Traduction d'un article de Paul Kingsnorth, écrivain britannique et membre du réseau Dark Mountain Project, initialement publié (en anglais) sur le site du Guardian, le 18 mars 2017.
La présidence de Trump va-t-elle engendrer un désastre climatique, ou le mouvement écologiste va-t-il récupérer les rênes du débat ?
En juin dernier, j’ai voté pour quitter l’Union Européenne. Je ne suis pas un fanatique anti-UE, mais, malgré mon âge avancé, je reste en quelque sorte un écolo idéaliste. J’ai toujours cru que ce qui est petit est beau [en anglais : small is beautiful, expression inventée par le théoricien autrichien Leopold Kohr et popularisée par Ernst Schumacher avec son livre Small Is Beautiful — une société à la mesure de l’homme, publié en 1973 NdT], que les gens devraient se gouverner eux-mêmes et que le pouvoir devrait être récupéré et relocalisé autant que faire se peut. Je n’ai jamais pensé que le fait de jeter en pâture les peuples de Grèce, d’Espagne et d’Irlande, afin de satisfaire les banquiers, relevait de la juste justice progressiste que l’UE est censée incarner aux yeux de ses supporters.
J’ai donc voté pour la quitter. Je n’en ai soufflé mot avant le vote, et, bien que je sois écrivain, je n’ai rien écrit à ce sujet non plus. Il y avait déjà bien trop d’insultes des deux côtés, et je ne voulais pas en rajouter ou qu’on m’en accable. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas grand-chose à dire.
Ces insultes, en réalité, n’étaient qu’un prélude à ce qui est arrivé ensuite. Le référendum sur l’UE, ainsi que l’élection de Donald Trump aux États-Unis, cinq mois après, et la question sur l’indépendance de l’Écosse, posée à nouveau cette semaine, ont retiré l’emplâtre d’une blessure nationale préexistante, qui s’est alors mise à saigner abondamment. Toutes sortes de choses ont émergé qui avaient été enfouies pendant des années, et tout le monde choisissait soudainement un camp. Certains, lorsque je leur disais que j’avais voté pour la sortie, me regardaient comme si je venais de leur avouer un lourd casier judiciaire. Pourquoi avais-je fait ça ? Étais-je raciste ? Fasciste ? Détestais-je les étrangers ? L’Europe ? Je devais bien détester quelque chose. Savais-je à quel point j’avais été irresponsable ? Avais-je changé d’avis ? Il me fallait apparemment réfléchir longuement sur mes privilèges.
L’éruption de colère qui suivit le vote, de toutes parts, était relativement surprenante. Ce qui m’a également surpris fut l’uniformité des opinions de ceux dont je pensais partager une vision du monde. La plupart des gauchistes, et des verts, avec qui j’avais probablement passé trop de temps au fil des années, semblait s’aligner derrière l’UE. Les intellectuels publics, le parti des Verts, les grandes ONGs : tous ces gens, censés soutenir le localisme, la décroissance, le biorégionalisme et appuyer une critique féroce du capitalisme industriel, se rangeaient du côté du bloc commercial des multinationales soutenues par les banques du monde, les corporations et les politiciens néolibéraux. Il y avait anguille sous roche.
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Je suis né au début des années 70. A ce moment-là, à peu près, deux forces – deux mouvements, si vous préférez – naissaient aussi, qui allaient façonner les vies de ma génération. L’un d’eux était le néolibéralisme. L’autre, l’écologisme.
Le néolibéralisme était un projet économique. Il visait à remplacer les modèles économiques étatistes balbutiants par un modèle de laissez-faire en supprimant toutes les « barrières commerciales ». Ces barrières pouvaient être des tarifs ou des taxes protectionnistes ; des lois nationales, des coutumes locales ou des législations environnementales. La création de l’Organisation Mondiale du Commerce en 1995 fut le point culminant d’un projet décennal, impulsé par la puissance économique et militaire des États-Unis et de leurs alliés, visant à globaliser – mondialiser – le modèle néolibéral et à l’ancrer grâce à une loi internationale.
