Sur la nature sauvage des enfants & « Scolariser le monde » (par Carol Black)

Ci-après, la tra­duc­tion d’un article en date d’a­vril 2016, écrit par Carol Black, réa­li­sa­trice et auteure états-unienne, sui­vie, pour com­plé­ter l’ar­ticle, de son excellent et cru­cial docu­men­taire inti­tu­lé « Sco­la­ri­ser le monde », sous-titré en français.


La révolution n’aura pas lieu dans une salle de classe

« C’est dans le sau­vage que se trouve la pré­ser­va­tion du Monde. » Tho­reau l’affirme dans De la marche, tan­dis que Jack Tur­ner, dans sa magni­fique col­lec­tion d’essais, The Abs­tract Wild [en fran­çais : « L’abs­trac­tion sau­vage », NdT], se demande com­bien d’entre nous en com­prenne le sens. Tur­ner sou­ligne que les gens inter­prètent sou­vent cette cita­tion de tra­vers, enten­dant « C’est dans les éten­dues sau­vages que se trouve la pré­ser­va­tion du monde » ; mais Tho­reau n’a pas écrit que les éten­dues sau­vages pré­ser­vaient le monde ; il a écrit que le sau­vage le pro­té­geait.

Que cela signi­fie-t-il ? Tur­ner a retrou­vé, dans le Jour­nal de Tho­reau, une réfé­rence au mot « wild » [sau­vage] comme étant « le par­ti­cipe pas­sé du verbe to will [vou­loir] : self-willed [doté d’une volon­té propre] ». Dès lors, le sau­vage est celui doté d’une volon­té propre, qui vit selon sa propre nature intrin­sèque plu­tôt qu’en se cour­bant sous une force extrin­sèque. Cepen­dant, comme l’exprime Tur­ner, nous sommes éga­le­ment trou­blés par le sens que Tho­reau accorde au mot « Monde » :

A la fin de son livre De la marche, il écrit : « on nous a dit que les grecs appe­laient le monde Kos­mos — κόσμος — Beau­té ou Ordre, mais nous ne com­pre­nons pas clai­re­ment pour­quoi, et nous nous bor­nons à n’y voir au mieux qu’un étrange fait phi­lo­lo­gique. » Le terme moderne est Cos­mos, et les études phi­lo­lo­giques les plus récentes sug­gèrent le sens d’ordre har­mo­nieux. Dans un sens large, nous pou­vons donc dire que la cita­tion de Tho­reau, « C’est dans le sau­vage que se trouve la pré­ser­va­tion du Monde », concerne la rela­tion entre des « choses » libres, dotées d’une volon­té propre et auto­dé­ter­mi­nées, avec l’ordre har­mo­nieux du cos­mos. Tho­reau affirme que les pre­mières pro­tègent le second.

Au début du 20ème siècle, les théo­ri­ciens de l’éducation étaient assez trans­pa­rents sur le fait qu’ils conce­vaient des écoles en vue d’adapter les enfants au nou­vel ordre indus­triel. Ces péda­gogues sou­te­naient que les enfants devaient perdre leur nature sau­vage « pri­mi­tive » et déve­lop­per des manières « civi­li­sées » telles que la ponc­tua­li­té, l’obéissance, l’ordre et l’efficacité. En 1898, Elwood P. Cub­ber­ley, doyen de L’é­cole d’ensei­gne­ment et édu­ca­tion à l’Université de Stan­ford, déclare que :

« Nos écoles sont, dans un sens, des usines, dans les­quelles les maté­riaux bruts – les enfants – doivent être façon­nés en pro­duits… Les carac­té­ris­tiques de fabri­ca­tion répondent aux exi­gences de la civi­li­sa­tion du 20ème siècle, et il appar­tient à l’école de pro­duire des élèves selon ses besoins spécifiques. »

Dans les esprits de ces archi­tectes de l’éducation moderne, « l’enfant », « le sau­vage » et « la nature » étaient des concepts équi­va­lents ; ils repré­sen­taient tous quelque chose d’intrinsèquement déviant, bes­tial, informe. « La Nature », affirme William Tor­rey Har­ris, Com­mis­saire à l’Education de 1889 à 1906 aux Etats-Unis, est « l’exact anti­thèse » de la « nature de l’homme d’esprit ». Il précise :

« Hors de l’état sau­vage, l’homme s’élève en se créant de nou­velles natures, les unes sur les autres ; il maté­ria­lise ses idées en ins­ti­tu­tions, et trouve dans ces mondes idéaux sa demeure réelle et sa vraie nature. »

L’objet de l’école, en d’autres termes, était d’élever les enfants hors de leur état natu­rel (qui était, du point de vue de M. Har­ris, « tota­le­ment vicieux ») et de les entraî­ner à prendre leur place dans le grand pro­jet humain de « subor­di­na­tion du monde maté­riel à son usage ». Comme l’explique Har­ris, « On clas­sait les nations et les peuples du monde… selon le degré auquel ils avaient ache­vé cet idéal de l’humanité ». Les cultures qui ne voyaient pas les choses ain­si étaient confron­tées à un choix : « adop­ter notre culture et deve­nir intel­lec­tuel­le­ment pro­duc­tives ou dis­pa­raître. Voi­là le juge­ment pro­non­cé par les Anglo-Saxons sur les races inférieures ».

Nous avons oublié qu’il s’agissait de la voca­tion ini­tiale (de la rai­son d’être) des ins­ti­tu­tions-usines dans les­quelles la plu­part d’entre nous avons gran­di ; nous par­lons de notre expé­rience per­son­nelle de l’école comme s’il s’agissait d’une com­po­sante natu­relle, d’un élé­ment natu­rel et essen­tiel de l’enfance humaine, et non pas de ce qu’elle est réel­le­ment : une expé­rience extrê­me­ment récente d’ingénierie sociale menée à grande échelle. Mais le pas­sé, comme l’a brillam­ment expri­mé Faulk­ner, n’est jamais mort ; il n’est pas même pas­sé. Ces objec­tifs ori­gi­nels, comme John Tay­lor Gat­to le sou­ligne, ont été imbri­qués avec tant d’efficacité dans la struc­ture de l’enseignement moderne – avec ses sys­tèmes sous-jacents de confi­ne­ment, de contrôle, de stan­dar­di­sa­tion, d’évaluation et de poli­çage – qu’ils s’accomplissent aujourd’hui sans même que nous en ayons conscience et sans notre consentement.

« L’é­cole indus­trielle indienne de Car­lisle », ouverte en 1879. Une usine d’ac­cul­tu­ra­tion et d’ethnocide.

Bien sûr, cet achè­ve­ment ne se fait pas de la façon qu’avaient ima­gi­née les ingé­nieurs sociaux. Ces hommes vision­naires sup­po­saient la nature humaine mal­léable à l’infini ; les enfants allaient être mode­lés et façon­nés comme n’importe quel autre maté­riau brut en un pro­duit fini pré­dé­ter­mi­né, et une uto­pie indus­trielle en résul­te­rait. Mais c’était sans comp­ter sur la puis­sance du pen­chant ins­tinc­tif des enfants pour la déso­béis­sance. L’esprit sau­vage lutte pour se pro­té­ger, tel un che­val sous le poids de la selle, avec mille stra­té­gies de résis­tance, de repli, d’inattention, d’oubli ; les enfants n’obéiront pas aux ordres de l’autorité, ils n’apprendront pas ce que les experts leur demandent, et pour chaque petite abeille ouvrière assi­due for­mée aux STIM [Sciences, Tech­no­lo­gie, Ingé­nie­rie et Mathé­ma­tiques, NdT] que nous créons, il se trouve dix jeunes qui résistent, apa­thiques et las, alié­nés à la fois de la nature et de leurs cœurs enchainés.

Le pas­sé n’est pas mort. Il n’est pas même passé.

