Produire ou ne pas produire : Classe, modernité et identité (par Kevin Tucker)

Produire ou ne pas produire 

Classe, modernité et identité

La classe consti­tue une rela­tion sociale. Rame­née à l’essentiel, elle est un fait éco­no­mique. Elle dis­tingue le pro­duc­teur du dis­tri­bu­teur et du pro­prié­taire des moyens et des fruits de la pro­duc­tion. Quelle que soit sa caté­go­rie, elle défi­nit l’identité d’une per­sonne. Avec qui vous iden­ti­fiez-vous ? Ou plus pré­ci­sé­ment, avec quoi vous iden­ti­fiez-vous ? Nous pou­vons tous être ran­gés dans un cer­tain nombre de caté­go­ries socio-pro­fes­sion­nelles. Mais là n’est pas la ques­tion. Votre iden­ti­té est-elle défi­nie par votre tra­vail ? Par votre niche économique ?

Pre­nons un peu de recul. Qu’est-ce que l’économie ? Mon dic­tion­naire en offre le sens sui­vant : « Science de la pro­duc­tion, de la dis­tri­bu­tion, et de la consom­ma­tion des biens et ser­vices. » Certes, l’économie existe bel et bien. Dans toute socié­té où l’accès aux néces­si­tés vitales est inéga­li­taire, où les gens sont dépen­dants les uns des autres (et, de manière plus impor­tante, des ins­ti­tu­tions), l’économie existe. Les révo­lu­tion­naires et les réfor­mistes ont presque tou­jours eu comme objec­tif de réor­ga­ni­ser l’économie. Les richesses doivent être redis­tri­buées. Capi­ta­listes, com­mu­nistes, socia­listes, syn­di­ca­listes, qu’importe, c’est tou­jours l’économie qui les inté­resse. Pour­quoi ? Parce que la pro­duc­tion a été natu­ra­li­sée, que l’économie est deve­nue un fait scien­ti­fique et que le tra­vail n’est fina­le­ment qu’un mal nécessaire.

Cette concep­tion remonte à l’his­toire de la chute du Para­dis, lorsqu’Adam fut condam­né à labou­rer la terre pour avoir déso­béi à Dieu. Elle consti­tue l’éthique pro­tes­tante du tra­vail et sa mise en garde contre le péché d’« oisi­ve­té ». Le tra­vail devient le fon­de­ment de l’humanité. Voi­là le mes­sage inhé­rent à l’économie. Le tra­vail est « la condi­tion fon­da­men­tale pre­mière de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un cer­tain sens, il nous faut dire : le tra­vail a créé l’homme lui-même. » Ce n’est pas Adam Smith ou Dieu qui le dit (en tout cas, pas cette fois), mais Fre­de­rick Engels. Quelque chose ne colle pas dans ce dis­cours. Qu’en est-il de Ceux par-delà les murs du Para­dis ? Qu’en est-il des sau­vages que les agri­cul­teurs et les colons (si tant est que l’on puisse les dis­tin­guer) consi­dé­raient comme des fai­néants, pour la simple rai­son qu’ils ne tra­vaillaient pas ?

L’é­co­no­mie est-elle uni­ver­selle ? Exa­mi­nons à nou­veau notre défi­ni­tion. Le point cen­tral de l’économie est la pro­duc­tion. Si la pro­duc­tion n’est pas uni­ver­selle, l’économie ne peut donc pas l’être. Par chance, la pro­duc­tion ne l’est pas. Les Autres, les sau­vages, par-delà les murs du Para­dis, les murs de Baby­lone, et les jar­dins : les chas­seurs-cueilleurs nomades, ne pro­dui­saient rien. Un chas­seur ne pro­duit pas d’animaux sau­vages. Un cueilleur ne pro­duit pas de plantes sau­vages. Ils chassent, et cueillent, sim­ple­ment. Leur exis­tence se résume à prendre et à don­ner en retour, mais il s’agit là d’écologie, pas d’économie. Chaque membre d’une socié­té de chas­seurs-cueilleurs est en mesure d’obtenir ce dont il a besoin pour sur­vivre. Le fait qu’ils n’agissent pas ain­si est une ques­tion d’entraide et de cohé­sion sociale, pas de puis­sance. S’ils n’aiment pas leur situa­tion, ils en changent. Ils en sont capables et sont encou­ra­gés à le faire. Leur forme d’échange est anti-éco­no­mique : une réci­pro­ci­té géné­ra­li­sée. Cela signi­fie sim­ple­ment que les gens donnent tout à tous, tout le temps. Par­tage avec les autres, et ils par­ta­ge­ront en retour. Ces socié­tés sont intrin­sè­que­ment contre la pro­duc­tion, contre la richesse, contre le pou­voir, et contre l’économie. Elles sont sim­ple­ment éga­li­taires dans leur fon­de­ment : une anar­chie orga­nique, primale.

