Sur « notre incapacité à constater la monstrueuse autonomie de nos moyens » (par Bernard Charbonneau)

Confé­rence publique orga­ni­sée fin 1945 au Palais des arts de Pau devant le pré­fet des Basses-Pyré­nées. (Repro­duit in Nous sommes révo­lu­tion­naires mal­gré nous, Le Seuil, 2014). Quel texte. Et dire que cela date de 1945. Extra­or­di­naire. Mer­ci au blog « la grande mue ».


LE FAIT

Le 6 août 1945, une décla­ra­tion du pré­sident des États-Unis Tru­man sui­vie d’une décla­ra­tion de l’ancien Pre­mier ministre anglais Wins­ton Chur­chill nous annon­çait que l’aviation amé­ri­caine s’était ser­vie pour la pre­mière fois de bombes ato­miques. Un seul engin lan­cé sur le port de guerre japo­nais d’Hiroshima avait anéan­ti la plus grande par­tie de la ville. La fumée de l’explosion, visible de 200 kilo­mètres, s’était éle­vée à 23 kilo­mètres de hau­teur. Les chefs d’État pré­voient l’emploi de bombes plus puis­santes encore.

SUR DEUX RISQUES À COURIR

Il me faut d’abord pro­cla­mer le carac­tère pro­di­gieux de l’événement. Pour une fois, l’importance de l’accident his­to­rique est direc­te­ment en rap­port avec sa puis­sance de sen­sa­tion. Une lumière ful­gu­rante nous illu­mine sur la marche du monde où nous vivons ; le seul dan­ger est d’en être ébloui. On ne passe pas impu­né­ment du plan de la vie quo­ti­dienne à celui du roman d’anticipation, de la lutte jour­na­lière pour le bif­teck à celui de l’Apocalypse.

Comme pour tout évé­ne­ment essen­tiel, il faut s’attendre à voir se déclen­cher les pro­ces­sus de jus­ti­fi­ca­tion qui per­mettent au monde d’assimiler l’inassimilable, d’autant plus inévi­tables que si l’emploi de l’énergie ato­mique risque d’être un dan­ger mor­tel pour l’homme, la prise de conscience de ce dan­ger ris­que­rait d’être mor­telle pour ce monde.

Les pre­mières réac­tions de la presse fran­çaise sont signi­fi­ca­tives. Il y a bien eu le fait de l’extraordinaire : la dépêche annon­çant l’emploi de la bombe ato­mique. Mais les com­men­taires des jour­naux ont bien vite inté­gré l’extraordinaire dans leurs caté­go­ries qui sont prin­ci­pa­le­ment d’ordre poli­tique. Il y a eu dans Com­bat un article d’une haute tenue morale et des calem­bours dans Le Canard. C’est la fonc­tion de Com­bat d’être un jour­nal sérieux et celle du Canard d’être un jour­nal pour rire. Les jour­naux socia­listes, à la suite du pré­sident Tru­man, ont expri­mé l’espoir que la bombe ato­mique met­trait fin aux guerres – la bombe, elle, n’est pas un espoir, c’est un fait. Action a exa­mi­né la chose sous l’angle des rap­ports MUR-UDSR, tan­dis que L’Humanité stig­ma­ti­sait les enne­mis de l’Union sovié­tique qui pré­ten­daient s’en ser­vir contre elle. Le géné­ral de Gaulle y vit un argu­ment de plus pour occu­per la rive gauche du Rhin et le géné­ra­lis­sime Sta­line pour ne pas occu­per la Corée. Ceci nous donne une idée de ce que pour­raient dire notre presse et nos chefs res­pec­tés à la veille de la fin du monde.

Au contraire, je n’ai à par­ler que de la bombe ato­mique elle-même : de l’efficacité de la machine et du des­tin des hommes. Tout le reste m’est égal. Je me fous de l’Allemagne, je me fous de l’URSS. Je me fous de Tru­man lui-même. Je ne peux prendre que deux choses au sérieux : l’humanité et ce qui la menace. Nous venons de fran­chir un pas et je me demande si dans l’histoire, on a jamais sau­té ain­si de plu­sieurs mil­lé­naires. Nous pou­vons enfin dire que nos moyens sont à l’échelle du globe, puisqu’il suf­fi­rait de quelques mil­liers de ces engins pour trans­for­mer de vastes contrées en déserts. Et il faut consi­dé­rer la bombe ato­mique actuel­le­ment employée comme un engin extrê­me­ment rudi­men­taire, le plus rudi­men­taire de la série qu’il va engen­drer. L’explosion qui a détruit Hiro­shi­ma n’est qu’un point de départ et si la des­truc­tion d’un pays cesse désor­mais d’être une for­mule de rhé­to­rique, demain la des­truc­tion du globe sera à notre por­tée. Évé­ne­ment ana­logue à la décou­verte de l’Amérique, la bombe clôt le monde. Nous connais­sions théo­ri­que­ment ses limites, main­te­nant nous nous heur­tons à elles. Sous la menace de l’explosion finale, la Terre forme un tout ; la soli­da­ri­té de tous les hommes qui la peuplent cesse désor­mais d’être une for­mule pour deve­nir un fait direct.

