La médecine moderne permet-elle de vivre plus longtemps ? (par Ilana Strauss)

NdT : Ce n’est pas tous les jours qu’un site comme le Huff­Post publie un article sur ce sujet. J’en ai donc pro­fi­té pour le tra­duire (l’o­ri­gi­nal, en anglais, est ici), étant don­né qu’il n’est pas trop mau­vais, qu’il rap­pelle des choses impor­tantes sur notre situa­tion pré­sente et notre his­toire, qu’il décons­truit cer­taines idées reçues  mais tout en en col­por­tant d’autres, qui demeurent mal­heu­reu­se­ment indiscutées.


La médecine moderne permet-elle de vivre plus longtemps ?

En véri­té, nos loin­tains ancêtres ne mou­raient pas à 30 ans — la science médi­cale nous a moins aidés qu’on le croit habituellement.

Quand j’étais petite, les adultes me racon­taient que lorsque je serai grande, la méde­cine serait tel­le­ment avan­cée que je vivrai 150 ans. Cela me sem­blait pos­sible. Pas pour moi, per­son­nel­le­ment, mais en tant que concept. Après tout, la méde­cine moderne a cer­tai­ne­ment per­mis d’allonger la durée de la vie humaine… n’est-ce pas ?

Le célèbre phi­lo­sophe anglais du XVIIe siècle Tho­mas Hobbes a qua­li­fié la vie avant l’ère moderne de « mau­vaise, bru­tale et courte ». Une idée qui résonne encore aujourd’hui.

« Les chas­seurs-cueilleurs mou­raient tous à envi­ron 30 ans », m’a récem­ment affir­mé un ami. « Vu que l’âge moyen de mor­ta­li­té était d’environ 40 ans, avaient-ils l’air à cet âge aus­si vieux que ceux qui atteignent 90 ou 100 ans aujourd’hui ? », demande quelqu’un sur Quo­ra.

Beau­coup ima­ginent que les humains du pas­sé mou­raient tous jeunes, et que grâce à la science médi­cale nous vivons désor­mais de plus en plus long­temps. Peut-être même célé­bre­rons-nous bien­tôt tous notre 150e anni­ver­saire — ou attein­drons-nous l’immortalité !

Une belle idée, et sur­tout une belle illu­sion. Je vivrai peut-être plus vieille que mes ancêtres, mais les méde­cins et les pilules n’y seront pas pour grand-chose. Dans la grande his­toire de la lon­gé­vi­té humaine, « la contri­bu­tion de la méde­cine moderne est mineure », explique Jan Vijg, pro­fes­seur de géné­tique de la facul­té de méde­cine Albert Ein­stein à New York. En réa­li­té, elle a très peu chan­gé les choses.

Il y a des mil­liers d’années, tous les humains étaient des chas­seurs-cueilleurs, dont l’espérance de vie était effec­ti­ve­ment assez basse, envi­ron 30 ans. Mais alors — et ain­si durant la majo­ri­té de l’histoire humaine — un nombre impor­tant de bébés et d’enfants mou­raient, ce qui dimi­nuait dras­ti­que­ment l’âge moyen de mortalité.

Ceux qui sur­vi­vaient à l’enfance vivaient en géné­ral entre 68 et 78 ans, explique Michael Gur­ven, un anthro­po­logue de l’université de San­ta Bar­ba­ra, en Cali­for­nie, qui étu­die l’espérance de vie des chas­seurs-cueilleurs. Plus de 10 000 ans plus tard, ce nombre nous est étran­ge­ment familier.

[NdT : En réa­li­té, il est impos­sible de connaître l’es­pé­rance de vie des chas­seurs-cueilleurs du Paléo­li­thique, et si l’on s’en tient aux restes fos­siles, pour les périodes très anciennes, le faible nombre de décou­vertes n’est pas repré­sen­ta­tif de la mor­ta­li­té néo-natale[1]. C’est-à-dire que nous ne savons pas grand-chose de la mor­ta­li­té infan­tile des socié­tés de chas­seurs-cueilleurs du Paléo­li­thique. En revanche, nous savons que l’en­vi­ron­ne­ment infec­tieux du Paléo­li­thique était moins hos­tile que le nôtre actuel­le­ment[2]. Les sta­tis­tiques de 68 à 78 ans de Michael Gur­ven concernent uni­que­ment les chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains. À ce sujet, il faut lire l’article inti­tu­lé « Les chas­seurs-cueilleurs béné­fi­ciaient de vies longues et saines ».]

Actuel­le­ment, l’hu­main moyen vit envi­ron 71,4 ans, selon l’Organisation mon­diale de la san­té (don­nées de 2016). Aux USA, les Centres pour le contrôle et la pré­ven­tion des mala­dies estiment que l’espérance de vie y était de 78,6 ans en 2017, en légère baisse par rap­port à 2016 (78,7 ans). L’OMS estime que l’espérance de vie aux États-Unis est légè­re­ment plus faible — 78,5 ans. Les don­nées gou­ver­ne­men­tales comme les conclu­sions d’une étude sur la san­té mon­diale menée par l’université de Washing­ton sug­gèrent qu’elle décline.