Néan­moins, cela ne nous dit pas com­ment nous sommes deve­nus des peuples éco­no­miques. Com­ment le tra­vail est deve­nu syno­nyme d’identité. L’é­tude des ori­gines de la civi­li­sa­tion per­met d’y voir plus clair. La civi­li­sa­tion est basée sur la pro­duc­tion. Le pre­mier exemple de pro­duc­tion est la pro­duc­tion de sur­plus. Les chas­seurs-cueilleurs nomades obte­naient ce dont ils avaient besoin quand ils en avaient besoin. Ils man­geaient des ani­maux, des insectes, et des plantes. Lorsque cer­tains groupes de chas­seurs-cueilleurs se sont séden­ta­ri­sés, ils ont conti­nué à chas­ser des ani­maux et à cueillir des plantes, mais pas pour les man­ger. Du moins, pas immédiatement.

En Méso­po­ta­mie, le ber­ceau de notre civi­li­sa­tion désor­mais glo­bale, de vastes champs de céréales sau­vages pou­vaient être mois­son­nés. Les céréales, contrai­re­ment à la viande et à la plu­part des plantes sau­vages, peuvent être faci­le­ment sto­ckées. Elles étaient pla­cées dans d’énormes gre­niers. Mais la récolte des céréales est sai­son­nière. A mesure qu’elle aug­men­tait, la popu­la­tion deve­nait davan­tage dépen­dante des gre­niers que de ce qui était dis­po­nible libre­ment. C’est ici que la dis­tri­bu­tion entre en jeu. Les gre­niers étaient déte­nus par des élites ou par les anciens des familles, res­pon­sables du ration­ne­ment et de la dis­tri­bu­tion aux per­sonnes qui culti­vaient leurs ter­rains. La dépen­dance implique le com­pro­mis : il s’agit de l’élément cen­tral de la domes­ti­ca­tion. Les céréales doivent être sto­ckées. Les pro­prié­taires de gre­niers stockent et rationnent les céréales en échange d’un sta­tut social supé­rieur. Le sta­tut social implique un pou­voir coer­ci­tif. Voi­là com­ment l’État est né.

Dans d’autres lieux, comme ce qui consti­tue désor­mais la côte nord-ouest entre les États-Unis et le Cana­da, les entre­pôts étaient des­ti­nés au pois­son séché plu­tôt qu’aux céréales. Des royaumes et d’importantes chef­fe­ries y furent éta­blies. Les sujets de ces pou­voirs gros­sis­sant étaient ceux qui rem­plis­saient les entre­pôts. Cela ne vous rap­pelle rien ? De vastes réseaux d’échanges se créaient et la domes­ti­ca­tion des plantes puis des ani­maux sui­vit l’augmentation des popu­la­tions. La néces­si­té d’obtenir plus de céréales trans­for­ma les cueilleurs en agri­cul­teurs. Les agri­cul­teurs avaient besoin de plus de terres, et des guerres furent déclen­chées. Des sol­dats furent enrô­lés. Des esclaves cap­tu­rés. Les chas­seurs-cueilleurs et hor­ti­cul­teurs nomades furent chas­sés et tués.

Les gens n’agirent pas ain­si parce que les chefs et les rois le leur deman­daient, mais parce que les dieux qu’ils avaient créés le fai­saient. Le prêtre est aus­si cru­cial à l’apparition des états que les chefs et les rois. Par­fois, ces rôles étaient tenus par la même per­sonne, par­fois non. Mais ils étaient inter­dé­pen­dants. L’économie, la poli­tique, et la reli­gion ont tou­jours for­mé un seul sys­tème. De nos jours, la science a pris la place de la reli­gion. C’est pour cela qu’Engels a pu affir­mer que le tra­vail est ce qui a trans­for­mé les singes en humains. Scien­ti­fi­que­ment, cela pour­rait faci­le­ment être vrai. Dieu a condam­né les des­cen­dants d’Adam et Eve à tra­vailler la terre. Les deux ne sont qu’une ques­tion de foi.