Lorsque nous enle­vons pour la pre­mière fois un enfant du monde pour le pla­cer dans une ins­ti­tu­tion, il pleure. Autre­fois, c’était le pre­mier jour de mater­nelle, mais c’est désor­mais plus tôt encore, alors que les enfants n’ont par­fois que quelques semaines. L’instituteur arti­cule de douces ras­su­rances : « Ne vous inquié­tez pas, dès que vous serez par­tie, elle ira mieux. Cela ne pren­dra pas plus de quelques jours. Elle s’adaptera ». Et c’est le cas. Elle s’adapte à un monde inté­rieur de par­paings et de plas­tique, de lumière fluo­res­cente et de stores à demi fer­més (qu’importe que des études révèlent que les enfants ne gran­dissent pas aus­si bien sous les tubes fluo­res­cents que sous la lumière du soleil ; avions-nous seule­ment besoin que l’on nous le prouve ?) Cer­tains enfants subissent un deuil plus long, épiant entre les lames des stores le monde exté­rieur, lumi­neux et pro­met­teur ; cer­tains résistent plus long­temps, fai­sant la sourde oreille à l’aimable ins­ti­tu­trice, l’envoyant paître quand ils le peuvent, refu­sant de s’asseoir lorsqu’elle le demande (on nous dit que cette résis­tance est un « trouble ».) Mais au fur et à mesure, les années de confi­ne­ment pas­sant, ils s’adaptent. Les par­paings deviennent leur monde. Ils ne connaissent pas le nom des arbres de l’autre côté de la fenêtre de la salle de classe. Ils n’ont aucune idée du nom des oiseaux dans les arbres. Ils ne savent pas si la lune croît ou décroît, si cette baie est comes­tible ou empoi­son­née, si ce chant pré­cède un accou­ple­ment ou aver­tit d’un danger.

C’est dans ce contexte qu’un croi­sé uto­piste d’aujourd’hui pro­pose une « éco-alphabétisation ».

Un enfant lais­sé libre dans le monde exté­rieur appren­dra sous quelles pierres plates se réfu­gient les écre­visses, connaî­tra les eaux calmes où se reposent les grandes truites et les pentes rocheuses où poussent les baies sau­vages. Il appren­dra les ondu­la­tions des vagues, sau­ra quelles branches pour­ront sup­por­ter son poids, quelles brin­dilles pren­dront feu, quelles plantes ont des épines. Un enfant sco­la­ri­sé doit apprendre ce qu’est un « biome », et com­ment uti­li­ser des loga­rithmes pour cal­cu­ler la bio­di­ver­si­té. Évi­dem­ment, la majo­ri­té des enfants n’intègre pas ces connais­sances ; la plu­part d’entre eux n’a aucun inté­rêt à apprendre cela, et l’oubliera le len­de­main du test. Nos « normes » pré­tendent que les enfants com­pren­dront les intri­ca­tions fonc­tion­nelles des éco­sys­tèmes, les prin­cipes de l’évolution et de l’adaptation ; pour­tant, un enfant sur quatre quit­te­ra l’école sans savoir que la terre tourne autour du soleil.

Un enfant qui sait où trou­ver des baies sau­vages n’oubliera jamais cette infor­ma­tion. Une per­sonne « non édu­quée » des hauts pla­teaux de Papoua­sie Nou­velle-Gui­née peut recon­naitre 70 espèces d’oiseaux par leur chant. Un cha­man « illet­tré » d’Amazonie peut iden­ti­fier des cen­taines de plantes médi­ci­nales. Un Abo­ri­gène d’Australie trans­porte en sa mémoire la carte d’un ter­ri­toire large de 1600 kilo­mètres, enco­dée en chants. Nos esprits ont évo­lué pour emma­ga­si­ner une quan­ti­té énorme d’information sur le monde qui nous a vu naître, et pour trans­mettre faci­le­ment cette infor­ma­tion d’une géné­ra­tion à la suivante.

Mais pour connaître le monde, encore faut-il y vivre.

Mes filles, qui ne sont pas allées à l’école, observent par­fois des groupes d’écoliers rece­vant leur dose pres­crite « d’éducation à l’environnement ». Par une jour­née enso­leillée, sur une bande côtière rocheuse, un groupe de jeunes de 14 ans armés de bloc-notes erre entre les mares d’eaux de mer, essayant de ne pas mouiller leurs chaus­sures, plus concen­trés sur leur feuille d’exercice que sur la vie foi­son­nante des flaques claires et salées. Sur un par­king du che­min lit­to­ral mon­ta­gneux, des enfants de 9 ans sortent d’un bus, por­tant (et semant) des feuilles de papier rose décri­vant une « chasse au tré­sor » dans laquelle on leur demande de dis­tin­guer des élé­ments trou­vés dans la nature d’élé­ments non-issus de la nature. (On remarque plu­sieurs objets en plas­tique cachés par les ins­ti­tu­teurs le long du che­min près de la zone de sta­tion­ne­ment ; ils n’ont pas le temps, bien évi­dem­ment, de par­cou­rir l’intégralité des 3 kilo­mètres qui mènent à la cas­cade.) Entre les saules d’une zone humide regor­geant de vie, un trou­peau de col­lé­giens est ras­sem­blé pour un cours de « bio­di­ver­si­té » ; ils ont 10 minutes pour obser­ver les oiseaux, puis on leur demande de reve­nir avec une hypo­thèse scien­ti­fique et un pro­to­cole expé­ri­men­tal pour la tes­ter. L’un des gar­çons pro­pose une expé­rience impli­quant de clouer le bec des canards sauvages.

De nos jours, on com­mence à se rendre compte de l’absurdité d’élever des enfants presque entiè­re­ment en inté­rieur ; mais comme à l’habitude, la réponse de notre socié­té à sa propre insa­ni­té consiste à conce­voir des pro­grammes arti­fi­ciels pour résoudre nos pro­blèmes arti­fi­ciels de la façon la plus arti­fi­cielle pos­sible. On délègue à des ONGs, on spon­so­rise des confé­rences, on met en place des cur­sus et des pro­grammes péri­sco­laires, et des sites web inter­ac­tifs à l’esthétique attrayante ; tout ceci donne l’impression vrai­ment ter­ri­fiante qu’afin d’emmener nos enfants dans le monde exté­rieur, il faut au préa­lable rem­plir le for­mu­laire d’obtention du sta­tut 501©3, pos­tu­ler pour une sub­ven­tion fédé­rale, et embau­cher un direc­teur exé­cu­tif et un coor­di­na­teur de pro­gramme. On essaie de remé­dier à ce qui manque dans notre pro­gramme sco­laire obli­ga­toire en éta­blis­sant de nou­velles listes d’obligations.

En véri­té, nous ne savons pas com­ment ensei­gner la nature à nos enfants parce que nous avons nous-même été éle­vés dans un monde de par­paings. Pour reprendre le voca­bu­laire des soi­gneurs ani­ma­liers, nous ne sommes pas relâ­chables. J’ai tra­vaillé dans des centres de sau­ve­tage et de réha­bi­li­ta­tion des ani­maux sau­vages, et s’il y avait une chose que nous savions tous, c’est qu’un jeune ani­mal gar­dé trop long­temps dans une cage ne serait plus capable de sur­vivre dans le monde sau­vage. Sou­vent, au moment où l’on ouvre la porte de la cage, il aura peur d’en sor­tir ; s’il sort, il ne sau­ra pas quoi faire. Le monde ne lui est plus fami­lier, il lui est deve­nu hos­tile et étran­ger. C’est ce que nous avons fait à nos enfants.

C’est ce que nous avons subi.

A l’issue de sept géné­ra­tions de cette expé­rience pla­né­taire, nous devons désor­mais envoyer des scien­ti­fiques sur le ter­rain pour essayer de com­prendre qui nous aurions pu être. Des études nous montrent les unes après les autres que notre décon­nexion de la nature pro­voque l’augmentation des taux d’anxiété et de dépres­sion, que notre manque d’activité phy­sique entraîne des diag­nos­tics de troubles de l’attention et d’obésité, et même des dia­bètes de type 2. Ce qui est bien moins com­pris, c’est com­ment notre sépa­ra­tion du monde affecte notre manière d’apprendre.

Dans beau­coup de socié­tés rurales basées sur la terre, l’apprentissage n’est pas for­cé : les enfants, de manière volon­taire, sont cen­sés obser­ver, assi­mi­ler, pra­ti­quer et maî­tri­ser les connais­sances et les com­pé­tences dont ils auront besoin une fois adultes – et c’est le cas. Au sein de ces socié­tés – qui existent sur chaque conti­nent habi­té – même les très jeunes enfants sont libres de choi­sir leurs propres actions, de jouer, d’explorer, de par­ti­ci­per, et même de prendre des res­pon­sa­bi­li­tés impor­tantes. « Apprendre » n’est pas conçu comme une acti­vi­té par­ti­cu­lière, mais comme une résul­tante natu­relle du fait d’être vivant dans le monde.

Des cher­cheurs ont mon­tré que les enfants éle­vés dans ce cadre pas­saient le plus clair de leur temps dans un état d’attention com­plè­te­ment dif­fé­rent de celui des enfants pla­cés dans les écoles modernes, un état que la cher­cheuse en psy­cho­lo­gie Suzanne Gas­kins nomme « l’attention ouverte ». L’attention ouverte est extrê­me­ment foca­li­sée, apai­sée et éveillée ; Gas­kins sug­gère qu’elle s’approche du concept boud­dhiste de « pleine conscience ». Si quelque chose bouge dans le champ élar­gi de sa per­cep­tion, l’enfant le remar­que­ra. Si quelque chose d’intéressant se passe, il pour­ra l’observer pen­dant des heures. Un enfant plon­gé dans cet état semble assi­mi­ler sa culture par osmose, par étapes imper­cep­tibles, pio­chant dans les conver­sa­tions des adultes, leurs actions, leur manière de pen­ser, leur savoir.