Lorsque les humains ont com­men­cé à renon­cer à leur noma­disme et à culti­ver des plantes, leur popu­la­tion a aug­men­té — et leur espé­rance de vie a chu­té. « Dès le début du pas­sage à l’agriculture, [l’espérance de vie] s’est écrou­lée », explique Daniel E. Lie­ber­man, bio­lo­giste évo­lu­tion­naire de l’université d’Harvard. « Très peu d’êtres humains vécurent vieux à par­tir de ce moment-là. »

Les agri­cul­teurs, explique-t-il, pro­duisent plus de nour­ri­ture, et forment des socié­tés plus popu­leuses qui vivent sou­vent à proxi­mi­té de leurs ani­maux domes­tiques. Ce qui favo­rise la pro­pa­ga­tion des mala­dies infec­tieuses (aujourd’hui encore — vous avez sûre­ment enten­du par­ler de la grippe aviaire, ou de la grippe por­cine ?). Tan­dis que les chas­seurs-cueilleurs éla­bo­raient des régimes ali­men­taires variés, ces pre­miers agri­cul­teurs souf­fraient davan­tage de mal­nu­tri­tion. Leurs sque­lettes témoignent de patho­lo­gies comme l’anémie et pré­sentent des stig­mates de stress nutri­tion­nel [telles que les lignes de Har­ris[3]]. Leur âge moyen de mor­ta­li­té était d’environ 20 ans, selon une étude de 2007. Soit 10 ans de moins que les chasseurs-cueilleurs.

Au bout du compte, les humains se sont adap­tés à l’agriculture et ont com­men­cé à vivre plus long­temps, mais leur espé­rance de vie est res­tée très basse pen­dant envi­ron un mil­lé­naire. « La pire chose que vous pou­viez être, c’est un pay­san fran­çais au XVIème siècle », explique Liber­man. Iro­ni­que­ment, les vies de nom­breux contem­po­rains de Hobbes étaient pro­ba­ble­ment bien plus courtes que celles de leurs ancêtres du Paléolithique.

L’espérance de vie n’a aug­men­té de manière signi­fi­ca­tive qu’au cours des cent der­nières années. Et contrai­re­ment aux croyances popu­laires, ce chan­ge­ment n’est qu’assez peu lié à la méde­cine moderne.

« La chose la plus impor­tante n’est pas la médi­ca­tion, mais l’hygiène », explique Lie­ber­man. Au cours du XIXème et du début du XXème siècle, les humains ont appris com­ment fonc­tion­naient les germes, ont com­men­cé à construire des réseaux d’assainissement, à faire bouillir de l’eau pour l’accouchement et à s’assurer que l’eau qu’ils buvaient était propre. Les États ont aus­si amé­lio­ré la dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture, ce qui a fait dimi­nuer la famine, explique Vijg.

« Nous pou­vons remer­cier les pro­grammes de san­té publique plus que la méde­cine », explique Lie­ber­man, notant qu’au moment où l’usage des anti­bio­tiques devient grand public, après la Seconde Guerre mon­diale, les taux de mor­ta­li­té ont déjà lar­ge­ment décli­né. En 1870, l’individu moyen en Europe ou en Amé­rique du Nord vivait un peu plus de 30 ans. L’espérance de vie a beau­coup aug­men­té à par­tir de ce moment, attei­gnant 58 à 65 ans en 1950.

La méde­cine n’a pas été inutile. Après l’hygiène, les anti­bio­tiques et les vac­cins ont été les prin­ci­paux fac­teurs d’allongement de l’espérance de vie, en par­tie parce qu’ils nous per­mettent de com­battre des mala­dies deve­nues com­munes depuis le pas­sage à l’agriculture. « Ils nous ont per­mis de remon­ter la pente et de reve­nir où nous en étions aupa­ra­vant, explique Lie­ber­man. L’individu moyen qui se rend chez le doc­teur le consulte pour une mala­die que nous ne contrac­tions pas auparavant. »

Selon Lie­ber­man, les chas­seurs-cueilleurs souf­fraient rare­ment de mala­dies car­diaques. Celles-ci consti­tuent désor­mais la pre­mière cause de mor­ta­li­té aux USA. « Nous n’avions pas besoin de car­dio­logues au Paléo­li­thique », explique-t-il.

« Alors pour­quoi entends-je autant de gens par­ler de la méde­cine comme d’une sorte de ticket pour l’immortalité ? demande Lie­ber­man, avec iro­nie. Savez-vous quelles sont les prin­ci­pales causes de mor­ta­li­té aux USA ? » Après les mala­dies car­diaques, on retrouve le can­cer. Puis l’erreur médicale.