Désor­mais l’existence de Paris, de Mos­cou, de New York ne tient qu’à un ordre ; la civi­li­sa­tion des grandes villes a engen­dré le moyen par lequel elle se rend absurde. Peut-être pire, car l’univers où nous vivons n’est qu’un mira­cu­leux point d’application où s’équilibrent routes les forces de l’infini. Et si nous rom­pons cet équi­libre, nous déchaî­ne­rons des puis­sances qui feront de notre globe un nou­veau soleil. D’ici quelque temps, dans un endroit tenu secret, la Fin du Monde sera gar­dée en dépôt. Tout ce qui nous sem­blait éter­nel : les peu­pliers du ravin de Cambes, les glaces de l’Antarctique, l’automne sur la plage de Fou­ras, tout cela ne sera plus que pro­vi­soire. Le gel mati­nal de jan­vier, la tié­deur des nuits d’été, tout cela ces­se­ra d’être indes­truc­tible et éter­nel. Le monde des hommes est une mai­son han­tée par la pré­sence de la mort où il devient désor­mais impos­sible de vivre sans arrière-pensées.

Il n’y a plus d’éternité, il n’y a plus de nature, mais une situa­tion pré­caire arti­fi­ciel­le­ment main­te­nue par une conven­tion entre grands États. Désor­mais l’existence de notre uni­vers ne tient plus qu’à une idée : l’équilibre mon­dial, la gran­deur de l’Amérique, l’intérêt des Soviets. Entre l’apaisement de ce jar­din d’été et la flamme de l’enfer, il n’y a plus que l’épaisseur d’un accord inter­na­tio­nal comme ceux qui inter­di­saient la dépor­ta­tion et le bom­bar­de­ment des popu­la­tions civiles. Les réa­listes et les mys­tiques de la poli­tique savent ce que valent ces accords ; ce qui compte, ce sont les réa­li­tés, c’est la vie, et au nom de la réa­li­té et de la vie quelque esprit posi­tif déchaî­ne­ra la des­truc­tion uni­ver­selle. Car pour notre mal­heur ou peut-être pour notre espé­rance, notre situa­tion poli­tique reste en deçà de nos moyens tech­niques et s’il n’est qu’une fin du monde, il y a encore plu­sieurs États. L’arme uni­ver­selle exige l’empire universel.

La pos­si­bi­li­té d’une pareille fin éclaire l’histoire de l’Occident, comme son accom­plis­se­ment lui don­ne­rait un sens rigou­reux. L’histoire du monde devrait être consi­dé­rée comme un pro­ces­sus de des­truc­tion abou­tis­sant à une explo­sion finale. Peut-être est-elle effec­ti­ve­ment cela et qu’entre l’explosion et nous, il n’y a que la déci­sion de notre liber­té. La pas­sion de connaître pour connaître, la volon­té de réa­li­ser pour réa­li­ser, le culte du résul­tat pour le résul­tat seraient les élé­ments de cette flamme que l’Occident a déchaî­née sur le monde. Et ce goût de l’art pour l’art, des idées pour les idées, la condi­tion essen­tielle de notre fin : l’absence de l’esprit humain. Ain­si se mesure sa gran­deur, plus pro­di­gieuse que celle de la science qui a créé la bombe, puisqu’entre l’univers ter­restre et le néant, il n’y a fina­le­ment que lui.

Mais sans doute parce que je reste fils de ceux qui croyaient au pro­grès, et parce que l’histoire humaine ne peut prendre pour moi les pro­por­tions d’un mythe, je ne peux réa­li­ser ce mons­trueux abou­tis­se­ment. Je ne croi­rai à la fin du monde que lorsque je croi­rai en Dieu et je ne croi­rai en Dieu que lorsque je croi­rai à la fin du monde. L’espèce humaine me paraît encore suf­fi­sam­ment douée de sagesse phy­sique pour recu­ler au der­nier moment devant son sui­cide. Dire qu’aujourd’hui avoir confiance dans l’homme se ramène à lui sup­po­ser un ins­tinct que pos­sèdent à coup sûr les ani­maux les plus rudi­men­taires ! Mais ma sup­po­si­tion reste hasar­deuse, car ce sont les poli­tiques et non les hommes qui com­mandent aujourd’hui au monde.

J’entrevois une pos­si­bi­li­té moins dra­ma­tique, mais au fond plus ter­rible. Il se pour­rait très bien, ain­si que l’envisageait le pré­sident Tru­man, que l’énergie ato­mique ne soit fina­le­ment employée qu’à des œuvres de paix. De toute façon dans l’explosion des bombes ou dans le fra­cas des machines, on peut affir­mer qu’une énorme somme d’énergie façon­ne­ra le monde et que, de toute façon, par la machine ou par la bombe, il sera pro­di­gieu­se­ment bou­le­ver­sé. Peut-être même que par la paix plus que par la guerre, l’existence de l’homme sera alors radi­ca­le­ment chan­gée. Parce qu’il ne s’agira pas de détruire des villes mais d’en créer de nou­velles, non pas de bri­ser, mais de modi­fier les socié­tés et que le bon­heur est une force bien plus active que le malheur.