Sans savoir le nom­mer, mes amis et moi avons sou­vent remar­qué que nos enfants – non sco­la­ri­sés – avaient cette qua­li­té d’attention lorsqu’ils évo­luaient dans le monde. Ils étaient dans un état d’esprit dif­fé­rent de celui des enfants sco­la­ri­sés. Cela se voyait. Ils remar­quaient tout. Ils se sou­ve­naient de tout. Leurs esprits étaient ouverts, atten­tifs, à l’aise. Si quelque chose cap­tait leur atten­tion, ils se foca­li­saient tota­le­ment. Lorsque nous ren­con­trions des adultes ayant l’habitude d’encadrer des groupes sco­laires – au musée, à l’aquarium, sur des sites archéo­lo­giques, dans des ran­don­nées de pis­tage d’animaux, des net­toyages de plage ou des pro­jets de science grand public – ils avouaient ne jamais avoir ren­con­tré d’enfants comme ceux-là aupa­ra­vant. Cela les stu­pé­fiait. Ils s’attendaient à ce que tous les enfants soient éner­vés, pas inté­res­sés, à moi­tié fré­né­tiques avec une éner­gie étouf­fée, comme un chien res­té enfer­mé toute une jour­née dans une maison.

Si des pro­fes­sion­nels de l’éducation ne com­prennent pas com­ment des enfants non sco­la­ri­sés peuvent apprendre autant sans qu’on leur enseigne, c’est peut-être parce qu’ils ne com­prennent pas com­ment fonc­tionne ce type d’attention. Ils l’étouffent dès que la cloche reten­tit. A l’école, les enfants doivent éteindre leurs pou­voirs d’observation, ils doivent réduire leur atten­tion et se « concen­trer », ce qui signi­fie qu’ils doivent s’abstraire de ce qui se passe autour d’eux. On leur demande de ne pas regar­der par la fenêtre. On leur demande de ne pas lais­ser leurs yeux – et leurs esprits – vaga­bon­der. Un enfant qui reste dans cette dis­po­si­tion d’attention ouverte en classe sera diag­nos­ti­qué comme ayant un « trouble du défi­cit de l’attention » et mis sous traitement.

Évi­dem­ment, « l’attention ouverte » ne peut pas vous apprendre grand-chose si vous êtes séques­trés pen­dant 12 ans dans un envi­ron­ne­ment d’apprentissage appau­vri : une pièce cer­clée de par­paings aux stores à demi bais­sés. (Une étude a même sug­gé­ré que l’on sup­prime les tableaux d’affichage colo­rés des classes de mater­nelle pour aider les enfants à res­ter concen­trés sur leur « tâche ».) Une fois que l’on vous a ain­si iso­lé du monde, et que vous avez éteint votre état natu­rel d’attention ouverte au monde, vous n’apprenez plus grand-chose lorsqu’on vous laisse enfin sor­tir. Tout est flou ; tout vous ennuie.

Fon­da­men­ta­le­ment, un état d’attention ouverte ne peut pas être obte­nu sous la contrainte. Dans beau­coup de cultures non-indus­tria­li­sées, les adultes com­prennent que l’esprit lui-même est sau­vage, doté d’une volon­té propre. L’esprit doit tour­ner son atten­tion vers l’extérieur, vers le monde, de son propre chef, s’ouvrant, cher­chant, s’étendant, créant ses propres connexions avec la mobi­li­té frac­tale d’une fronde de fou­gère qui se déroule ou d’un arbre qui tente d’atteindre la lumière du soleil et l’eau. Tel un escar­got sor­tant de sa coquille, il se recro­que­ville et se ferme lorsqu’il est mena­cé, blo­qué, pous­sé. Beau­coup de cultures consi­dèrent qu’il s’agit là d’une évi­dence ; c’est du bon sens, quelque chose que tout le monde sait. L’auteure inuite Mini Aodla Free­man raconte que la pre­mière fois qu’elle s’est ren­due au Sud de l’Arctique, ce sont les enfants qui l’ont le plus surprise :

« On ne leur per­met­tait pas d’être nor­maux comme ma culture leur auto­rise : libres de se mou­voir, libres de poser des ques­tions, libres de pen­ser à haute voix, et le plus impor­tant, libres de s’exprimer pour qu’ils puissent deve­nir plus sages… Pour mon peuple, une telle dis­ci­pline peut enrayer la crois­sance men­tale d’un enfant, tuer sa curio­si­té naturelle. »

Si vous jugu­lez avec trop de force la volon­té d’un enfant alors qu’il est jeune, explique Aodla Free­man, plus tard il devien­dra non-coopé­ra­tif et rebelle (cela vous évoque quelque chose ?). On ren­contre ce point de vue tout autour du monde, dans beau­coup d’endroits de l’Amérique, d’Afrique, en Inde, en Asie, en Papoua­sie Nou­velle-Gui­née. Bien sûr, il s’agissait-là d’une grande source de frus­tra­tion pour les pre­miers mis­sion­naires des Amé­riques, dont les efforts pour édu­quer les enfants indi­gènes étaient entra­vés par des parents qui n’acceptaient pas qu’ils soient bat­tus : « Les Sau­vages, se plaint le mis­sion­naire jésuite Paul le Jeune en 1633, ne peuvent pas châ­tier un enfant, ni en voir un être châ­tié. Cela ren­dra bien dif­fi­cile l’accomplissement de notre mis­sion d’éduquer les jeunes ! »

Mais comme le dit Wil­fred Pel­tier, édu­ca­teur et sage Outaouais, l’apprentissage – comme toute rela­tion humaine – doit être basé sur le prin­cipe éthique de non-inter­fé­rence, afin de garan­tir à chaque humain le droit de faire ses propres choix, tant qu’ils n’impactent per­sonne d’autre. Et comme l’explique Leanne Beta­sa­mo­sake Simp­son, auteure et éru­dite Ani­shi­naabe, l’apprentissage – comme toute rela­tion humaine – doit être basé sur le prin­cipe éthique de consen­te­ment, afin de garan­tir à chaque humain le droit de ne subir ni la vio­lence ni la contrainte. Simp­son ajoute :

« Si les enfants apprennent à nor­ma­li­ser la domi­na­tion et l’absence de consen­te­ment dans le contexte de l’éducation, alors l’absence de consen­te­ment devient une par­tie bana­li­sée de la ‘boite à outils’ de ceux qui pos­sèdent et exercent le pou­voir… C’est impen­sable dans la concep­tion Anishinaabe. »

Il est inté­res­sant de consta­ter que les artistes et scien­ti­fiques les plus remar­quables dans les socié­tés Euro-occi­den­tales affirment exac­te­ment la même chose : pour eux, c’est pré­ci­sé­ment cet état d’attention ouverte, de curio­si­té, de liber­té, de col­la­bo­ra­tion, de consen­te­ment qui est néces­saire à tout réel appren­tis­sage, toute décou­verte et toute création.

Notre sys­tème sco­laire, cepen­dant, a été bâti avec d’autres briques.

Nous pen­sons que nous vivons dans une socié­té mul­ti­cul­tu­relle « évo­luée » ; on trou­ve­rait peu de gens de nos jours pour décla­rer que, de manière inhé­rente, les enfants sont des pêcheurs. Mais nos écoles incarnent encore la peur de la « nature sau­vage » des enfants : la peur que sans un contrôle constant, sans des éva­lua­tions constantes, et sans la menace constante de puni­tions, ils laissent libre cours à leur nature, échouent dans leur appren­tis­sage, deviennent anti­so­ciaux, se blessent ou blessent les autres, et deviennent des adultes incom­pé­tents et démunis.

La nature sau­vage d’un ours a été ame­née, au cours de cen­taines de mil­liers d’années d’évolution, à impli­quer la néces­si­té de par­cou­rir à volon­té un ter­ri­toire de cen­taines de kilo­mètres car­rés. Lorsque vous enfer­mez un ours dans une cage, il fait les cent pas, inces­sam­ment, dans un sens puis dans l’autre, et encore, jusqu’à ce que ses pattes saignent. Ses pattes ensan­glan­tées racontent une his­toire à la gar­dienne du zoo, si elle veut bien écou­ter ; une his­toire de grands espaces, de rivières impé­tueuses regor­geant de pois­sons, de larves qui grouillent sur le sol moite sous les pierres, d’odeur de myr­tilles sau­vages que le vent emporte sur des kilomètres.

