Le pire des mondes possible : Planète BIDONVILLE (par Mike Davis)

Cet article est un extrait tiré de l’ex­cellent livre de Mike Davis, inti­tu­lé « le pire des mondes pos­sible » (publié en 2006), il s’a­git de l’é­pi­logue, ori­gi­nel­le­ment inti­tu­lé (en fran­çais) « Au bout de Viet­nam Street ».


« La pro­messe est que tou­jours, inlas­sa­ble­ment, quelque chose de nou­veau, quelque chose de beau, peut renaître des ordures, des plumes éparses, des cendres et des corps brisés. »

John BERGER

L’o­pé­ra­tion de tri de l’hu­ma­ni­té par le capi­ta­lisme tar­dif a donc déjà eu lieu. Reli­sons la mise en garde for­mu­lée par Jan Bre­man au sujet de l’Inde : « On atteint un point de non-retour lors­qu’une armée de réserve atten­dant d’être incor­po­rée dans le monde du tra­vail est ain­si stig­ma­ti­sée comme une masse irré­mé­dia­ble­ment sur­nu­mé­raire, comme un far­deau exces­sif que l’on ne peut inté­grer, ni aujourd’­hui ni plus tard, dans l’é­co­no­mie et dans la socié­té. Cette méta­mor­phose est, à mon sens au moins, la vraie crise du capi­ta­lisme mon­dial. » Ou encore ce sinistre constat for­mu­lé en 2002 par la CIA : « À la fin des années 1990, le nombre de tra­vailleurs sans emploi ou sous-employés a atteint le chiffre étour­dis­sant d’un mil­liard d’in­di­vi­dus, habi­tant pour la plu­part dans le Sud, soit un tiers de la popu­la­tion active mon­diale. » En dehors du culte mythique et illu­soire de la déré­gu­la­tion et de la flexi­bi­li­té infi­nie à la de Soto, il n’existe aucun scé­na­rio offi­ciel pour la réin­té­gra­tion de cet immense trop-plein de main-d’œuvre dans le jeu nor­mal de l’é­co­no­mie mondiale.

Le contraste avec les années 1960 est spec­ta­cu­laire : il y a qua­rante ans, le com­bat idéo­lo­gique entre les deux grands blocs de la Guerre froide engen­drait des visions concur­rentes de la manière dont on pour­rait abo­lir la pau­vre­té dans le monde et relo­ger les habi­tants des bidon­villes. Avec ses Spout­niks et ses mis­siles balis­tiques inter­con­ti­nen­taux triom­phants, l’U­nion sovié­tique appa­rais­sait encore comme un modèle plau­sible d’in­dus­tria­li­sa­tion effré­née via le sec­teur de l’in­dus­trie lourde et les plans quin­quen­naux. Dans l’autre camp, l’ad­mi­nis­tra­tion Ken­ne­dy diag­nos­ti­quait offi­ciel­le­ment les révo­lu­tions du tiers monde comme des « mala­dies de la moder­ni­sa­tion », et pres­cri­vait — outre l’en­voi de bérets verts et de B‑52 — d’am­bi­tieux pro­grammes de loge­ment et de réformes agraires. Ain­si, pour immu­ni­ser les Colom­biens contre la sub­ver­sion urbaine, l’Al­liance pour le pro­grès sub­ven­tion­na d’im­menses pro­grammes de loge­ment, comme Ciu­dad Ken­ne­dy (80 000 per­sonnes) à Bogotá ou Vil­la Socor­ro (12 000 per­sonnes) à Medel­lin. L ’Allian­za fut pré­sen­tée comme un plan Mar­shall pour l’hé­mi­sphère occi­den­tal, qui allait bien­tôt his­ser le niveau de vie des habi­tants du conti­nent amé­ri­cain à un degré com­pa­rable, sinon à celui des grin­gos, du moins à celui des Euro­péens du Sud. Paral­lè­le­ment, comme nous l’a­vons vu, un cer­tain nombre de diri­geants natio­na­listes cha­ris­ma­tiques — les Nas­ser, Nkru­mah, Neh­ru, Suka­mo et autres — pro­po­saient leurs propres visions de la révo­lu­tion et du progrès.

