Le problème de la Grèce n’est pas seulement une tragédie. C’est un mensonge. (John Pilger)

9ae3deca6381c2a9e1ecfec3d7b54303John Pil­ger est un jour­na­liste de natio­na­li­té Aus­tra­lienne, né à Syd­ney le 9 Octobre 1939, par­ti vivre au Royaume-Uni depuis 1962. Il est aujourd’hui basé à Londres et tra­vaille comme cor­res­pon­dant pour nombre de jour­naux, comme The Guar­dian ou le New Sta­tes­man.

Il a reçu deux fois le prix de meilleur jour­na­liste de l’année au Royaume-Uni (Britain’s Jour­na­list of the Year Award). Ses docu­men­taires, dif­fu­sés dans le monde entier, ont reçu de mul­tiples récom­penses au Royaume-Uni et dans d’autres pays.

John Pil­ger est membre, à l’instar de Van­da­na Shi­va et de Noam Chom­sky, de l’IOPS (Inter­na­tio­nal Orga­ni­za­tion for a Par­ti­ci­pa­to­ry Socie­ty), une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale et non-gou­ver­ne­men­tale créée (mais encore en phase de créa­tion) dans le but de sou­te­nir l’activisme en faveur d’un monde meilleur, prô­nant des valeurs ou des prin­cipes comme l’auto-gestion, l’équité et la jus­tice, la soli­da­ri­té, l’anarchie et l’écologie.

Article ini­tia­le­ment publié le 13 Juillet 2015, en anglais, sur le site offi­ciel de John Pil­ger, à cette adresse.


Une tra­hi­son his­to­rique a consu­mé la Grèce. Ayant mis de côté le man­dat de l’électorat grec, le gou­ver­ne­ment Syri­za a volon­tai­re­ment igno­ré le raz-de-marée du « Non » et a secrè­te­ment accep­té un panel de mesures appau­vris­santes, répres­sives, en échange d’un « ren­floue­ment » qui signi­fie un sinistre contrôle depuis l’étranger, et un aver­tis­se­ment pour le monde.

Le pre­mier ministre Alexis Tsi­pras a fait pas­ser au Par­le­ment une pro­po­si­tion de coupe d’au moins 13 mil­liards d’euros du Tré­sor public — 4 mil­liards d’euros de plus que la pro­po­si­tion « d’austérité » lar­ge­ment reje­tée par la majo­ri­té de la popu­la­tion grecque dans un réfé­ren­dum, le 5 juillet.

Ceci com­prend appa­rem­ment une aug­men­ta­tion de 50 % du coût des soins médi­caux pour les retrai­tés, dont près de 40 % vivent dans la pau­vre­té ; d’importantes coupes dans les salaires du sec­teur public ; la pri­va­ti­sa­tion com­plète d’établissements publics comme les aéro­ports et les ports ; une aug­men­ta­tion dans les taxes sur la valeur ajou­tée de 23 % s’applique désor­mais pour les îles grecques, où les gens luttent pour gagner de quoi vivre. Et ce n’est pas terminé.

« Le par­ti anti-aus­té­ri­té rem­porte une vic­toire écla­tante », décla­rait le Guar­dian dans sa Une du  25 jan­vier. « Radi­caux de gauche », voi­là com­ment le jour­nal qua­li­fiait Tsi­pras et ses cama­rades éton­nam­ment édu­qués. Ils por­taient des che­mises à cols ouverts, le ministre des finances rou­lait sur une moto et était décrit comme « une rock star de l’économie ». C’était une façade. Ils n’étaient radi­caux en aucun point de cette éti­quette cli­chée, et n’étaient pas non plus « anti-aus­té­ri­té ».

