Produire ou ne pas produire
Classe, modernité et identité
La classe constiÂtue une relaÂtion sociale. RameÂnée à l’essentiel, elle est un fait écoÂnoÂmique. Elle disÂtingue le proÂducÂteur du disÂtriÂbuÂteur et du proÂpriéÂtaire des moyens et des fruits de la proÂducÂtion. Quelle que soit sa catéÂgoÂrie, elle défiÂnit l’identité d’une perÂsonne. Avec qui vous idenÂtiÂfiez-vous ? Ou plus préÂciÂséÂment, avec quoi vous idenÂtiÂfiez-vous ? Nous pouÂvons tous être ranÂgés dans un cerÂtain nombre de catéÂgoÂries socio-proÂfesÂsionÂnelles. Mais là n’est pas la quesÂtion. Votre idenÂtiÂté est-elle défiÂnie par votre traÂvail ? Par votre niche écoÂnoÂmique ?
PreÂnons un peu de recul. Qu’est-ce que l’économie ? Mon dicÂtionÂnaire en offre le sens suiÂvant : « Science de la proÂducÂtion, de la disÂtriÂbuÂtion, et de la consomÂmaÂtion des biens et serÂvices. » Certes, l’économie existe bel et bien. Dans toute sociéÂté où l’accès aux nécesÂsiÂtés vitales est inégaÂliÂtaire, où les gens sont dépenÂdants les uns des autres (et, de manière plus imporÂtante, des insÂtiÂtuÂtions), l’économie existe. Les révoÂluÂtionÂnaires et les réforÂmistes ont presque touÂjours eu comme objecÂtif de réorÂgaÂniÂser l’économie. Les richesses doivent être redisÂtriÂbuées. CapiÂtaÂlistes, comÂmuÂnistes, sociaÂlistes, synÂdiÂcaÂlistes, qu’importe, c’est touÂjours l’économie qui les intéÂresse. PourÂquoi ? Parce que la proÂducÂtion a été natuÂraÂliÂsée, que l’économie est deveÂnue un fait scienÂtiÂfique et que le traÂvail n’est finaÂleÂment qu’un mal nécesÂsaire.
Cette concepÂtion remonte à l’hisÂtoire de la chute du ParaÂdis, lorsqu’Adam fut condamÂné à labouÂrer la terre pour avoir désoÂbéi à Dieu. Elle constiÂtue l’éthique proÂtesÂtante du traÂvail et sa mise en garde contre le péché d’« oisiÂveÂté ». Le traÂvail devient le fonÂdeÂment de l’humanité. VoiÂlà le mesÂsage inhéÂrent à l’économie. Le traÂvail est « la condiÂtion fonÂdaÂmenÂtale preÂmière de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un cerÂtain sens, il nous faut dire : le traÂvail a créé l’homme lui-même. » Ce n’est pas Adam Smith ou Dieu qui le dit (en tout cas, pas cette fois), mais FreÂdeÂrick Engels. Quelque chose ne colle pas dans ce disÂcours. Qu’en est-il de Ceux par-delà les murs du ParaÂdis ? Qu’en est-il des sauÂvages que les agriÂculÂteurs et les colons (si tant est que l’on puisse les disÂtinÂguer) consiÂdéÂraient comme des faiÂnéants, pour la simple raiÂson qu’ils ne traÂvaillaient pas ?
