Quelques bribes des Conversations avec Kafka de Gustav Janouch, vieilles de plus d’un siècle (1920).
Kafka leva la main et l’agita pour marquer son inquiétude ; il continua : « Nous vivons une époque de mal. Cela se manifeste d’abord par le fait que rien ne porte plus son nom exact. On emploie le mot “internationalisme” et l’on entend par là l’humanité comme valeur morale, alors que l’internationalisme désigne seulement une pratique essentiellement géographique. On déplace les notions dans tous les sens, comme des coquilles de noix vides. Ainsi par exemple on parle de patrie, aujourd’hui, à un moment où les racines de l’homme sont depuis longtemps arrachées du sol.
— Qui a fait cela, demandai-je ?
— Nous tous ! Nous prenons tous part à ce déracinement.
— Mais il y a bien quelqu’un qui nous pousse à cela, dis-je avec défi. Qui est-ce ? À qui pensez-vous ?
— À personne ! Je ne pense ni à ceux qui y poussent, ni à ceux qui sont poussés. Je vois seulement ce qui se passe. Les personnages sont tout à fait accessoires. Et puis, où est la critique qui pourrait évaluer avec justesse ce que font les acteurs, alors qu’elle est sur la même scène qu’eux ? Il n’y a pas de recul. C’est pourquoi tout est ébranlé et incertain. Nous vivons dans un marécage de mensonges et d’illusions qui s’effondrent, où naissent des monstres cruels, qui sourient aux objectifs des reporters, alors qu’en fait, sans que personne ne le remarque, ils piétinent déjà des millions d’hommes comme des insectes importuns. […]
Tout navigue sous de faux pavillons, aucun mot ne correspond à la vérité. Moi, par exemple, je rentre maintenant chez moi. Mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, je prends place dans un cachot installé spécialement à mon intention, d’autant plus rigoureux qu’il ressemble à un appartement bourgeois tout à fait ordinaire et que personne, à part moi, ne discerne qu’il s’agit d’une prison. D’où également l’absence de toute tentative d’évasion. On ne peut pas briser de chaînes quand il n’y en a pas de visibles. La détention est donc organisée comme une existence quotidienne tout à fait ordinaire, sans confort excessif. Tout semble construit dans un matériau solide et stable. Mais en fait c’est un ascenseur qui descend à toute allure vers l’abîme. On ne le voit pas, mais on l’entend déjà gronder et bruire devant soi, quand on ferme les yeux. »
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« Que de mal fait au nom du bien ! Que d’abêtissement sous couleur de progrès intellectuel ! Que de ruine sous le masque de l’essor ! […] Nous voyons que c’est un labyrinthe édifié par les hommes eux-mêmes, un monde mécanique et glacé, dont le confort et l’apparente efficacité nous privent de plus en plus de nos forces et de notre dignité. »
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Je parlai à Kafka de la famine et de la misère des ouvriers fabriquant des jouets et de la dentelle, dans les Monts Métallifères que j’avais traversés en 1919 avec mon frère Hans, employé au chemin de fer à Obergeorgenthal (Hornī Jiretīn en tchèque), près de Brüx. Je conclus mon récit en disant : « Commerce et industrie, santé et alimentation, rien, rien ne fonctionnait convenablement. Nous vivons dans un monde détruit. »
Mais Kafka n’était pas d’accord. Il rentra la lèvre inférieure, la massa quelques secondes avec ses dents, puis dit d’un ton très ferme : « Ce n’est pas vrai. Si tout était détruit, nous aurions atteint du coup le point de départ d’une nouvelle évolution possible. Mais nous n’en sommes pas encore là. Le chemin qui nous a conduits jusqu’ici a disparu et, avec lui, également toutes les perspectives d’avenir qui nous étaient communes jusqu’à présent. Nous ne vivons plus qu’une longue chute sans espoir. Regardez par la fenêtre, vous verrez comment va le monde. Où courent les gens ? Que veulent-ils ? Nous ne distinguons plus l’enchaînement des choses qui leur donnerait un sens suprapersonnel. En dépit du grouillement général, chacun est muet et isolé en lui-même. L’imbrication des valeurs du monde et des valeurs du moi ne fonctionne plus convenablement. Nous ne vivons pas dans un monde détruit, nous vivons dans un monde détraqué. Tout craque et cliquette comme dans le gréement d’un voilier délabré. La misère que vous avez vue avec votre frère n’est que la manifestation superficielle d’une détresse beaucoup plus profonde. »
[…]
Je secouai la tête : « Non, monsieur, je ne peux pas vous suivre. J’ai vu la misère dans cette région. Les fabriques… »
Kafka me coupa la parole : « Les fabriques ne sont que des organes servant à accroître le profit de l’argent. Nous ne jouons tous dans cette affaire qu’un rôle subordonné. Le plus important, c’est l’argent et la machine. L’être humain n’est plus qu’un instrument démodé servant à l’augmentation du capital, un reliquat de l’histoire, dont très bientôt les capacités, insuffisantes au regard de la science, seront remplacées par des automates qui penseront impeccablement. »
J’eus un soupir méprisant : « Oh, oui, c’est un rêve qu’affectionne H. G. Wells.
— Non, dit alors Kafka d’une voix dure, ce n’est pas une utopie : c’est simplement l’avenir, qui croît déjà sous nos yeux. »
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« Plus une inondation s’étend, moins son eau est profonde et plus elle est trouble. La révolution s’évapore et il ne reste que la vase d’une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l’humanité torturée sont faites de paperasse. »
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Kafka me dit : « C’est tout à fait compréhensible. Les poètes tentent de donner à l’homme d’autres yeux, afin de changer la réalité. C’est pourquoi ils sont véritablement des éléments subversifs, car ils veulent le changement. L’État et, avec lui, tous ses dévoués serviteurs ne veulent qu’une chose : c’est durer. »
Quel clarté d’esprit !
Certains préfèrent détruire l’humanité tout entière mais pas l’œuvre, la « mégamachine » dite en voie de perfectionnement, qu’une [très grande] partie a mis en place. Ce que les technoprêtres, les bureaucrates, veulent, c’est durer, même dans la non-vie, la gloire et affirmer la raison de ce pouvoir — ou le pouvoir de leur(s) raison(s), laisser une trace.
Jamais ils ne penseraient sérieusement à détruire d’un coup sec le capitalisme et ses gimmicks, ils aménagent le désastre en cours pour sauver l’ensemble et garder cet espoir religieux envers toutes les sciences & techniques pour cela, et rien que pour cela.
Et ils en embobinent du monde dans leur secte de mort.