Pen­dant six mois, Tsi­pras et le récem­ment écar­té minis­ter des finances, Yanis Varou­fa­kis, ont fait l’aller-retour entre Athènes et Bruxelles, Ber­lin et les autres centres du pou­voir moné­taire euro­péen. Au lieu de la jus­tice sociale pour la Grèce, ils ont mis en place un nou­vel endet­te­ment, un appau­vris­se­ment plus pro­fond encore, qui ne fera que rem­pla­cer une pour­ri­ture sys­té­mique basée sur le vol des recettes fis­cales par les super-riches Grecs — en accord avec les valeurs « néo­li­bé­rales » euro­péennes — et par des prêts bon mar­ché, hau­te­ment pro­fi­tables, émis par ceux qui veulent main­te­nant le scalp de la Grèce.

La dette grecque, selon un audit du Par­le­ment grec, « est illé­gale, illé­gi­time et odieuse ». Pro­por­tion­nel­le­ment, elle est équi­va­lente à moins de 30 % de celle de l’Allemagne, son prin­ci­pal créan­cier. Elle est infé­rieure à la dette des banques euro­péennes dont le « sau­ve­tage » en 2007–2008 fut à peine contro­ver­sé, et impuni.

Pour un petit pays comme la Grèce, l’euro est une mon­naie colo­niale : une attache à une idéo­lo­gie capi­ta­liste tel­le­ment extrême que même le pape la qua­li­fie « d’intolérable », et « d’excrément du diable ». L’euro est à la Grèce ce que le dol­lar est aux ter­ri­toires éloi­gnés du Paci­fique, dont la pau­vre­té et la ser­vi­li­té sont garan­ties par leur dépendance.

Dans leurs voyages aux cours des puis­santes Bruxelles et Ber­lin, Tsi­pras et Varou­fa­kis ne se sont pré­sen­tés ni comme radi­caux, ni comme « gau­chistes », ni même comme d’honnêtes sociaux-démo­crates, mais comme deux arri­vistes sup­pliants, avec leurs demandes et leurs plai­doyers. Sans sous-esti­mer l’hostilité qu’ils affron­taient, il est juste de dire qu’ils n’ont fait preuve d’aucun cou­rage poli­tique. Plus d’une fois, le peuple grec a enten­du par­ler de leurs « plans d’austérité secrets » dans des fuites, dans les médias : comme dans une lettre en date du 30 juin publiée dans le Finan­cial Times, dans laquelle Tsi­pras pro­met­tait aux diri­geants de l’UE, à la banque cen­trale euro­péenne et au FMI, d’accepter leurs demandes élé­men­taires les plus vicieuses — qu’il a main­te­nant acceptées.

Lorsque l’électorat grec a voté « non », le 5 juillet, contre ce type même d’accord putride, Tsi­pras a décla­ré « d’ici lun­di le gou­ver­ne­ment grec sera à la table des négo­cia­tions après le réfé­ren­dum, avec de meilleures condi­tions pour le peuple grec ». Les Grecs n’avaient pas voté pour de « meilleures condi­tions ». Ils avaient voté pour la jus­tice et la sou­ve­rai­ne­té, comme ils l’avaient fait le 25 janvier.

Au len­de­main de l’élection de jan­vier, un gou­ver­ne­ment réel­le­ment démo­cra­tique et, oui, radi­cal, aurait empê­ché le moindre euro de quit­ter le pays, aurait répu­dié la dette « illé­gale et odieuse » — comme l’a fait l’Argentine, avec suc­cès — et aurait expé­dié un plan pour quit­ter l’écrasante Euro­zone. Mais il n’y a pas eu de plan. Il n’y a eu qu’une volon­té d’être « à la table » à la recherche  de « meilleures condi­tions ».

La véri­table nature de Syri­za a rare­ment été exa­mi­née, et expli­quée. Pour les médias étran­gers il ne s’agit que d’un par­ti « gau­chiste », ou « d’extrême gauche », « intran­si­geant » — les termes trom­peurs habi­tuels. Cer­tains des sup­por­ters inter­na­tio­naux de Syri­za ont atteint, de temps à autre, des niveaux d’ac­cla­ma­tions qui rap­pellent l’ascension de Barack Oba­ma. Bien peu se sont deman­dés : qui sont ces radi­caux ? En quoi croient-ils ?