L’éÂcoÂnoÂmie est-elle uniÂverÂselle ? ExaÂmiÂnons à nouÂveau notre défiÂniÂtion. Le point cenÂtral de l’économie est la proÂducÂtion. Si la proÂducÂtion n’est pas uniÂverÂselle, l’économie ne peut donc pas l’être. Par chance, la proÂducÂtion ne l’est pas. Les Autres, les sauÂvages, par-delà les murs du ParaÂdis, les murs de BabyÂlone, et les jarÂdins : les chasÂseurs-cueilleurs nomades, ne proÂduiÂsaient rien. Un chasÂseur ne proÂduit pas d’animaux sauÂvages. Un cueilleur ne proÂduit pas de plantes sauÂvages. Ils chassent, et cueillent, simÂpleÂment. Leur exisÂtence se résume à prendre et à donÂner en retour, mais il s’agit là d’écologie, pas d’économie. Chaque membre d’une sociéÂté de chasÂseurs-cueilleurs est en mesure d’obtenir ce dont il a besoin pour surÂvivre. Le fait qu’ils n’agissent pas ainÂsi est une quesÂtion d’entraide et de cohéÂsion sociale, pas de puisÂsance. S’ils n’aiment pas leur situaÂtion, ils en changent. Ils en sont capables et sont encouÂraÂgés à le faire. Leur forme d’échange est anti-écoÂnoÂmique : une réciÂproÂciÂté généÂraÂliÂsée. Cela signiÂfie simÂpleÂment que les gens donnent tout à tous, tout le temps. ParÂtage avec les autres, et ils parÂtaÂgeÂront en retour. Ces sociéÂtés sont intrinÂsèÂqueÂment contre la proÂducÂtion, contre la richesse, contre le pouÂvoir, et contre l’économie. Elles sont simÂpleÂment égaÂliÂtaires dans leur fonÂdeÂment : une anarÂchie orgaÂnique, priÂmale.
NéanÂmoins, cela ne nous dit pas comÂment nous sommes deveÂnus des peuples écoÂnoÂmiques. ComÂment le traÂvail est deveÂnu synoÂnyme d’identité. L’éÂtude des oriÂgines de la civiÂliÂsaÂtion perÂmet d’y voir plus clair. La civiÂliÂsaÂtion est basée sur la proÂducÂtion. Le preÂmier exemple de proÂducÂtion est la proÂducÂtion de surÂplus. Les chasÂseurs-cueilleurs nomades obteÂnaient ce dont ils avaient besoin quand ils en avaient besoin. Ils manÂgeaient des aniÂmaux, des insectes, et des plantes. Lorsque cerÂtains groupes de chasÂseurs-cueilleurs se sont sédenÂtaÂriÂsés, ils ont contiÂnué à chasÂser des aniÂmaux et à cueillir des plantes, mais pas pour les manÂger. Du moins, pas imméÂdiaÂteÂment.
En MésoÂpoÂtaÂmie, le berÂceau de notre civiÂliÂsaÂtion désorÂmais gloÂbale, de vastes champs de céréales sauÂvages pouÂvaient être moisÂsonÂnés. Les céréales, contraiÂreÂment à la viande et à la pluÂpart des plantes sauÂvages, peuvent être faciÂleÂment stoÂckées. Elles étaient plaÂcées dans d’énormes greÂniers. Mais la récolte des céréales est saiÂsonÂnière. A mesure qu’elle augÂmenÂtait, la popuÂlaÂtion deveÂnait davanÂtage dépenÂdante des greÂniers que de ce qui était disÂpoÂnible libreÂment. C’est ici que la disÂtriÂbuÂtion entre en jeu. Les greÂniers étaient déteÂnus par des élites ou par les anciens des familles, resÂponÂsables du rationÂneÂment et de la disÂtriÂbuÂtion aux perÂsonnes qui cultiÂvaient leurs terÂrains. La dépenÂdance implique le comÂproÂmis : il s’agit de l’élément cenÂtral de la domesÂtiÂcaÂtion. Les céréales doivent être stoÂckées. Les proÂpriéÂtaires de greÂniers stockent et rationnent les céréales en échange d’un staÂtut social supéÂrieur. Le staÂtut social implique un pouÂvoir coerÂciÂtif. VoiÂlà comÂment l’État est né.