C’est cette entrée dans le deuxième mil­lé­naire, ce pro­di­gieux bou­le­ver­se­ment que je demande aux hommes d’envisager avec le maxi­mum de sérieux. Quel que soit leur par­ti pris poli­tique ou reli­gieux, quel que soit l’avenir qu’ils envi­sagent, ils sont bien obli­gés de m’accorder que, de toute façon, le monde va pro­di­gieu­se­ment chan­ger. Je leur demande d’envisager ce chan­ge­ment avec, au mini­mum, autant d’attention et d’inquiétude que s’il s’agissait d’une trans­for­ma­tion du sta­tut poli­tique de la France, parce qu’il s’agit de l’existence publique et pri­vée, de celle de tous les hommes, à la fois du plus pro­fond et du plus étendu.

Le carac­tère essen­tiel de ce bou­le­ver­se­ment, c’est son impré­vi­si­bi­li­té. La seule chose qu’il nous est pos­sible d’affirmer avec cer­ti­tude, c’est que nous ne l’avons pas vou­lu. Et dans la mesure où il n’a pas d’origine humaine, il ne nous est pas pos­sible de le pré­voir. Une fois encore, nous aurons inven­té nos moyens sans nous pré­oc­cu­per des fins qu’ils servent, accep­tant celles que leur fonc­tion­ne­ment impose. Le seul fait que j’aie à m’inquiéter, à rai­son­ner à par­tir de la bombe ato­mique, a quelque chose de mons­trueu­se­ment contre-nature. Mon inquié­tude est la mani­fes­ta­tion d’une impuis­sance de l’homme vis-à-vis de ses moyens, elle est pour­tant déjà un effort pour les domi­ner si on la com­pare à l’aveuglement et au mutisme des réalistes.

Nos moyens sont de plus en plus pro­di­gieux et nos fins de plus en plus incer­taines. Il ne nous reste plus que des mots abs­traits, la jus­tice, la liber­té, de plus en plus dépour­vus de puis­sance effec­tive. À part cela, un vague désir de bon­heur phy­sique, l’aspiration à un plus grand confort. Sur­tout le besoin d’augmenter notre effi­ca­ci­té indi­vi­duelle ou sociale. Mais cette volon­té de puis­sance elle-même n’est que le reflet des moyens dont nous dis­po­sons, la joie des forces qu’ils nous com­mu­niquent. Cette fin-là, ce sont les moyens qui la créent.

Quand on pense aux immenses chan­ge­ments pro­vo­qués par l’utilisation de la vapeur et de l’électricité, au fait que nous n’avons pas encore pu résoudre les pro­blèmes humains qu’ils nous ont posés, on entre­voit dans quelles situa­tions inso­lubles nous allons nous trou­ver pla­cés. Comme Dieu, l’homme pour­ra pétrir l’univers à sa guise à par­tir de l’élément ori­gi­nel. Mais, comme ce n’est pas l’outil qui crée la forme, mais la pen­sée qui le guide, le nou­veau dieu ne pour­ra que détruire. Ses ins­tru­ments de construc­tions eux-mêmes ne seront que des ins­tru­ments de des­truc­tion, sa paix l’impitoyable guerre qu’il mène­ra contre la nature et contre sa propre nature, ayant fait de l’univers, à son image, un pro­di­gieux chaos.

J’en appelle à ceux qui pré­tendent défendre des valeurs spi­ri­tuelles comme à ceux qui pré­tendent défendre l’homme et je leur dis : Croyez-vous à un Dieu, à une Rai­son, à une Morale, à une Véri­té per­ma­nente ? Et dans ce cas, allez-vous subir pas­si­ve­ment un bou­le­ver­se­ment où les valeurs per­dront leur sens et l’homme sa forme ? Car demain, peut-être, pour nos fils, nous serons des Assy­riens et pour nos petits-fils des Sélé­nites parce qu’aucune pen­sée n’aura maî­tri­sé notre pré­sent pour assu­rer cet ave­nir dont nous ne pour­rons plus dire : notre ave­nir. Ce jour-là, que sera votre Révé­la­tion ? Et votre huma­nisme ? Que seront cette jus­tice et cette liber­té pour les­quelles nous accep­tons de mou­rir, recon­nais­sant ain­si qu’elles doivent se trans­mettre aux siècles ? Alors l’esprit humain serait enter­ré vif dans un monde absurde et les glaces de la mort éter­nelle fige­raient les temps dans une Apo­ca­lypse immo­bile. Auquel cas la fin du monde serait vrai­ment une grâce.

PROPOSITIONS

I – Constatation de l’autonomie du technique

Il ne s’agit plus de consi­dé­ra­tions théo­riques. Il s’agit, concrè­te­ment, du sort du monde. Sur tous et pour tou­jours, la bombe ato­mique fait peser sa menace. Le sort de l’humanité ? Mais je n’ai pour le dire qu’une for­mule écu­lée à force d’avoir été illé­gi­ti­me­ment employée. Aurons-nous, à défaut de ver­tu, cet ins­tinct élé­men­taire qui fait se révol­ter la brute en face de la mort ? Ici, pour être lucide, il suf­fît de rede­ve­nir simple. Mais nous ne sommes plus des brutes, je le crains, et au lieu de mesu­rer nos chaînes, comme des vieillards nous rai­son­nons ou nous fai­sons le silence sur ce qui nous trouble. Il semble que c’est le des­tin même qui nous empêche de pen­ser la bombe.