Au début du 21ème siècle, il semblait que ce processus de globalisation – de mondialisation – était à la fois inarrêtable et presque achevé. Les partis politiques de toutes obédiences s’y étaient soumis, ainsi que les experts et les économistes. Au cours de son développement, ce projet économique s’était changé en un projet culturel, promu par la classe qui en bénéficiait, la bourgeoisie cosmopolitaine, urbaine et technophile. Souvent qualifiée de « globalisme » – ou de mondialisme – cette vision du monde imagine une culture planétaire, unifiée, dans laquelle les tarifs commerciaux et les frontières nationales sont perçus comme autant de problèmes pour une nouvelle conception hypercapitaliste de la liberté. Les traditions, les cultures spécifiques, les identités nationales, les structures religieuses, sociales, et bien plus – tout cela s’évaporerait au contact de la chaude lumière du libre-échange et d’une conception occidentale libérale du progrès social. Il n’y a bien que des sectaires ou des luddites pour s’opposer à une si merveilleuse utopie.
Étant moi-même une sorte de luddite, j’ai écrit un livre intitulé « Un non, beaucoup de oui », il y a 15 ans, qui critiquait ce mondialisme. Il retrace la grande vague des mouvements anti-mondialisation qui avait balayé le monde à la fin du 20ème siècle, des blocages lors du sommet de Seattle, de Prague et de Gênes, au soulèvement des Zapatistes au Mexique, et aux émeutes anti-privatisation en Afrique du Sud. Ce que j’ai découvert en enquêtant, c’est que les plus durables de ces mouvements n’étaient pas alimentés par une rage générale contre « le système », mais par un sentiment d’appartenance, un esprit du lieu. Un endroit que les gens aimaient, ou auquel ils se sentaient attachés, était menacé par des forces extérieures, que ce soit par des traités, des corporations barbares ou des gouvernements oppressifs, et les gens se battaient alors pour défendre ce qu’ils connaissaient et ce qu’ils étaient.
Ce sentiment de l’unicité des lieux et des cultures qui en émergent est ce qui m’a poussé vers l’activisme écologique pour commencer (en premier lieu). Depuis mon plus jeune âge, j’ai ressenti, de manière indistincte, que la plupart des couleurs, des beautés et des singularités du monde étaient détruites au nom de l’argent et du progrès. Une magie ancienne, une connexion, étaient éliminées dans le processus. Cela doit faire 20 ans que j’ai lu l’autobiographie du voyageur écrivain Norman Lewis, intitulé « Le monde, le monde », et pourtant sa dernière ligne me colle à la peau. Tandis qu’il vagabonde dans les collines de l’Inde, un autochtone étonné lui demande pourquoi il passe sa vie à voyager au lieu de rester chez lui. Que cherche-t-il ainsi ? « Je cherche les gens qui ont toujours été là, répond-il, et qui appartiennent aux endroits où ils vivent. Les autres, je ne souhaite pas les voir ».
En tant qu’écrivain, de fiction ou pas, j’ai recherché la même chose. Mon premier livre a d’ailleurs été un voyage en quête de gens qui appartenaient à leur endroit. Un livre écrit en défense d’une fragilité menacée. Quelques années après, j’en ai écrit un autre, cette fois-ci à propos de l’impact de la mondialisation sur l’Angleterre, mon pays d’origine. Depuis, j’ai écrit des nouvelles, des essais et des poèmes et tous, semble-t-il, peu importe à quel point j’essaie de parler d’autre chose, en reviennent à cette question primordiale : que cela signifie-t-il d’appartenir à un lieu, à un peuple, à la nature, en un temps où l’appartenance est attaquée de toutes parts ? Cela signifie-t-il quelque chose ? Pourquoi cela importe-t-il ?
Tout ce que je sais, c’est que ça m’importe. C’est pourquoi j’ai rejoint ce dont je voulais croire qu’il était un mouvement pouvant faire dérailler la mondialisation. Pendant un temps, cela a semblé possible. Puis vint le 11 septembre, et un autre genre de mouvement anti-mondialisation – l’islamisme violent – commença à harceler l’Occident. Les gouvernements augmentèrent leurs niveaux de répressions et les populations s’enfoncèrent dans la peur. Tout devint soudainement plus sombre.