Dans d’autres lieux, comme ce qui constiÂtue désorÂmais la côte nord-ouest entre les États-Unis et le CanaÂda, les entreÂpôts étaient desÂtiÂnés au poisÂson séché pluÂtôt qu’aux céréales. Des royaumes et d’importantes chefÂfeÂries y furent étaÂblies. Les sujets de ces pouÂvoirs grosÂsisÂsant étaient ceux qui remÂplisÂsaient les entreÂpôts. Cela ne vous rapÂpelle rien ? De vastes réseaux d’échanges se créaient et la domesÂtiÂcaÂtion des plantes puis des aniÂmaux suiÂvit l’augmentation des popuÂlaÂtions. La nécesÂsiÂté d’obtenir plus de céréales transÂforÂma les cueilleurs en agriÂculÂteurs. Les agriÂculÂteurs avaient besoin de plus de terres, et des guerres furent déclenÂchées. Des solÂdats furent enrôÂlés. Des esclaves capÂtuÂrés. Les chasÂseurs-cueilleurs et horÂtiÂculÂteurs nomades furent chasÂsés et tués.
Les gens n’agirent pas ainÂsi parce que les chefs et les rois le leur demanÂdaient, mais parce que les dieux qu’ils avaient créés le faiÂsaient. Le prêtre est ausÂsi cruÂcial à l’apparition des états que les chefs et les rois. ParÂfois, ces rôles étaient tenus par la même perÂsonne, parÂfois non. Mais ils étaient interÂdéÂpenÂdants. L’économie, la poliÂtique, et la reliÂgion ont touÂjours forÂmé un seul sysÂtème. De nos jours, la science a pris la place de la reliÂgion. C’est pour cela qu’Engels a pu affirÂmer que le traÂvail est ce qui a transÂforÂmé les singes en humains. ScienÂtiÂfiÂqueÂment, cela pourÂrait faciÂleÂment être vrai. Dieu a condamÂné les desÂcenÂdants d’Adam et Eve à traÂvailler la terre. Les deux ne sont qu’une quesÂtion de foi.
Mais il est facile de croire lorsque c’est la main qui nous nourÂrit qui nous y incite. Tant que nous serons dépenÂdants de l’économie, nous ferons des comÂproÂmis vis-à -vis de ce que les plantes et les aniÂmaux nous disent, vis-à -vis de ce que nos corps nous disent. PerÂsonne ne souÂhaite traÂvailler, mais c’est comme ça. AinÂsi, notre vision du monde est resÂtreinte par les Å“illères de la civiÂliÂsaÂtion. L’économie doit être réforÂmée ou révoÂluÂtionÂnée. Les fruits de la proÂducÂtion doivent être redisÂtriÂbués.
C’est ici que la lutte des classes fait son entrée. La classe sociale est une des nomÂbreuses relaÂtions insÂtiÂtuées par la civiÂliÂsaÂtion. Il a souÂvent été affirÂmé que l’histoire de la civiÂliÂsaÂtion est l’histoire de la lutte des classes. Mais je souÂtienÂdrai quelque chose de difÂféÂrent. La relaÂtion entre le payÂsan et le roi et entre le chef et le rotuÂrier ne se résume pas à un seul ensemble de catéÂgoÂries. En la simÂpliÂfiant ainÂsi, nous ne tenons pas compte d’un cerÂtain nombre de nuances cruÂciales. La simÂpliÂfiÂcaÂtion est agréable et facile, mais si nous essayons de comÂprendre comÂment la civiÂliÂsaÂtion a émerÂgé afin de pouÂvoir la détruire, nous devons prendre en compte des difÂféÂrences subÂtiles et perÂtiÂnentes. Qu’est ce qui pourÂrait être plus perÂtiÂnent que la façon dont le pouÂvoir est créé, mainÂteÂnu et revenÂdiÂqué ?