Pour­quoi cette incroyable para­ly­sie ? À son ori­gine, il y a une démis­sion déjà ancienne. La bombe n’est pas une idée ; il n’y a qu’à voir l’incapacité de nos intel­lec­tuels à la pen­ser – c’est un fait. Un fait qui s’apparente à cette chaîne de faits qui a nom : le pro­grès, non pas tel que cer­tains le défi­nissent, mais tel qu’il s’est concrè­te­ment réa­li­sé depuis plus d’un siècle. Vis-à-vis de tout ce qui touche à ce pro­grès, l’individu moderne a une fois pour toutes adop­té une atti­tude – si jamais il a eu à le faire. Cette atti­tude est contra­dic­toire : elle consiste à consi­dé­rer le pro­grès tech­nique à la fois comme une loi fatale, essen­tielle au deve­nir de l’humanité et un phé­no­mène acces­soire ; à décla­rer d’un ton doc­to­ral : « il n’y a pas à reve­nir en arrière » – ce qui signi­fie d’ailleurs qu’il fau­dra conti­nuer ain­si dans l’avenir – ; et plus sim­ple­ment – car il se trouve rare­ment des indi­vi­dus pour poser seule­ment la ques­tion – à ne pas en par­ler, comme d’une chose qui va de soi, et à réser­ver toute son atten­tion aux débats de l’idéologie poli­tique. En pre­mière page, il y a le pro­cès Pétain, il y a la pro­por­tion­nelle avec uti­li­sa­tion des restes, il y a aus­si la bombe. Évi­dem­ment, c’est un peu bizarre et il est dif­fi­cile de faire des réflexions à son sujet, tout au plus est-elle bonne pour un repor­tage sen­sa­tion­nel. La bombe ? Évi­dem­ment, c’est assez dur de lui faire une place dans le grand débat poli­tique. Mais puisqu’elle est per­fec­tion­née, elle fera bien un jour le bon­heur de l’humanité – demain, car c’est demain que les choses seront au point, et d’ailleurs demain on n’en par­le­ra plus.

Si le culte du pro­grès n’est plus la doc­trine des tech­ni­ciens de la pen­sée qui ont trop peur de pas­ser pour bêtes, comme mythe vivant de l’époque il est tou­jours actif. Il est vrai que ce n’est pas le café de Flore qui donne l’investiture.

Cette atti­tude nous amène à consi­dé­rer le pro­grès comme le don­né par excel­lence et à abdi­quer en face de lui notre liber­té. Et si l’emploi des machines n’est pas un mal, l’abdication vis-à-vis des moyens c’est le Mal. Car s’il est vrai que la machine est neutre et qu’elle peut ser­vir indif­fé­rem­ment au bon­heur ou au mal­heur de l’humanité, cela sup­pose comme condi­tion élé­men­taire la volon­té de la faire ser­vir. Or l’attitude des par­ti­sans du pro­grès est tout autre : chaque fois qu’on leur demande d’envisager l’action des tech­niques sur l’homme, de conce­voir une orien­ta­tion dif­fé­rente du machi­nisme, ils pro­testent. Le pro­grès pour eux, c’est-à-dire le per­fec­tion­ne­ment tech­nique tel qu’il s’est défi­ni depuis un siècle, a une valeur en soi. Le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion maté­rielle, les tech­niques telles qu’elles sont (les par­ti­sans du pro­grès oublient trop sou­vent qu’ils opposent la machine en soi à celui qui la cri­tique telle qu’elle est), ouvre les voies de l’avenir. La machine, pour eux, ce n’est pas la machine, c’est la jus­tice, c’est la liber­té. Pour ma part, je ne rejette pas la machine, mais je rejette l’identification du gigan­tisme indus­triel, de la bombe ato­mique à des valeurs. Le par­ti­san du pro­grès ne se rend pas compte qu’il four­nit ain­si des armes à ceux qui consi­dèrent que la machine, loin d’être un ins­tru­ment, a ses fins propres.

Pour­quoi cette abdi­ca­tion de géné­ra­tions soi-disant huma­nistes vis-à-vis de la tech­nique et des machines ? Pour­quoi avoir ren­ver­sé les dieux de marbre et d’or pour ado­rer ces grais­seuses images de métal ? Pour­quoi, ces­sant de pla­cer son des­tin dans le ciel, l’humanité le place-t-elle dans ses ins­tru­ments ? Parce que, s’il est exact de dire que la machine peut ser­vir, aban­don­née à elle-même, elle com­porte sa fin propre qui est d’accroître la puis­sance. Avec un avion, je vais plus vite et plus loin qu’à pied ; avec un mar­teau-piqueur, j’abats plus de char­bon qu’avec un pic, et avec une bombe, je tue plus d’hommes qu’avec un cou­teau. La machine est faite pour domi­ner, pour vaincre : les choses et les hommes, et comme vaincre c’est tou­jours un peu bri­ser, elle est infi­ni­ment plus effi­cace dans la des­truc­tion que dans la construc­tion. Nous pos­sé­dons la bombe qui détruit les villes, et demain nous pour­rons détruire le monde en une seconde, nous ne sau­rions jamais le créer en un aus­si bref ins­tant. Car la puis­sance peut broyer, seule la vie peut engen­drer la vie.