Et rien ne semblait pouvoir arrêter le train néolibéral. Il continuait à rouler, de plus en plus vite, jusqu’en 2008 et sa rencontre avec un mur, à pleine vitesse. Remarquablement, il survécu au crash. Lorsque les banques furent sauvées et que les corporations reçurent une nouvelle série de chèques en blanc, j’ai abandonné l’idée que quoi que ce soit changerait jamais. Le pouvoir de l’argent paraissait aussi absolu que la puanteur de la corruption. Peut-être que le néolibéralisme était inarrêtable, après tout. Peut-être, ainsi que Margaret Thatcher l’a fameusement affirmé, n’y a‑t-il aucune alternative.
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Le 24 juin de l’an dernier, je me suis réveillé, je me suis servi une tasse de thé et j’ai allumé mon ordinateur, en me demandant de combien le maintien dans l’UE avait gagné. Sur le site de la BBC, la Une semblait prendre l’écran entier : LE ROYAUME-UNI VOTE POUR SORTIR DE L’UNION EUROPEENNE. Cinq mois après, ma matinée sembla se répéter. Je me levais, me servais une autre tasse de thé, et me demandais par combien de votes Clinton avait gagné, pour finir bouche bée devant la victoire de Trump. Il était clair que les pôles changeaient. Quelque chose se passait.
Je me souviens exactement de ce que j’ai ressenti lors de ces deux évènements. Il s’agissait d’un sentiment qui n’avait rien à voir avec ce qui allait se passer ensuite, et qui n’était pas non plus en lien avec mes opinions concernant les sujets en question. Il s’agissait d’un sentiment d’euphorie. J’ai soudainement réalisé qu’au cours de la dernière décennie, j’avais cru, tout en prétendant l’inverse, en la fin de l’histoire. Tandis qu’aujourd’hui, la fin de l’histoire prenait fin. Après tout, le changement était possible.
J’ai aussi commencé à réaliser autre chose : le mouvement anti-mondialisation n’était pas mort. Il avait motivé le Brexit ainsi que la victoire de Donald Trump. Il avait impulsé l’ascension de Jeremy Corbyn, celle de Syriza en Grèce et de Bernie Sanders aux Etats-Unis. De différentes manières et pour différentes raisons, des coalitions de gens se levaient contre le monde déshumanisant que crée l’économie mondiale. La mondialisation avait appauvri le Sud des décennies durant. Et c’était désormais l’Occident qu’elle appauvrissait, lui aussi, tandis que le mécontentement atteignait un point d’ébullition.
Cependant, le changement est un illusionniste, et il ne promet rien. Dans le temps, ceux d’entre nous qui se voulaient radicaux se considéraient comme les troupes de choc de la bataille contre la mondialisation. En tant que jeune écolo, j’avalais les écrits d’Edward Abbey, de Murray Bookchin, de Vandana Shiva, d’EF Schumacher, de James Lovelock et de Dave Foreman. Ils étaient ceux qui construisent un futur sain, et je voulais les rejoindre. Les écologistes en campagne, le mouvement pour la « justice sociale », les gauchistes et les verts : nous serions les héros des heures suivantes. Nos solutions rationnelles contre le changement climatique, nos déconstructions argumentées du néolibéralisme, nos montagnes de preuves sur l’impact négatif des traités commerciaux, nos exigences vertueuses en termes de justice – tout cela allait secouer la planète. Lorsqu’ils apprendraient la vérité sur le coup-monté corporatiste en cours, les gens allaient se lever en résistance.
Ils se sont levés, en fin de compte, mais ce n’est pas nous qu’ils écoutaient. Le message avait trouvé un messager différent. Il y a, a dit Trump lors de sa dernière apparition télévisée pré-électorale, « une structure de pouvoir mondiale responsable des décisions économiques qui ont privé notre classe ouvrière, et notre pays entier, de ses richesses, et qui a mis cette richesse entre les mains d’une poignée de grosses corporations et d’entités politiques ». Ces mots auraient pu être entendus dans n’importe quel forum social, dans n’importe quel rassemblement anti-mondialisation, ou dans n’importe quel festival écolo-gauchiste de ces vingt dernières années, tout comme sa conclusion stimulante : « La seule chose qui puisse stopper cette machine corrompue, c’est vous ».