Cer­tains ani­maux peuvent vivre [ou sur­vivre, NdE] en cage. Les écu­reuils et les rats, les pigeons et les goé­lands s’adaptent et pros­pèrent dans presque n’importe quelles condi­tions, même dans un contexte très éloi­gné de leur nature d’origine. Les bébés écu­reuils que l’on allaite au centre de sau­ve­tage de la faune sau­vage entourent de leurs petits doigts la seringue en plas­tique rem­plie de lait et tètent avec une inébran­lable volon­té de sur­vivre. Mais d’autres ani­maux ne par­viennent pas à s’adapter ; ils souffrent de dys­fonc­tions, de trau­ma­tismes ; ils « ne réus­sissent pas à pros­pé­rer ». Leurs his­toires sont expo­sées dans les manuels pour soi­gneurs. Ils font les cent pas jusqu’à ce que leurs pattes saignent, ils régur­gitent leur nour­ri­ture, s’arrachent le pelage ou le plu­mage. Ils deviennent anor­ma­le­ment agres­sifs, anor­ma­le­ment crain­tifs. Ou bien ils tombent sim­ple­ment malades et meurent.

Il arrive que cer­tains de nos enfants res­semblent davan­tage à des pigeons ou à des écu­reuils, et que d’autres soient davan­tage sem­blables à des ours. Cer­tains s’adaptent aux murs ins­ti­tu­tion­nels que nous éri­geons autour d’eux, et d’autres font les cent pas jusqu’à ce que leurs pattes saignent. Le sai­gne­ment de ces enfants, si nous pre­nons la peine d’écouter, nous en dit long sur nous-mêmes. Le petit gar­çon trai­té à l’Adderall nous raconte une his­toire de forêts pleines d’arbres dans les­quels on peut grim­per, de rivières où l’on peut nager ou pagayer, de prai­ries ouvertes à tra­ver­ser en cou­rant. La petite fille qui se laisse len­te­ment mou­rir de faim nous parle d’une famille ou d’un clan dans lequel le simple fait d’être née offri­rait le droit d’être recon­nue, sans que l’on doive pour cela être mince ou avoir de bonnes notes. Les enfants qui contre-attaquent, qui pro­voquent jusqu’à se mettre en dan­ger, nous racontent une his­toire de liber­té, hors du contrôle de l’autorité, hors des récom­penses mes­quines et des puni­tions, hors de la sur­veillance et de l’évaluation per­ma­nentes. Les enfants qui tombent dans les drogues nous racontent les sen­ti­ments de cha­leur, d’énergie, d’intimité, de paix qu’ils ne trouvent pas dans leurs vies pla­ni­fiées de tra­vail com­pé­ti­tif, achar­né et interminable.

Pen­dant des décen­nies, notre repré­sen­ta­tion de l’addiction aux drogues a été basée sur des recherches menées sur des rats de labo­ra­toire à qui l’on admi­nis­trait, par l’intermédiaire d’un levier qu’ils pou­vaient action­ner, de l’eau cou­pée à l’héroïne ou à la cocaïne. Les cher­cheurs avaient ain­si décou­vert que les rats appuie­raient sur le levier et consom­me­raient la drogue jusqu’à ce qu’ils en meurent, et en concluaient que la drogue elle-même était la cause du com­por­te­ment addic­tif. Cepen­dant, Bruce Alexan­der, psy­cho­logue, a remar­qué une chose. Les rats qui se sui­ci­daient de la sorte étaient iso­lés dans un envi­ron­ne­ment arti­fi­ciel, une boîte de Skin­ner sté­rile dans laquelle il n’y avait rien de plus inté­res­sant à faire que de s’auto-stimuler avec des drogues. Lorsqu’ils étaient pla­cés dans une confi­gu­ra­tion plus variée et natu­relle, avec la pos­si­bi­li­té d’interagir libre­ment avec l’environnement et d’autres rats, leur usage des drogues était réduit de trois quarts. En d’autres termes, si vous leur don­niez une vie qu’ils avaient envie de vivre, et un monde dans lequel ils avaient envie de vivre, ils ne s’autodétruisaient pas. Comme le résume l’auteur Johann Hari :

« Ce n’est pas toi. C’est ta cage. »

Notre ADN est un texte, un texte sacré, long et com­plexe, qui com­porte non seule­ment des infor­ma­tions sur nous-mêmes, mais aus­si sur le Cos­mos pour lequel nous avons été créés. Nous aimons tous l’eau claire ; nous aimons tous le ciel bleu. Nos natures, nos natures humaines sau­vages, ont évo­lué, comme celle de l’ours, pen­dant des cen­taines de mil­liers d’années dans une har­mo­nie aux intri­ca­tions com­plexes avec l’ordre et la beau­té de l’infinie pré­ci­sion du Cosmos.

S’agit-il d’un rai­son­ne­ment roman­tique autour du mythe du « bon sau­vage » ? Cela signi­fie-t-il que les enfants dans leur état « sau­vage » sont de par­faits petits anges ? Non. Cela veut sim­ple­ment dire qu’il importe peu que nous nous consi­dé­rions intel­li­gents ; nous sommes une espèce de mam­mi­fères, et comme n’importe quelle espèce de mam­mi­fères, nous avons une his­toire natu­relle, une nature évo­luée – une nature sau­vage – que nous mépri­sons à nos risques et périls.

Devant le bureau d’un garde-chasse en Afrique du Sud est expo­sée une ran­gée d’énormes crânes. Ce sont les crânes de rhi­no­cé­ros tués par des bandes de jeunes élé­phants mâles qui ont été sépa­rés de leurs mères, de leurs grand-mères et de leurs oncles et tantes et envoyés dans une réserve où ils n’avaient pour com­pa­gnie que leurs pairs. Cou­pés du sys­tème social com­plexe éla­bo­ré par les élé­phants pour ensei­gner aux jeunes les com­por­te­ments appro­priés de leur espèce, pri­vés des contrôles sociaux et des équi­libres aux­quels leur évo­lu­tion les a pré­pa­rés, le com­por­te­ment de ces ado­les­cents a été altéré.

Nous vivons désor­mais dans une socié­té entiè­re­ment détra­quée, en par­tie parce que nous nous sommes éga­rés si loin de la nature de notre propre espèce et des struc­tures sociales qui la sou­te­naient et la gar­daient sous contrôle. Bien sûr, les socié­tés humaines varient davan­tage que les socié­tés ani­males ; on observe une varié­té à cou­per le souffle de cou­leurs, de sons et d’histoires dans les mil­liers de cultures autour du monde. Mais sous les nom­breuses dif­fé­rences, appa­raissent de pro­fonds points com­muns entre les peuples du monde et tout au long de l’histoire humaine jusqu’aux bou­le­ver­se­ments explo­sifs de l’ère moderne.

Dans les socié­tés indi­gènes, tout autour du monde, sur chaque conti­nent, on constate que les bébés et les enfants sont gar­dés près de leurs parents et de leurs grands-parents, de leurs oncles et tantes, de leurs frères et sœurs, et de leurs cou­sins. On observe des enfants inti­me­ment inté­grés dans le monde natu­rel, libres de se mou­voir et d’utiliser leurs corps à l’extérieur. On observe des enfants inté­grés dans leurs com­mu­nau­tés et libres d’assister et de par­ti­ci­per au tra­vail des adultes mais aus­si à leurs loi­sirs et leurs fêtes. On observe des struc­tures sociales com­plexes de familles et de clans éten­dus dont les membres de tout âge prennent soin des enfants, leur apprennent le res­pect, et contiennent les com­por­te­ments anti­so­ciaux de manière bien plus effi­cace et bien moins conflic­tuelle que ne le font les ins­ti­tu­tions sur les­quelles nous nous appuyons désor­mais. On observe des per­sonnes connec­tées à la terre avec une pro­fon­deur, une richesse, un sens de la réci­pro­ci­té et une éthique de la rela­tion qui sont inima­gi­nables pour les humains urbains modernes.

On ne trouve pas d’enfants enfer­més à l’intérieur pen­dant douze années de leur enfance, on ne trouve pas d’enfants sépa­rés par tranche d’âge sous la sur­veillance d’étrangers, on ne trouve pas de com­pé­ti­tion per­ma­nente dans laquelle les enfants sont éva­lués et clas­sés par rap­port à leurs pairs et où « aider son voi­sin » est l’équivalent de « tri­cher ». On ne trouve pas de parents devant choi­sir entre éle­ver leurs enfants seuls et sans aucun sup­port, ou payer des étran­gers pour le faire à leur place. On ne trouve pas de jeunes qui se laissent mou­rir de faim, se sca­ri­fient ou se suicident.

