Dans les charniers du génocide rwandais (par Andrew Thomson)

Un peu d'histoire. Le génocide du Rwanda est une conséquence directe de la colonisation, un des nombreux carnages qui découlent de l'expansion de la civilisation (de la mission civilisatrice). A l’origine, Tutsis et Hutus constituent un seul et même peuple. Comme l’écrit Jean-Pierre Chrétien, grand spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, « tout le monde parle une seule langue, le kinyarwanda, et partage les mêmes croyances, la même culture, les mêmes clans et une histoire commune depuis des siècles ». Ce sont les puissances colonisatrices, les Allemands puis les Belges, nourris de la pensée de Gobineau sur l’inégalité des races, qui font des Tutsis et des Hutus deux groupes ethniques différents. Pour un résumé des origines de ce génocide, vous pouvez lire cet article, publié sur RFI. Dans un livre assez méconnu, mais très intéressant, dont le titre français est "Il faut sauver la planète : trois idéalistes dans l'enfer humanitaire", un expert médico-légal de l'ONU (Andrew Thomson) raconte son travail dans les charniers du Rwanda, après le génocide. Un passage qui mérite d'être diffusé. Voici donc :

Andrew, novembre 1995

Kibuye, Rwan­da

Lac Kivu. En plein cœur de l’Afrique. Cela res­semble au lac de Genève, d’une séré­ni­té spec­ta­cu­laire, avec en plus des bou­gain­vil­lées sau­vages qui des­cendent jus­qu’au bord de l’eau. On appe­lait cette région la Suisse afri­caine. En regar­dant vers l’ouest, on aper­çoit le Zaïre dans la brume. Les milices hutu sont là-bas, juste de l’autre côté du lac. Ils se disent réfu­giés et vivent sub­stan­tiel­le­ment de l’aide huma­ni­taire. Cer­tains sont même payés par l’O­NU pen­dant qu’ils our­dissent de nou­veaux massacres.

De ce côté-ci du lac, on dénombre plus de morts récents que de vivants. Quelle que soit la cha­leur du soleil afri­cain, je ne peux me résoudre à nager dans des eaux qui ont vu pas­ser des mil­liers de corps gon­flés. Le lac a l’air lim­pide mais com­ment ne pas voir des sque­lettes dans le fond ? Et j’ai peur de me cou­per en mar­chant sur la pointe d’un os infec­té. Impos­sible d’al­ler cou­rir par crainte des hordes de chiens sau­vages. Ils ont man­gé trop de chair humaine et sont à nou­veau affa­més. Tous les vau­tours d’A­frique cen­trale se sont don­né ren­dez-vous ici et si je reste trop long­temps allon­gé sans bou­ger au soleil, je les vois tour­ner en cercles de plus en plus rap­pro­chés au-des­sus de moi.

Un pro­fes­seur de chi­rur­gie nous a dit un jour qu’on pou­vait très bien faire une rec­to­sco­pie sans gants en latex. Il suf­fit de grat­ter du savon sous l’ongle de son index et d’enfoncer le doigt fer­me­ment : la merde ne vient pas se glis­ser sous l’ongle. C’é­tait un méde­cin à l’an­cienne et il l’a­vait sans doute pra­ti­quée lui-même pen­dant des années. Mais je n’ai plus de savon, et le noir que j’ai sous les ongles ne pro­vient pas d’un exa­men du rec­tum mais d’un cadavre, ou plu­tôt de plu­sieurs. J’ai envie de vomir quand je l’en­lève à l’aide de mon cou­teau suisse, sauf que ne rien faire serait pire.

Mon uni­vers tourne autour d’une église en pierre et d’un char­nier. Mon équipe creuse depuis des semaines et dégage des corps sous un soleil de plomb. Comme la ville est en alti­tude, c’est une cha­leur sèche. C’est déjà ça. On est mus­clés et bron­zés, comme les ouvriers du bâti­ment en été. La science médi­co-légale est inté­res­sante, métho­dique et lente. Nous avons trou­vé les pre­miers corps à un mètre de pro­fon­deur, sous des tonnes de terre com­pacte. Il a fal­lu y aller à la pioche en pre­nant garde de ne pas abî­mer les cadavres en creu­sant. Chaque corps est numé­ro­té, pho­to­gra­phié et dépo­sé sur une civière avant d’être trans­por­té vers l’é­glise. On les désha­bille et on lave leurs vête­ments et leurs effets per­son­nels. Les papiers, des­ti­nés à ser­vir de preuves, sont ran­gés dans des sacs. Les corps dénu­dés sont pas­sés aux rayons X puis autop­siés sous une tente gon­flable aux cou­leurs vives. Les scies des méde­cins patho­lo­gistes découpent les crânes et les fémurs pour recueillir des échan­tillons des­ti­nés à des ana­lyses d’ADN. Elles font le même bruit que les scies sau­teuses qui abattent les sapins chez moi.