Mais il est facile de croire lorsque c’est la main qui nous nour­rit qui nous y incite. Tant que nous serons dépen­dants de l’économie, nous ferons des com­pro­mis vis-à-vis de ce que les plantes et les ani­maux nous disent, vis-à-vis de ce que nos corps nous disent. Per­sonne ne sou­haite tra­vailler, mais c’est comme ça. Ain­si, notre vision du monde est res­treinte par les œillères de la civi­li­sa­tion. L’économie doit être réfor­mée ou révo­lu­tion­née. Les fruits de la pro­duc­tion doivent être redistribués.

C’est ici que la lutte des classes fait son entrée. La classe sociale est une des nom­breuses rela­tions ins­ti­tuées par la civi­li­sa­tion. Il a sou­vent été affir­mé que l’histoire de la civi­li­sa­tion est l’histoire de la lutte des classes. Mais je sou­tien­drai quelque chose de dif­fé­rent. La rela­tion entre le pay­san et le roi et entre le chef et le rotu­rier ne se résume pas à un seul ensemble de caté­go­ries. En la sim­pli­fiant ain­si, nous ne tenons pas compte d’un cer­tain nombre de nuances cru­ciales. La sim­pli­fi­ca­tion est agréable et facile, mais si nous essayons de com­prendre com­ment la civi­li­sa­tion a émer­gé afin de pou­voir la détruire, nous devons prendre en compte des dif­fé­rences sub­tiles et per­ti­nentes. Qu’est ce qui pour­rait être plus per­ti­nent que la façon dont le pou­voir est créé, main­te­nu et revendiqué ?

Il ne s’agit pas de mini­mi­ser la résis­tance de la ‘classe infé­rieure’ contre les élites, loin de là. Mais dire que les classes ou la conscience de classe sont uni­ver­selles, c’est faire abs­trac­tion d’importantes par­ti­cu­la­ri­tés. Les classes sont l’affaire du capi­ta­lisme. Elles sont liées à un sys­tème glo­ba­li­sé basé sur un arbi­trage et une spé­cia­li­sa­tion abso­lus. Elles ont émer­gé des rela­tions féo­dales par le biais du capi­ta­lisme mar­chand, du capi­ta­lisme indus­triel et main­te­nant de la moder­ni­té. Le pro­lé­ta­riat, la bour­geoi­sie, la pay­san­ne­rie, la petite bour­geoi­sie, toutes ces classes sociales relèvent de notre rap­port à la pro­duc­tion et à la dis­tri­bu­tion. En par­ti­cu­lier dans la socié­té capi­ta­liste, où cela est tout. Cela n’a jamais été aus­si mani­feste que pen­dant les périodes majeures de l’industrialisation. Vous tra­vailliez à l’usine, la pos­sé­diez, ou ven­diez ce qui en sor­tait. Ce fut l’âge d’or de la conscience de classe car elle n’était pas remise en ques­tion. Les pro­lé­taires évo­luaient dans les mêmes condi­tions et pour la plu­part ils savaient qu’il en serait tou­jours ain­si. Ils pas­saient leurs jours et leurs nuits dans des usines, tan­dis que la « haute socié­té » de la bour­geoi­sie était tou­jours assez près pour être sen­tie, mais pas pour être goûtée.

Si vous aviez foi en Dieu, Smith ou Engels, le tra­vail était votre rai­son d’être. Il fai­sait de vous des humains. Voir le fruit de votre tra­vail enle­vé de vos mains aurait dû consti­tuer le pire de tous les crimes. Les tra­vailleurs fai­saient tour­ner les machines et il était à leur por­tée de prendre le contrôle. Ils pou­vaient se débar­ras­ser du patron et en dési­gner un nou­veau, ou un conseil des travailleurs.

