Note de l’éditeur : Traduction d’un article initialement publié (en anglais) le 13 septembre 2017 sur le site du magazine Intercontinental Cry (IC). Si plusieurs propositions de l’auteur sont discutables (par exemple, le fait de présenter la reconnaissance de droits des peuples indigènes par l’ONU comme une magnifique victoire, tandis que cela témoigne également de la subordination des peuples indigènes, de leur soumission au bon vouloir, au pouvoir des institutions internationales de la civilisation industrielle), le cœur de son message, à savoir que les peuples indigènes (ou autochtones, bien que ces deux appellations ne soient pas adéquates) sont en première ligne du combat pour la défense du monde naturel, est exact, et constitue un point crucial que tous les écologistes devraient prendre en compte, à partir duquel ils devraient travailler.
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Imaginez que votre survie dépende de votre droit de vivre là où vous êtes en ce moment. Qu’à n’importe quel moment, le gouvernement puisse décider d’extraire du pétrole ou de construire une autoroute à l’endroit même où votre famille dort chaque nuit, sans vous consulter. Imaginez simplement la mine ou l’autoroute polluer l’eau que vous buvez et la terre au point que vos cultures ne poussent même pas. Qu’en plus, chaque jour vous soyez obligés de parler une langue étrangère dans un pays qui met en danger votre culture et mode de vie.
Il ne s’agit pas d’une fiction. Il s’agit de la réalité de 370 millions de personnes dans le monde entier qui se désignent comme peuples indigènes. S’il y avait une façon simple de les décrire, nous pourrions dire qu’ils sont les descendants de ceux qui vivaient déjà là où ils vivent avant la colonisation et dont les terres sont maintenant dominés par d’autres.
Il y a seulement 10 ans que les peuples indigènes autour du globe ont remporté une victoire importante après un siècle de revendications : La Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones.
L’adoption de cette déclaration a été un tournant décisif, étant donné que 144 pays ont affirmé que les peuples indigènes bénéficient de tous les droits humains reconnus par la loi internationale. Depuis 2007, partout dans le monde, cette déclaration a guidé les efforts pour surmonter et réparer le déni historique de leurs droits les plus fondamentaux, y compris du plus fondamental d’entre eux, le droit à l’auto-détermination.
Cette déclaration a implémenté le concept de droits collectifs. Cela veut dire qu’en tant que groupe, les peuples indigènes possèdent des droits indispensables à leur existence, à leur bien-être, et à leur développement intégral en tant que société distincte. Il s’agit peut-être de ce qui rend leur combat difficile à saisir par beaucoup, car les sociétés dominantes fondent leurs politiques et leurs actions de développement sur la protection des droits individuels comme le droit à la propriété ou à la vie privée.
Représentant 5 % de la population mondiale, beaucoup de peuples indigènes sont aujourd’hui encore exclus de la société et privés de leurs droits de citoyens d’un état. Vivant dans près de 70 pays et parlant plus de 4.000 langues autochtones, ils ont gagné en visibilité en faisant entendre leur voix contre des politiques agressives de développement qui menacent les écosystèmes restants et leur biodiversité.
Tandis que les pays du monde intensifient l’exploration et l’exploitation de ces écosystèmes afin de pallier l’augmentation de la consommation, les indigènes figurent en haut de la liste de ceux qui sont assassinés pour avoir défendu leur terre.
En 2017, près de 130 activistes écologistes ont été tués. La semaine prochaine, 4 autres seront sans doute tués.
Cette tendance mondiale ne sort pas de nulle part. Les territoires indigènes sont les plus riches en biodiversité et aujourd’hui plus que jamais, ils deviennent de nouveaux champs de bataille pour les droits humains et la défense du monde naturel.
« Même si la violence contre les peuples indigènes augmente, la Déclaration doit être célébrée. Sans cette Déclaration, les peuples indigènes n’auraient les moyens de se battre », explique Julie Koch, Directrice du Groupe International de Travail pour les Affaires Indigènes (GITAI).
Le principal facteur de ces assauts mondiaux contre les terres indigènes est que les gouvernements des États ont largement échoué à établir des droits constitutionnels et des mécanismes de protections pour les peuples indigènes. La Déclaration de l’ONU fournit aux États un cadre juridique qui établit ces droits et protections.
L’augmentation de la criminalisation des leaders indigènes et des meurtres des défenseurs du monde naturel nous montre que les États ont beaucoup à faire pour les peuples indigènes de la terre. Il s’agit également d’un puissant rappel de ce que les peuples indigènes de la Terre sont au cœur de la lutte pour la planète.
Les tendances mondiales des attaques sur les peuples indigènes prennent différentes formes selon les continents. Examinons certaines d’entre elles.