Il ne s’agit pas de miniÂmiÂser la résisÂtance de la ‘classe inféÂrieure’ contre les élites, loin de là . Mais dire que les classes ou la conscience de classe sont uniÂverÂselles, c’est faire absÂtracÂtion d’importantes parÂtiÂcuÂlaÂriÂtés. Les classes sont l’affaire du capiÂtaÂlisme. Elles sont liées à un sysÂtème gloÂbaÂliÂsé basé sur un arbiÂtrage et une spéÂciaÂliÂsaÂtion absoÂlus. Elles ont émerÂgé des relaÂtions féoÂdales par le biais du capiÂtaÂlisme marÂchand, du capiÂtaÂlisme indusÂtriel et mainÂteÂnant de la moderÂniÂté. Le proÂléÂtaÂriat, la bourÂgeoiÂsie, la payÂsanÂneÂrie, la petite bourÂgeoiÂsie, toutes ces classes sociales relèvent de notre rapÂport à la proÂducÂtion et à la disÂtriÂbuÂtion. En parÂtiÂcuÂlier dans la sociéÂté capiÂtaÂliste, où cela est tout. Cela n’a jamais été ausÂsi maniÂfeste que penÂdant les périodes majeures de l’industrialisation. Vous traÂvailliez à l’usine, la posÂséÂdiez, ou venÂdiez ce qui en sorÂtait. Ce fut l’âge d’or de la conscience de classe car elle n’était pas remise en quesÂtion. Les proÂléÂtaires évoÂluaient dans les mêmes condiÂtions et pour la pluÂpart ils savaient qu’il en serait touÂjours ainÂsi. Ils pasÂsaient leurs jours et leurs nuits dans des usines, tanÂdis que la « haute sociéÂté » de la bourÂgeoiÂsie était touÂjours assez près pour être senÂtie, mais pas pour être goûÂtée.
Si vous aviez foi en Dieu, Smith ou Engels, le traÂvail était votre raiÂson d’être. Il faiÂsait de vous des humains. Voir le fruit de votre traÂvail enleÂvé de vos mains aurait dû constiÂtuer le pire de tous les crimes. Les traÂvailleurs faiÂsaient tourÂner les machines et il était à leur porÂtée de prendre le contrôle. Ils pouÂvaient se débarÂrasÂser du patron et en désiÂgner un nouÂveau, ou un conseil des traÂvailleurs.
Si vous penÂsiez que la proÂducÂtion était nécesÂsaire, cela semÂblait révoÂluÂtionÂnaire. D’autant plus que c’était comÂplèÂteÂment réaÂliÂsable. CerÂtaines perÂsonnes essayèrent. Quelques-unes réusÂsirent. BeauÂcoup échouèrent. La pluÂpart des révoÂluÂtions furent accuÂsées d’avoir traÂhi les idéaux de ceux qui les avaient créées. Mais nulle part la résisÂtance du proÂléÂtaÂriat ne parÂvint à mettre fin aux relaÂtions de domiÂnaÂtion.
La raiÂson de cet échec est simple : ils se tromÂpaient de cible. Le capiÂtaÂlisme est une forme de domiÂnaÂtion, pas sa source. La proÂducÂtion et l’industrie font parÂtie de la civiÂliÂsaÂtion, qui constiÂtue un hériÂtage cultuÂrel bien plus ancien et aux racines bien plus proÂfondes que le capiÂtaÂlisme.
Mais le vrai proÂblème relève de l’identité. Les parÂtiÂsans de la lutte des classes ont accepÂté leur desÂtin de proÂducÂteurs, mais ont cherÂché à tirer parÂti d’une mauÂvaise situaÂtion. C’est une foi que la civiÂliÂsaÂtion requiert. C’est un desÂtin que je n’accepterai pas. C’est un desÂtin que la Terre n’acceptera pas. La concluÂsion inéviÂtable de la lutte des classes est limiÂtée car elle prend racine dans l’économie. Les proÂléÂtaires sont idenÂtiÂfiés comme des perÂsonnes qui vendent leur traÂvail. La révoÂluÂtion proÂléÂtaÂrienne consiste à se réapÂproÂprier son traÂvail. SeuleÂment, je ne crois ni en Dieu, ni en Smith, ni en Engels. Le traÂvail et la proÂducÂtion ne sont pas uniÂverÂsels, et la civiÂliÂsaÂtion est le vériÂtable proÂblème. Ce que nous devons apprendre, c’est que le lien entre nos relaÂtions de classe et celles des anciennes civiÂliÂsaÂtions ne concerne pas qui vend son traÂvail et qui l’achète, mais l’existence même de la proÂducÂtion. Qu’il corÂresÂpond à la manière dont nous en sommes arriÂvés à croire que de pasÂser nos vies à souÂteÂnir un pouÂvoir diriÂgé contre nous est jusÂtiÂfié. Et dont nous avons accepÂté de comÂproÂmettre nos vies en tant qu’êtres libres pour deveÂnir des traÂvailleurs et des solÂdats.