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Dans un essai incisif, publié dans The American Interest en juillet dernier, le psychologue social Jonathan Haidt cherche à contextualiser tout cela. Il suggère que la vieille division politique gauche-droite, qui paraît branlante depuis des années, a été supplantée par une nouvelle binarité : le mondialisme contre le nationalisme. Le nationalisme, au sens large, a été la perspective par défaut de la plupart des gens à la plupart des époques, particulièrement dans les endroits traditionnels. Il s’agissait d’une attitude centrée sur la communauté, qui considérait la nation, la tribu ou le groupe ethnique comme une chose de valeur, à aimer et à protéger. Le mondialisme, l’idéologie de la bourgeoisie urbaine en plein essor, est plus individualiste. Elle valorise la diversité et le changement, priorise les droits sur les obligations et considère le monde de manière homogénéisante, plutôt que comme un assemblage de particularités, en se présentant comme la culture commune planétaire à laquelle nous appartenons tous.
L’explosion actuelle du nationalisme en Occident, affirme Haidt, est liée à au fait que le mondialisme se serait surestimé. Différentes perspectives vis-à-vis de l’immigration de masse – l’étincelle qui a allumé le feu des deux côtés de l’Atlantique – permettent d’y voir plus clair. Tandis que les mondialistes considèrent la migration comme un droit, les nationalistes la considèrent comme un privilège. Pour un mondialiste, les murs des frontières et les lois d’immigrations relèvent du racisme ou de la violation des droits humains. Pour un nationaliste, ils sont la preuve d’une communauté affirmant ses valeurs et choisissant à qui accorder la citoyenneté. Psychologiquement, suggère Haidt, ce qui s’est passé en 2016 relève de ce que beaucoup de votants nationalistes, en Occident, ont eu l’impression que leur communauté subissait une menace existentielle – non seulement en raison de l’immigration massive, mais aussi en raison des attentats terroristes islamiques et de l’attitude méprisante de l’élite mondialiste vis-à-vis de leurs préoccupations quant aux deux premiers. En réponse, ils ont commencé à chercher des dirigeants solides pour les protéger. La suite, nous la connaissons, elle se déroule en ce moment.
Tel est le pouvoir des nouveaux populistes. Les Stephen Bannon et les Marine Le Pen du monde ont aussi conscience de l’énergie destructrice du capitalisme mondial que la gauche, mais ils comprennent aussi ce que la gauche refuse de voir : que le cœur de la blessure actuelle de l’Occident est culturelle plus qu’économique. Les menaces envers l’identité, la culture et le sens, sont ce qui alimente le tumulte moderne. Les vagues de migration, les politiques multiculturelles, l’érosion des frontières, les identités ethniques et nationales changeantes, les attaques mondialistes contre la culture occidentale : autant de dangers qui menacent les fondements de l’existence.
Qui peut promettre le retour de cette solidité ? Certainement pas la gauche, qui est montée dans le wagon du mondialisme il y a déjà longtemps, et qui s’enthousiasme de tout détruire, des identités de genre aux frontières nationales, tout en qualifiant toute dissidence de discrimination ou de haine. Au lieu de cela, un nouveau nationalisme a sauté sur l’occasion. Comme toujours, ceux qui parviennent à toucher le vieil attachement des gens à une tribu, à un lieu et à une identité – à une appartenance et à un sens qui dépasse l’argent ou la raison – l’emporteront. Il s’agit peut-être de la loi d’airain de l’histoire de l’humanité, s’il en est une.
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Il n’a pas fallu longtemps au cabinet de millionnaires de Trump, confortablement installé dans la Maison-Blanche, pour commencer à démanteler les protections environnementales de la nation. En deux mois, l’administration a donné son feu vert à la construction de deux pipelines pétroliers controversés et retiré la surveillance écologique sur d’autres ; elle a annulé le plan pour le climat d’Obama, supprimé les régulations concernant l’eau propre et nommé secrétaire d’État un ancien dirigeant d’ExxonMobil. Un anti-écologiste forcené, Myron Ebell, qui pense que l’écologie est « la plus grande menace contre la liberté et la prospérité du monde moderne » a été chargé de diriger l’équipe de transition de Trump pour l’Agence de Protection Environnementale (EPA), qu’il souhaite abolir, et dont le budget vient d’être réduit de 25%.