Aucune socié­té humaine n’est une uto­pie ; aucune socié­té humaine n’éliminera jamais la souf­france, le conflit et la peine. Mais les patho­lo­gies lourdes et épi­dé­miques qui se sont déve­lop­pées dans nos ins­ti­tu­tions modernes – le har­cè­le­ment, les troubles ali­men­taires, la dépres­sion, l’anxiété, l’automutilation com­pul­sive – sont aus­si notables et iden­ti­fiables que les patho­lo­gies que les ani­maux déve­loppent dans les zoos.

En fait, elles sont similaires.

Comme le dit cette vieille plai­san­te­rie, il y a deux types de per­sonnes dans le monde : celles qui divisent le monde en deux caté­go­ries, et les autres.

Comme toutes les bonnes plai­san­te­ries, elle dénonce une véri­té. Pour les peuples indi­gènes, bien évi­dem­ment, les concepts de « nature sau­vage » ou de « Nature » n’existent pas. Seule­ment le monde, dont les humains font par­tie intégrante.

Tho­reau, en dépit de ses nom­breuses et excel­lentes contri­bu­tions – de son tra­vail détaillé de natu­ra­liste à la phi­lo­so­phie de la déso­béis­sance civile qui a ins­pi­ré deux des plus grands mou­ve­ments de libé­ra­tion du 20ème siècle – est res­té englué dans les dua­lismes euro­cen­trés de « sau­va­ge­rie » et de « civi­li­sa­tion ». Il était fas­ci­né par l’idée de « L’Indien », mais mon­trait des dif­fi­cul­tés à com­prendre les Penta­gouets qu’il avait ren­con­trés, et qui refu­saient de se ran­ger dans les caté­go­ries de « sau­vages » ou de « bons sau­vages ». Et il était quelque peu décon­te­nan­cé à l’idée que la « nature sau­vage », à la fois mena­çante, exal­tante et gran­diose qu’il avait décou­verte dans les vastes forêts du Maine puisse, pour les Penta­gouets, sim­ple­ment consti­tuer leur maison.

De nos jours, cette même divi­sion psy­cho­lo­gique, ou dua­lisme, guide la com­pré­hen­sion euro-occi­den­tale des enfants et de l’apprentissage. Nous voyons nos enfants comme des sau­vages ou des bons sau­vages, comme des anges inno­cents ou des petits démons qui nous rendent dingues, nous privent de som­meil, ruinent nos vies sexuelles, troublent notre quié­tude au res­tau­rant ou dans l’avion. John Holt est connu pour avoir décla­ré que nous les voyions comme « un mélange de coû­teuse nui­sance, d’esclave et d’animal de com­pa­gnie amé­lio­ré ». Nous sem­blons avoir un mal fou à sim­ple­ment les consi­dé­rer comme des êtres humains, très sem­blables à nous-mêmes.

Mais cela n’est pas vrai pour tout le monde et par­tout. Les per­sonnes qui ne se consi­dèrent pas « au-des­sus » de la nature mais en elle ont ten­dance à ne pas se consi­dé­rer « au-des­sus » des enfants mais à leurs côtés. Elles ne voient pas de ligne franche entre le tra­vail et le jeu, entre l’enseignant et l’élève, entre l’apprentissage et la vie. Cela vaut le coup de consi­dé­rer la pos­si­bi­li­té que ce ne soit pas une coïncidence.

Les enfants, comme le monde natu­rel, ne tirent rien de bon de nos dua­li­tés. Lorsqu’il est libre de cou­rir en plein air, de bou­ger, de par­ler, de poser des ques­tions, d’explorer, de jouer, de tra­vailler, de par­ti­ci­per – d’être « nor­mal » pour reprendre le terme de Mini Aodla Free­man – l’enfant qui est « sau­vage » dans une salle de classe rede­vient un être humain, un com­pa­gnon sym­pa­thique et atten­tion­né. Pas un par­fait petit ange, juste une per­sonne intel­li­gente et aimable, comme les autres.

Mais la vision dua­liste est bien ancrée dans notre sys­tème édu­ca­tif, ce qui, comme l’a mon­tré Peter Gray, divise la vie entre le « tra­vail » (qui est désa­gréable mais impor­tant) et le « jeu » (qui est agréable mais sans per­ti­nence) et les êtres humains entre les « ensei­gnants » (qui sont en posi­tion de contrôle pour trans­mettre leur connais­sance) et les « étu­diants » (qui doivent être contrô­lés pour la rece­voir). La convic­tion sous-jacente qu’il faut tou­jours quelqu’un aux com­mandes est tenace, très pro­fon­dé­ment inté­grée à notre pen­sée. Il faut tou­jours qu’il y ait un sujet et un objet, un maître et un esclave. Nous avons oublié com­ment vivre et lais­ser vivre.

Le théo­ri­cien poli­tique Toby Rol­lo a mon­tré com­ment la sou­mis­sion for­cée des enfants par les adultes forme le sou­tè­ne­ment psy­cho­lo­gique de tous les autres modèles de sou­mis­sion poli­tique et éco­no­mique. Il ne s’agit pas d’une méta­phore ; c’est un prin­cipe struc­tu­rant de la réa­li­té poli­tique. Du temps de l’impérialisme mani­feste et du colo­nia­lisme – au cours duquel notre sys­tème sco­laire moderne a été créé – les Indi­gènes, les hommes de cou­leur, les femmes de toutes cou­leurs, et les blancs des classes infé­rieures étaient tous consi­dé­rés comme des enfants, néces­si­tant une dis­ci­pline et une tutelle pater­nelles. Et puisqu’il était enten­du que les enfants avaient sou­vent besoin de vio­lents « châ­ti­ments » – pour leur bien ! – il était donc natu­rel qu’il en soit de même des adultes infantilisés.

Nous ne clas­sons plus les gens comme étant « civi­li­sés » ou « sau­vages », mais comme « édu­qués » ou « non édu­qués », « déve­lop­pés » ou « en déve­lop­pe­ment » (nos expres­sions modernes pour dési­gner la même chose). Mais nous avons conser­vé les atti­tudes pater­na­listes de nos ancêtres, envers les enfants et envers les adultes « enfan­tins » que nous décou­vrons tout autour du monde – un pater­na­lisme dont la façade bien­veillante est sou­te­nue par la menace constante de l’usage de la force et de la violence.

Le contrôle est tou­jours extrê­me­ment ten­tant, tout du moins pour les esprits « déve­lop­pés » (« civi­li­sés »). Il semble si gra­ti­fiant, si effi­cace, si fruc­tueux, si puis­sant. A court terme, d’une cer­taine façon, il l’est. Mais il engendre un mil­lier d’effets secon­daires, des enfants rebelles et dépres­sifs aux tem­pêtes qui déferlent sur nos côtes et aux bombes qui explosent dans les villes tout autour du globe.

Nous sommes enga­gés dans un gigan­tesque pro­jet dys­to­pique dans lequel nous nous employons à dépas­ser notre Créa­teur, à trai­ter le Cos­mos comme s’il s’agissait d’une baraque à reta­per, et où nous ima­gi­nons pou­voir nous réin­ven­ter et avec nous le monde dans lequel nous vivons. Les ingé­nieurs sociaux qui ont façon­né notre monde com­pre­naient très bien que quels que soient les « pro­grès » de la civi­li­sa­tion, chaque nou­vel être humain naît sau­vage – en d’autres termes, humain – et ils se sont don­nés l’objectif décla­ré de créer une ins­ti­tu­tion qui détrui­rait la volon­té, la « volon­té propre », « l’autodétermination » – qui sou­met­trait la sau­va­ge­rie – de nos enfants. Cela fonc­tionne – mais comme toute inter­ven­tion radi­cale sur le monde natu­rel, comme les bar­rages, les pes­ti­cides, comme les cultures d’OGMs, l’institutionnalisation de masse des enfants détraque nos vies et notre pla­nète d’une manière inat­ten­due qui échappe à notre contrôle.

