Pierre Charbonnier ou le triomphe de l’opportunisme (par Olivier Cardières)

Dans un article récem­ment publié sur le site du quo­ti­dien Le Monde, la jour­na­liste Cathe­rine Vincent, qui se charge depuis long­temps déjà de la rubrique escro­lo­gie du célèbre jour­nal, fait l’é­loge du cher­cheur au CNRS Pierre Char­bon­nier, qu’elle qua­li­fie de « pen­seur du cli­mat social ». C’est donc en pen­sant le cli­mat social que celui-ci « est par­ve­nu à la conclu­sion que la crise cli­ma­tique est une bonne nou­velle ». Un lec­teur nous a fait par­ve­nir, pour publi­ca­tion, une cri­tique de son der­nier livre, inti­tu­lé Abon­dance et liber­té. Voi­ci donc.

« Nous ne pou­vons accep­ter par­mi nous que ceux qui répugnent éga­le­ment à deve­nir fameux dans un monde infâme. »

Ency­clo­pé­die des nui­sances : Dis­cours pré­li­mi­naire, Novembre 1984


Pierre Charbonnier ou le triomphe de l’opportunisme

Plu­sieurs invi­ta­tions coup sur coup dans les stu­dios de France Culture et de France Inter, un long compte ren­du élo­gieux dans Le Monde, un autre dans Télé­ra­ma, une double page dans L’Obs et dans Libé, et sans doute bien d’autres éloges en pers­pec­tive ; la « grande » presse ne nous avait pas habi­tués à tant de dithy­rambes à l’égard de la pen­sée éco­lo­giste. Or c’est aujourd’hui un véri­table concert de louanges qu’elle entonne en chœur pour célé­brer la paru­tion du livre Abon­dance et liber­té de Pierre Char­bon­nier, cher­cheur au CNRS à la tra­jec­toire aca­dé­mique exem­plaire (nor­ma­lien, agré­gé de phi­lo­so­phie), et depuis long­temps adou­bé par les pontes des huma­ni­tés envi­ron­ne­men­tales au sein du monde aca­dé­mique fran­çais (Cathe­rine Lar­rère, Phi­lippe Des­co­la, Bru­no Latour, etc). Libé­ra­tion, jamais avare de for­mules tape-à‑l’œil, parle même d’un « élec­tro­choc éco­lo » à son pro­pos, tan­dis que le poli­to­logue Fran­çois Gémenne évoque sur son compte Twit­ter « le livre dont tout le monde parle et dont tout le monde va bien­tôt par­ler ». Mais quelle est donc cette révo­lu­tion qui a cou­vé en silence dans les cou­loirs feu­trés du CNRS avant d’éclater au grand jour sous la plume de notre cher­cheur, que Libé pré­sente comme la « nou­velle tête pen­sante de l’écologie politique » (!!) ?

La pre­mière ambi­tion affi­chée par l’auteur est d’ordre métho­do­lo­gique ; il entend pro­mou­voir une his­toire envi­ron­ne­men­tale des idées poli­tiques, qu’il ne faut pas confondre avec la démarche généa­lo­gique tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciée à la pen­sée éco­lo­giste. Il ne s’agit pas pour Char­bon­nier de recher­cher la cause his­to­rique de la crise éco­lo­gique, comme l’ont fait chacun(e) à sa façon l’éthique envi­ron­ne­men­tale, l’éco-marxisme, l’écologie sociale ou le pri­mi­ti­visme, en l’attribuant res­pec­ti­ve­ment à la réduc­tion de la nature à sa valeur ins­tru­men­tale, à l’accumulation du Capi­tal, à l’instauration des hié­rar­chies sociales et à la révo­lu­tion néo­li­thique. Il ne s’agit pas non plus pour lui de retra­cer la lente éclo­sion d’une éthique et d’une poli­tique res­pec­tueuse du monde non humain au sein de la pen­sée moderne, notam­ment anar­chiste et socia­liste, comme s’est récem­ment employé à le faire le phi­lo­sophe Serge Audier dans La socié­té éco­lo­gique et ses enne­mis puis dans L’âge pro­duc­ti­viste, mais plu­tôt de recons­ti­tuer la façon dont les dimen­sions spa­tiales et maté­rielles – géo-éco­lo­giques (ce qu’il nomme les « affor­dances de la terre ») – de l’organisation sociale ont été inté­grées à la pen­sée poli­tique occi­den­tale du 17e siècle à nos jours, y com­pris chez des auteurs qui n’ont pas brillé par leur « amour » de la nature.