La machine, c’est la volon­té de puis­sance et la volon­té de puis­sance, c’est la machine. C’est le peuple le plus avide d’or ou de conquêtes qui invente les meilleures machines. Et c’est le peuple le plus déga­gé de pré­ju­gés qui les emploie le mieux. La volon­té de puis­sance s’est incar­née dans l’expansion et dans son accom­plis­se­ment suprême : l’impérialisme des États. Les périodes de plus grands pro­grès tech­niques, ce sont les périodes de pros­pé­ri­té capi­ta­liste et à un degré encore plus grand, les périodes de guerre entre États. Ce qui carac­té­rise le monde tota­li­taire où nous vivons, c’est la sym­biose du poli­tique et du tech­nique, l’accord entre la volon­té de puis­sance des chefs d’État et la curio­si­té objec­tive, le sens méca­nique, la doci­li­té bor­née des tech­ni­ciens. L’hitlérisme était l’expression d’une socié­té où les plus hautes capa­ci­tés tech­niques s’alliaient à un sens extrême de la dis­ci­pline d’État ; la bombe ato­mique est le pro­duit mons­trueux de cet accou­ple­ment de la poli­tique et du tech­nique. Comme des fous rares et pré­cieux, l’État enferme les savants quelque part au milieu des landes, four­nis­sant de coû­teux ali­ments à leur manie d’insectes aveugles et recueillant soi­gneu­se­ment le fruit redou­table que leur incons­cience éla­bore. « Nous n’y sommes pour rien, si nos inven­tions servent à ça ». Grand argu­ment des scien­ti­fiques… C’est bien pour cette démis­sion qu’il leur sera un jour deman­dé des comptes.

La nation la plus cou­pable, c’est la nation la plus avan­cée tech­ni­que­ment. Bel­sen et Buchen­wald sup­po­saient un per­fec­tion­ne­ment extrême de l’administration, de la capa­ci­té des trans­ports et une indus­trie chi­mique évo­luée. L’incendie d’une ville d’un mil­lion d’hommes n’était pas à la por­tée de Samo­ry. Les ver­tus et les vices des États ne sont que leur fai­blesse ou leur force tech­nique. Si les Japo­nais n’ont pas bom­bar­dé les villes des États-Unis, c’est faute de moyens et si les États-Unis ont lan­cé la bombe sur Hiro­shi­ma, c’est bien pour l’avoir inven­tée. Pour don­ner tout sens à la machine la plus ter­rible de la guerre, il fal­lait qu’elle fût conçue par les poli­ti­ciens et les savants d’une nation dite chré­tienne. Il fal­lait qu’elle fût lan­cée au nom du bon­heur des hommes. Il n’y a pas de Japo­nais, il n’y a pas d’Américains, il y a la bombe, il y a la guerre et ses moyens de plus en plus per­fec­tion­nés. Le peuple qui les accepte n’est plus qu’un ins­tru­ment et l’homme le rouage de la machine à faire le mal. À qui la faute ? Au pilote de l’avion ? Il n’a pas lan­cé la bombe. Au bom­bar­dier ? C’est le pilote qui l’avait mené. Au géné­ral ? Il ne fai­sait qu’exécuter un ordre supé­rieur et jus­te­ment ce jour-là, il était malade : c’est un sous-ordre qui … Au pré­sident Tru­man ? C’était Roo­se­velt qui avait mis les choses en train, et il était bien obli­gé d’agir puisqu’il était dans les inten­tions d’Hitler… Aux ouvriers ? Là aus­si le tra­vail était trop divi­sé et ils igno­raient qu’ils fabri­quaient la bombe. La chose s’est faite auto­ma­ti­que­ment. Qui peut-on qua­li­fier de res­pon­sable ? Tous ceux qui n’ont pas vou­lu deve­nir responsables.

L’essentiel, ce ne sont pas les super­struc­tures idéo­lo­giques mais le déchaî­ne­ment des tech­niques de puis­sance et l’attitude d’esprit qui l’engendre : la pas­si­vi­té des hommes devant leurs moyens, que ce soit le manque d’imagination des masses, le « réa­lisme » des hommes d’action, l’évasion idéa­liste des intel­lec­tuels. L’essentiel, c’est cette évo­lu­tion des tech­niques qu’il est conve­nu d’appeler Pro­grès, et le mythe du pro­grès. Aujourd’hui, quelle que soit la direc­tion prise, il n’est de pen­sée incar­née, il n’est de doc­trine sociale et poli­tique qu’en fonc­tion d’une prise de posi­tion vis-à-vis de ce fait-là.

II – Pour une maîtrise des techniques

Il nous faut reprendre la maî­trise de nos moyens. Si nous ne rédui­sons pas le pro­grès tech­nique au rang d’instrument, et c’est cela la signi­fi­ca­tion de la bombe ato­mique, nous péri­rons broyés par les forces que nous aurons déchaî­nées. Sem­blables à Dieu par le sui­cide. Nous devons réap­prendre à consi­dé­rer les tech­niques (et même la poli­tique, cette tech­nique) comme des moyens. Non pas contre l’État, contre la Machine, car ce serait leur recon­naître une divi­ni­té dia­bo­lique que les choses mortes n’ont point, mais contre l’attitude humaine qui les accepte comme un don­né incon­trô­lable, comme la struc­ture et le sens de la vie, contre ceux qui confondent l’accroissement de puis­sance qu’elles nous accordent et le per­fec­tion­ne­ment humain.