Ce que nous essayons de ras­sem­bler est très simple, comme dans n’im­porte quelle enquête cri­mi­nelle par­tout dans le monde. Sauf qu’i­ci, c’est mul­ti­plié par cinq cents. Nous devons déter­mi­ner l’âge, le sexe et la taille de cha­cune des vic­times, la nature des bles­sures et la cause de la mort. Nous espé­rons pro­cé­der au plus d’i­den­ti­fi­ca­tions pos­sibles pour cor­ro­bo­rer la dépo­si­tion des témoins.

Les char­niers sont par­tout. Ma carte du Rwan­da est cou­verte de points rouges, un par fosse de plus de cinq cents per­sonnes. On dirait la carte d’une épi­dé­mie de cho­lé­ra : ça com­mence par une poi­gnée de cas, puis ça s’é­tend en cercles concen­triques mor­tels à tra­vers une popu­la­tion sans défense. L’é­pi­dé­mie n’a jamais été jugu­lée et s’est épui­sée quand les vic­times sont venues à manquer.

Pour les légistes, ce qui s’est pas­sé ici ne fait aucun doute : il s’a­git de civils désar­més, en majo­ri­té des femmes et des enfants, dont la plu­part sont décé­dés à la suite d’un trau­ma­tisme phy­sique violent. Ils ont été taillés en pièces ou bat­tus à mort, par­fois les deux en même temps. Les preuves seront acca­blantes si jamais tout cela passe devant un tri­bu­nal, ce qui semble des plus impro­bables aujourd’hui où les accu­sés vivent de l’autre côté du lac au Zaïre, sous la pro­tec­tion du pré­sident Mobutu.

C’est un mas­sacre moyen à l’é­chelle du Rwan­da, à l’am­pleur et aux cir­cons­tances très banales. Plu­sieurs mil­liers de civils s’é­taient ras­sem­blés dans l’é­glise. Le gou­ver­neur hutu leur avait pro­mis la vie sauve. Les milices hutu se sont métho­di­que­ment répan­dues à tra­vers la foule pour dire aux autres Hutu de par­tir puis les sol­dats du gou­ver­ne­ment ont cou­pé tous les accès. Alors le gou­ver­neur a tiré en l’air pour lan­cer l’hal­la­li contre les Tut­si. De jeunes types ivres d’al­cool de banane les ont alors tous cou­pés en mor­ceau. Ce n’est pas facile de tuer autant de monde dans un si petit espace avec pour seules armes des machettes et des gour­dins. Aus­si les tueurs ren­traient-ils chez eux le soir pour récu­pé­rer et boire avant de reprendre leur bou­lot le len­de­main. Il a fal­lu trois jours et jus­qu’à pré­sent, nous n’a­vons enten­du par­ler que d’un seul survivant.

Envi­ron deux dou­zaines de bles­sés réus­sirent à ram­per hors de l’é­glise la pre­mière nuit, des­cen­dant la col­line vers le lac, affai­blis par tout le sang per­du, et déshy­dra­tés. Nous avons sui­vi leurs traces et recueilli leurs sque­lettes sur les pentes escar­pées. De nom­breux crânes se sont déta­chés en route et ont rou­lé vers l’eau comme des bal­lons per­dus. Nous éprou­vons une ten­dresse par­ti­cu­lière à l’é­gard du sque­lette de sur­face n° 23 que nous avons sur­nom­mé « l’homme banane ». Après sa mort, un bana­nier vigou­reux haut d’un mètre cin­quante a pous­sé au milieu de son torse. Le cadavre a dû four­nir un engrais fer­tile mais on ne risque pas de me voir man­ger ses fruits. L’homme banane a eu les deux che­villes frac­tu­rées à la machette par des tueurs trop pares­seux, fati­gués ou saouls pour l’a­che­ver dans l’é­glise. Il a été facile de le retrou­ver le len­de­main : aucune chance de ram­per très loin avec une frac­ture bila­té­rale aux che­villes. Ils semblent l’a­voir ache­vé d’un coup de machette à la tête. Il devait être cou­ché sur la pousse de bana­nier quand ils l’ont rat­tra­pé. Je me demande quelle nuit il a pu pas­ser et à quoi il pen­sait, cou­ché là dans l’at­tente de ses bourreaux.

