Comment la non-violence protège l’État – Introduction (P. Gelderloos)

Une tra­duc­tion inédite (réa­li­sée par « Vio­lence ? Par­fois oui… ») de l’introduction du livre de l’activiste et anar­chiste amé­ri­cain Peter Gel­der­loos « How non-vio­lence pro­tects the state » (« Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État »), paru en 2007 aux édi­tions AK Press.

Télé­char­ger le livre com­plet en anglais (fichier PDF)


En août 2004, durant la Conver­gence Anar­chiste d’Amérique du Nord qui avait lieu à Athens dans l’Ohio, je pris part à une table ronde consa­crée à débattre les mérites de la non-vio­lence par oppo­si­tion à la vio­lence. Comme on pou­vait s’y attendre, la dis­cus­sion s’abîma dans un débat impro­duc­tif et com­pé­ti­tif. J’avais espé­ré que chaque inter­ve­nant se ver­rait accor­der un temps de parole consé­quent, de sorte à pou­voir pré­sen­ter ses idées en pro­fon­deur et limi­ter le risque pro­bable d’un match de ten­nis consis­tant à se ren­voyer des cli­chés en guise d’arguments. Mais le modé­ra­teur, qui était éga­le­ment un des orga­ni­sa­teurs de la confé­rence et de sur­croît un des inter­ve­nants dans cette table ronde, refu­sa cette approche.

À cause de l’hégémonie exer­cée par les défen­seurs de la non-vio­lence, les cri­tiques de la non-vio­lence sont exclues des prin­ci­paux pério­diques, médias alter­na­tifs et autres forums aux­quels les anti-auto­ri­taires ont accès. La non-vio­lence est défen­due comme un article de foi, et comme un impé­ra­tif pour pré­tendre à une pleine inté­gra­tion dans le mou­ve­ment. Les anti-auto­ri­taires et les anti-capi­ta­listes qui pro­posent ou pra­tiquent la lutte armée [Note impor­tante de tra­duc­tion à lire impé­ra­ti­ve­ment pour une bonne com­pré­hen­sion du texte (1)] se retrouvent de but en blanc aban­don­nés par ces mêmes paci­fistes au côté des­quels ils viennent de mar­cher à la der­nière mani­fes­ta­tion. Une fois iso­lés, ces mili­tants perdent leur accès à diverses res­sources et se voient éga­le­ment expo­sés sans pro­tec­tion au risque d’être pris en boucs émis­saires par les médias ou cri­mi­na­li­sés par le gou­ver­ne­ment. Du fait de ces dyna­miques enclen­chées par l’ostracisation auto­ma­tique de ceux qui ne se conforment pas au prin­cipe de non-vio­lence, il est impos­sible d’avoir une dis­cus­sion saine ou cri­tique visant à éva­luer les stra­té­gies que nous choisissons.

Au cours de mon expé­rience per­son­nelle, j’ai consta­té que la plu­part des gens qui en viennent à s’impliquer dans des mou­ve­ments radi­caux n’ont jamais enten­du de bons argu­ments, ni même de mau­vais, contre la non-vio­lence. Cela reste vrai même lorsqu’ils en savent déjà beau­coup sur d’autres aspects du mou­ve­ment. Au lieu de quoi, ils ont ten­dance à s’accommoder du tabou qui entoure les mili­tants de la lutte armée ; à avoir inté­gré la peur et le mépris que les médias réservent aux per­sonnes dési­reuses de lut­ter effi­ca­ce­ment contre le capi­ta­lisme et l’État ; et à confondre l’isolement impo­sé aux mili­tants de la lutte armée avec un iso­le­ment auto-infli­gé qui serait cen­sé­ment inhé­rent à celle-ci. La plu­part des défen­seurs de la non-vio­lence avec les­quels j’ai dis­cu­té ces ques­tions, et ils sont nom­breux, abor­daient la conver­sa­tion comme si la conclu­sion était acquise d’emblée, à savoir que l’utilisation de la vio­lence par des mou­ve­ments sociaux serait mau­vaise en soi et les condam­ne­rait à l’échec (à tout le moins si cela avait lieu à moins de mille kilo­mètres de leur per­sonne). Inver­se­ment, il existe de nom­breux et solides argu­ments contre le prin­cipe de non-vio­lence aux­quels les paci­fistes ont tout sim­ple­ment négli­gé de répondre dans leurs écrits.