Trump, lui-même, est célèbre pour son attitude désinvolte envers tout ce qui est à fourrure ou à feuille et qui gêne le développement économique. Le monde naturel a toujours été une barrière gênante pour la croissance économique, raison pour laquelle nous nous retrouvons face à une crise écologique mondiale. Cependant, l’anti-écologisme de Trump, bien qu’il serve les intérêts corporatistes, parle le langage du peuple. Dans son histoire, la protection du monde naturel est un exemple parmi d’autres de la manière dont une élite mondialiste cherche à s’en prendre aux gens ordinaires.
L’idée selon laquelle les écologistes sont une élite privilégiée qui ose dire aux exploités qu’ils ne peuvent pas avoir de vies décentes est un classique de la propagande corporatiste depuis des décennies. Regardez ces horribles élitistes, disent-ils, qui veulent vous empêcher de profiter de vos vacances à l’étranger durement gagnées et doubler le prix de vos déplacements en voiture. Qui sont-ils pour vous dire que vous ne pouvez pas donner de jouets en plastiques à votre enfant pour Noël, ou manger d’avocats transportés par avion ? Avez-vous vu la taille de la maison d’Al Gore ? Hypocrites !
Comme tous les schémas de propagande, celui-ci fonctionne parce qu’il contient un fond de vérité. Le mouvement écologiste qui a émergé en Occident il y a plus de 40 ans, avec la création d’organisations comme Greenpeace et les Amis de la Terre, et la naissance des partis verts à travers l’Europe, a ses racines dans le monde de la conservation. Bien que sa perspective soit planétaire – à l’instar de tout mouvement véritablement écologique – ses actions sont souvent locales ou nationales. « Penser globalement, agir localement », un des plus efficaces des premiers slogans du mouvement, apparaît rétrospectivement comme une belle combinaison du meilleur des élans nationaliste et mondialiste.
Ces temps-ci, toutefois, ainsi que le Brexit l’expose, les politiques environnementales sont le fait de la classe mondialiste. Avec leurs grands plans Marshall écolos et leur discours de soutenabilité et de carbone, les écologistes d’aujourd’hui paraissent loin des préoccupations de tous les jours. Les porte-paroles des verts et les activistes sont rarement issus des classes les plus touchées par la mondialisation. Les verts se sont fermement insérés dans le camp de la gauche mondialiste. Aujourd’hui, alors que le retour de bâton prend de l’ampleur, ils se retrouvent du mauvais côté de la division.
Tout ceci peut paraître sinistre d’un certain point de vue, mais ça ne l’est pas. Bien que l’écologisme ait changé le monde au cours des quatre dernières décennies, ces dernières années, il commençait à se perdre. A travers des exigences de plus en plus irréalistes d’actions mondiales vis-à-vis du changement climatique, des manifestes chimériques appelant à des déploiements planétaires de tel ou tel éco-mégaplan, la promotion de parcs éoliens ou de centrales solaires énormes causant plus de dégâts au monde naturel qu’ils n’en évitent, tout cela en martelant depuis 40 ans qu’il y a « 40 mois pour sauver le monde » : quelque chose ne tournait pas rond.
Certains de ces nouveaux populistes espèrent sans doute faire sonner le glas du mouvement écologiste, mais au lieu de cela, nous devrions peut-être en tirer une leçon. Ce que Haidt appelle nationalisme n’est qu’un nouveau nom pour un vieux besoin : le besoin d’appartenir. Spécifiquement, le besoin d’appartenir à un endroit dans lequel nous pouvons nous sentir chez nous. Le fait que ce besoin puisse être exploité par des démagogues ne signifie pas qu’il soit lui-même mauvais. Staline a construit des Goulags sur le dos d’une quête nationale d’égalité, mais cela ne signifie pas qu’il nous faille abandonner cet objectif d’égalité.
L’attaque anti-mondialiste contre les verts est un coup de semonce. Il expose le fait que les idées écologistes sont trop souvent devenues un signe ostentatoire de vertu pour la bourgeoisie lourdement carbonée, qui boit son café équitable et biologique tout en attendant son vol transatlantique à l’aéroport. Le mondialisme vert a été intégré dans la machine de croissance ; en tant que notion confortable pour ceux qui ne veulent pas vraiment changer grand-chose.