Il relève des condiÂtions matéÂrielles de la civiÂliÂsaÂtion et de leurs jusÂtiÂfiÂcaÂtions, car c’est de cette façon que nous arriÂveÂrons à comÂprendre la civiÂliÂsaÂtion. Et que nous comÂprenÂdrons le coût de la domesÂtiÂcaÂtion, pour nous-mêmes et pour la terre. Et que nous pourÂrons la démanÂteÂler une fois pour toutes.
Il s’agit de ce que la criÂtique anarÂcho-priÂmiÂtiÂviste de la civiÂliÂsaÂtion se proÂpose de faire. ComÂprendre la civiÂliÂsaÂtion, comÂment elle a été créée et mainÂteÂnue. Le capiÂtaÂlisme n’est qu’une des nomÂbreuses formes qu’a revêÂtu la civiÂliÂsaÂtion, la derÂnière en date, et la lutte des classe en tant que résisÂtance contre cet ordre est extrêÂmeÂment imporÂtante à la fois pour comÂprendre ce qu’est la civiÂliÂsaÂtion et comÂment l’attaquer.
Il existe un riche hériÂtage de résisÂtance contre le capiÂtaÂlisme. Une autre parÂtie de l’histoire de la résisÂtance contre le pouÂvoir remonte à ses oriÂgines. Mais nous devrions faire attenÂtion à ne pas consiÂdéÂrer isoÂléÂment une des formes de la civiÂliÂsaÂtion en occulÂtant les autres. Les approches anti-capiÂtaÂlistes sont seuleÂment cela, anti-capiÂtaÂlistes. Pas anti-civiÂliÂsaÂtion. Elles ne s’intéressent qu’à un cerÂtain type d’économie, pas à l’économie, la proÂducÂtion ou l’industrie en elles-mêmes. Une comÂpréÂhenÂsion du capiÂtaÂlisme est seuleÂment utile si elle est ancrée hisÂtoÂriÂqueÂment et écoÂloÂgiÂqueÂment.
Le capiÂtaÂlisme a été la prinÂciÂpale cible des derÂniers siècles de résisÂtance. Dès lors, il est appaÂremÂment difÂfiÂcile de se défaire de l’emprise de la lutte des classes. Le capiÂtaÂlisme monÂdial était déjà bien ancré en 1500 et s’est perÂpéÂtué à traÂvers les révoÂluÂtions techÂnoÂloÂgiques, indusÂtrielles et vertes de ces 500 derÂnières années. Son déveÂlopÂpeÂment techÂnoÂloÂgique lui a perÂmis de se répandre tout autour de la plaÂnète jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule civiÂliÂsaÂtion plaÂnéÂtaire. Mais le capiÂtaÂlisme n’est pas uniÂverÂsel. Si nous ne voyons le monde que comme le théâtre de la lutte des classes, nous faiÂsons absÂtracÂtion des nomÂbreux fronts de résisÂtance qui luttent expliÂciÂteÂment contre la civiÂliÂsaÂtion. Il s’agit de quelque chose que les parÂtiÂsans de la lutte des classes ignorent habiÂtuelÂleÂment ; mais il y a un autre proÂblème : le déni de la moderÂniÂté.