Ce livre mon­tre­ra que la non-vio­lence, dans ses mani­fes­ta­tions actuelles, est basée sur la fal­si­fi­ca­tion his­to­rique de cer­taines luttes. La non-vio­lence a des liens impli­cites et expli­cites avec la mani­pu­la­tion des luttes des per­sonnes de cou­leur par les Blancs. Ses méthodes sont déter­mi­nées par des dyna­miques auto­ri­taires, et ses résul­tats ont pour effet de ser­vir les objec­tifs gou­ver­ne­men­taux plus que les objec­tifs popu­laires. Elle dis­si­mule et même encou­rage des pré­sup­po­sés pater­na­listes et une dyna­mique de pou­voir. Les dif­fé­rentes options stra­té­giques qui lui sont ouvertes mènent inva­ria­ble­ment à des impasses. Et ceux qui la pra­tiquent s’abusent eux-mêmes sur un cer­tain nombre de points cruciaux.

Étant don­nées ces conclu­sions, si nos mou­ve­ments doivent avoir une pos­si­bi­li­té quel­conque de détruire des sys­tèmes oppres­sifs tel que le capi­ta­lisme et la supré­ma­tie blanche, et de construire un monde libre et sain, nous devons faire connaître ces cri­tiques et mettre un terme à la main­mise de la non-vio­lence sur toute dis­cus­sion, tout en déve­lop­pant des formes de lutte plus efficaces.

On pour­rait dire que le but d’une conver­sa­tion est de per­sua­der et d’être per­sua­dé, alors que le but d’un débat est de gagner, et donc de réduire votre adver­saire au silence. L’une des pre­mières étapes pour gagner dans un débat quel qu’il soit, c’est de contrô­ler le voca­bu­laire pour se don­ner un avan­tage sur son adver­saire. C’est exac­te­ment ce qu’ont fait les paci­fistes en arti­cu­lant le désac­cord autour du cli­vage non-vio­len­ce/­vio­lence. Les cri­tiques de la non-vio­lence recourent géné­ra­le­ment à cette dicho­to­mie, avec laquelle nombre d’entre nous sommes fon­da­men­ta­le­ment en désac­cord, et s’efforcent de repous­ser les limites de la non-vio­lence afin que puissent être accep­tées dans son champ d’action des tac­tiques que nous sou­te­nons, comme la des­truc­tion de pro­prié­té, ce qui montre bien à quel point nous sommes délé­gi­ti­més et ren­dus impuissants.

Je ne connais aucun acti­viste, révo­lu­tion­naire ou théo­ri­cien en rap­port avec le mou­ve­ment aujourd’hui qui défende l’usage exclu­sif de tac­tiques vio­lentes et s’oppose à l’usage de tac­tiques qui ne pour­raient pas être conçues comme vio­lentes. Nous défen­dons la diver­si­té des tac­tiques, c’est-à-dire des com­bi­nai­sons effi­caces, éla­bo­rées à par­tir d’une gamme com­plète de tac­tiques, sus­cep­tibles de nous per­mettre de nous éman­ci­per de toutes les com­po­santes de ce sys­tème oppres­sif : la supré­ma­tie blanche, le patriar­cat, le capi­ta­lisme et l’État. Nous pen­sons que les tac­tiques devraient être choi­sies en fonc­tion de chaque situa­tion par­ti­cu­lière, et non pas déduites d’un code moral pré­con­çu. Nous ten­dons éga­le­ment à pen­ser que les moyens rejaillissent sur les fins, et nous ne vou­drions pas agir d’une façon qui condui­rait inva­ria­ble­ment à la dic­ta­ture ou à quelque forme de socié­té qui ne res­pecte pas la vie et la liber­té. Ain­si, nous serons plus judi­cieu­se­ment décrits comme défen­seurs d’un acti­visme révo­lu­tion­naire ou mili­tant, que comme défen­seurs de la violence.

Je me réfè­re­rai aux défen­seurs de la non-vio­lence en uti­li­sant la déno­mi­na­tion qu’ils ont eux-même choi­sie, les acti­vistes non-vio­lents ou, de façon inter­chan­geable, les paci­fistes. Nombre d’entre eux pré­fèrent l’une des deux expres­sions, et cer­tains font même une dis­tinc­tion entre les deux, mais j’ai consta­té que les dis­tinc­tions ne sont pas cohé­rentes d’une per­sonne à l’autre. Bien plus impor­tant, les paci­fistes et les acti­vistes non-vio­lents tendent eux-mêmes à col­la­bo­rer sans tenir aucun compte de celles des deux déno­mi­na­tions qu’ils uti­lisent, donc la dif­fé­rence de terme n’a pas d’importance au regard des consi­dé­ra­tions déve­lop­pées dans ce livre. Pour faire simple, en uti­li­sant le terme « paci­fisme » ou « non-vio­lence », ils dési­gnent un mode de vie ou une méthode d’activisme social qui évite, trans­forme ou exclut la vio­lence tout en essayant de chan­ger la socié­té pour créer un monde plus libre et pacifique.

