La lutte des peuples contre le totalitarisme de l’État : 6000 ans d’histoire (par Thierry Sallantin)

Thier­ry Sal­lan­tin, l’au­teur du texte qui suit, est un eth­no­logue et anthro­po­logue fran­çais, ayant pas­sé près de 10 ans au sein de tri­bus amé­rin­diennes dans la forêt ama­zo­nienne de Guyane).


Soit l’État, comme tech­nique de gou­ver­ne­ment, de main­tien dans l’o­béis­sance de col­lec­ti­vi­tés humaines de taille… inhumaine.

Ce qui sous-entend que la taille humaine (étu­diée par Phi­lippe Gru­ca de la revue Entro­pia, et spé­cia­liste de Gun­ther Anders), est cette taille modeste qui per­met aux humains de s’or­ga­ni­ser sans avoir à s’in­cli­ner devant une struc­ture hié­rar­chique et donc inégalitaire.

Dès que s’ins­talle la déme­sure, l’Hubris en grec, com­mence la domi­na­tion de quelques-uns sur la majo­ri­té, et l’u­sage de la force (police, armée…) pour assu­rer cette domination.

La déme­sure est là dès que le nombre d’êtres humains est trop impor­tant pour l’exer­cice de la démo­cra­tie directe et la prise des déci­sions à l’u­na­ni­mi­té des membres de la com­mu­nau­té concer­née, tous et toutes pré­sents à la réunion, une réunion de per­sonnes qui se connaissent bien car elles par­tagent chaque jour une vie convi­viale, ce qui sup­pose proxi­mi­té, fami­lia­ri­té et intimité.

Jadis ces groupes de co-habi­tants par­laient la même langue, et étaient fiers d’être « eux », donc de langue dif­fé­rente des « autres », la langue étant un mar­queur d’i­den­ti­té, vécu comme le plai­sir de la cha­leur humaine, cha­leur res­sen­tie qu’à l’é­chelle de la fami­lia­ri­té, de la vie locale, à por­tée de voix. Et les enfants étaient habi­tués dès le plus jeune âge à être plu­ri­lingues, ce qui per­met­tait la com­mu­ni­ca­tion avec les peuples voisins…

6 909 langues dans le monde main­te­nant, à 90% par­lées dans les espaces encore peu éta­ti­sés ou colo­ni­sés par la déme­sure occi­den­tale. Les lin­guistes éva­luent à 20 000 le nombre des langues par­lées il y a 6 000 ans. (Source : Nicho­las Evans : « Ces mots qui meurent », ed. La Découverte.)

Dès que com­mence la folie de la puis­sance, la soif de pou­voir et de ses signes : la richesse qu’il faut exhi­ber par défi et concur­rence osten­ta­toire, com­mence la déme­sure de la taille du groupe humain à sou­mettre et gérer.

Les Puis­sants rêvent de conquêtes jamais ter­mi­nées : aller tou­jours plus loin, pour sou­mettre le plus de peuples pos­sible, rame­ner le butin, les armées se payant sur le dos des conquis : pillages et rapines…

Sys­tème de pillage qui, pour per­mettre sa péren­ni­sa­tion, va peu à peu à peu se nor­ma­li­ser par le sys­tème de la ponc­tion à inter­valles régu­liers : nais­sance des impôts et des taxes, avec un niveau d’ac­cep­ta­bi­li­té sociale à entre­te­nir en jouant tou­jours avec le feu des « jac­que­ries » pos­sibles si le Pou­voir tire trop sur la corde, exige trop des soumis.

L’His­toire (celle que racontent les manuels en Occi­dent) n’est que l’his­toire des conquêtes et des consti­tu­tions d’États et d’Em­pires, l’his­toire de l’eth­no­cide des peuples, méthode plus effi­cace que le géno­cide, car une fois mort, le peuple exter­mi­né ne peut plus payer, mieux vaut donc sou­mettre sans tuer, ou tuer juste la quan­ti­té néces­saire pour effrayer (ter­ro­ri­ser : but du ter­ro­risme) et obte­nir ain­si à moindre frais la red­di­tion : les vain­cus acceptent alors la « paci­fi­ca­tion » qui va se concré­ti­ser par l’ac­cep­ta­tion du tri­but à payer (rôle du « contri­buable ») puis de l’impôt.