Si vous pen­siez que la pro­duc­tion était néces­saire, cela sem­blait révo­lu­tion­naire. D’autant plus que c’était com­plè­te­ment réa­li­sable. Cer­taines per­sonnes essayèrent. Quelques-unes réus­sirent. Beau­coup échouèrent. La plu­part des révo­lu­tions furent accu­sées d’avoir tra­hi les idéaux de ceux qui les avaient créées. Mais nulle part la résis­tance du pro­lé­ta­riat ne par­vint à mettre fin aux rela­tions de domination.

La rai­son de cet échec est simple : ils se trom­paient de cible. Le capi­ta­lisme est une forme de domi­na­tion, pas sa source. La pro­duc­tion et l’industrie font par­tie de la civi­li­sa­tion, qui consti­tue un héri­tage cultu­rel bien plus ancien et aux racines bien plus pro­fondes que le capitalisme.

Mais le vrai pro­blème relève de l’identité. Les par­ti­sans de la lutte des classes ont accep­té leur des­tin de pro­duc­teurs, mais ont cher­ché à tirer par­ti d’une mau­vaise situa­tion. C’est une foi que la civi­li­sa­tion requiert. C’est un des­tin que je n’accepterai pas. C’est un des­tin que la Terre n’acceptera pas. La conclu­sion inévi­table de la lutte des classes est limi­tée car elle prend racine dans l’économie. Les pro­lé­taires sont iden­ti­fiés comme des per­sonnes qui vendent leur tra­vail. La révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne consiste à se réap­pro­prier son tra­vail. Seule­ment, je ne crois ni en Dieu, ni en Smith, ni en Engels. Le tra­vail et la pro­duc­tion ne sont pas uni­ver­sels, et la civi­li­sa­tion est le véri­table pro­blème. Ce que nous devons apprendre, c’est que le lien entre nos rela­tions de classe et celles des anciennes civi­li­sa­tions ne concerne pas qui vend son tra­vail et qui l’achète, mais l’existence même de la pro­duc­tion. Qu’il cor­res­pond à la manière dont nous en sommes arri­vés à croire que de pas­ser nos vies à sou­te­nir un pou­voir diri­gé contre nous est jus­ti­fié. Et dont nous avons accep­té de com­pro­mettre nos vies en tant qu’êtres libres pour deve­nir des tra­vailleurs et des soldats.

Il relève des condi­tions maté­rielles de la civi­li­sa­tion et de leurs jus­ti­fi­ca­tions, car c’est de cette façon que nous arri­ve­rons à com­prendre la civi­li­sa­tion. Et que nous com­pren­drons le coût de la domes­ti­ca­tion, pour nous-mêmes et pour la terre. Et que nous pour­rons la déman­te­ler une fois pour toutes.

Il s’agit de ce que la cri­tique anar­cho-pri­mi­ti­viste de la civi­li­sa­tion se pro­pose de faire. Com­prendre la civi­li­sa­tion, com­ment elle a été créée et main­te­nue. Le capi­ta­lisme n’est qu’une des nom­breuses formes qu’a revê­tu la civi­li­sa­tion, la der­nière en date, et la lutte des classe en tant que résis­tance contre cet ordre est extrê­me­ment impor­tante à la fois pour com­prendre ce qu’est la civi­li­sa­tion et com­ment l’attaquer.

Il existe un riche héri­tage de résis­tance contre le capi­ta­lisme. Une autre par­tie de l’histoire de la résis­tance contre le pou­voir remonte à ses ori­gines. Mais nous devrions faire atten­tion à ne pas consi­dé­rer iso­lé­ment une des formes de la civi­li­sa­tion en occul­tant les autres. Les approches anti-capi­ta­listes sont seule­ment cela, anti-capi­ta­listes. Pas anti-civi­li­sa­tion. Elles ne s’intéressent qu’à un cer­tain type d’économie, pas à l’économie, la pro­duc­tion ou l’industrie en elles-mêmes. Une com­pré­hen­sion du capi­ta­lisme est seule­ment utile si elle est ancrée his­to­ri­que­ment et écologiquement.

