(Cette vidéo, dans laquelle s’exprime l’ethnobotaniste canadien Wade Davis, est tirée du documentaire intitulé Le Chemin de l’Anaconda. Plusieurs excellents textes de Davis sont à lire sur notre site, notamment cet essai sur l’eau.)
Aujourd’hui, on estime que la plupart des Français sont religieux, adhèrent à un monothéisme, à une des religions abrahamiques, à un des ensembles de croyances mystiques qu’elles constituent.
Aujourd’hui, l’immense majorité des Français (et des civilisés en général) croient également en la mythologie du progrès selon laquelle l’écoulement du temps impliquerait intrinsèquement une amélioration graduelle de la condition humaine, notamment sous la forme du progrès de la technologie, laquelle nous rendrait plus libres, plus heureux, en meilleure santé, etc. Il s’ensuit que la technologie est célébrée et révérée comme une déité (les civilisés sont tous au service de son développement incessant, très peu d’entre eux osent réellement remettre en question son existence). Cette mythologie du progrès suggère également, en conséquence, que les peuples (par exemple des forêts amazoniennes) n’ayant pas encore développé ou atteint la sophistication technologique des États considérés comme « les plus développés » sont en quelque sorte en retard, se trouvent encore dans les limbes du développement humain, représentant l’enfance de l’humanité.
Aujourd’hui, l’immense majorité des Français (et des civilisés en général) croient également en la mythologie de la suprématie humaine selon laquelle l’espèce humaine serait séparée de – et supérieure à – toutes les autres espèces vivantes. C’est-à-dire selon laquelle l’espèce humaine ne posséderait pas seulement sa ou ses spécificités, comme n’importe quelle autre espèce (toutes les espèces présentent des caractéristiques spécifiques, uniques, qui les distinguent de toutes les autres, c’est par définition), mais que ses spécificités seraient spéciales, uniques, exceptionnelles, la placeraient à part, à l’écart des autres espèces, et en quelque sorte au-dessus d’elles. Pour cette raison (imaginaire), la mythologie de la suprématie humaine suggère également que les humains seraient investis d’une destinée exceptionnelle, supérieure à celle de toutes les autres espèces (ce qui donne par exemple le transhumanisme, les imbéciles comme Gérald Bronner selon lequel la chose la plus importante serait « la sauvegarde de l’objet le plus complexe de l’univers, notre cerveau » d’humain, selon lequel nous serions des humains bien plutôt que des « terriens », Bronner qui « partage tout à fait le point de vue de l’astrophysicien Stephen Hawking qui affirme que “l’avenir à long terme de l’espèce humaine se trouve dans l’espace” », Bronner qui se fiche donc pas mal de préserver la planète Terre et son habitabilité pour toutes les autres espèces vivantes, qui se fiche pas mal de toutes les autres espèces vivantes, Bronner dont le narcissisme et même le solipsisme anthropo- et même sociocentrés, banalement civilisés, illustrent bien les effets et les prémisses du mythe de la suprématie humaine).
Aujourd’hui, l’immense majorité des Français (et des civilisés en général) croient également en la mythologie du capitalisme, selon laquelle la propriété privée, y compris de la terre, serait naturelle, selon laquelle, comme l’écrit Yves-Marie Abraham dans son livre Guérir du mal de l’infini, le « sacré est ce que nous appelons “l’économie” ou “la réalité économique”. Le mot économie lui-même est sacré. Mais c’est aussi et surtout le cas de ces choses que nous appelons “argent”, “marchandise”, “capital”, “travail”, “marché”, “entreprise”… Il y a par ailleurs un langage sacré pour en parler : c’est celui de l’économiste et, dans une moindre mesure, des sciences de la gestion. Il y a également des comportements sacrés : “travailler”, “acheter”, “vendre”. »
Et toutes ces croyances mystiques résultent manifestement en une destruction inexorable du monde, en un étiolement incessant et croissant de l’humanité, et finiront peut-être par aboutir à sa destruction ou à sa supplantation par une espèce morte-vivante de cyborgs (« transhumains »). Ils ont beau donc beau jeu, les civilisés qui se moquent des superstitions des autres, des non-civilisés, non-industrialisés, ou des temps d’avant. Ils nagent dans le pire des délires.
Nicolas Casaux
Bonjour Nicolas,
Que l’on me corrige aussi car ce n’est qu’une impression qui me conforte dans l’idée que la cuture civilisée dominante s’est fourvoyée dans sa propre débilisation : l’usage excessif du futur, des promesses et autres plans (prévisionels ou qui peuvent être hors actualité). Tout est toujours remis pour plus tard, le bonheur dans la prochaine acquisition matérielle, la vie (paradis) après la mort, la résolution d’un nouveau problème quand la techno sera plus évoluée, etc.
Le dernier tour de force, où nous sommes toujours déplacé en dehors du temps présent, de façon a ne plus avoir aucune prise sur notre environnement, ni sur nous même puisque se projeter doit cadrer avec un avenir pratiquement tracé.
Les cultures dites « en retard » le font-elles autant ? Ou y a‑t-il de la littérature sur un sujet qui s’en approcherai ?
De cela nous sommes en droit de s’interroger : est-ce simplement un aveu d’échec magistral en instituant quotidiennement l’insatisfaction chronique par la destruction comme moteur ultime avant arrêt définitif, ou bien un plan inconscient que personne n’est capable de saisir (et on vient effectivement à une autre religion style main invisible, destructions créatrices et autres conneries du même style) et qui nous mènera au mirage collectif dont le coût reste encore totalement inconnu ?
C’est effectivement le principe de l’idée de progrès : ça ira mieux demain (et, aujourd’hui, ça va mieux qu’hier). La civilisation, c’est le règne de l’insatisfaction, le « mal de l’infini » (jamais satisfaits, on en veut toujours plus, à l’infini) comme disait Durkheim (voir à ce sujet le livre d’Yves-Marie Abraham intitulé Guérir du mal de l’infini.)
D’un point de vue religieux traditionnel le progrès n’existe pas.
Que ce soit dans la chute de l’homme du paradis, ou des âges de la mythologie grecque qui vont de l’âge d’or à l’âge de fer, ou du Kali Yuga hindou, c’est toujours d’une chute de l’homme dont il est fait état.
C’est cette poursuite incessante des biens matériels et ce désenchantement du monde (que certains appellent « solidification du monde ») qui ont engendré l’anomalie qu’est la modernité, si bien mise en avant par la comparaison Wade Davis.
Vous faites bien de souligner l’incohérence de ceux qui se disent religieux et qui adhèrent à l’idée de progrès.