ti­té de com­bus­tible conte­nu dans un réac­teur nucléaire à un moment T est infime en com­pa­rai­son de la quan­ti­té de com­bus­tible usa­gé sto­ckée dans dif­fé­rentes installations.

Il n’existe aucune bonne manière de sto­cker ces déchets. Peu importe com­ment on les stocke – en les vitri­fiant, en les enfer­mant dans des barils entas­sés dans de grandes flasques d’acier, elles-mêmes entre­po­sées dans une infra­struc­ture en béton, pro­fon­dé­ment enfouie sous des mon­tagnes – cet ura­nium est tou­jours une menace pour la vie future. Le métal se cor­rode. Le verre se brise. Les trem­ble­ments de terre déplacent les mon­tagnes. Et dans quelques mil­lions d’années, cet ura­nium sera tou­jours létal pour toute créa­ture qui s’en approchera.

Sommes-nous « otages de la modernité » ?

Lors d’un récent débat public, un inter­ve­nant a employé l’expression « otages de la moder­ni­té » pour décrire la façon dont nous sommes « condam­nés » à assu­rer la per­pé­tua­tion de la socié­té indus­trielle étant don­né que nous devons gérer les déchets de l’industrie nucléaire. Est-ce vrai ?

D’une cer­taine façon, oui. Les connais­sances tech­niques et les moyens logis­tiques néces­saires à la ges­tion des pro­blèmes créés par l’industrie nucléaire sont l’apanage de la socié­té industrielle.

Et pour­tant, il s’agit d’une sim­pli­fi­ca­tion abu­sive d’une situa­tion plus com­plexe. Comme nous l’avons vu, la socié­té indus­trielle crée à l’heure actuelle plus de pro­blèmes que de solu­tions. Les armes nucléaires, les réac­teurs et les déchets toxiques s’accumulent plus vite que le déman­tè­le­ment et la dépol­lu­tion ne pro­gressent. En outre, cela sup­pose qu’il est pos­sible de « dépol­luer », ce qui n’est pas entiè­re­ment vrai. Tcher­no­byl est tou­jours toxique. Tout comme Rocky Flats, Los Ala­mos et Fuku­shi­ma. Il n’est pas pos­sible de se débar­ras­ser tota­le­ment des nui­sances que génère l’industrie nucléaire : au mieux, nous pou­vons atté­nuer cer­tains des dan­gers qu’elle génère.

Alors que faire ?

DGR consi­dère que la pers­pec­tive la plus res­pon­sable consiste à for­cer le déman­tè­le­ment accé­lé­ré de l’industrie nucléaire, au moyen des tech­no­lo­gies modernes, ain­si que le déman­tè­le­ment de la socié­té indus­trielle dans son ensemble.

La classe gou­ver­nante construit tou­jours plus de réac­teurs et d’armes nucléaires, et n’a de cesse d’aggraver le désastre éco­lo­gique mon­dial. Extinc­tion de masse. Aci­di­fi­ca­tion des océans. Chaos cli­ma­tique. Sur­pêche. Déser­ti­fi­ca­tion. Toutes ces catas­trophes convergent.

En ces temps dan­ge­reux, les fusions de réac­teurs nucléaires ne consti­tuent qu’une catas­trophe par­mi toutes celles qui nous menacent. Et indé­pen­dam­ment de l’ampleur de l’horreur nucléaire qui nous attend, nous avons vu que la vie peut sur­vivre à une catas­trophe nucléaire. La « zone d’exclusion » autour de Fuku­shi­ma recouvre 600 kilo­mètres car­rés de terre. Cette réserve tem­po­raire va pro­ba­ble­ment — comme celle de Tcher­no­byl — s’enrichir éco­lo­gi­que­ment au cours des années à venir. Tcher­no­byl fut un ter­rible désastre. Et pour­tant, au bout du compte, l’accident a eu un impact éco­lo­gique rela­ti­ve­ment posi­tif : la dis­pa­ri­tion de toute acti­vi­té humaine et indus­trielle a per­mis à la vie sau­vage de pros­pé­rer de nou­veau. On a ain­si pu y obser­ver le retour de loups, de che­vaux, de san­gliers et de cerfs. Il s’agit même d’un des plus impor­tants sanc­tuaires pour les oiseaux en Europe. Le com­plexe nucléaire d’Hanford a un effet simi­laire : le tron­çon de la rivière Colum­bia qui tra­verse ce site grouille beau­coup plus de vie sau­vage que le reste du cours d’eau.

Il ne s’agit pas de dire que les radia­tions nucléaires ne nuisent pas à la nature : on estime que la bio­di­ver­si­té est deux fois moins impor­tante dans les zones les plus radio­ac­tives de Tchernobyl.

Néan­moins, il est clair que le fonc­tion­ne­ment nor­mal de la civi­li­sa­tion indus­trielle est encore plus nui­sible, pour la vie sur Terre, qu’une catas­trophe nucléaire. Dif­fi­cile de faire pire que Tchernobyl.

D’autres catas­trophes nucléaires se pro­dui­ront iné­luc­ta­ble­ment au cours des pro­chaines décen­nies, que nous déman­te­lions ou non le réseau élec­trique. Aus­si long­temps que la civi­li­sa­tion indus­trielle per­du­re­ra, des déchets radio­ac­tifs s’ajouteront à ceux déjà exis­tants, et il n’existe aucun moyen sûr de sto­cker ces déchets sur Terre. Le dan­ger ne fera que croître à mesure que les déchets s’accumuleront.

Les désastres nucléaires à venir seront de ter­ribles cala­mi­tés, mais le busi­ness as usual est encore plus des­truc­teur. Et bien que les radia­tions nucléaires dimi­nuent avec le temps, à moins que quelque chose de déci­sif soit entre­pris, la quan­ti­té de gaz à effet de serre aug­men­te­ra de plus en plus rapi­de­ment au fil du dépas­se­ment des points de bascule.

Il n’y a pas de réponse facile à la ques­tion nucléaire. Il n’y a pas de solu­tion miracle. Il n’y a que l’urgence de faire face à cette ter­rible réa­li­té. L’industrie nucléaire doit être déman­te­lée – tout comme l’industrie fos­sile, l’industrie minière, l’industrie de l’élevage, l’industrie agri­cole, l’industrie de la pêche et l’industrie syl­vi­cole. Elle doit être démantelée.

Max Wil­bert

Tra­duc­tion : Palite, le 10/04/2020

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto

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