Les Puis­sants décou­vri­ront au début du 19ème qu’il est plus effi­cace de faire tra­vailler les vain­cus sous le régime du sala­riat des ouvriers (salaire avec lequel l’in­di­vi­du doit sub­ve­nir péni­ble­ment à ses besoins), que sous le régime de l’es­cla­vage : lire d’An­dré Pichot : « De la Bible à Dar­win, aux ori­gines du racisme occi­den­tal ».

Les vain­cus seront autant les peuples tra­di­tion­nels orga­ni­sés en com­mu­nau­tés pay­sannes qua­si autar­ciques, en Europe, que les peuples exo­tiques décou­verts lors de la colo­ni­sa­tion outre-mer ou outre Oural au 16ème siècle…

Les peuples tra­di­tion­nels d’Eu­rope se rebel­le­ront face à leur dépor­ta­tion dans les pre­mières usines concen­tra­tion­naires par ces bris de machines qu’on appel­le­ra le « lud­disme », ou par des révoltes comme la « Guerre des Demoi­selles » lorsque l’État de plus en plus tota­li­taire ira jus­qu’à exclure les pay­sans des forêts qui assu­raient jusque là la moi­tié de leur sub­sis­tance, ou à les exclure des espaces gérés de façon col­lec­tive : les « com­mu­naux », que les Puis­sants vont clô­tu­rer et s’at­tri­buer : la pri­va­ti­sa­tion par les « enclo­sures ». Rui­ner les autar­cies locales jet­te­ra sur les routes la main‑d’œuvre dont va se repaître la révo­lu­tion indus­trielle en marche, de la même façon que ces masses d’im­mi­grés sub-saha­riens qui tentent de plus en plus d’ar­ri­ver en Europe mal­gré les noyades en Méditerranée.

Rien de chan­gé au cours des siècles, sauf que les eth­no­ci­dés viennent de plus en plus de loin !

Si ! Quelque chose a chan­gé : la mise à dis­po­si­tion des Puis­sants d’ou­tils élec­tro­niques de plus en plus effi­caces pour détruire jus­qu’au bout du monde les fier­tés cultu­relles locales, et répandre le com­plexe d’infériorité.

Des peuples jadis heu­reux, épa­nouis et auto-suf­fi­sants, fiers de leur mode de vie par­fai­te­ment adap­té aux res­sources locales, mode de vie éco­lo­gi­que­ment sou­te­nable et donc péren­ni­sable grâce à la sagesse d’une faible empreinte éco­lo­gique, finissent par céder aux injonc­tions de la publi­ci­té et se mettent à croire qu’ils sont « en retard », mal pla­cés sur l’é­chelle du « déve­lop­pe­ment ». On lira à ce sujet les écrits de Majid Rah­ne­ma, d’Hé­lé­na Nor­bert-Hodge, de Fran­çois Par­tant, de Fran­çoise Dufour, de Gil­bert Rist, de Serge Latouche et d’Al­ber­to Acosta.

Des peuples heu­reux deviennent mal­heu­reux : ils sombrent dans le « besoin » car tout est fait pour créer de nou­veaux besoins ; ils s’i­ma­ginent que la « vraie vie est ailleurs » : « Ailleurs c’est meilleur, loin c’est bien » : un slo­gan des ado­les­cents Inuits de la Baie d’Hud­son rap­por­té par Yan­nick Blanc.

Bou­le­ver­se­ment psy­cho­lo­gique (s’au­to-intoxi­quer par la croyance au carac­tère indis­pen­sable du mode de vie occi­den­tal) aggra­vé bien-sûr par l’ir­rup­tion des hommes d’af­faire colo­ni­sa­teurs qui vont détruire les éco­no­mies tra­di­tion­nelles et piller les res­sources dont l’in­dus­trie euro­péenne est affa­mée, impo­ser l’a­gri­cul­ture de rente, impo­ser une façon euro­péenne de gérer des Etats, la struc­ture « état » étant déjà par elle-même une forme de colo­ni­sa­tion de l’i­ma­gi­naire comme l’a mon­tré Ber­trand Badie, ces États tenus en laisse par le piège de la dette. Sans comp­ter le déclen­che­ment de l’ex­plo­sion démo­gra­phique par des­truc­tion de l’é­qui­libre entre mor­ta­li­té et natalité…

Donc fina­le­ment l’His­toire n’est que l’his­toire de la mise en place du mal­heur, l’his­toire d’une régres­sion, l’his­toire du recul du pro­grès, si par « pro­grès » on entend l’a­mé­lio­ra­tion d’un mode de vie épa­nouis­sant, un mode de vie simple et tran­quille apte à faire res­sen­tir le sen­ti­ment de bon­heur et de plénitude.