Ciu­dad Ken­ne­dy, en 1964

Mais les terres pro­mises des années 1960 ont ces­sé de figu­rer sur l’at­las de l’a­ve­nir néo­li­bé­ral. L’ul­time râle d’i­déa­lisme en matière de déve­lop­pe­ment fut la cam­pagne des Nations unies dite des « Objec­tifs du Mil­lé­naire pour le déve­lop­pe­ment (OMD) » (sur­nom­mée de façon moqueuse « Objec­tifs mini­ma­listes pour le déve­lop­pe­ment » par un cer­tain nombre de tra­vailleurs huma­ni­taires afri­cains), dont le but est de dimi­nuer par deux la pro­por­tion d’hu­mains en situa­tion d’ex­trême pau­vre­té d’i­ci 2015, ain­si que de réduire consi­dé­ra­ble­ment la mor­ta­li­té infan­tile et mater­nelle dans le tiers monde. Mal­gré d’é­pi­so­diques gestes de soli­da­ri­té de la part du monde riche, comme la cam­pagne « Abo­lis­sons la pau­vre­té » et les concerts « Live 8 » lan­cés lors du som­met du G8 de Gle­neagles de juillet 2005, les OMD ne seront cer­tai­ne­ment pas atteints dans un futur pré­vi­sible. Dans leur Rap­port mon­dial sur le déve­lop­pe­ment humain 2004, les cher­cheurs les plus recon­nus des Nations unies pré­ve­naient qu’au rythme de « pro­gres­sion » actuel l’A­frique sub­sa­ha­rienne n’at­tein­drait pas la plu­part des OMD avant, au plus tôt, la seconde moi­tié du 21ème siècle. Les pre­miers res­pon­sables du sous-déve­lop­pe­ment afri­cain, le FMI et la Banque mon­diale, confir­mèrent ces pro­jec­tions pes­si­mistes dans leur Glo­bal Moni­to­ring Report (« Rap­port sur le déve­lop­pe­ment dans le monde ») publié (en anglais) en juillet 2005.

Avec une authen­tique « grande muraille » de contrôle des fron­tières high-tech empê­chant toute migra­tion mas­sive vers les pays riches, les bidon­villes demeurent la seule solu­tion réel­le­ment acces­sible au pro­blème du sto­ckage du sur­plus d’hu­ma­ni­té de ce siècle. D’a­près les chiffres de l’O­NU-Habi­tat, la popu­la­tion des bidon­villes croît actuel­le­ment au rythme étour­dis­sant de 25 mil­lions de nou­veaux rési­dents par an. De plus, comme nous l’a­vons sou­li­gné dans un cha­pitre pré­cé­dent, les espaces de friches sûres et occu­pables sont par­tout en voie de dis­pa­ri­tion, et les nou­veaux arri­vants sur les franges urbaines sont confron­tés à une condi­tion exis­ten­tielle que l’on ne sau­rait mieux décrire que comme une « mar­gi­na­li­té dans la mar­gi­na­li­té », ou, pour reprendre l’ex­pres­sion plus piquante d’un habi­tant déses­pé­ré d’un bidon­ville de Bag­dad, comme une « demi-mort ». De fait, la pau­vre­té péri­ur­baine — uni­vers humain sor­dide lar­ge­ment décon­nec­té des soli­da­ri­tés de sub­sis­tance de la cam­pagne et de la vie cultu­relle et poli­tique de la cité tra­di­tion­nelle — est le nou­veau visage radi­cal de l’i­né­ga­li­té. La marge urbaine est une zone d’exil, une nou­velle Baby­lone : on a pu ain­si apprendre, par exemple, que cer­tains des jeunes ter­ro­ristes — tous nés et éle­vés dans les bidon­villes de la péri­phé­rie de Casa­blan­ca — qui atta­quèrent les palaces et les res­tau­rants étran­gers de cette ville en mai 2003 n’a­vaient aupa­ra­vant jamais mis les pieds dans le centre-ville et furent éba­his par la richesse de la médina.