Que se passerait-il si l’écologie se reconstruisait elle-même – ou était reconstruite par l’époque ? A quoi ressemblerait un nationalisme vert ingénu ? Vous voulez protéger et choyer votre terre natale – bien, alors, vous voudrez également protéger et choyer ses forêts et ses cours d’eau. Vous voudrez protéger ses blaireaux et ses couguars. Quoi de plus patriote ? Il ne s’agit pas du genre de nationalisme que Trump encourage, mais c’est précisément ce qu’il faut comprendre. Pourquoi ceux qui veulent protéger un monde naturel assiégé devraient-ils permettre à des milliardaires développeurs de les caricaturer comme étant élitistes ? Pourquoi ne pas riposter – sur ce qu’ils considèrent être leur territoire ?
Cela a déjà été fait. La nation qui nous a donné Trump nous a également donné Teddy Roosevelt, un autre président républicain et populiste, mais qui considérait que l’identité des États-Unis était liée à la protection, et non au pillage, de ses régions sauvages. Roosevelt a créé un des plus importants systèmes de protection et de parcs nationaux au monde, utilisant sa présidence pour préserver 230 millions d’acres de terre. « Nous avons hérité du plus glorieux des héritages qu’un peuple puisse recevoir, a‑t-il écrit, et chacun de nous doit jouer son rôle si nous voulons démontrer que la nation est digne de cette heureuse chance ». La protection de la nature, selon Roosevelt, était un acte patriotique.
Si je devais transmettre une chose que j’ai apprise de mes années de campagnes écologiques, ce serait la suivante : toute tentative de protection de la nature de la pire des prédations humaines doit parler aux gens où ils sont. Elle doit nous faire sentir que le monde naturel, le royaume non-humain, n’est pas un obstacle sur la voie du progrès mais fait partie de la communauté dont nous devrions prendre soin ; qu’il fait partie de notre droit de naissance. En d’autres termes, nous devons lier notre identité écologique à notre identité culturelle.
A l’époque des drones et des robots, cette notion peut sembler légère voire même ridicule, et pourtant elle a été la principale manière de percevoir le monde pour la plupart des cultures indigènes à travers l’histoire. Dans la résistance contre le pipeline du Dakota Access, que Trump a récemment autorisé, et où les Sioux de Standing Rock ainsi que des milliers de militants continuent à s’opposer à la construction d’un oléoduc pétrolier à travers un territoire amérindien, nous voyons peut-être quelques signes de ce à quoi cette fusion des appartenances humaines et non-humaines ressemble aujourd’hui ; une défense à la fois du territoire et de la culture, au nom de la nature, et de l’amour.
Le mondialisme est une idéologie déracinée de l’ère des combustibles fossiles, qui finira avec lui. Mais les nationalismes belliqueux qui la défient aujourd’hui ne nous donnent pas de meilleures réponses sur la manière de vivre bien avec le monde naturel que nous avons désigné comme un ennemi. Notre plus ancienne identité nous anime encore, que nous le sachions ou pas. Comme le renard dans le jardin ou l’oiseau dans l’arbre, nous sommes tous les animaux d’un lieu. Si nous avons un futur, culturel ou écologique – ce qui revient au même, en fin de compte – il relève d’une qualité d’attention et de défense des choses aimées. Le reste ne concerne que les oiseaux, et les renards, aussi.
Paul Kingsnorth
Traduction : Nicolas Casaux
Bel article
Celui-ci m’amène tout de même à me poser la question suivante :
Une lutte locale par des locaux peut-elle avoir autant d’ampleur et donc d’impact qu’une lutte d’envergure nationale, certes plus difficile à mettre en œuvre ?
Qu’en pensez-vous ?
Quentin, cette déchirure qui s’est imposée entre luttes locales et luttes globales, n’a pas lieu d’être : mille luttes locales bien coordonnées auront toujours plus de poids qu’une seule lutte globale, autant sur le plan de l’impact que de la résilience. La question est de coordonner les luttes (pas de les faire converger, car après, une fois isolées de ce que sont leurs combats et leurs réalités, elles n’ont plus rien à se dire).