Arri­vés ici, cela nous aide­rait de défi­nir clai­re­ment la vio­lence, mais l’un des argu­ments clés de ce livre est que la vio­lence ne peut pas être défi­nie clai­re­ment. Il me faut éga­le­ment expli­ci­ter quelques autres mots qui sur­viennent fré­quem­ment. J’utilise le mot « radi­cal » au sens lit­té­ral, pour dési­gner une cri­tique, une action ou une per­sonne qui s’attaque aux racines d’un pro­blème par­ti­cu­lier plu­tôt que de se concen­trer sur les solu­tions super­fi­cielles mises sur la table par les pré­ju­gés et les pou­voirs du moment. Le mot « radi­cal » n’est pas syno­nyme des mots « extrême » ou « extré­miste », contrai­re­ment à ce que les médias vou­draient nous faire croire, par igno­rance ou à des­sein. (De même, au cas où cela ne serait pas encore clair pour quelqu’un : un anar­chiste n’est pas quelqu’un qui sou­haite le chaos mais quelqu’un qui sou­haite l’émancipation com­plète du monde par l’abolition du capi­ta­lisme, du gou­ver­ne­ment et de toutes les autres formes d’autorité oppres­sive, visant à les rem­pla­cer par un nombre indé­ter­mi­né d’arrangements sociaux, exis­tants ou uto­piques.) A contra­rio, je n’utilise pas le mot « révo­lu­tion » lit­té­ra­le­ment, c’est-à-dire pour dési­gner le ren­ver­se­ment des diri­geants actuels par une nou­velle clique de diri­geants (ce qui ferait de l’expression « révo­lu­tion anti-auto­ri­taire » un oxy­more), mais seule­ment pour dési­gner un bou­le­ver­se­ment social engen­drant de vastes trans­for­ma­tions. Je n’utilise ce mot « révo­lu­tion » que parce qu’il a des conno­ta­tions posi­tives excep­tion­nel­le­ment durables, et parce que les formes adjec­ti­vales de « libé­ra­tion », un susb­tan­tif plus appro­prié, sont lourdes.

Je vou­drais sou­li­gner à nou­veau une dis­tinc­tion cru­ciale : les cri­tiques déve­lop­pées dans ce livre ne visent pas des actions par­ti­cu­lières qui ne font pas preuve d’un com­por­te­ment violent, telles qu’une vigie qui demeure paci­fique, pas plus qu’elles ne visent indi­vi­duel­le­ment les acti­vistes qui choi­sissent de se consa­crer per­son­nel­le­ment à un tra­vail non com­bat­tant, tel que les soins médi­caux ou la construc­tion de rela­tions sociales fortes dans leur com­mu­nau­té. Lorsque je parle des paci­fistes et des défen­seurs de la non-vio­lence, je me réfère à ceux qui vou­draient impo­ser leur idéo­lo­gie à tout le mou­ve­ment et qui dis­suadent les autres acti­vistes de tout recours à la vio­lence, ou qui se refu­se­rait à sou­te­nir d’autres acti­vistes du seul fait de leur recours à la vio­lence. De même, dans l’idéal un acti­viste révo­lu­tion­naire ne devrait pas se foca­li­ser obses­si­ve­ment sur le fait de com­battre les flics ou de s’engager dans des actes clan­des­tins de sabo­tage, mais devrait embras­ser et sou­te­nir de telles actions, lorsqu’elles sont effi­caces, en tant qu’elles font par­tie d’un large ensemble d’actions néces­saires pour ren­ver­ser l’État et construire un monde meilleur.

Bien que mon objet soit de débou­lon­ner l’idée que le paci­fisme pour­rait ser­vir des buts révo­lu­tion­naires, j’utilise dans ce livre des cita­tions de paci­fistes tra­vaillant à réformes limi­tées en com­plé­ment de cita­tions de per­sonnes qui tra­vaillent à une trans­for­ma­tion sociale com­plète. À pre­mière vue, cela pour­rait don­ner l’impression que je construis un rai­son­ne­ment spé­cieux ; cepen­dant, je n’ai uti­li­sé les paroles et actions de paci­fistes réfor­mistes qu’en lien avec des cam­pagnes lors des­quelles ils ont étroi­te­ment tra­vaillé avec des paci­fistes révo­lu­tion­naires et ces cita­tions sont en rap­port avec ces paci­fistes dans leur ensemble, ou en réfé­rence à des luttes sociales citées en exemple pour prou­ver l’efficacité de la non-vio­lence dans la pour­suite de buts révo­lu­tion­naires. Il est dif­fi­cile de faire la dif­fé­rence entre des paci­fistes révo­lu­tion­naires et non-révo­lu­tion­naires, parce qu’eux-mêmes ont ten­dance à ne pas faire cette dis­tinc­tion dans le cadre de leur action – ils tra­vaillent ensemble, ils mani­festent ensemble, et sou­vent uti­lisent les mêmes tac­tiques lors des mêmes actions. Puisqu’un enga­ge­ment com­mun à la non-vio­lence, et non pas un enga­ge­ment com­mun envers un but révo­lu­tion­naire, est le cri­tère pre­mier selon lequel les acti­vistes non-vio­lents décident avec qui tra­vailler, ce sont ces déli­mi­ta­tions que j’utiliserai pour éla­bo­rer mes critiques.