Mais les pauvres ne fini­ront-ils pas par se révol­ter si la voie de l’ur­ba­nisme infor­mel se trans­forme en cul-de-sac ? Les grands bidon­villes ne sont-ils pas — comme le crai­gnaient Dis­rae­li en 1871 et Ken­ne­dy en 1961 — tout sim­ple­ment des vol­cans prêts à explo­ser ? Ou est-ce que l’im­pi­toyable concur­rence dar­wi­nienne — à mesure qu’un nombre tou­jours plus grand de pauvres conti­nue à se battre pour les mêmes miettes infor­melles — fini­ra au contraire par don­ner nais­sance à une vio­lence com­mu­nau­taire auto­des­truc­trice, forme ultime de « l’in­vo­lu­tion urbaine » ? Dans quelle mesure un pro­lé­ta­riat infor­mel peut-il pos­sé­der le plus puis­sant des talis­mans mar­xistes, « l’ef­fec­ti­vi­té his­to­rique »?

Ce sont là des ques­tions com­plexes que l’on se doit d’ex­plo­rer à tra­vers des études com­pa­ra­tives de cas concrets avant de ten­ter d’y répondre sur un quel­conque plan géné­ral. (C’est tout au moins l’ap­proche que For­rest Hyl­ton et moi-même avons choi­sie pour l’ou­vrage que nous sommes en train de rédi­ger sur le « gou­ver­ne­ment des pauvres ».) Les puis­santes spé­cu­la­tions post­marxistes, comme celles de Negri ou de Hardt, sur une nou­velle poli­tique des « mul­ti­tudes » dans les « espaces rhi­zo­ma­tiques » de la mon­dia­li­sa­tion demeurent non fon­dées sur une quel­conque réa­li­té socio­po­li­tique. Au sein d’une même ville, les habi­tants de bidon­villes peuvent être sou­mis à une incroyable varié­té de réac­tions à la désaf­fec­tion struc­tu­relle et à la pri­va­tion, qui vont des Églises cha­ris­ma­tiques aux mou­ve­ments sociaux révo­lu­tion­naires en pas­sant par les milices eth­niques, les gangs de rues, les cultes pro­phé­tiques et les ONG néo­li­bé­rales. Mais si le bidon­ville pla­né­taire n’est pas un sujet mono­li­thique et ne pré­sente aucune ten­dance uni­la­té­rale, il est néan­moins le lieu d’une myriade d’actes de résis­tance. De fait, l’a­ve­nir de la soli­da­ri­té humaine dépend aujourd’­hui du refus mili­tant qu’op­posent les urbains pauvres à leur mar­gi­na­li­té mor­telle dans le capi­ta­lisme mondial.