L’on voit ain­si défi­ler au fil des pages et des cha­pitres cer­tains des plus grands noms de la pen­sée moderne – de Locke à Mar­cuse en pas­sant par Smith, Toc­que­ville, Prou­dhon, Dur­kheim, Saint-Simon, Veblen, Marx ou encore Pola­nyi –, dont les œuvres sont exa­mi­nées à nou­veaux frais, à l’aune de ce par­ti pris métho­do­lo­gique inédit. Sous des moda­li­tés dif­fé­rentes selon leur époque et leur sen­si­bi­li­té poli­tique, ceux-ci ont tous pos­tu­lé l’existence d’un lien, et c’est là la thèse cen­trale du livre, entre abon­dance et liber­té. Ou pour le dire autre­ment : entre la capa­ci­té des socié­tés à s’extraire des contin­gences impo­sées par la nature pour accroître leur bien-être maté­riel et le pro­jet typi­que­ment moderne de l’autonomie, soit la pos­si­bi­li­té pour les indi­vi­dus et pour les col­lec­tifs humains de défi­nir leur orga­ni­sa­tion et leur orien­ta­tion de façon imma­nente, sans faire appel à une exté­rio­ri­té fon­da­trice (Dieu, le cos­mos, les ancêtres, etc.). Si les « libé­raux » ont eu ten­dance à pen­ser que ce lien est en quelque sorte spon­ta­né, les « socia­listes », en revanche, n’ont ces­sé de sou­li­gner que « la réa­li­sa­tion de la moder­ni­té poli­tique est sus­pen­due à une prise en compte des effets sociaux de l’abondance maté­rielle, de l’orientation pro­duc­tive et indus­trielle de la civi­li­sa­tion ».

Le livre qui a révo­lu­tion­né l’écologisme.

Ponc­tuée de nom­breux aper­çus inté­res­sants, ser­vie par une éru­di­tion sans faille et par un art consom­mé du com­men­taire de texte, cette impo­sante (et bien sou­vent inter­mi­nable ; la lec­ture s’apparente davan­tage à un som­ni­fère qu’à un « élec­tro­choc ») rétros­pec­tive his­to­rique n’en finit pour­tant pas de déce­voir, tant elle semble éloi­gnée des ambi­tions affi­chées. Sou­li­gnons tout d’abord que le va-et-vient entre his­toire socio-envi­ron­ne­men­tale et his­toire des idées, que l’on s’attendait à retrou­ver au cœur de cette enquête au vu de ses pré­sup­po­sés épis­té­mo­lo­giques, n’apparaît pas très clai­re­ment, et que la maté­ria­li­té sans cesse invo­quée demeure le plus sou­vent bien abs­traite et loin­taine. Il y a quelques années, dans la remar­quable syn­thèse qu’il a consa­cré aux résis­tances à la tech­nique (Tech­no­cri­tiques), l’historien Fran­çois Jar­rige était bien mieux par­ve­nu, et de façon beau­coup plus vivante, à arti­cu­ler his­toire sociale et his­toire intel­lec­tuelle. Or, en rai­son de cette dif­fi­cul­té à nouer de façon claire et per­cu­tante l’une et l’autre his­toire sui­vant la méthode qu’il s’est lui-même fixée, le livre de Char­bon­nier res­semble trop sou­vent, plus qu’à une véri­table his­toire envi­ron­ne­men­tale des idées, à une simple his­toire des idées éco­lo­giques, ou tout au moins à une simple his­toire des dif­fé­rents ava­tars des idées de nature et d’abondance dans la pen­sée poli­tique moderne. Et aus­si finit-il par perdre sur les deux tableaux ; du point de vue d’une his­toire socio-éco­lo­gique atten­tive à la maté­ria­li­té des évo­lu­tions poli­tiques, on lui pré­fé­re­ra L’événement anthro­po­cène de Bon­neuil et Fres­soz (et le tra­vail de bien d’autres his­to­riens de l’environnement dont il s’inspire d’ailleurs très lar­ge­ment), tan­dis que du point de vue d’une his­toire des idées, les tra­vaux déjà men­tion­nés de Serge Audier nous semblent non seule­ment plus humbles, mais aus­si plus riches et plus exhaustifs.