D’un point de vue tech­nique, le cas de l’homme banane ne pose aucune dif­fi­cul­té. On pho­to­gra­phie les os puis on les ramasse et on les ana­lyse. Ce qui est plus déli­cat main­te­nant, au bout de cinq semaines et quatre cents cadavres, c’est le tas de corps emmê­lés à plu­sieurs mètres de pro­fon­deur. On a beau pio­cher, c’est une fosse sans fond, un jeu sinistre de Mika­do : j’attrape une jambe ou un bras du corps qui me semble le plus facile à déga­ger pour m’apercevoir que l’autre par­tie est coin­cée sous une demi-dou­zaine d’autres cadavres qui sont tous dans la même situa­tion. Par­fois, je m’en­tête à essayer de déli­vrer un indi­vi­du inex­tri­ca­ble­ment enla­cé à ses sem­blables et je passe des heures avec mon pic et ma truelle. Cela gêne mon équipe qui est obli­gée de sou­le­ver d’autres corps juste pour que je puisse extraire le mien, mais il m’est impos­sible d’af­fron­ter le même cadavre deux jours de suite.

En géné­ral, le corps finit par se libé­rer avec un pop et je m’ef­fondre en arrière sur d’autres cadavres, agrip­pé au mien qui me tombe des­sus. C’est arri­vé à tout le monde ici, alors on rigole. La pre­mière fois qu’on se débat avec un poids mort c’est hor­rible, et puis on s’ha­bi­tue. Il y a tel­le­ment de cadavres autour de nous qu’il n’y a aucun autre endroit où atter­rir. Régu­liè­re­ment, l’un de nous se retrouve avec la jambe coin­cée dans la boue au milieu des morts. C’est arri­vé une fois au plus jeune de l’é­quipe juste au moment où on s’ap­prê­tait à ren­trer. Nous lui avons fait croire que nous allions par­tir sans l’aider, en le lais­sant en rade pour la nuit. Ce n’est qu’en voyant ses yeux s’écarquiller de ter­reur que nous avons com­pris que nous étions allés trop loin. Il trem­blait comme une feuille quand nous l’a­vons sorti.

Tous ces ébou­le­ments et ces glis­se­ments s’ex­pliquent par le fait que les corps n’ont pas été, à pro­pre­ment par­ler, enter­rés là. Les tueurs se sont conten­tés de les jeter au fur et à mesure dans une fosse pro­fonde. L’un des magis­trats char­gés de l’en­quête m’a pré­sen­té à un Hutu de la Croix-Rouge rwan­daise qui s’est char­gé d’or­ga­ni­ser l’in­hu­ma­tion. Il est main­te­nant témoin de l’accusation. Il raconte qu’il est reve­nu ici de la capi­tale, Kiga­li, à peu près une semaine après la tue­rie. Il a com­pris qu’il lui fal­lait s’oc­cu­per des cen­taines de corps qui jon­chaient les rues de la ville le jour où sa fille lui a deman­dé : « Papa, pour­quoi tous ces gens dorment dans la rue au milieu de la journée ? »

Alors, il est allé cher­cher un bull­do­zer et quelques déte­nus, a creu­sé une fosse de quinze mètres de long et de deux mètres cin­quante de pro­fon­deur dans la bana­ne­raie der­rière l’é­glise. Puis, pen­dant une semaine, il a balan­cé les morts dans le trou à l’aide d’une civière. Cela a dû repré­sen­ter un tra­vail pénible parce que les corps avaient gon­flé entre-temps. Les femmes, les enfants et les bébés devaient avoir un air bien plus humain qu’aujourd’hui. Les assas­sins l’ont mena­cé de le jeter dans le trou s’il s’a­vi­sait d’en­ter­rer les cadavres avant qu’ils ne leur aient fait les poches. Vu les cir­cons­tances, ce n’étaient sûre­ment pas des paroles en l’air.