Ce refus peut prendre des formes archaïques aus­si bien qu’a­vant-gar­distes : un rejet de la moder­ni­té ou une ten­ta­tive pour en rani­mer les pro­messes étouf­fées. Nul ne devrait s’é­ton­ner que cer­tains jeunes pauvres des ban­lieues d’Is­tan­bul, du Caire, de Casa­blan­ca ou de Paris adoptent le nihi­lisme reli­gieux du sala­fisme dji­ha­diste et applau­dissent au spec­tacle de la des­truc­tion des sym­boles les plus osten­ta­toires d’une moder­ni­té qui leur est étran­gère. Ou que des mil­lions d’autres s’a­donnent aux éco­no­mies urbaines de sub­sis­tance des gangs de rues, nar­co­tra­fi­cantes, milices et autres orga­ni­sa­tions poli­tiques sec­taires. Les rhé­to­riques de dia­bo­li­sa­tion des diverses « guerres » inter­na­tio­nales — contre le ter­ro­risme, la drogue, la cri­mi­na­li­té — ne font que créer un apar­theid séman­tique : elles dressent des rem­parts épis­té­mo­lo­giques autour des gece­kon­dus, fave­las et autres chawls, qui minent toute pos­si­bi­li­té de débat hon­nête sur la ques­tion de la vio­lence quo­ti­dienne de l’ex­clu­sion éco­no­mique. Et, comme à l’é­poque vic­to­rienne, la cri­mi­na­li­sa­tion radi­cale des urbains pauvres est une pro­phé­tie qui porte en elle-même les germes de son accom­plis­se­ment, qui pré­pare de manière cer­taine un ave­nir de guerre urbaine inces­sante. À mesure que les classes moyennes du tiers monde se bun­ké­risent dans leurs parcs à thème élec­tri­fiés et autres « vil­lages sécu­ri­sés » sub­ur­bains, elles perdent pro­gres­si­ve­ment toute com­pré­hen­sion cultu­relle des marais urbains qu’elles ont lais­sés der­rière elles.

Une « Gated Com­mu­ni­ty » (« vil­lage sécu­ri­sé ») au Mexique. Un para­dis pour que les riches puissent être en sécu­ri­té, à l’écart.

L’i­ma­gi­na­tion des diri­geants semble par ailleurs faillir devant les consé­quences évi­dentes d’une pla­nète de villes dépour­vues d’emplois. Certes, l’op­ti­misme néo­li­bé­ral est en géné­ral bri­dé par une cer­taine dose de pes­si­misme mal­thu­sien, dont le meilleur exemple nous est sans doute don­né par les textes apo­ca­lyp­tiques de l’é­cri­vain-voya­geur Robert D. Kaplan (The Ends of the World et The Cor­ning Anar­chy). Mais la plu­part des grands pen­seurs des prin­ci­paux think tanks et ins­ti­tuts de rela­tions inter­na­tio­nales amé­ri­cains et euro­péens n’ont tou­jours pas inté­gré les impli­ca­tions géo­po­li­tiques de la mon­tée en puis­sance d’une « pla­nète de bidon­villes ». D’autres les ont mieux com­prises — peut- être parce qu’ils n’ont pas à se sou­cier de récon­ci­lier le dogme néo­li­bé­ral avec la réa­li­té néo­li­bé­rale : ce sont les stra­tèges et experts en pla­ni­fi­ca­tion tac­tique de l’Air Force Aca­de­my, du Centre Arroyo de Rand (Research And Deve­lop­ment) de l’Ar­mée de terre, et du War­figh­ting Labo­ra­to­ry des Marines à Quan­ti­co (Vir­gi­nie). De fait, en l’ab­sence de tout autre para­digme fonc­tion­nel, le Penta­gone a déve­lop­pé sa propre pers­pec­tive sur la pau­vre­té urbaine mondiale.