Le malaise sus­ci­té par l’ouvrage est tou­te­fois bien plus pro­fond ; au-delà de la forme et de la méthode, c’est bien la thèse cen­trale qui laisse per­plexe, et une fois le livre refer­mé le lec­teur aver­ti pour­ra dif­fi­ci­le­ment s’empêcher de pen­ser : « tout ça pour ça ? ». Le pro­blème n’est pas que le pro­pos de Char­bon­nier soit faux ou inexact, et l’on peut même dire que son livre abonde en réflexions per­ti­nentes. Mais il n’a tout sim­ple­ment rien d’original et encore moins de révo­lu­tion­naire ; il est, en un mot, banal, d’une bana­li­té telle que les louanges infi­nies dont il fait d’ores et déjà l’objet ne peuvent pas man­quer d’interpeller. Preuve s’il en fal­lait une que le suc­cès cri­tique d’un livre n’est pas tou­jours pro­por­tion­nel à sa valeur et qu’il tient par­fois tout sim­ple­ment du coup de com. Ces cinq cents pages touf­fues étaient-elles vrai­ment néces­saires pour dire ce que toute per­sonne ver­sée dans la théo­rie éco­lo­gique sait par­fai­te­ment et de longue date, à savoir qu’il a exis­té tout au long de l’histoire moderne un pacte (au moins idéa­le­ment) entre abon­dance et liber­té, entre pros­pé­ri­té maté­rielle et jus­tice sociale ? Et que c’est ce pacte que la crise éco­lo­gique nous engage à remettre en ques­tion pour essayer de pré­ser­ver la liber­té dans un monde où les res­sources et les richesses se raré­fient ? Com­ment est-il pos­sible que l’énonciateur de pareil truisme soit pré­sen­té comme « la nou­velle tête pen­sante de l’écologie poli­tique », quand celle-ci n’a ces­sé de répé­ter depuis des décen­nies que l’alliance plu­ri­sé­cu­laire et des­truc­trice entre l’imaginaire de l’autonomie et l’imaginaire de la maî­trise ration­nelle du monde – pour reprendre des termes de Cas­to­ria­dis qui cor­res­pondent assez bien au couple liberté/abondance défen­du par l’auteur – devait être rompue ?

Quant à la forme que pour­rait prendre une socié­té libé­rée de la ser­vi­tude mor­ti­fère de l’abondance sans sacri­fier l’exigence d’autonomie, l’auteur ne nous en dit pas grand-chose, même s’il affirme que « la trans­for­ma­tion de nos idées poli­tiques doit être d’une magni­tude au moins égale à celle de la trans­for­ma­tion géo-éco­lo­gique que consti­tue le chan­ge­ment cli­ma­tique ». On ne lui deman­dait pas un pro­gramme poli­tique et encore moins un manuel de stra­té­gie révo­lu­tion­naire, mais tout de même ! L’on aurait aimé lire autre chose que les géné­ra­li­tés inof­fen­sives qu’il enfile comme des perles pour évo­quer cette indis­pen­sable trans­for­ma­tion, et qui ne font sou­vent que recy­cler sous une forme diluée et assou­plie (ou assou­pie) des idées depuis long­temps mises en avant par les cou­rants anti-indus­triels de la pen­sée éco­lo­giste, aux­quels il fait d’ailleurs rare­ment men­tion (il ne fau­drait tout de même pas pas­ser pour un extré­miste anar­cho-décrois­sant !). Il fau­drait ain­si selon lui sor­tir du « pro­duc­tion­nisme » (à la bonne heure !) : le terme « pro­duc­ti­visme », dont l’usage est pour­tant désor­mais consa­cré, n’était visi­ble­ment pas assez chic à ses yeux, aus­si a‑t-il for­gé ce néo­lo­gisme pré­ten­tieux. Réins­crire les socié­tés dans un « réseau d’interdépendances éco­lo­giques » : en voi­là un scoop ! Mettre un terme au « for­çage géo-éco­lo­gique de la Terre », manière inuti­le­ment com­pli­quée de dire qu’il faut arrê­ter de tout détruire, et pro­mou­voir une « auto­no­mie post-crois­sance » (sans blague ?).