En 2013, Yanis Varou­fa­kis avait écrit :

« Devrions-nous nous réjouir de cette crise du capi­ta­lisme euro­péen, comme d’une oppor­tu­ni­té pour le rem­pla­cer par un meilleur sys­tème ? Ou devrions-nous nous en inquié­ter au point de nous embar­quer dans une cam­pagne de sta­bi­li­sa­tion du capi­ta­lisme ? Pour moi, la réponse est claire. La crise euro­péenne est bien moins sus­cep­tible de don­ner nais­sance à une meilleure alter­na­tive au capi­ta­lisme… je m’incline devant la cri­tique selon laquelle j’ai fait cam­pagne en me basant sur un agen­da fon­dé sur la sup­po­si­tion que la gauche était, et demeure, entiè­re­ment vain­cue… oui, j’aimerais mettre en avant un agen­da radi­cal. Mais, non, je ne suis pas prêt à com­mettre [l’erreur du par­ti tra­vailliste bri­tan­nique à la suite de la vic­toire de That­cher]… Quel bien avons-nous accom­pli en Angle­terre au début des années 1980 en fai­sant la pro­mo­tion d’un agen­da de chan­ge­ment socia­liste, que la socié­té bri­tan­nique a dédai­gné en tom­bant la tête la pre­mière dans le plan néo­li­bé­ral de That­cher ? Pré­ci­sé­ment aucun. À quoi bon appe­ler aujourd’hui à un déman­tè­le­ment de l’Eurozone, de l’union euro­péenne elle-même… ? »

Varou­fa­kis omet toute men­tion du par­ti social-démo­crate qui a divi­sé le vote tra­vailliste et a entraî­né le Blai­risme. En sug­gé­rant que les gens en Angle­terre « ont dédai­gné le chan­ge­ment socia­liste » — alors qu’ils n’eurent aucune réelle oppor­tu­ni­té de mettre en place un tel chan­ge­ment — il se fait l’écho de Tony Blair.

Les lea­ders de Syri­za sont des révo­lu­tion­naires d’un cer­tain type — mais leur révo­lu­tion est l’appropriation per­verse et fami­lière des mou­ve­ments sociaux-démo­crates et par­le­men­taires par des libé­raux s’apprêtant à accep­ter la folie néo­li­bé­rale et l’ingénierie sociale dont le vrai visage est celui de Wolf­gang Schauble, ministre des finances alle­mand, et ban­dit impé­ria­liste. Comme le par­ti tra­vailliste d’Angleterre et ses équi­va­lents par­mi les anciens par­tis sociaux-démo­crates comme le par­ti tra­vailliste d’Australie, se décri­vant tou­jours comme « libé­raux », voire « de gauche », Syri­za est le pro­duit d’une classe moyenne ins­truite, opu­lente, hau­te­ment pri­vi­lé­giée, « édu­quée dans le post­mo­der­nisme », comme l’écrit Alex Lantier.

Pour eux, la classe est l’innommable, et encore moins la lutte pro­lon­gée, peu importe la réa­li­té des vies de la plu­part des êtres humains. Les per­son­na­li­tés de Syri­za sont très soi­gnées ; ils ne mènent pas la résis­tance à laquelle aspirent les gens ordi­naires, comme l’électorat grec l’a si bra­ve­ment démon­tré, mais visent de « meilleures condi­tions » pour le sta­tu quo vénal qui enchaine et punit les pauvres. Une fois asso­cié à la poli­tique iden­ti­taire et ses dis­trac­tions insi­dieuses, la consé­quence n’est pas la résis­tance, mais l’asservissement. La vie poli­tique « Mains­tream » (grand public) en Angle­terre illustre bien cela.

Ceci n’est pas inévi­table, ce n’est pas un fait accom­pli, si nous nous réveillons du long coma post­mo­derne et reje­tons les mythes et les trom­pe­ries de ceux qui pré­tendent nous repré­sen­ter, et si nous combattons.

John Pil­ger


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Hélé­na Delaunay

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