C’est ce qui explique que les corps soient si dif­fi­ciles à extraire, empê­trés dans des couches de terre com­pacte. Dans un coin, il y avait tant de bébés mélan­gés que nous avons dû nous livrer à une esti­ma­tion et mettre leurs membres, leurs torses et leurs têtes dans une seule housse mor­tuaire. C’est un tra­vail dégueu­lasse et nous avons tous attra­pé des infec­tions. Même avec deux paires de gants l’une sur l’autre, je conti­nue de me cou­per sur des frag­ments d’os alors je prends des anti­bio­tiques à haute dose.

Après les pluies d’a­près-midi, la fosse se rem­plit d’eau comme une mare et il faut pom­per. Le long des pentes, les tuyaux laissent échap­per une soupe gri­sâtre immonde. Quand je mour­rai, je veux être inci­né­ré. Per­sonne ne mérite de finir ainsi.

Nous fai­sons une pause à midi et déjeu­nons de sand­wiches au jam­bon et au fro­mage, de fruits et de Coca-Cola, à l’ombre de l’église, à quelques pas des piles de corps entas­sés dans des housses numé­ro­tées entre les bancs. Les jour­na­listes qui viennent nous voir sont hor­ri­fiés. Nous leur pro­po­sons de par­ta­ger notre repas et rigo­lons de les voir se cou­vrir le nez avec leur mou­choir et vomir dans les buis­sons. Ils veulent vous faire croire que ce sont des durs à cuire reve­nus de tout, mais c’est une pos­ture désa­bu­sée qu’il est dif­fi­cile de main­te­nir quand on dégueule. Ils finissent par nous deman­der de bien vou­loir leur accor­der une inter­view autour d’une bière à la pen­sion près du lac. De pré­fé­rence après être pas­sés sous la douche.

Notre ingé­nieur a bri­co­lé une douche sur le site et c’est pour moi le meilleur moment de la jour­née. De l’eau brû­lante sous pres­sion gicle d’un tuyau auquel je voue un véri­table culte. Je réus­sis à me débar­ras­ser des bouts de chair et d’os étran­gers qui sont venus se col­ler dans mes che­veux mais j’ai beau me mou­cher avec force, je reste impré­gné par l’o­deur de pour­ri­ture. Et, quel que soit le nombre de douches que je prenne, je garde en per­ma­nence une sen­sa­tion hui­leuse sur le corps.

J’ai vite com­pris qu’il était plus facile de me laver moi que mes vête­ments, alors je me couvre le moins pos­sible dans les char­niers. Il suf­fit de s’ha­bi­tuer aux lam­beaux de chair humaine qui viennent se col­ler à la peau et sèchent au-des­sus des coups de soleil. Quand il n’y a pas de visi­teurs, je tra­vaille en short, en bottes et en gants et ne revêt la blouse chi­rur­gi­cale admi­nis­tra­tive en plas­tique qu’en pré­sence d’out­si­ders. Un tar­tuffe qui n’a­vait pas pas­sé cinq semaines au fond de ce trou m’a dit un jour que je devrais mon­trer plus de res­pect, mais je crois que les défunts se sou­cient moins de notre élé­gance que mon visi­teur don­neur de leçons. Les vivants se sentent sou­vent offen­sés à la place des morts.

Pas loin, des sol­dats gha­néens de l’O­NU se pré­parent à man­ger au-des­sus d’un feu. Ils nous pro­tègent et gardent le site contre les intrus. La semaine der­nière, ils ont abat­tu un chien sau­vage qui ten­tait d’ex­tir­per un bras de la fosse en pleine nuit. J’ai inter­ro­gé ces braves sol­dats sur les risques d’une attaque lan­cée depuis l’autre rive du lac. L’un d’entre eux a mon­tré du doigt le Zaïre et a cra­ché sur la terre rouge. Les milices hutu qui tuent les femmes et les enfants et tournent les talons dès qu’elles se retrouvent face à une véri­table armée ne leur font pas peur.

Pour­tant, ils ne cessent de me deman­der quand nous pen­sons ré-enter­rer les cadavres. Je leur dis que je ne sais pas, nous n’avons même pas encore tou­ché le fond de la fosse. Ils me posent la même ques­tion tous les jours au point que je finis par aller voir le lieu­te­nant. Je lui dis d’ex­pli­quer à ses hommes que nous exhu­mons les morts aus­si vite que pos­sible et qu’il est inutile de s’im­pa­tien­ter. Il me répond que ce n’est pas la vitesse à laquelle nous allons qui les pré­oc­cupe, mais leur peur des esprits défunts res­tés sans sépulture.