Peter Gel­der­loos

Pour aller plus loin, le premier chapitre du livre : https://partage-le.com/2016/02/comment-la-non-violence-protege-letat-chapitre-1-la-non-violence-est-inefficace-par-peter-gelderloos/

 


Notes de l’introduction :

(1) Gel­der­loos uti­lise très fré­quem­ment le mot anglais « mili­tan­cy ». Ce mot est intra­dui­sible de façon véri­ta­ble­ment satis­fai­sante et exacte en fran­çais. Le Webs­ter Dic­tio­na­ry indique que « nonag­gres­sion » et « paci­fism » sont des anto­nymes (des contraires) de « mili­tan­cy », et qu’en sont par contre syno­nymes : « aggres­sion, aggres­si­ve­ness, assaul­ti­ve­ness, bel­li­co­si­ty, bel­li­ge­ren­cy, com­ba­ti­ve­ness, conten­tious­ness, defiance, dis­pu­ta­tious­ness, feis­ti­ness, fight, mili­tance, bel­li­ge­rence, mili­tant­ness, pug­na­ci­ty, quar­rel­so­me­ness, scrap­pi­ness, tru­cu­lence ». Le terme « mili­tan­cy » relève, en anglais, du champ lexi­cal de l’attaque, du com­bat, de l’utilisation de formes de vio­lence plus ou moins offen­sives. En fran­çais, les termes « mili­tants » et « mili­tan­tisme » n’ont abso­lu­ment pas ce sens ; presqu’à l’opposé, l’usage et les conno­ta­tions habi­tuelles de ces deux mots sont vidés de toute réfé­rence à la racine com­mune avec « mili­taire », et sont proches de conno­ta­tions « citoyen­nistes » ou « non-vio­lentes », ce qui est peut-être aus­si un symp­tôme de l’hégémonie de la non-vio­lence dans le « pay­sage mili­tant » français.

Puisqu’il a bien fal­lu rete­nir une tra­duc­tion, nous avons choi­si faute de mieux et selon le contexte, soit l’expression « recours à la vio­lence », soit l’expression « lutte armée », que le lec­teur doit impé­ra­ti­ve­ment entendre au sens le plus large du terme (recours à des moyens qui ne sont pas non-vio­lents), et non pas dans la conno­ta­tion res­tric­tive beau­coup plus habi­tuelle de « gué­rilla ». Cette tra­duc­tion n’est pas vrai­ment satis­fai­sante, d’autant moins qu’une fois au moins, Gel­der­loos uti­lise l’expression « mili­tant and armed struggle », qui dénote une claire nuance entre « mili­tant » et « armed ». En quelques rares occur­rence, nous avons tra­duit « mili­tan­cy » par « force », du fait du contexte. Pour les mêmes rai­sons, nous sommes régu­liè­re­ment conduits à tra­duire le sub­stan­tif anglais « mili­tants » par « mili­tants recou­rant à la vio­lence » ou par « mili­tants de la lutte armée », ce qui doit éga­le­ment s’entendre au sens le plus large de « mili­tants défen­dant ou uti­li­sant des tac­tiques qui ne sont pas non-vio­lentes ». De même, l’adjectif anglais « mili­tant », est en géné­ral tra­duit en fran­çais, selon le contexte, par « mili­tant » ou par « armé ».

Tout au long de la lec­ture, il est utile de gar­der à l’esprit qu’à stric­te­ment par­ler, « mili­tant non-violent » et « mili­tant de la non-vio­lence » sont deux expres­sions dont le sens est dif­fé­rent, ou du moins devrait l’être, même si l’usage tend à les confondre. La cri­tique de Gel­der­loos, au fond, porte sur les mili­tants de la non-vio­lence et non pas sur le simple usage de tac­tiques non-violentes.

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