Des espèces dis­pa­raissent, notre pla­nète se réchauffe, et sous cou­vert d’éduquer nos enfants pour qu’ils sauvent le monde, nous conti­nuons à détruire leur sau­va­ge­rie, en les « socia­li­sant » loin de la nature et dans la cage que nous avons bâtie autour de l’enfance. Nos gen­tils ins­ti­tu­teurs essaient de trou­ver des façons de rendre cela « fun », de limi­ter ou tout du moins d’adoucir les dom­mages cau­sés ; tels des gar­diens de zoos offrant des bal­lons de plage aux ours polaires en cap­ti­vi­té, ils essaient de pal­lier à ce qui a été per­du. Mais le monde est trop mer­veilleux pour qu’on lui trouve des sub­sti­tuts, et les plus sau­vages de nos enfants – ceux qu’ils doivent mettre sous Rita­lin, ceux qu’ils doivent mettre sous Pro­zac – le savent bien. Ces enfants sont les cana­ris dans la mine de char­bon, ceux qui n’obéiront pas à leurs maîtres, qui ne pren­dront pas leur place de rouage dans la machine qui détruit la pla­nète. Ce ne sont pas eux qui sont « trou­blés ». Ils sont au contraire ceux qui portent encore dans leurs cœurs la per­fec­tion du Cosmos.

La révo­lu­tion n’aura pas lieu dans une salle de classe.

C’est dans le sau­vage que se trouve la pré­ser­va­tion du Monde.

Carol Black


Tra­duc­tion : Jes­si­ca Aubin

Édi­tion & Révi­sion : Nico­las Casaux

Note de fin (NdE) : Aus­si per­tur­bant que cela puisse paraître aux yeux de beau­coup, habi­tués à entendre le sem­pi­ter­nel refrain selon lequel l’é­cole (l’é­du­ca­tion natio­nale, ou éta­tique) est un pro­grès mer­veilleux, une chance ines­ti­mable et autres fadaises, l’ins­ti­tu­tion sco­laire est en effet his­to­ri­que­ment et fonc­tion­nel­le­ment une ins­ti­tu­tion d’en­doc­tri­ne­ment, de colo­ni­sa­tion men­tale, une arme de des­truc­tion mas­sive des cultures, des com­mu­nau­tés, de la diver­si­té et de la liber­té humaines. Quelques exemples, pour l’illus­trer, par ordre chronologique :

« Tant qu’on n’ap­pren­dra pas dès l’en­fance s’il faut être répu­bli­cain ou monar­chique, catho­lique ou irré­li­gieux etc., l’É­tat ne for­me­ra point une nation ; il repo­se­ra sur des bases incer­taines et vagues ; il sera constam­ment expo­sé aux désordres et aux changements. »

« Mon but prin­ci­pal, dans l’é­ta­blis­se­ment d’un corps ensei­gnant, est d’a­voir un moyen de diri­ger les opi­nions poli­tiques et morales. »

— Napo­léon Bona­parte (1806)

La loi Fal­loux (1850), pro­clame que « L’en­sei­gne­ment est libre » tout en ajou­tant que « La liber­té d’en­sei­gne­ment s’exerce selon les condi­tions de capa­ci­té et de mora­li­té déter­mi­nées par les lois, et sous la sur­veillance de l’É­tat. Cette sur­veillance s’é­tend à tous les éta­blis­se­ments d’é­du­ca­tion et d’en­sei­gne­ment, sans aucune exception. »

« Quand le gou­ver­ne­ment a pris soin de pro­pa­ger, à la faveur de l’éducation natio­nale, sous les rap­ports de la reli­gion, de la morale, de la poli­tique, les doc­trines qui conviennent à sa nature et à sa direc­tion, ces doc­trines acquièrent bien­tôt une puis­sance contre laquelle viennent échouer les écarts de la liber­té d’esprit et toutes les ten­ta­tives séditieuses. »

&

« L’autorité sou­ve­raine peut diri­ger l’Instruction publique de deux manières : 1° par la voie et d’après les prin­cipes de l’administration ordi­naire ; 2° en la confiant à un grand corps for­mé d’après cer­taines règles et sou­mis à un gou­ver­ne­ment spé­cial […]. Or l’administration de l’Instruction publique dif­fère essen­tiel­le­ment de tout le reste […]. Elle ne peut réus­sir qu’en ins­pi­rant un même esprit […]. Réunir tous les éta­blis­se­ments publics en un grand corps sou­mis à la sur­veillance d’une auto­ri­té supé­rieure, pla­cée au centre même du gou­ver­ne­ment ; don­ner à cette auto­ri­té tous les moyens de répandre et de dis­tri­buer conve­na­ble­ment l’instruction, de pro­pa­ger les bonnes doc­trines reli­gieuses, morales et poli­tiques […]. Ce sont là les motifs qui com­mandent la for­ma­tion d’un corps ensei­gnant, comme l’unique moyen par lequel on puisse aujourd’hui don­ner à l’Instruction publique cette régu­la­ri­té, cette sta­bi­li­té, cette confiance sans les­quelles les hommes qui s’y vouent ne pro­cu­re­raient point à l’État les avan­tages qu’il est en droit d’attendre de leurs travaux. »

— Fran­çois Gui­zot (1816) : his­to­rien et homme poli­tique fran­çais, membre de l’A­ca­dé­mie fran­çaise à par­tir de 1836, plu­sieurs fois ministre sous la monar­chie de Juillet, en par­ti­cu­lier des Affaires étran­gères de 1840 à 1848, deve­nant pré­sident du Conseil en 1847

« Dieu dans l’é­du­ca­tion, le pape à la tête de l’É­glise, l’É­glise à la tête de la civilisation. »

— Comte de Fal­loux (1856)

« Dans les écoles confes­sion­nelles, les jeunes reçoivent un ensei­gne­ment diri­gé tout entier contre les ins­ti­tu­tions modernes […] si cet état de choses se per­pé­tue, il est à craindre que d’autres écoles ne se consti­tuent, ouvertes aux fils d’ou­vriers et de pay­sans, où l’on ensei­gne­ra des prin­cipes tota­le­ment oppo­sés, ins­pi­rés peut-être d’un idéal socia­liste ou com­mu­niste emprun­té à des temps plus récents, par exemple à cette époque vio­lente et sinistre com­prise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »

— Jules Fer­ry, dis­cours au Conseil géné­ral des Vosges en 1879

« Quand nous par­lons d’une action de l’État dans l’éducation, nous attri­buons à l’État le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation : il s’en occupe pour main­te­nir une cer­taine morale d’État, cer­taines doc­trines d’État qui sont néces­saires à sa conservation. »

— Jules Fer­ry, dis­cours pro­gramme à la Chambre du 26 juin 1879

« Ce qu’il faut sur­tout recom­man­der à l’ou­vrier, c’est l’ordre, c’est l’économie, par-là, on s’élève, pas tout d’un coup bien enten­du. Mon père n’a­vait rien, j’ai quelque chose ; mes enfants, s’ils font comme moi, dou­ble­ront l’argent que je leur lais­se­rai et mes petits-enfants seront des mes­sieurs. C’est ain­si qu’on s’élève dans la société. »

— Pierre Laloi / Ernest Lavisse, Petites His­toires pour apprendre la vie (1887)

« D’a­près l’ex­pé­rience constante de ceux qui ont consa­cré leur vie à l’é­du­ca­tion de la race noire, il n’y a presque rien à faire avec les adultes qui n’ont jamais tra­vaillé et qui, à peu d’ex­cep­tions près, se don­ne­ront bien garde de le faire pour enri­chir un autre plus rusé qu’eux, comme ils le disent ingé­nu­ment eux-mêmes. Il faut donc com­men­cer par les jeunes géné­ra­tions et leur apprendre de bonne heure que le tra­vail est un hon­neur et non pas un escla­vage, il faut pour cela, mul­ti­plier ces éta­blis­se­ments hos­pi­ta­liers, où les ins­ti­tu­tions agri­coles ne le cèdent en rien à la culture intel­lec­tuelle et morale, c’est seule­ment en fai­sant mar­cher de front ces deux choses, que l’on pour­ra civi­li­ser l’A­frique et obte­nir du Noir ce tra­vail constant, qu’au­cun Euro­péen ne pour­ra four­nir sous le cli­mat débi­li­tant de l’équateur africain. »

La bar­ba­rie afri­caine et l’ac­tion civi­li­sa­trice des mis­sions catho­liques au Congo et dans l’A­frique équa­to­riale (1889)

« De nom­breuses écoles ont été créées ; l’ins­truc­tion est obli­ga­toire. Une loi impose aux parents, aus­si­tôt que leurs enfants ont atteint l’âge de pou­voir apprendre, de choi­sir une école et de les y placer. […] 

Lorsque l’en­fant est entré à l’é­cole, il est inter­dit de l’en reti­rer avant qu’il ait acquis une ins­truc­tion qui d’ailleurs est assez sommaire. […] 

L’en­sei­gne­ment com­prend la langue mal­gache et les langues fran­çaise et anglaise et des études pri­maires très rapides. […] 

Quelques ouvrages d’en­sei­gne­ment ont été tra­duits en mal­gache et sont en usage dans les écoles. On a de même tra­duit des ouvrages de lit­té­ra­ture et de science. »