La moderÂniÂté est la façade la plus récente du capiÂtaÂlisme, qui s’est prinÂciÂpaÂleÂment difÂfuÂsée ces cinÂquante derÂnières années à traÂvers une série d’expansions techÂnoÂloÂgiques ayant renÂdu posÂsible l’économie telle que nous la connaisÂsons. Elle est caracÂtéÂriÂsée par l’hyper-technologie et l’hyper-spécialisation.
AdmetÂtons-le : les capiÂtaÂlistes savent ce qu’ils font. PenÂdant la période qui a mené à la PreÂmière Guerre monÂdiale et penÂdant la Seconde Guerre monÂdiale, la menace d’une révoÂluÂtion proÂléÂtaire n’avait peut-être jamais été ausÂsi forÂteÂment resÂsenÂtie. Les deux guerres furent conduites en parÂtie pour démoÂlir cet esprit révoÂluÂtionÂnaire. Mais il y a plus. Durant la période d’après-guerre les capiÂtaÂlistes savaient que n’importe quelle restrucÂtuÂraÂtion majeure devrait, entre autres, serÂvir à saper la conscience de classe. BriÂser la capaÂciÂté d’organisation était cenÂtral. Il falÂlait que l’économie monÂdiale nous paraisse senÂsée, non seuleÂment en termes écoÂnoÂmiques, mais égaÂleÂment sociaux. Les réaÂliÂtés concrètes de la cohéÂsion de classe furent chamÂbouÂlées. Plus imporÂtant, avec la monÂdiaÂliÂsaÂtion de la proÂducÂtion, la révoÂluÂtion proÂléÂtaire ne pouÂvait plus s’auto-alimenter, s’auto-approvisionner. Il s’agit de l’une des prinÂciÂpales causes de « l’échec » des révoÂluÂtions sociaÂlistes en RusÂsie, en Chine, au NicaÂraÂgua, et à Cuba pour n’en citer que quelques-unes.
La moderÂniÂté est fonÂdaÂmenÂtaÂleÂment anti-conscience de classe. Dans les nations indusÂtriaÂliÂsées, la majeure parÂtie de la force de traÂvail est orienÂtée vers le serÂvice. Les gens pourÂraient très faciÂleÂment se saiÂsir d’un cerÂtain nombre de magaÂsins et de centres comÂmerÂciaux, mais où cela nous mèneÂrait-il ? La périÂphéÂrie et le cÅ“ur du capiÂtaÂlisme moderne sont disÂperÂsés tout autour du monde. Toute révoÂluÂtion devrait alors être monÂdiale, mais au bout du compte, serait-elle difÂféÂrente ? En serait-elle plus désiÂrable ?
Dans les pays en déveÂlopÂpeÂment, qui fourÂnissent presque tout ce dont dépendent les nations déveÂlopÂpées, la réaÂliÂté de la conscience de classe est bien tanÂgible. Mais la situaÂtion reste à peu près la même. TanÂdis que chez nous, la police nous tient tranÂquilles, des interÂvenÂtions miliÂtaires quoÂtiÂdiennes se chargent de mainÂteÂnir l’ordre chez eux. La menace d’une répresÂsion étaÂtique y est bien plus préÂsente, et la pluÂpart d’entre nous n’imaginons pas la puisÂsance déployée par les états déveÂlopÂpés pour garÂder les gens dans le rang. Même si la révolte devait l’emporter, les champs de monoÂculÂtures et les ateÂliers de manuÂfacÂture clanÂdesÂtins sont-ils de bonnes choses ? Le proÂblème est loin de se résuÂmer à ce qu’il est posÂsible d’accomplir en restrucÂtuÂrant la proÂducÂtion.