La débâcle de Moga­dis­cio de 1993, où les milices des bidon­villes infli­gèrent 60 % de pertes (morts et bles­sés) aux troupes d’é­lite des Army Ran­gers, for­ça les théo­ri­ciens mili­taires à repen­ser ce qu’ils appellent, dans le jar­gon du Penta­gone, les MOUT : « Mili­ta­ry Ope­ra­tions on Urba­ni­zed Ter­rains » (opé­ra­tions mili­taires en milieu urbain). En décembre 1997, une com­mis­sion d’en­quête de la Défense natio­nale fus­ti­gea le manque de pré­pa­ra­tion de l’ar­mée pour des com­bats durables dans les ruelles laby­rin­thiques des villes pauvres du tiers monde. Tous les corps d’ar­mée se lan­cèrent alors, sous la coor­di­na­tion du Joint Urban Ope­ra­tions Trai­ning Wor­king Group (groupe de tra­vail inter­ar­mées sur l’en­traî­ne­ment aux opé­ra­tions en milieu urbain), dans des stages d’en­traî­ne­ment inten­sif pour maî­tri­ser les tech­niques du com­bat de rue dans des condi­tions proches de celles des bidon­villes. « La guerre du futur, peut-on lire dans la revue de l’Ar­my War Col­lege, se joue­ra dans les rues, dans les égouts, dans les gratte-ciel et dans les zones de loge­ment ten­ta­cu­laires et anar­chiques qui consti­tuent les villes cas­sées de la pla­nète. […] Notre his­toire mili­taire récente est ponc­tuée de noms de villes — Tuz­la, Moga­dis­do, Los Angeles [!], Bey­routh, Pana­ma, Hué, Sai­gon, Saint-Domingue — mais tous ces com­bats n’au­ront été qu’un pro­logue ; le vrai drame est à venir. »

Pour éla­bo­rer un cadre concep­tuel plus large à l’u­sage des MOUT, les stra­tèges mili­taires sont allés cher­cher de l’aide, dans les années 1990, du côté de la vieille aima mater du Dr Fola­mour : la Rand Cor­po­ra­tion basée à San­ta Moni­ca. Club de réflexion à but non lucra­tif fon­dé par l’US Air Force en 1948, le Rand était célèbre pour ses simu­la­tions de l’a­po­ca­lypse nucléaire façon war­games dans les années 1950 et pour son aide à l’é­la­bo­ra­tion de la stra­té­gie mise en œuvre lors de la guerre du Viet­nam. Aujourd’­hui, le Rand fait plu­tôt dans les villes : ses cher­cheurs ana­lysent les sta­tis­tiques de cri­mi­na­li­té urbaine, les pro­blèmes de san­té publique dans les quar­tiers déshé­ri­tés des centres- villes, et la pri­va­ti­sa­tion de l’é­du­ca­tion publique. Ils gèrent éga­le­ment le Centre Arroyo de l’Ar­mée de terre, qui a publié toute une petite biblio­thèque d’é­tudes sur les contextes sociaux et les sché­mas tac­tiques de la guerre en milieu urbain.

L’un des plus impor­tants pro­jets de la Rand Cor­po­ra­tion, lan­cé au début des années 1990, a été une étude très impor­tante sur « la manière dont les évo­lu­tions démo­gra­phiques affec­te­ront la nature des conflits à venir ». La conclu­sion, selon les experts du Rand, est que l’ur­ba­ni­sa­tion de la pau­vre­té mon­diale a pro­duit l’ « urba­ni­sa­tion de l’in­sur­rec­tion » (titre de leur rap­port). « Les insur­gés suivent leurs troupes dans les villes, pré­vient le Rand, et créent des « zones libé­rées » dans les bidon­villes. Ni la doc­trine, ni l’en­traî­ne­ment, ni le maté­riel de l’ar­mée amé­ri­caine ne sont conçus pour y mener des opé­ra­tions de com­bats contre-insur­rec­tion­nels. » Les cher­cheurs du Rand étu­dient en détail l’exemple du Sal­va­dor dans les années 1980, où, mal­gré un sou­tien mas­sif de Washing­ton, les mili­taires locaux se mon­trèrent inca­pables d’empêcher les gué­rille­ros du FMLN d’ou­vrir un front urbain. En effet, « si les rebelles du Front Fara­bun­do Mar­ti de libé­ra­tion natio­nale avaient pen­sé plus tôt à por­ter le com­bat dans les rues, les États-Unis n’au­raient peut-être même pas pu main­te­nir ne fût-ce que le sta­tu quo entre les forces gou­ver­ne­men­tales et les insur­gés ». Les cher­cheurs du Rand ne sau­raient sous-entendre plus clai­re­ment que l’hy­per­bi­don­ville est aujourd’­hui le maillon faible du nou­vel ordre mondial.