La pre­mière condi­tion pour réa­li­ser cette main mise sur nos outils, c’est une prise de conscience de l’autonomie du tech­nique dans notre civi­li­sa­tion. Condi­tion la plus élé­men­taire mais aus­si néces­saire, tel­le­ment humble qu’elle ne relève pas d’une opé­ra­tion intel­lec­tuelle, mais d’une expé­rience de la situa­tion objec­tive ; prise de conscience, non d’un sys­tème idéo­lo­gique, mais d’une struc­ture concrète atteinte dans la vie quo­ti­dienne : la bureau­cra­tie, la pro­pa­gande, le camp de concen­tra­tion, la guerre. Tant que nous n’aurons pas l’humilité de recon­naître que notre civi­li­sa­tion, pour une part de plus en plus grande, se défi­nit par des moyens de plus en plus lourds ; tant que nous conti­nue­rons à par­ler de notre guerre, de notre poli­tique, de notre indus­trie comme si nous en étions abso­lu­ment les maîtres, le débat ne s’engagera même pas.

Je sais à quel point cette prise de conscience est contre nature. L’esprit humain, ins­tinc­ti­ve­ment, répugne à enre­gis­trer ses défaites, il est si com­mode de se croire fata­le­ment libre, et de reje­ter une exi­gence de liber­té qui com­mence à l’oppressante révé­la­tion d’une ser­vi­tude. Mais si nous savons consi­dé­rer en face l’autonomie de nos moyens et les fata­li­tés qui leur sont propres, alors, à ce moment, com­mence le mou­ve­ment qui mène à la liber­té. Car la liber­té n’a jamais pu naître qu’à par­tir de la prise de conscience d’une ser­vi­tude ; je crois que l’horreur de ne pas être maître de ses moyens est si natu­relle à l’esprit humain qu’une fois ceci acquis, le reste sui­vra ; mais c’est aus­si là que se situe­ra le refus.

La ques­tion fon­da­men­tale, ce n’est pas de savoir si l’emploi de l’énergie ato­mique fera le bon­heur ou le mal­heur de l’humanité, mais si, dans cet emploi, l’homme sera libre ou serf, ques­tion à laquelle il est beau­coup plus facile de répondre. La tâche immé­diate, c’est de consta­ter dans quelle mesure les nou­veaux moyens com­mandent de nou­velles ser­vi­tudes et de lut­ter pour que les hommes prennent conscience du ter­rible pro­blème que leur pose cette anté­cé­dence des moyens. La tâche, c’est de mettre en ques­tion ce don­né que tous acceptent, sans pré­ju­ger de la réponse. Mais n’est-ce pas parce que la réponse est impli­quée dans la ques­tion que tant d’hommes ne se la posent point ?

Cette prise de conscience est la consta­ta­tion d’une situa­tion objec­tive, elle est donc effort d’objectivité. Mais comme tout effort d’objectivité elle ne peut naître que d’une expé­rience inté­rieure qui exté­rio­rise l’objet. Si nous n’arrivons pas à consi­dé­rer objec­ti­ve­ment nos moyens, c’est parce qu’ils expriment une de nos ten­dances pro­fondes que leur emploi cultive d’ailleurs sys­té­ma­ti­que­ment. La tech­nique et la machine, c’est la puis­sance et un esprit cen­tré sur la puis­sance s’identifie à elle : il lui sera donc impos­sible de les consi­dé­rer de l’extérieur dans l’action qu’elles peuvent exer­cer sur les hommes. Puisque la puis­sance, c’est la valeur, puisque la bombe est une machine, il est impos­sible qu’elle ne contienne pas en vir­tua­li­té quelque bien, uni­ver­sel comme la puis­sance de son explosion.

La prise de conscience de l’autonomie du tech­nique n’est donc pas simple affaire de connais­sance, elle sup­pose un affai­blis­se­ment de cette volon­té de puis­sance, de ce besoin de domi­ner les choses et les hommes, de cet acti­visme qui tient lieu à l’individu moderne de reli­gion. Comme notre inca­pa­ci­té à consta­ter la mons­trueuse auto­no­mie de nos moyens s’explique par un affai­blis­se­ment de l’exigence spi­ri­tuelle, notre capa­ci­té à les domi­ner s’affirmera dans la mesure où nous sau­rons revivre un cer­tain nombre de valeurs intem­po­relles. Dans la mesure où nous pla­ce­rons ins­tinc­ti­ve­ment la per­sonne soli­taire avant la masse, avant la puis­sance col­lec­tive le bon­heur indi­vi­duel, avant la maî­trise du monde exté­rieur le per­fec­tion­ne­ment intérieur.

Il nous faut d’abord rompre le silence un peu gêné qui entoure la bombe ato­mique, pro­cla­mer bien haut sa signi­fi­ca­tion redou­table. Réagir contre cette stu­pé­fac­tion béate qui s’exprime dans ces cris, effa­rou­chés ou émer­veillés, d’enfants pris par le ver­tige d’une course.