Je suis là à pen­ser au nombre d’es­prits qui doivent han­ter le Rwan­da aujourd’­hui quand un Land Crui­ser sale por­tant le sigle du Comi­té inter­na­tio­nal de la Croix- Rouge s’ar­rête devant moi en pro­ve­nance du Zaïre. Je condui­sais le même modèle au Cam­bodge. L’un des sol­dats repousse les rou­leaux de fil de fer bar­be­lé et une jeune femme mince, aux che­veux blonds jus­qu’aux épaules, des­cend du véhi­cule. Elle porte une che­mise en lin blanc aux manches remon­tées jus­qu’aux coudes, un pan­ta­lon de coton, des bottes et elle est recou­verte d’une fine pel­li­cule rouge de pous­sière rwandaise.

C’est Suzanne. Nous nous sommes ren­con­trés il y a quelques semaines lors d’une fête à Kiga­li. J’es­saye de ne pas la tou­cher avec mes mains puantes au moment où je l’embrasse sur la joue droite, la gauche puis à nou­veau la droite. Elle me dit qu’elle revient à peine d’un camp de réfu­giés où elle a réuni des enfants avec leurs parents et me fait la sur­prise d’une invi­ta­tion à dîner.

La nuit tombe quand j’arrive chez elle. Sa mai­son semble avoir été construite pour des tou­ristes avant la guerre. Nous nous asseyons au bord de l’eau et regar­dons le lac immo­bile et sombre. Nous ne par­lons guère. À chaque fois que je lance un caillou, ma cuisse vient tou­cher la sienne et je sens la cha­leur de sa peau au tra­vers du lin. Je me penche vers elle et res­pire son par­fum : jas­min et vanille.

Un appel de Giu­seppe nous ramène à la réa­li­té. C’est un Sici­lien à l’hu­mour nar­quois qui tra­vaille avec Suzanne. La mai­son est chaude et éclai­rée à la bou­gie, et le dîner est prêt : des pâtes fumantes dans une sauce tomate à l’ail. Giu­seppe a bra­vé les ser­pents du jar­din pour aller ramas­ser du basi­lic et le cui­si­nier a fait du pain. Le vin rouge et la conver­sa­tion coulent à flots, et nous pour­rions être n’im­porte où au monde sauf au Rwan­da. Pour le des­sert, nous cas­sons de gros mor­ceaux de cho­co­lat suisse amer. Giu­seppe va se cou­cher, et Suzanne et moi dan­sons un slow ser­ré. Puis elle me prend par la main et me conduit à sa chambre.

Je lui demande d’éteindre la lampe au moment où je me désha­bille. Cela fait long­temps et je me sens brus­que­ment mal à l’aise. Elle sou­lève la mous­ti­quaire pour me lais­ser entrer. Ses draps sentent bon. Nos gestes sont un peu mal­adroits au début mais notre peau est chaude et nous nous pre­nons avec ten­dresse avant de nous aban­don­ner. Plus tard, quand la trans­pi­ra­tion a séché sur notre peau, nous res­tons allon­gés l’un près de l’autre, épaule contre épaule. Nous sommes vivants, nous res­pi­rons, notre cœur bat toujours.

Au matin, Suzanne me demande pour­quoi j’ai pas­sé la nuit à lui tirer le bras. Je ne sais pas très bien. Je dors seul la plu­part du temps, peut-être que son bras me gênait. Puis le rêve me revient : je ne suis pas dans son lit ; je suis cou­ché dans la fosse, mais je n’ar­rive pas à trou­ver une posi­tion confor­table au-des­sus des corps ; je les insulte en repous­sant des membres et des crânes. Je l’ai prise pour un cadavre.

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  1. Il y a eu certes les théo­ries de Gobi­neau. Il y a eu les évé­ne­ments de 1962 puis d’autres. Mais il a sur­tout eu l’ar­me­ment et la for­ma­tion des milices inter­am­wués par la France sur ordre de Mit­ter­rand et le fait qu’il ait com­man­di­té le géno­cide au pré­texte que « dans ces pays-là, un géno­cide n’a pas beau­coup d’im­por­tance ». en 1994 la France était en coha­bi­ta­tion. On retrouve tous les com­plices de l’é­poque sou­tiens de Macron (comme par hasard) Jup­pé Sar­ko­zy, Fillon, Bay­rou, Hol­lande, Royal, Attali, …

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