Alors que le vivant part lit­té­ra­le­ment en fumée aux quatre coins du globe, alors que des mili­tants bien sou­vent ano­nymes risquent leurs corps et par­fois même leurs vies sur des ZAD ou dans des mani­fes­ta­tions vio­lem­ment répri­mées, alors que patiem­ment, le plus sou­vent dans l’ombre, des mai­sons d’éditions, des revues et des auteurs (qu’ils soient ou non issus du monde aca­dé­mique) tissent dis­crè­te­ment la trame com­mune de l’écologie poli­tique dans ses aspects pra­tiques et théo­riques, cer­tains auteurs font car­rière froi­de­ment et métho­di­que­ment en se récla­mant de l’écologie. Armés de lieux com­muns inof­fen­sifs enro­bés d’une éru­di­tion aus­si étouf­fante que sté­rile, ils conquièrent un à un les ter­ri­toires aca­dé­miques, édi­to­riaux et média­tiques, accep­tant avec com­plai­sance la sta­ri­sa­tion dont ils font l’objet au mépris des dyna­miques col­lec­tives qui défi­nissent la pen­sée éco­lo­giste, dont ils ne sont pas même les repré­sen­tants les plus brillants ni les plus créa­tifs. S’il y a bien des indi­vi­dus qui n’ont pas renon­cé au pacte entre abon­dance – de titres, de sta­tuts, de recon­nais­sances – et liber­té, ce sont eux.

Oli­vier Cardières

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
3 comments
  1. Pas éton­nant qu’il soit pro­mu. Ce genre de dis­cours à tout d’intéressant. Au delà de l’au­teur (à qui il rap­porte gloire, pognon etc grâce à son bou­quin), il per­met une fois de plus au « pouvoir(s) » de noyer le pois­son, média­ti­que­ment. Une diver­sion de plus à l’heure ou la sur­charge d’in­fos fait effet de dilu­tion. Ultime stra­té­gie alors que la peur des insur­rec­tions les gagne ?

  2. Les organes de presse cités lar­ge­ment sub­ven­tion­nés, ne vont cer­tai­ne­ment pas scier la branche sur laquelle ils sont confor­ta­ble­ment assis. Qu’at­tendre d’un le monde qui décla­rait en avril 2019 que « Julien Assange n’é­tait pas un ami des droits de l’homme ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

L’Islande est un désastre écologique, contrairement à ce qu’affirme Arte (par Nicolas Casaux)

« Les îles du futur : Islande, un paradis vert à la croisée des chemins ». C’est le titre d’un documentaire réalisé par Daniel Münter, sorti en 2015 et régulièrement diffusé par la chaîne Arte, qui s’inscrit dans la longue série des documentaires visant à promouvoir le mythe d’une société industrielle écologique. Ma critique sera brève. Il s’agit d’un mensonge grotesque. [...]
Lire

Couper les cordes vocales du monde (par Neil Evernden)

Difficile de percevoir le monde autrement que comme une collection d'objets pouvant être étudiés et contrôlés individuellement. Un gorille, après tout, n'est rien d'autre que la manifestation d'un type d'ADN particulier. Le bétail n'est rien d’autre qu’un amas de protéines, une montagne rien d’autre que des roches et des minéraux. Un arbre est une structure de support en cellulose, [...]
Lire

La « transition énergétique » ou les nouveaux habits du développement capitaliste (par Miguel Amorós)

Le monde capitaliste s’enfonce dans une crise écologique sans précédent qui menace sa continuité en tant que système basé sur la recherche du profit privé. De la pollution de l’air, de l’eau et du sol à l’accumulation de déchets et d’ordures ; de l’épuisement des ressources naturelles à l’extinction des espèces ; de l’urbanisation galopante au changement climatique ; une épée de Damoclès menace la société de marché. [...]