La pre­mière chose, c’est de nous pla­cer scan­da­leu­se­ment en dehors du ter­rain tech­nique, de juger l’emploi de la bombe comme le crime le plus per­fec­tion­né, et ceux qui l’ont employée fussent-ils pré­si­dents des USA, comme des cri­mi­nels de guerre. On me répli­que­ra que son emploi était néces­saire, et que si les Amé­ri­cains ne s’en étaient pas ser­vis les pre­miers… Voi­là bien ce que j’attendais, la néces­si­té comme excuse et l’obligation de devan­cer l’ennemi dans la course à l’atrocité. Excuse qui nous en dit plus long sur la guerre que sur le crime lui-même.

La vie de tous est en jeu, et elle ne l’est pas au sens où on pou­vait l’entendre avant la guerre actuelle, au moins tous les habi­tants des grandes villes peuvent se consi­dé­rer comme direc­te­ment mena­cés de mort. Les hommes doivent donc exi­ger des gou­ver­ne­ments tous les ren­sei­gne­ments pos­sibles sur ce qui les menace, et si ce genre de recherches, comme cer­tains l’ont pré­ten­du, com­porte le risque d’une catas­trophe uni­ver­selle, qu’on démente ce bruit en don­nant les cer­ti­tudes néces­saires. S’il y a dan­ger, qu’on cesse ces tra­vaux ou alors que l’on nous donne les rai­sons toutes puis­santes, des rai­sons qui ne sau­raient être qu’absolues, qui néces­sitent que nous cou­rions ce risque suprême. Sur ce cha­pitre, nous avons tous droit à la parole, et aucune rai­son d’État ne sau­rait nous l’ôter ; il s’agit là d’une chose qui concerne toute l’humanité, la grande démo­cra­tie des corps, des conti­nents et des col­lines ; indé­cis des liber­tés poli­tiques, du plus fon­da­men­tal des droits : ce droit qui fut don­né à tous les hommes de vivre sur cette terre. Que dans la volière poli­tique nos oiseaux dorés inter­rompent pour un ins­tant leurs jacas­se­ments, les hommes ont besoin d’un ins­tant de silence pour rece­voir la réponse qui ne peut pas ne pas leur être don­née. Une réponse qui ne pour­ra pas être un quel­conque slo­gan sur la gran­deur natio­nale, ou un à peu près phi­lo­so­phique sur une para­di­siaque fin des temps mais une réponse pré­cise à une ques­tion qui l’est inexo­ra­ble­ment. Une telle menace ne peut plus peser sur notre vie sans la per­ver­tir. Pour la sup­por­ter, il fau­drait déci­der volon­tai­re­ment de ne plus pen­ser. La bombe ato­mique pose le pro­blème du contrôle de la tech­nique par l’homme. Que ceux qui confondent l’aventure de la connais­sance et l’instinct méca­nique m’entendent. Il ne s’agit pas de sou­mettre la connais­sance, mais de contrô­ler ses appli­ca­tions pra­tiques. Dans la mesure où elle est une aven­ture soli­taire, la connais­sance est libre ; mais dans la mesure où ses appli­ca­tions pra­tiques trans­forment les condi­tions de vie des hommes, elle relève de leur juge­ment. Car si les hommes ne sont pas tous com­pé­tents pour juger en matière de phy­sique, ils le sont tous pour juger la façon dont leur vie sera bou­le­ver­sée par la phy­sique, et dans ce cas il ne sau­rait être ques­tion de tenir compte du seul inté­rêt de la science, mais de tous les inté­rêts humains.

Si la ques­tion du contrôle des moyens tech­niques par tous les hommes n’est pas posée, les droits que la démo­cra­tie nous accorde risquent de deve­nir déri­soires. Nous pou­vons mettre un papier dans l’urne, mais le contrôle effec­tif de la puis­sance est réser­vé à quelques tech­ni­ciens et à quelques hommes poli­tiques. Mieux encore, l’existence de la bombe impose une mesure abso­lu­ment contraire à la démo­cra­tie : le secret. Secret d’autant plus abso­lu que la chose est plus impor­tante. Parce que la bombe contient une puis­sance mor­telle, elle ne sau­rait être mise entre toutes les mains et son secret ne sau­rait être garan­ti que par des moyens incon­nus et ter­ribles, par des moyens aus­si immé­diats et aus­si déci­sifs que la foudre. La vic­toire des démo­cra­ties risque d’aboutir au règne d’une mino­ri­té d’initiés qui domi­ne­ront le monde en s’appuyant sur une menace cachée.

Certes, le droit de vote est le fon­de­ment de la démo­cra­tie théo­rique, mais le par­tage de la puis­sance entre tous est le fon­de­ment de la démo­cra­tie réelle ; il n’y a de liber­té que là où il y a un mini­mum d’équilibre de forces, Dans notre civi­li­sa­tion, quel rap­port de forces pour­rait-il y avoir entre un peuple aux mains nues et ces quelques hommes qui détiennent le pou­voir d’anéantir le monde ? Pour un vrai démo­crate, qui veut que la liber­té soit pos­sé­dée et vécue, la ques­tion capi­tale est celle du par­tage des pou­voirs réels. Je ne suis libre que là où je par­ti­cipe effec­ti­ve­ment à la puis­sance ; je ne me sen­ti­rai libre que le jour où il n’y aura plus de bombe ato­mique, le jour où j’exercerai ma part de contrôle, un contrôle qui ne sera pas l’affaire d’un État ou de la finance, mais des hommes. Quelle que soit la solu­tion envi­sa­gée, le contrôle des moyens tech­niques par le peuple est le pro­blème fon­da­men­tal de la démo­cra­tie moderne.