Amérique latine : où l’agenda extractiviste menace les victoires indigènes
Même si l’Amérique latine présente un cadre juridique favorable sur lequel s’appuyer, on la décrit comme le continent le plus dangereux pour les écologistes. Beaucoup de meurtres signalés sont commis contre des personnes qui essayent de combattre la déforestation illégale en Amazonie.
Un coup d’œil rapide sur le Brésil suffit pour comprendre l’importance de ce combat. C’est ici que le plus grand nombre de défenseurs environnementaux sont morts. Depuis 2013, 900 chefs indigènes ont été tués pour avoir défendu leurs terres, bien qu’ils possèdent légalement 12,2 % du territoire du pays et qu’ils vivent paisiblement sur 704 territoires collectifs.
Une autre situation édifiante est celle du Venezuela, où le processus de démarcation des terres a été conclu dans seulement 13 % des affaires, ces 17 dernières années, négligeant l’urgent appel à l’action mentionné dans la Constitution. Histoire de rendre les choses encore plus compliquées, le gouvernement a récemment approuvé la création de la région AMO (Arc Minier Orinoco), gigantesque projet minier qui donnera à 150 compagnies de 35 pays l’accès à 12% du territoire national. Encore une fois, les politiques nationales semblent oublier comment l’exploitation minière illégale a déjà menacé et agressé les peuples Yabaran, Hoti et Panaré proches des frontières avec le Brésil.
La course pour l’eau affecte aussi le Guatemala où les projets hydro-électriques se succèdent rapidement. Les zones d’alimentation des nappes souterraines sont localisées sur des terres indigènes et les communautés indigènes ont constamment dénoncé le vol des eaux des rivières. De nombreuses compagnies et propriétaires terriens privés détournent les rivières vers des plantations de canne à sucre, de banane, de palmiers à huile et vers des ranchs de bétail pendant les saisons sèches.
Curieusement, la Bolivie n’échappe pas à ce schéma. Dans une décision politique controversée, Evo Morales a donné son feu vert pour la construction d’une autoroute sur des terres indigènes. Ce projet de développement a été contesté pendant des années par les écologistes et le mouvement indigène car il traverse le parc national et territoire indigène Isiboro Ségure (connu sous le nom de TIPNIS). La construction de cette autoroute fait partie d’un projet plus large. Il comporte un réseau de 531 méga-projets qui inclut des barrages électriques, autoroutes, ponts, centrales électriques pour faciliter le transport du soja et de la coca dans la région. Mais les impacts ne sont pas seulement économiques. L’autoroute affectera considérablement le mode de vie de 3 groupes indigènes : les Tsimanes, les Yuracarés, et les Mojeno-Trinitarios.
Néanmoins, la résistance semble prometteuse. Les gouvernements autonomes indigènes représentent bien plus qu’une simple tendance dans la région. L’auto-gouvernance est l’une des exigences principales des peuples indigènes de cette partie du monde et elle semble sur le point de se réaliser avec les deux premiers gouvernements indigènes établis au Pérou et en Bolivie. Le parlement de la Nation Wampi et le gouvernement Charagua sont entrés en fonction l’année dernière et ont clairement indiqué leurs intentions : ils veulent contrôler, gérer leur mode de vie futur au sein des territoires qu’ils habitent.
Asie : où la discrimination va de pair avec la militarisation
L’Asie abrite 260 millions de personnes indigènes. Elle est de ce fait la région du monde la plus diversifiée culturellement. Les conflits territoriaux de cette région y sont pires qu’ailleurs à cause de la lourde pression d’assimilation et de la répression violente des polices étatiques. Tout comme les peuples indigènes dans d’autres régions du monde, ils font face au déni de leur droit à l’auto-détermination, à la perte de contrôle de leurs terres et à une discrimination extrême.
L’un des exemples les plus frappants concernant le manque de respect pour les droits territoriaux des indigènes est le conflit dans la région des Chittagong Hill Tracts (CHT) au Bangladesh, où environ 600.000 personnes vivent. Depuis la création du Bangladesh, les représentants élus du CHT ont demandé leur autonomie régionale. Piégés entre démilitarisation et déplacements de populations, de graves violations des droits humains ont été commises et documentées ces 10 dernières années. Les plus touchées ont été les femmes indigènes. Sous l’égide de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, plusieurs rapports ont souligné des cas de violences sexistes contre des femmes indigènes en lien avec l’accaparement de terres.