France civi­li­sa­trice (1895)

« Il ne suf­fît pas, pour assu­rer le relè­ve­ment moral des popu­la­tions indi­gènes, de leur don­ner le goût du tra­vail ; il faut encore leur four­nir les moyens, une fois ce pre­mier résul­tat acquis, de conti­nuer à gra­vir les dif­fé­rents éche­lons qui les mène­ront, en fin de cause, au maxi­mum de pro­grès dont elles sont susceptibles. […] 

L’en­sei­gne­ment est un des fac­teurs puis­sants qui faci­litent cette tâche ; aus­si l’État du Congo s’y est-il par­ti­cu­liè­re­ment intéressé. […] 

La part qui revient aux mis­sions dans l’œuvre civi­li­sa­trice est consi­dé­rable : la régé­né­ra­tion de la race noire est, en effet, l’ob­jet des pré­oc­cu­pa­tions des mis­sion­naires et leur par­ti­ci­pa­tion à l’œuvre d’en­sei­gne­ment est un appoint sérieux aux efforts ten­tés par le Gou­ver­ne­ment dans cet ordre d’idées. »

L’œuvre civi­li­sa­trice au Congo belge, cha­pitre « La régé­né­ra­tion morale de l’in­di­gène : L’en­sei­gne­ment. » (1912)

La sco­la­ri­sa­tion, en tant qu’ins­ti­tu­tion, a été éla­bo­rée par les diri­geants des empires et des royaumes, qui devien­dront ensuite des pays (démo­cra­tiques, cela va sans dire), dans le but de faire adhé­rer leurs sujets à l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et éco­no­mique qu’ils impo­saient. C’est un outil d’ac­cul­tu­ra­tion, d’en­doc­tri­ne­ment, de fabri­ca­tion du consen­te­ment, qui cache, sous une pré­ten­tion phi­lan­thro­pique, une volon­té auto­ri­taire, dont l’ob­jet est d’ins­tau­rer et de faire res­pec­ter un ordre ins­ti­tu­tion­nel éla­bo­ré de manière anti­dé­mo­cra­tique (non pas par le peuple, mais par des mino­ri­tés au pouvoir).

Comme le résume le pro­fes­seur de sciences poli­tiques à Yale, James C. Scott :

Une fois en place, l’État (nation) moderne a entre­pris d’homogénéiser sa popu­la­tion et les pra­tiques ver­na­cu­laires du peuple, jugées déviantes. Presque par­tout, l’État a pro­cé­dé à la fabri­ca­tion d’une nation : la France s’est mise à créer des Fran­çais, l’Italie des Ita­liens, etc.

Cette tâche sup­po­sait un impor­tant pro­jet d’homogénéisation. Une grande diver­si­té de langues et de dia­lectes, […] a été, prin­ci­pa­le­ment par la sco­la­ri­sa­tion, subor­don­née à une langue natio­nale, qui était la plu­part du temps le dia­lecte de la région domi­nante. Ceci a mené à la dis­pa­ri­tion de langues, de lit­té­ra­tures locales, orales et écrites, de musiques, de récits épiques et de légendes, d’un grand nombre d’univers por­teurs de sens. Une énorme diver­si­té de lois locales et de pra­tiques a été rem­pla­cée par un sys­tème natio­nal de droit […].

Une grande diver­si­té de pra­tiques d’utilisation de la terre a été rem­pla­cée par un sys­tème natio­nal de titres, d’enregistrement et de trans­fert de pro­prié­té, afin d’en faci­li­ter l’imposition. Un très grand nombre de péda­go­gies locales (appren­tis­sage, tuto­rat auprès de « maîtres » nomades, gué­ri­son, édu­ca­tion reli­gieuse, cours infor­mels, etc.) a géné­ra­le­ment été rem­pla­cé par un seul et unique sys­tème sco­laire natio­nal, dont un ministre fran­çais de l’Éducation s’est un jour van­té en affir­mant que, puisqu’il était pré­ci­sé­ment 10h20, il connais­sait le pas­sage pré­cis de Cicé­ron que tous les étu­diants de tel niveau étaient actuel­le­ment en train d’étudier par­tout en France. La vision uto­pique d’uniformité fut rare­ment réa­li­sée, mais ces pro­jets ont néan­moins réus­si à abo­lir une mul­ti­tude de pra­tiques vernaculaires. […] 

Et si nous sou­met­tions l’école au même exa­men ? Après tout, l’école est une impor­tante ins­ti­tu­tion publique de socia­li­sa­tion pour les jeunes d’une très grande par­tie du monde. La ques­tion est d’autant plus per­ti­nente compte tenu du fait que l’école publique a été inven­tée à peu près au même moment que la grande usine concen­trée sous un seul toit, et que les deux ins­ti­tu­tions ont clai­re­ment un air de famille. L’école était, dans un sens, une usine où l’on offrait une for­ma­tion de base, soit des com­pé­tences mini­males en cal­cul, en lec­ture et en écri­ture, afin de répondre aux besoins d’une socié­té en pleine indus­tria­li­sa­tion. Grad­grind, la cari­ca­ture du direc­teur cal­cu­la­teur et impé­rieux ima­gi­née par Charles Dickens dans Les temps dif­fi­ciles, sert jus­te­ment à évo­quer l’usine et ses rou­tines de tra­vail, ses horaires dis­ci­pli­nés, son auto­ri­ta­risme, son ordre visuel enré­gi­men­té et, tout par­ti­cu­liè­re­ment, la démo­ra­li­sa­tion et la résis­tance de sa main‑d’œuvre juvénile.

L’éducation publique uni­ver­selle est évi­dem­ment conçue pour accom­plir bien plus que de pro­duire uni­que­ment la force de tra­vail néces­saire à l’industrie. C’est à la fois, et à des degrés com­pa­rables, une ins­ti­tu­tion poli­tique et éco­no­mique. Elle est conçue pour pro­duire un citoyen patrio­tique dont la loyau­té envers la nation sur­mon­te­ra les iden­ti­tés régio­nales et locales enchâs­sées dans la langue, l’ethnicité et la reli­gion. La contre­par­tie de la citoyen­ne­té uni­ver­selle de la France révo­lu­tion­naire était la cir­cons­crip­tion uni­ver­selle. Ces citoyens patrio­tiques étaient davan­tage fabri­qués, au sein du sys­tème sco­laire, grâce à la langue d’enseignement, la stan­dar­di­sa­tion, les leçons impli­cites d’embrigadement, l’autorité et l’ordre que par le pro­gramme sco­laire officiel.

Le sys­tème sco­laire pri­maire et secon­daire moderne a été for­te­ment alté­ré par les théo­ries péda­go­giques en constante évo­lu­tion et, tout par­ti­cu­liè­re­ment, par l’abondance et la « culture des jeunes » en tant que telles. Ses ori­gines, qui remontent à l’usine, si ce n’est à la pri­son, sont tou­te­fois incon­tes­tables. L’éducation uni­ver­selle obli­ga­toire, en dépit de son carac­tère plus ou moins démo­cra­ti­sant, a éga­le­ment obli­gé tous les élèves, à quelques excep­tions près, à aller à l’école. Le fait que l’assiduité sco­laire ne soit pas un choix, c’est-à-dire un acte auto­nome, signi­fie que l’école, en tant qu’institution obli­ga­toire, avec toute l’aliénation que cette contrainte entraîne, sur­tout lorsque les enfants com­mencent à être grands, se trompe dès le départ.

Tou­te­fois, la grande tra­gé­die du sys­tème sco­laire public est que, dans l’ensemble, il est une usine à pro­duit unique. Cette ten­dance a été exa­cer­bée par la volon­té, obser­vée au cours des der­nières décen­nies, de stan­dar­di­ser, mesu­rer, tes­ter et comp­ta­bi­li­ser. Ain­si, les moti­va­tions pro­po­sées aux étu­diants, aux pro­fes­seurs, aux direc­tions d’écoles et aux dis­tricts sco­laires ont eu pour effet de cana­li­ser l’ensemble des efforts vers la fabri­ca­tion d’un pro­duit stan­dard qui satis­fait les cri­tères éta­blis par des vérificateurs.

Nous pou­vons tous, aujourd’­hui, consta­ter le résul­tat de cette entre­prise de stan­dar­di­sa­tion du monde :

Désor­mais, se trouve par­tout un modèle ver­na­cu­laire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codi­fié au XVIIème siècle et sub­sé­quem­ment dégui­sé en sys­tème uni­ver­sel. En pre­nant plu­sieurs cen­taines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est éton­nant de consta­ter à quel point on trouve, par­tout dans le monde, pra­ti­que­ment le même ordre ins­ti­tu­tion­nel : un dra­peau natio­nal, un hymne natio­nal, des théâtres natio­naux, des orchestres natio­naux, des chefs d’État, un par­le­ment (réel ou fic­tif), une banque cen­trale, une liste de minis­tères, tous plus ou moins les mêmes et tous orga­ni­sés de la même façon, un appa­reil de sécu­ri­té, etc.