Tout le monde est théo­ri­que­ment d’accord là-des­sus : les tech­niques ne valent que par les fins qu’elles servent. Mais pour qu’elles servent des fins, n’importe les­quelles, il faut d’abord qu’elles leur soient subor­don­nées. Nous devons envi­sa­ger une orien­ta­tion nou­velle du pro­grès, pro­grès dont la rai­son d’être ne sau­rait être que l’homme, qui doit tenir compte de l’exigence humaine dans sa tota­li­té : c’est-à-dire de l’être phy­sique et de l’être spi­ri­tuel inti­me­ment unis.

Au stade le plus élé­men­taire, le per­fec­tion­ne­ment tech­nique doit être fonc­tion du bon­heur indi­vi­duel et non de la puis­sance col­lec­tive ; il est plus hum­ble­ment impor­tant de pos­sé­der les moyens de nour­rir et de vêtir les hommes que d’avoir celui de faire sau­ter la Terre.

Ce n’est d’ailleurs que l’aspect le plus simple de la ques­tion. Il ne suf­fit pas que le pro­grès nour­risse le corps au lieu de le broyer, il faut qu’il se sou­mette aux aspi­ra­tions supé­rieures de l’homme, le per­fec­tion­ne­ment spi­ri­tuel doit pas­ser avant le bon­heur. La recherche tech­nique, l’activité éco­no­mique doivent tenir compte de la liber­té comme de la jus­tice. Il faut donc que les acti­vi­tés tech­niques ou éco­no­miques d’une part, l’exigence spi­ri­tuelle de l’autre, cessent d’être consi­dé­rées iso­lé­ment. Nous devons par exemple prendre l’habitude d’examiner ins­tinc­ti­ve­ment tel sys­tème moné­taire en fonc­tion de la liber­té. On peut ima­gi­ner un pro­grès tech­nique qui vise­rait à créer pour l’homme des condi­tions de liber­té : par exemple en lui don­nant du temps plu­tôt que du confort, en recher­chant les moyens qui per­met­traient de déve­lop­per sa part d’initiative, sa puis­sance d’action per­son­nelle. Une telle recherche ne peut pas être sys­té­ma­tique. Ce n’est que dans l’étude de chaque cas concret qu’elle pour­rait être pré­ci­sée. Mais elle est révo­lu­tion­naire parce qu’elle implique une rup­ture dans la direc­tion sui­vie jusqu’à pré­sent et elle abou­ti­rait à des ins­ti­tu­tions, à des machines qui ne seraient pas seule­ment plus com­pli­quées ou plus per­fec­tion­nées, mais différentes.

Ceci impli­que­rait un cer­tain déta­che­ment vis-à-vis du per­fec­tion­ne­ment des moyens de pro­duc­tion-des­truc­tion qui a jusqu’ici prin­ci­pa­le­ment carac­té­ri­sé le « pro­grès ». Il est bien évident que la misère actuelle de l’homme ne tient pas à une insuf­fi­sance des moyens de pro­duc­tion ; si nous dépen­sions pour amé­lio­rer notre condi­tion maté­rielle ce que nous dépen­sons pour la guerre, nous pour­rions tous mener une vie de mil­lion­naires. L’essentiel, ce n’est donc pas d’augmenter la pro­duc­tion, mais que la pro­duc­tion puisse atteindre et ser­vir les indi­vi­dus. Ce qui importe, c’est le pro­grès des moyens de dis­tri­bu­tion. L’imagination tech­nique doit chan­ger de direction.

L’accent ne doit plus être mis sur l’invention, mais sur son uti­li­sa­tion à des fins humaines. Elle doit être, ce qui n’est pas le cas pour la plu­part de nos créa­tions tech­niques, per­son­nel­le­ment et socia­le­ment assi­mi­lée ; ce n’est qu’à cette condi­tion-là qu’elle peut deve­nir féconde. Pré­voir les consé­quences des moyens, les adap­ter à un type social inté­res­sant, les trans­for­mer en fonc­tion de cer­taines valeurs, c’est là que désor­mais doit s’exercer l’ingéniosité. Ce qui deman­de­ra des ver­tus dif­fé­rentes : un esprit syn­thé­tique plu­tôt qu’analytique, sen­sible à la com­plexi­té du réel ; de l’imagination, un sens de l’humain, une exi­gence spi­ri­tuelle tour­née vers le concret. Peut-être aus­si un rythme dif­fé­rent, parce qu’une tech­nique nou­velle ne peut être assi­mi­lée qu’au bout d’un temps mini­mum, et le cours du pro­grès ne serait plus cette courbe hyper­bo­lique, cette course de plus en plus pré­ci­pi­tée vers l’abîme de quelque chute ver­ti­cale, mais la majes­té d’un mou­ve­ment régu­liè­re­ment ascen­dant, le cours puis­sant et ordon­né d’un fleuve où le pilote peut pré­voir et orien­ter la marche de son navire. Alors légi­ti­me­ment nous pour­rions par­ler de pro­grès, c’est-à-dire d’une crois­sance uni­taire où le déve­lop­pe­ment du corps ne se dis­tingue pas de celui de l’esprit.

Ber­nard Charbonneau

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