Un grand théo­ri­cien de l’Ar­mée de l’air a récem­ment avan­cé des thèses simi­laires dans l’AerospacePower Jour­nal : « L’ur­ba­ni­sa­tion rapide des pays en voie de déve­lop­pe­ment, écrit le capi­taine Troy Tho­mas dans le numé­ro d’a­vril 2002, donne nais­sance à des champs de bataille à la topo­gra­phie de moins en moins acces­sible à la connais­sance car de plus en plus anar­chique. » Tho­mas met en regard les centres urbains modernes hié­rar­chi­sés, dont les infra­struc­tures cen­tra­li­sées peuvent aisé­ment être mises hors d’u­sage par des frappes aériennes (Bel­grade) ou des attaques ter­ro­ristes (Man­hat­tan), et les bidon­villes péri­phé­riques ten­ta­cu­laires du tiers monde, orga­ni­sés en « sous-sys­tèmes décen­tra­li­sés et infor­mels » pour les­quels il n’existe aucun plan et où « il est dif­fi­cile d’i­den­ti­fier des points stra­té­giques vul­né­rables ». S’ap­puyant essen­tiel­le­ment sur l’exemple de « l’o­céan de misère humaine » qui entoure Kara­chi, Tho­mas décrit le défi que repré­sente un « com­bat asy­mé­trique » dans un contexte urbain « non nodal, non hié­rar­chi­sé » contre des milices « à struc­ture cla­nique » ani­mées par « le déses­poir et la colère ». Il cite éga­le­ment les péri­phé­ries sor­dides de Kaboul, Lagos, Dou­chan­bé (Tad­ji­kis­tan) et Kin­sha­sa comme autant de champs de bataille cau­che­mar­desques poten­tiels — aux­quels un cer­tain nombre d’autres stra­tèges ajoutent Port-au-Prince. Tho­mas, comme d’autres pen­seurs des MOUT, voit la solu­tion dans le maté­riel high-tech et un entraî­ne­ment effec­tué dans des condi­tions réa­listes, de pré­fé­rence dans « nos propres quar­tiers déshé­ri­tés », où « d’im­menses pro­grammes de loge­ment sont deve­nus inha­bi­tables et où l’on trouve de nom­breuses friches indus­trielles. Ces lieux seraient presque idéaux pour l’en­traî­ne­ment au com­bat de rue ».

Mais qui, exac­te­ment, est l’en­ne­mi que ces futurs tech­no­sol­dats, entraî­nés dans les slums (bidon­villes) de Detroit et Los Angeles, tra­que­ront dans les dédales des villes du tiers monde ? Cer­tains experts se contentent de haus­ser les épaules et de répondre : « Peu importe. » Dans un article influent inti­tu­lé « Geo­po­li­tics and urban armed conflicts in latin Ame­ri­ca » (géo­po­li­tique et conflits armés urbains en Amé­rique latine), écrit dans les années 1990, Geof­frey Dema­rest, cher­cheur recon­nu à Fort Lea­ven­worth, pro­po­sa un étrange cas­ting « d’ac­teurs anti-État », com­pre­nant des « anar­chistes psy­cho­pathes », des cri­mi­nels, des oppor­tu­nistes cyniques, des fous, des révo­lu­tion­naires, des diri­geants syn­di­caux, des membres de groupes eth­niques et des spé­cu­la­teurs immo­bi­liers. Au bout du compte, cepen­dant, il s’en tint aux « dépos­sé­dés » en géné­ral, et aux « groupes cri­mi­nels » en par­ti­cu­lier. En plus de prô­ner le recours à des outils de recherche emprun­tés à l’ar­chi­tec­ture et à l’ur­ba­nisme pour aider à la pré­vi­sion des futurs sou­lè­ve­ments, Dema­rest ajou­ta que « les forces de sécu­ri­té devraient s’in­té­res­ser au phé­no­mène socio­lo­gique des popu­la­tions exclues ». Il fai­sait part d’une inquié­tude toute par­ti­cu­lière pour « la psy­cho­lo­gie de l’en­fant aban­don­né », car il pense — à l’ins­tar de nom­breux par­ti­sans de la théo­rie de la « pous­sée démo­gra­phique » comme l’une des grandes causes de cri­mi­na­li­té — que les enfants des bidon­villes sont l’arme secrète des forces anti-État