Et, en ce qui concerne les nations indusÂtrielles, le proÂblème est encore plus comÂplexe. L’esprit de la moderÂniÂté est extrêÂmeÂment indiÂviÂduaÂliste. Même si ce seul trait de comÂporÂteÂment sufÂfit à détruire tout ce qu’être humain signiÂfie, nous n’avons d’autre choix que de nous y conforÂmer. Comme dans un loto capiÂtaÂliste, nous croyons qu’il est posÂsible pour chaÂcun d’entre nous de faire forÂtune. Il nous faut simÂpleÂment trouÂver le ticket gagnant. Nous sommes enchanÂtés à l’idée de deveÂnir riches, ou de mouÂrir en essayant d’y parÂveÂnir. La phiÂloÂsoÂphie post-moderne qui est celle de la culture domiÂnante nous enseigne que nous sommes dépourÂvus de racines. Elle nourÂrit chez nous un nihiÂlisme pasÂsif qui nous perÂsuade que nous sommes fouÂtus, et que nous ne pouÂvons rien y faire. Dieu, Smith et Engels ont énonÂcé cette idée, et ce sont désorÂmais les films, la musique et les marÂchés qui nous en convainquent. En réaÂliÂté, l’identité proÂléÂtaÂrienne n’a que peu de sens dans ce contexte. Des études montrent que la pluÂpart des améÂriÂcains consiÂdèrent qu’ils font parÂtie de la classe moyenne. Nous jugeons par ce que nous posÂséÂdons pluÂtôt que par ce que nous posÂséÂdons à créÂdit. L’argent emprunÂté ou fanÂtasÂmé nourÂrit une idenÂtiÂté qui relève d’un comÂproÂmis : nous sommes prêts à vendre nos âmes pour plus de richesse matéÂrielle. Nous sommes bien plus que ce que l’identité proÂléÂtaÂrienne laisse entreÂvoir. La criÂtique anti-civiÂliÂsaÂtion met en éviÂdence l’origine priÂmiÂtive de notre condiÂtion. Elle rejette les mythes de la nécesÂsiÂté de la proÂducÂtion ou du traÂvail, et consiÂdère une manière de vivre où ces éléÂments étaient non seuleÂment absents, mais volonÂtaiÂreÂment rejeÂtés.
Elle exhume un senÂtiÂment de plus en plus intenÂséÂment perÂçu à mesure que la moderÂniÂté autoÂmaÂtise la vie. A mesure que le déveÂlopÂpeÂment anéanÂtit les derÂniers biomes. Que la proÂducÂtion fabrique une vie parÂfaiÂteÂment synÂthéÂtique. Que la vie perd son sens. Et que la terre est assasÂsiÂnée.
Je prône une guerre priÂmaire. Il ne s’agit pas d’une forme anti-civiÂliÂsaÂtion de la lutte des classes. Pas non plus d’un moyen pour s’organiser. Il s’agit d’une expresÂsion de rage. D’une rage resÂsenÂtie à chaque étape du proÂcesÂsus de domesÂtiÂcaÂtion. D’une rage inefÂfable. Celle de notre idenÂtiÂté priÂmaire étoufÂfée par la proÂducÂtion et la coerÂciÂtion. Celle qui ne peut être corÂromÂpue. Celle qui peut détruire la civiÂliÂsaÂtion.
QuesÂtion d’identité. Êtes-vous un proÂducÂteur, un disÂtriÂbuÂteur, un proÂpriéÂtaire, ou un être humain ? Plus imporÂtant encore, souÂhaiÂtez-vous réforÂmer la civiÂliÂsaÂtion et son écoÂnoÂmie, ou êtes-vous prêts à comÂbattre pour rien de moins que leur desÂtrucÂtion totale ?
Kevin Tucker
TraÂducÂtion : Jess Aubin
ÉdiÂtion & RéviÂsion : NicoÂlas Casaux
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Bien, tout ceci a déjà été dit par robert Dehoux de façon humouÂrisÂtique dans son livre le zizi sous clôÂture inauÂgure la culture, mais perÂsonne ne le lit. Vous aurez la réponse sur le pasÂsage à la civiÂliÂsaÂtion.
‘ScuÂzez nous de tenÂter de le re-dire. Si la quesÂtion de la civiÂliÂsaÂtion vous intéÂresse vous pouÂvez ausÂsi lire James C. Scott, DerÂrick JenÂsen, John ZerÂzan, etc.