De New-York à Kua­la Lum­pur, on aper­çoit désor­mais les mêmes Star­bucks, les mêmes Mac Donalds, les mêmes Ikea, et ain­si de suite. Par­tout sur Terre, on ne retrouve plus, à peu de choses près (à quelques détails folk­lo­riques, quelques ves­tiges tra­di­tion­nels super­fi­ciels près), qu’un seul mode de vie. La jeu­nesse des villes de Thaï­lande, comme celle des villes de France, de Dubaï, de Pana­ma, ou de Bue­nos Aires, cherche à s’in­sé­rer pro­fes­sion­nel­le­ment dans la même orga­ni­sa­tion sociale, dans un même sys­tème éco­no­mique et poli­tique mon­dia­li­sé. La civi­li­sa­tion est par­ve­nue à mon­dia­li­ser, entre autres joyeu­se­tés, ses des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales, sa police d’État, sa pro­pa­gande média­tique, ses dépres­sions, ses anxio­ly­tiques, ses com­pa­gnies phar­ma­ceu­tiques, ses inéga­li­tés éco­no­miques, etc. Pour cela, elle a pu et peut encore comp­ter sur la mon­dia­li­sa­tion de son sys­tème éducatif.

« Scolariser le monde » (film documentaire)

Si vous vou­liez détruire une culture en une géné­ra­tion, com­ment feriez-vous ?

Vous chan­ge­riez la manière dont les enfants y sont éduqués.

Le gou­ver­ne­ment des USA le savait bien, lorsqu’au 19ème siècle il ins­cri­vait de force les enfants d’Indiens d’Amérique dans des écoles gou­ver­ne­men­tales. Aujourd’hui, des béné­voles construisent des écoles dans toutes les socié­tés tra­di­tion­nelles du monde, per­sua­dés que seule l’école est en mesure d’offrir une vie « meilleure » pour les enfants ruraux et indigènes.

Mais est-ce le cas ? Que se passe-t-il vrai­ment lorsque nous rem­pla­çons l’ensemble des savoirs d’une cer­taine culture par le nôtre propre ? La vie devient-elle plus belle pour ses membres ?

SCOLARISER LE MONDE (réa­li­sé par Carol Black) porte un regard défiant, par­fois amu­sant, et fina­le­ment pro­fon­dé­ment trou­blant, sur le rôle joué par l’éducation moderne dans la des­truc­tion des der­nières cultures sou­te­nables, ancrées dans leur ter­ri­toire écologique.

Fil­mé sur place, dans les magni­fiques mon­tagnes du Ladakh boud­dhiste, dans le nord de l’Himalaya indien, le docu­men­taire trans­met les voix de Lada­khis à tra­vers une conver­sa­tion entre quatre pen­seurs : l’anthropologue et eth­no­bo­ta­niste Wade Davis, qui tra­vaille pour Natio­nal Geo­gra­phic ; Hele­na Nor­berg-Hodge et Van­da­na Shi­va, toutes deux réci­pien­daires du prix Nobel Alter­na­tif pour leur ouvrage avec les peuples tra­di­tion­nels d’Inde ; et Manish Jain, un ancien concep­teur de pro­grammes édu­ca­tifs pour l’UNESCO, USAID et la Banque Mondiale.

Il exa­mine les pré­ten­tions cachées de supé­rio­ri­té cultu­relle der­rière les pro­jets d’aide à l’éducation, qui cherchent ouver­te­ment à faire en sorte que les enfants « s’échappent » vers « une vie meilleure ».

Il sou­ligne l’échec de l’éducation ins­ti­tu­tion­nelle à abo­lir la pau­vre­té – ici aux USA comme dans le monde soi-disant « en développement ».

Il ques­tionne éga­le­ment nos défi­ni­tions de la richesse et de la pau­vre­té – et du savoir et de l’ignorance – tan­dis qu’il dévoile le rôle joué par les écoles dans la des­truc­tion d’une agri­cul­ture tra­di­tion­nelle sou­te­nable et de savoirs éco­lo­giques, dans la dis­lo­ca­tion de familles éten­dues et de com­mu­nau­tés, et dans la déva­lua­tion d’anciennes tra­di­tions spirituelles.

Fina­le­ment, SCOLARISER LE MONDE, appelle un « dia­logue pro­fond » entre les cultures, sug­gé­rant que nous avons au moins autant à apprendre qu’à ensei­gner, et que ces anciennes socié­tés sou­te­nables peuvent abri­ter des savoirs vitaux pour notre propre sur­vie au cours du pro­chain millénaire.

Bon vision­nage :

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  1. Mer­ci pour l’ar­ticle et le documentaire.
    C’est brillant et ça remet les pen­dules a l’heure quand on a ten­dance à se lais­ser por­ter par le doux ron­ron de la propagande

  2. MERCI !
    Si ce site fai­sait payer la qua­li­té de son tra­vail, il serait inac­ces­sible à la plu­part d’entre nous.

  3. « J’aime les paysans,(ceux de son époque) ils ne sont pas assez savants pour rai­son­ner de tra­vers » Montesquieu
    Excellent site avec PMO, très bonne ana­lyse, rédi­gé dans un fran­çais cor­rect. Ce qui me cha­grine c’est jus­te­ment ce « Name » ou « Email » trop com­pli­qué d’ins­crire si joli­ment « Nom » et « Courriel » ?

    1. Eh bien, bonne ques­tion, je ne maî­trise pas encore assez bien les thèmes Word­Press, il faut que je regarde, mais ça me sem­blait secon­daire pour l’instant.

  4. J’ou­bliais cette sou­mis­sion à la dic­ta­ture de l’an­glais dans notre propre pays, ou le fran­çais est comme indi­qué dans le repor­tage l’é­co­sys­tème de notre culture.Côté pile vous dénon­cez les ravages de la mon­dia­li­sa­tion dont l’an­glais est un des composant,côté face pour­quoi écrire « votre adresse ne sera pas publiée » quand on peut écrire en cha­ra­bia anglophone !

  5. Féli­ci­ta­tions pour votre article. Il a été si ins­pi­rant pour moi que je me suis per­mis de l’a­dap­ter à l’es­pa­gnol. Ce n’est pas une tra­duc­tion fidèle ; plu­tôt j’ai uti­li­sé vos paroles comme source d’ins­pi­ra­tion. Je nomme, bien enten­du, les sources à la fin de mon article, ain­si que le pro­jet « Schoo­ling the World », dont le docu­men­taire (magni­fique docu­men­taire!) n’a pas mal­heu­reu­se­ment de sous-titres à l’es­pa­gnol. Voi­là le lien http://www.cristinagodefroid.com/el-sistema-escolar-o-la-preservacion-del-cosmos/

  6. Ca fait plai­sir de lire ça.
    Ma conclu­sion : ce ne sont pas « sur » les enfants qu’il faut agir, ou sur « ailleurs » qu’il faut agir, mais sûr nous-mêmes, et là où nous sommes.
    Parce que trop sou­vent la conclu­sion qui est tirée de ce type de pro­pos est qu’il faut faire autre­ment « pour les enfants ».
    Mais moi ce que je vois c’est sur­tout que : les enfants d’au­jourd’­hui sont dans les mains des adultes d’au­jourd’­hui, eh oui.
    Donc les adultes d’au­jourd’­hui au bou­lot peut-être !..: allons nous gué­rir de notre propre enfance et de nos peurs et de nos croyances pour être plus « auto­nome-sau­vage-heu­reux-libres-et-lais­sant-les-autres-être-libres » (la classe !), et il se trouve que les plus petits pour­ront être au contact de ça, et pour­ront s’en nourrir.
    Parce que comme dirait l’autre : « La seule chose que tu puisses offrir au monde, c’est ta propre trans­for­ma­tion », ou un truc comme ça.
    Voi­là, my two cents.
    Bisous les amis !

  7. Quand , en occi­dent, on ne suit pas la route tra­cée par ‘l’é­du­ca­tion’ , on se sent comme le der­nier de son espèce, parce qu’on n’ap­par­tient plus à aucune culture, on cherche déses­pé­ré­ment une tribu.

  8. Tel­le­ment per­tur­bant de décou­vrir cet article en 2021, le contexte change toute la lec­ture… Très très inté­res­sant, mer­ci beaucoup !

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