Le capi­ta­lisme a été la prin­ci­pale cible des der­niers siècles de résis­tance. Dès lors, il est appa­rem­ment dif­fi­cile de se défaire de l’emprise de la lutte des classes. Le capi­ta­lisme mon­dial était déjà bien ancré en 1500 et s’est per­pé­tué à tra­vers les révo­lu­tions tech­no­lo­giques, indus­trielles et vertes de ces 500 der­nières années. Son déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique lui a per­mis de se répandre tout autour de la pla­nète jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule civi­li­sa­tion pla­né­taire. Mais le capi­ta­lisme n’est pas uni­ver­sel. Si nous ne voyons le monde que comme le théâtre de la lutte des classes, nous fai­sons abs­trac­tion des nom­breux fronts de résis­tance qui luttent expli­ci­te­ment contre la civi­li­sa­tion. Il s’agit de quelque chose que les par­ti­sans de la lutte des classes ignorent habi­tuel­le­ment ; mais il y a un autre pro­blème : le déni de la modernité.

La moder­ni­té est la façade la plus récente du capi­ta­lisme, qui s’est prin­ci­pa­le­ment dif­fu­sée ces cin­quante der­nières années à tra­vers une série d’expansions tech­no­lo­giques ayant ren­du pos­sible l’économie telle que nous la connais­sons. Elle est carac­té­ri­sée par l’hyper-technologie et l’hyper-spécialisation.

Admet­tons-le : les capi­ta­listes savent ce qu’ils font. Pen­dant la période qui a mené à la Pre­mière Guerre mon­diale et pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, la menace d’une révo­lu­tion pro­lé­taire n’avait peut-être jamais été aus­si for­te­ment res­sen­tie. Les deux guerres furent conduites en par­tie pour démo­lir cet esprit révo­lu­tion­naire. Mais il y a plus. Durant la période d’après-guerre les capi­ta­listes savaient que n’importe quelle restruc­tu­ra­tion majeure devrait, entre autres, ser­vir à saper la conscience de classe. Bri­ser la capa­ci­té d’organisation était cen­tral. Il fal­lait que l’économie mon­diale nous paraisse sen­sée, non seule­ment en termes éco­no­miques, mais éga­le­ment sociaux. Les réa­li­tés concrètes de la cohé­sion de classe furent cham­bou­lées. Plus impor­tant, avec la mon­dia­li­sa­tion de la pro­duc­tion, la révo­lu­tion pro­lé­taire ne pou­vait plus s’auto-alimenter, s’auto-approvisionner. Il s’agit de l’une des prin­ci­pales causes de « l’échec » des révo­lu­tions socia­listes en Rus­sie, en Chine, au Nica­ra­gua, et à Cuba pour n’en citer que quelques-unes.

La moder­ni­té est fon­da­men­ta­le­ment anti-conscience de classe. Dans les nations indus­tria­li­sées, la majeure par­tie de la force de tra­vail est orien­tée vers le ser­vice. Les gens pour­raient très faci­le­ment se sai­sir d’un cer­tain nombre de maga­sins et de centres com­mer­ciaux, mais où cela nous mène­rait-il ? La péri­phé­rie et le cœur du capi­ta­lisme moderne sont dis­per­sés tout autour du monde. Toute révo­lu­tion devrait alors être mon­diale, mais au bout du compte, serait-elle dif­fé­rente ? En serait-elle plus désirable ?

Dans les pays en déve­lop­pe­ment, qui four­nissent presque tout ce dont dépendent les nations déve­lop­pées, la réa­li­té de la conscience de classe est bien tan­gible. Mais la situa­tion reste à peu près la même. Tan­dis que chez nous, la police nous tient tran­quilles, des inter­ven­tions mili­taires quo­ti­diennes se chargent de main­te­nir l’ordre chez eux. La menace d’une répres­sion éta­tique y est bien plus pré­sente, et la plu­part d’entre nous n’imaginons pas la puis­sance déployée par les états déve­lop­pés pour gar­der les gens dans le rang. Même si la révolte devait l’emporter, les champs de mono­cul­tures et les ate­liers de manu­fac­ture clan­des­tins sont-ils de bonnes choses ? Le pro­blème est loin de se résu­mer à ce qu’il est pos­sible d’accomplir en restruc­tu­rant la production.