On peut suivre pas à pas à la trace la mise en place tra­gique de ce régrès dès les pre­mières créa­tions de cités-état en Méso­po­ta­mie il y a 6 000 ans, puis étu­dier la conta­mi­na­tion par ce can­cer létal qu’est l’État sur toute la sur­face de la Terre. Car dès ces pre­mières cités orgueilleuses du Moyen-orient, avec ces déli­rantes « zig­gou­rats » juste pour en impo­ser aux cités concur­rentes, la folie de l’ « hubris », de la déme­sure , était en place, ébauche de ce qui devien­dra le tech­no-tota­li­ta­risme dont nous sommes les mal­heu­reux contem­po­rains ! (lire de Marc Wein­stein : « L’évolution tota­li­taire de l’Occident », édi­tions Her­man 2015).

Sauf si la force du contre-récit actuel­le­ment en cours de rédac­tion por­tait ses fruits en jetant à la pou­belle la construc­tion mythique par laquelle depuis des mil­liers d’an­nées le monde des Puis­sants tente de se jus­ti­fier et de s’im­po­ser aux masses crétinisées.

Contre-récit qui pour­rait être capable (à la veille de la des­truc­tion des condi­tions bio­lo­giques d’ha­bi­ta­bi­li­té de cette pla­nète, et donc d’ex­ter­mi­na­tion de tous les êtres plu­ri­cel­lu­laires) de nous téta­ni­ser bru­ta­le­ment au point de nous réveiller, de nous sor­tir de notre tor­peur et de nous enga­ger réso­lu­ment dans la voie cou­ra­geuse de la contes­ta­tion radi­cale (jus­qu’aux racines) du Grand-Récit du pro­grès par la tech­nique, autant comme méthode de plus en plus cruelle de gou­ver­ne­ment des êtres humains aupa­ra­vant soi­gneu­se­ment eth­no­ci­dés, liqué­fiés, ato­mi­sés, mas­si­fiés pour obte­nir la « socié­té liquide » (Zyg­mut Bau­man) qui faci­lite la gou­ver­nance tech­no­cra­tique auto­ma­ti­sée, que comme méthode de pro­duc­tion d’ar­te­facts maté­riels pour doper encore et tou­jours plus la pro­duc­tion de « biens » (à nom­mer désor­mais « maux ») au seul ser­vice du com­merce, source d’en­ri­chis­se­ment des Puis­sants dont l’ap­pé­tit psy­cho-patho­lo­gique est insa­tiable depuis 6 000 ans…

Contre-récit menant au réveil des endor­mis de la « Socié­té de consom­ma­tion », c’est à dire celle où nous sommes som­més d’être… cons, réveil face à ces 6 000 années de cau­che­mar sti­mu­lant une sou­daine révo­lu­tion, une modi­fi­ca­tion ren­ver­sante de la situa­tion un peu comme on tombe du lit, tiré sou­dain du som­meil par un rêve fulgurant.

Trop tard pour la gen­tille et insi­pide « tran­si­tion »!

Osons à nouveau le mot « révolution »!

Il faut se faire vio­lence pour faire sau­ter tous les ver­rous sopo­ri­fiques qui nous empêchent de mettre vite hors d’é­tat de nuire, un à un, cha­cun des ces puis­sants qui, à la tête de mul­ti­na­tio­nales cri­mi­nelles, empoi­sonnent tous les éco­sys­tèmes et bou­le­versent le cli­mat. Les per­sonnes qui détruisent les condi­tions d’ha­bi­ta­bi­li­té de notre bio­sphère nous ter­ro­risent : ce sont eux les ter­ro­ristes les plus dan­ge­reux. A nous d’a­voir le cou­rage de les mettre par tous les moyens hors d’é­tat de nuire. (lire Gel­der­loos : « Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’Etat », sur inter­net).

Ce cou­rage peut être dopé par le tra­vail de sape don­nant nais­sance au nou­vel ima­gi­naire en cours de construc­tion grâce aux efforts de toutes celles et de tous ceux qui contri­buent à défaire l’His­toire et la mytho­lo­gie dont se gar­ga­ri­sait le monde des Puis­sants depuis de trop nom­breux millénaires.