Les populations indigènes et minoritaires aux Philippines ont elles aussi été touchées par la militarisation. La « guerre contre les drogues » et le combat contre les rebelles maoïstes maintenant menés par le président Duterte ont donné lieu à de nombreux assassinats politiques extrajudiciaires dans leur communauté. Les peuples indigènes sont acculés par l’expansion agressive des plantations en monoculture, particulièrement de palmiers à huile dans le Mindanao. Les membres des communautés de Bataraza et Espanola dans le Palawan, ont rapporté comment leur droits avaient été violés par plusieurs compagnies qui continuent à s’étendre sur les terres de la communauté avec la complicité des officiels gouvernementaux.
La situation au Népal suit la voie d’un développement agressif. En 2016, les protestations contre le développement de routes et de lignes électriques s’intensifient. Les communautés indigènes rapportent en général que les bulldozers pénètrent sur leur terre afin de s’assurer que le développement des infrastructures suive le plan décidé.
La situation de discrimination la plus révélatrice est peut-être celle du Japon. La discrimination systématique génère des conséquences qui durent, ce qu’on remarque en étudiant l’opinion publique. Ue étude nationale publiée par le gouvernement en 2016 démontre que si pour 72,1 % du peuple Ainu « la discrimination envers les Ainus existe » en revanche pour 50,7 % du grand public « la discrimination envers les Ainus n’existe pas ».
Afrique : où les expulsions sont motivées par la conservation et l’agrobusiness
Partout sur le continent africain, les lois protégeant les peuples indigènes sont faibles ou inexistantes.
Les ONG et les médias critiques en mesure de rapporter les violations des droits humains n’y bénéficient de presque aucun support et aucun espace politiques, ainsi les peuples indigènes sont fréquemment expulsés de leur terre natale par l’agenda des organisations de conservation et des compagnies de l’agrobusiness.
Dans le village de Loliondo en Tanzanie, les communautés indigènes subissent des attaques systématiques dont le but est de réduire leur cheptel, crucial pour leur survie. Les tensions et affrontements de plus en plus fréquents avec les fermiers et les ranchers sont souvent amorcés par les sécheresses récurrentes. Une autre tactique fréquemment utilisée par les militaires est de brûler les maisons, ce qui accélère les expulsions illégales.
Le mois dernier, les rangers du parc national de Serengedi et l’autorité de la zone de conservation de Ngorongoro ont brûlé, avec l’aide de la police de Liliondo, environ 185 bomas (fermes) Masai. Les expulsions ont laissé environ 6800 personnes sans maison, presque tous leurs biens détruits.
Les expulsions constituent un défi quotidien pour les peuples indigènes au Kenya, où la définition des terres communautaires n’est pas en place pour pallier le besoin urgent d’officialiser la propriété foncière.
Au début de l’année, une sécheresse a poussé les bergers traditionnels à voler des prairies à des propriétaires terriens, à brûler des gîtes de touristes, accaparant ainsi l’attention des médias du monde entier. Pendant ce temps à Laikipia, on observe une pression pastorale sans précédent, et les Masai ont été forcés de subir un accès limité à l’eau. Ce n’est pas la première fois que des chocs climatiques ont déclenché des violences liées aux droits à la terre dans le nord du Kenya. L’enchainement des événements est assez évident : quand il n’y a pas d’eau, l’herbe ne pousse pas et le bétail des bergers meurt de faim.
Par ailleurs, les peuples indigènes sont mieux reconnus dans les tribunaux. Contre toute attente, nous avons vu au Kenya, cette année, un verdict historique concernant les terres aux mains des Ogieks. Le Tribunal Africain des Droits Humains et des Peuples a créé un précédent capital, reconnaissant que le peuple des Ogieks a le droit à des réparations de la part du gouvernement kényan pour la souffrance subie à cause des expulsions forcées.
Si les peuples indigènes demeurent sans protection, cela aura un impact direct sur l’état de notre planète et sa capacité à soutenir la vie. Certains pensent que ces deux idées n’ont pas de rapport avec la défense de l’environnement, bien au contraire.
Se battre pour l’accès à la terre des indigènes n’est pas juste une question de droits, c’est aussi une façon d’assurer un futur soutenable pour tous.
Si les états et les multinationales n’arrivent pas à protéger ceux qui mettent leur vie en péril pour défendre le monde naturel dont nous dépendons, ce n’est probablement qu’une question de temps avant que la rareté des ressources les amène à s’en prendre à tout le monde.
Les peuples indigènes ont exigé la justice environnementale bien avant que le changement climatique ne devienne une question de société. Dix ans après leur plus grande victoire, il est temps que nous prenions leurs droits au sérieux afin que nous ayons tous accès à une eau propre, à un air et pur et à une terre où vivre.
Pamela Jacquelin-Andersen
International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA)
Traduction : Athlune Si
Edition : Nicolas Casaux