Et, en ce qui concerne les nations indus­trielles, le pro­blème est encore plus com­plexe. L’esprit de la moder­ni­té est extrê­me­ment indi­vi­dua­liste. Même si ce seul trait de com­por­te­ment suf­fit à détruire tout ce qu’être humain signi­fie, nous n’avons d’autre choix que de nous y confor­mer. Comme dans un loto capi­ta­liste, nous croyons qu’il est pos­sible pour cha­cun d’entre nous de faire for­tune. Il nous faut sim­ple­ment trou­ver le ticket gagnant. Nous sommes enchan­tés à l’idée de deve­nir riches, ou de mou­rir en essayant d’y par­ve­nir. La phi­lo­so­phie post-moderne qui est celle de la culture domi­nante nous enseigne que nous sommes dépour­vus de racines. Elle nour­rit chez nous un nihi­lisme pas­sif qui nous per­suade que nous sommes fou­tus, et que nous ne pou­vons rien y faire. Dieu, Smith et Engels ont énon­cé cette idée, et ce sont désor­mais les films, la musique et les mar­chés qui nous en convainquent. En réa­li­té, l’identité pro­lé­ta­rienne n’a que peu de sens dans ce contexte. Des études montrent que la plu­part des amé­ri­cains consi­dèrent qu’ils font par­tie de la classe moyenne. Nous jugeons par ce que nous pos­sé­dons plu­tôt que par ce que nous pos­sé­dons à cré­dit. L’argent emprun­té ou fan­tas­mé nour­rit une iden­ti­té qui relève d’un com­pro­mis : nous sommes prêts à vendre nos âmes pour plus de richesse maté­rielle. Nous sommes bien plus que ce que l’identité pro­lé­ta­rienne laisse entre­voir. La cri­tique anti-civi­li­sa­tion met en évi­dence l’origine pri­mi­tive de notre condi­tion. Elle rejette les mythes de la néces­si­té de la pro­duc­tion ou du tra­vail, et consi­dère une manière de vivre où ces élé­ments étaient non seule­ment absents, mais volon­tai­re­ment rejetés.

Elle exhume un sen­ti­ment de plus en plus inten­sé­ment per­çu à mesure que la moder­ni­té auto­ma­tise la vie. A mesure que le déve­lop­pe­ment anéan­tit les der­niers biomes. Que la pro­duc­tion fabrique une vie par­fai­te­ment syn­thé­tique. Que la vie perd son sens. Et que la terre est assassinée.

Je prône une guerre pri­maire. Il ne s’agit pas d’une forme anti-civi­li­sa­tion de la lutte des classes. Pas non plus d’un moyen pour s’organiser. Il s’agit d’une expres­sion de rage. D’une rage res­sen­tie à chaque étape du pro­ces­sus de domes­ti­ca­tion. D’une rage inef­fable. Celle de notre iden­ti­té pri­maire étouf­fée par la pro­duc­tion et la coer­ci­tion. Celle qui ne peut être cor­rom­pue. Celle qui peut détruire la civilisation.

Ques­tion d’identité. Êtes-vous un pro­duc­teur, un dis­tri­bu­teur, un pro­prié­taire, ou un être humain ? Plus impor­tant encore, sou­hai­tez-vous réfor­mer la civi­li­sa­tion et son éco­no­mie, ou êtes-vous prêts à com­battre pour rien de moins que leur des­truc­tion totale ?

Kevin Tucker


Tra­duc­tion : Jess Aubin

Édi­tion & Révi­sion : Nico­las Casaux

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4 comments
  1. Bien, tout ceci a déjà été dit par robert Dehoux de façon humou­ris­tique dans son livre le zizi sous clô­ture inau­gure la culture, mais per­sonne ne le lit. Vous aurez la réponse sur le pas­sage à la civilisation.

    1. ‘Scu­zez nous de ten­ter de le re-dire. Si la ques­tion de la civi­li­sa­tion vous inté­resse vous pou­vez aus­si lire James C. Scott, Der­rick Jen­sen, John Zer­zan, etc.

  2. Si, jus­te­ment dans nos socié­tés moderne c’est sur la confu­sion des classes sociales en classes socio-pro­fes­sion­nelles qu’il faut comp­ter pour ana­ly­ser l’e­vo­lu­tion de nos socié­tés. Le pro­lé­ta­riat, la pay­san­ne­rie ont régressés.

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