C’est du moins ce qu’une étude de 2016 du Bri­tish Jour­nal of Medi­cine a déter­mi­né. Mais impos­sible d’écrire « erreur médi­cale » sur un cer­ti­fi­cat de décès, alors dif­fi­cile de savoir exac­te­ment com­bien de per­sonnes en meurent. Cela ne revient pas à dire que les méde­cins sont une mau­vaise chose et que nous devrions condam­ner les hôpi­taux. Mais que notre per­cep­tion de la méde­cine moderne est en par­tie inexacte.

Les États-Uniens dépensent 3,5 bil­lions de dol­lars dans le domaine de la san­té chaque année. Soit 17,9 % de l’économie, ou 10 739 dol­lars par per­sonne. Le nombre de per­sonnes tra­vaillant dans le domaine de la san­té a plus que dou­blé au cours des 18 der­nières années — et pour­tant on observe tou­jours un manque dans ce secteur.

Nous avons beau­coup inves­ti dans ce mythe selon lequel la méde­cine a dras­ti­que­ment aug­men­té la durée de la vie humaine et conti­nue­ra à le faire. Ain­si que Lie­ber­man le sou­ligne, l’industrie des soins de san­té pro­meut elle-même sa sup­po­sée impor­tance et encou­rage le trai­te­ment des mala­dies à leur pré­ven­tion au tra­vers de chan­ge­ments pro­fonds dans nos modes de vie. Et puis il y a la paresse ; il est plus simple de prendre des pilules que de pra­ti­quer une acti­vi­té physique.

« La méde­cine fait des choses for­mi­dables, estime Lie­ber­man. Nous connais­sons tous des gens qui ne seraient plus en vie sans elle. » Cepen­dant, le plus sou­vent, les méde­cins aident les per­sonnes déjà malades, et ne peuvent gué­rir les patho­lo­gies chroniques.

« Nous pou­vons vous main­te­nir en vie pen­dant assez long­temps, explique Lie­ber­man. Mais alors, les dom­mages sont là. Nous ne les soi­gnons pas ; nous les gérons seule­ment le plus long­temps possible. »

En vie mais pas en bonne san­té. Tan­dis que l’espérance de vie aux USA atteint les 80 ans (moins pour les hommes, plus pour les femmes), « l’espérance de vie en bonne san­té », une mesure qui ne tient pas compte des années durant les­quelles les per­sonnes souffrent gra­ve­ment, sug­gère que l’Etats-Unien moyen ne vit bien que 68,5 ans (63,1 pour l’être humain moyen).

En ce qui concerne l’idée de vivre 150 ans (ou celle de l’immortalité), nous n’en sommes pas plus proches qu’il y a 10 000 ans. Pour les plus opti­mistes : visez plu­tôt 115 ans, l’âge que cer­tains scien­ti­fiques consi­dèrent comme l’espérance de vie opti­male de l’être humain. Au-delà, explique Vijg, « Vous vous décom­po­sez. Tout se délite. »

Cela peut sem­bler sombre, mais cela peut aus­si être libé­ra­teur, d’une cer­taine manière. Pour vivre de longues et saines vies, nous n’avons pas besoin des meilleurs méde­cins ou que de brillants scien­ti­fiques inventent des pilules magiques. Plus de vélo et de salades feront l’affaire.

Ila­na Strauss

Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Relec­tures : Ana Mins­ky & Lola Bearzatto


  1. Anne-Marie Tillier, Hen­ri Duday, Les enfants morts en période péri­na­tale
  2. John L. Brooke, Cli­mate Change and the Course of Glo­bal His­to­ry : a rough jour­ney et voir aus­si le livre de James C. Scott, Homo Domes­ti­cus
  3. « Les lignes de Har­ris (LH) se défi­nissent comme des lignes trans­verses de forte den­si­té, visibles en radio­gra­phie sur les os longs. En anthro­po­lo­gie, elles sont com­mu­né­ment inter­pré­tées comme la résul­tante d’arrêts tem­po­raires de la crois­sance liés à des condi­tions de vie défa­vo­rables (infec­tions, mala­dies, défi­cits nutri­tion­nels). À ce titre, elles sont sou­vent uti­li­sées pour dis­cu­ter l’état sani­taire des popu­la­tions anciennes. »

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3 comments
  1. La méde­cine a pro­gres­sé pour le trai­te­ment des mala­dies infec­tieuses, notam­ment grâce à l ‘hygiène,mais les mala­dies chro­niques et inflam­ma­toires de civi­li­sa­tion (cancers,diabète,cardiovasculaires..) ont elles sérieu­se­ment augmenté.La méde­cine et son indus­trie phar­ma­ceu­tique tue autant qu’elle soigne (20000 morts/an en France)
    Tous les scien­ti­fiques ne sont pas athées ou dogmatiques.Selon la Bible l’his­toire humaine n’a guère plus de 6000ans.

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