En résu­mé, les plus grands esprits du Penta­gone ont osé s’a­ven­tu­rer là où la plu­part des cher­cheurs des Nations unies, de la Banque mon­diale ou du Dépar­te­ment d’É­tat craignent de mettre les pieds : au bout de la rue qui suit logi­que­ment l’ab­di­ca­tion de toute réforme urbaine. Comme par le pas­sé, cette rue est une « rue sans joie », et, de fait, les com­bat­tants ado­les­cents dés­œu­vrés de « l’Ar­mée du Meh­di » de Sadr City à Bag­dad — l’un des plus grands bidon­villes de la pla­nète — narguent les forces d’oc­cu­pa­tion amé­ri­caines en bap­ti­sant leur axe prin­ci­pal « Viet­nam Street ». Mais les stra­tèges ne flanchent pas. Ils affirment désor­mais, avec une froide luci­di­té, que les « villes sau­vages, sac­ca­gées » du tiers monde — et notam­ment leurs péri­phé­ries de bidon­villes — seront le champ de bataille carac­té­ris­tique du 21ème siècle. Le Penta­gone tra­vaille actuel­le­ment à refa­çon­ner sa doc­trine de manière à inté­grer une guerre mon­diale à bas bruit d’une durée indé­ter­mi­née contre les frac­tions cri­mi­na­li­sées des pauvres urbains. Il est là, le vrai « choc des civi­li­sa­tions ».

D’a­près Ste­phen Gra­ham, qui a beau­coup écrit sur la géo­gra­phie de la guerre urbaine, la doc­trine des MOUT est ain­si le stade ultime de l’o­rien­ta­lisme, le point culmi­nant d’une longue his­toire de la défi­ni­tion de l’Oc­ci­dent par rap­port à un Autre orien­tal fan­tas­ma­tique. Pour lui, cette idéo­lo­gie duelle — aujourd’­hui éle­vée au rang « d’ab­so­lu­tisme moral » par l’ad­mi­nis­tra­tion Bush — « repose sur la sépa­ra­tion entre d’un côté le « monde civi­li­sé » — les villes « de chez nous » qui doivent être « défen­dues » — et de l’autre les « forces obs­cures », « l’axe du mal » et les « nids de ter­ro­ristes » des villes isla­miques, sup­po­sées entre­te­nir les « mal­fai­teurs » qui menacent la vie, la pros­pé­ri­té et la démo­cra­tie du monde « libre » tout entier ».

Cette dia­lec­tique illu­soire oppo­sant des espaces urbains sécu­ri­sés et des espaces urbains démo­niaques dicte à son tour le tem­po d’un tout autre bal­let, sinistre et inces­sant : nuit après nuit, des essaims d’hé­li­co­ptères de com­bat traquent leurs enne­mis dans les ruelles des bidon­villes et des quar­tiers de tau­dis, en déchaî­nant les flammes de l’en­fer contre les baraques ou les voi­tures en fuite. Chaque matin, les bidon­villes répliquent par de nou­veaux atten­tats sui­cides et de spec­ta­cu­laires explo­sions. Si l’empire a la capa­ci­té de déployer des tech­no­lo­gies Orwel­liennes de répres­sion, ses exclus ont quant à eux les dieux du chaos dans leur camp.

Mike Davis

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