Mais là aus­si, il ne faut pas géné­ra­li­ser : seules quelques régions du monde, notam­ment en Europe, sont concer­nées par un triste pas­sé d’hor­reurs plu­ri-mil­lé­naires, mais il reste encore des peuples qui résistent aux extré­mi­tés du monde colo­ni­sé, par exemple ces 95 peuples qui échappent tota­le­ment à l’oc­ci­den­ta­li­sa­tion dans les franges ama­zo­niennes du pié­mont andin, grâce à la stra­té­gie de l’i­so­le­ment volon­taire, ou cette île du sud de l’ar­chi­pel des Anda­mans, jamais enva­hie, ou, encore mieux, ces petits peuples qui ont connu un début d’oc­ci­den­ta­li­sa­tion, mais n’ont pas fina­le­ment cédé aux sirènes de la moder­ni­té et ont déci­dé d’a­ban­don­ner tous les signes de la vie nou­velle pour reprendre réso­lu­ment l’an­cien mode de vie : cas des Saa de l’ île de Bun­lap au Vanuatu…

Mais comme la cir­cu­la­tion atmo­sphé­rique ne connait pas de fron­tières, même ces peuples cou­ra­geux sont vic­times des effets glo­baux du Méga­lo­cène, cette nou­velle époque géo­lo­gique suc­cé­dant aux temps post-gla­ciaires de l’Holocène.

Quelques humains (et non tout « anthro­pos » : erreur du chi­miste et géo-ingé­nieur Crut­zen avec son concept stu­pide d’ « Anthro­po­cène »!) ont enclen­ché il y a 6 000 ans la folie des gran­deurs, donc le Méga­lo­cène, et hélas ce tro­pisme pour la richesse et la puis­sance semble se géné­ra­li­ser jus­qu’à l’ul­time folie : exter­mi­ner toute la vie sur Terre.

« Semble se géné­ra­li­ser » : à nous de faire men­tir cette impres­sion, ce pré­ten­du tropisme !

En don­nant de la force au Grand Récit alter­na­tif qui doit nour­rir le besoin impé­rieux d’in­sur­rec­tion.

En deve­nant des révo­lu­tion­naires pour stop­per net la folie des Puissants !

Thier­ry Sallantin


Thier­ry Sal­lan­tin = blancimarron@gmail.com—www.technologos.fr et articles sur la revue Vert et Noir du mou­ve­ment « Anar­chie verte » : anarchieverte.ch40s.net/2014/01/les-verts-de-rage/, éga­le­ment auteur de l’ar­ticle « Per­ma­cul­ture, agroé­co­lo­gie, jar­dins-forêts : des pra­tiques mil­lé­naires, l’exemple des Yano­ma­mi ».

Et sur le site « ago­ra­vox » plu­sieurs articles contre le « déve­lop­pe­ment » à rem­pla­cer par l’enveloppement, et contre la civi­li­sa­tion, notion raciste inven­tée par Mira­beau en 1756 pour mépri­ser les sau­vages, à rem­pla­cer par la mul­ti­pli­ci­té des syl­vi­li­sa­tions : art de vivre de façon sou­te­nable grâce à une très faible empreinte éco­lo­gique : ces­ser l’indignité qui consiste à vivre comme des ani­maux domes­tiques, et pré­fé­rer la vie libre et sau­vage ! Vidéos sur Deep Green Resis­tance… et sur You­Tube : End-Civ, docu­men­taire de Frank Lopez sur Der­rick Jen­sen = pour en finir avec la civilisation !

P.S. = étrange per­ma­nence de la folie des gran­deurs au Moyen-Orient depuis les tours à l’o­ri­gine du mythe de Babel dans la Bible : les ziggourats :

601 mètres, la tour Mak­kah Clock Royal Tower, à La Mecque finie en 2012

828 mètres, la tour Burj Kha­li­fa, à Dubaïe, Emi­rats arabes unis, habi­tée depuis 2010 (La Chine veut battre ce record mon­dial actuel de 10 mètres avec la tour Sky City : pré­vue : 838m !)

1001 mètres, la tour King­dom Tower, à Jed­dah, Ara­bie saou­dite, fin des tra­vaux pré­vus en 2018

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