Le Brésil a récemment été au cœur de l’actualité internationale pour des raisons peu glorieuses. En tant que cinquième plus grand pays de la planète, et parce qu’on y trouve une des dernières véritables forêts du monde, le Brésil a une place importante dans les luttes sociales et écologiques qui agitent notre temps. Pour en savoir plus, nous nous sommes entretenus avec J. B., un ami francophone qui y vit actuellement. Voici donc :
I. Avant tout, peux-tu te présenter rapidement pour donner un peu de contexte au lecteur ?
Je vis au Brésil depuis deux ans avec ma compagne qui est Brésilienne et je fréquente le pays (enfin le sud du Brésil) depuis 2006, année durant laquelle j’ai fait une partie de mon master d’histoire à l’université fédérale de Santa Catarina. J’habite dans un quartier loin du centre et je travaille chez moi donc le point de vue que j’ai sur la situation se construit un peu hors des luttes liées au monde du travail ; et comme je suis étranger je me mêle moins facilement aux mouvements sociaux, d’une manière générale.
II. Si tu devais formuler un diagnostic de la situation présente, dans les grandes lignes, quel serait-il ?
C’est un peu difficile d’avoir du recul parce qu’on est en plein dans la tourmente, mais il y a quand même quelques faits qui permettent de voir la direction dans laquelle ça va.
Le coup d’État parlementaire (j’utilise le mot coup d’État parce que plusieurs universités fédérales ont ouvert des cours sur les évènements de 2016 en utilisant l’expression, qui a beaucoup fait débat dans les semaines qui ont suivi ledit coup d’État) a donné le coup d’envoi à une accélération frénétique de l’accaparement des biens communs.
Le premier élément a été la vente du pré-sal, gigantesque gisement pétrolier découvert il y a quelques années, à des compagnies nord-américaines (la loi votée prévoit en outre que Petrobras, la compagnie nationale, ne doit plus nécessairement participer à l’exploitation du gisement).
Les négociations sont ouvertes depuis plusieurs semaines pour la vente de l’aquifère guarani, le deuxième plus grand aquifère du monde ; Nestlé et Coca Cola sont les acheteurs pressentis.
La réforme de la sécurité sociale a été également mise à l’ordre du jour, mais elle est bloquée pour le moment et ne sera sans doute reprise qu’après les prochaines élections, en octobre 2018.
Parallèlement, le parti qui a pris le pouvoir a augmenté substantiellement les salaires des juges qui valident les décisions constitutionnelles.
Le diagnostic est assez simple : la bourgeoisie a décidé de profiter de la faiblesse du PT (le Partido dos trabalhadores, celui de Lula et Dilma Roussef, a perdu progressivement ses soutiens pour avoir mené une politique libérale et créé des outils juridiques pour criminaliser les mouvements sociaux) pour accélérer l’appropriation des biens communs et en finir avec le peu de redistribution qui avait été mis en place sous les gouvernements sociaux-démocrates. Les tactiques utilisées sont classiques, de la manipulation politique et médiatique à l’assassinat politique, comme l’exécution de Marielle Franco nous en a tristement donné l’exemple. Un nouveau pas a été franchi début avril avec la mise en détention de Lula avant que celui-ci ait épuisé tous les recours, après une décision du Supremo Tribunal Federal (l’équivalent de la Cour Constitutionnelle) marquée notamment par les pressions de l’armée.
Il faudrait se pencher de plus près sur l’opération Lava Jato (Opération Karcher) menée par la police fédérale pour comprendre comment la lutte contre la corruption a été instrumentalisée par les plus corrompus pour atteindre Lula et à l’occasion donner la tête d’un ou deux politiciens de droite pour sauver les apparences. Même à une échelle locale les histoires de corruptions sont instrumentalisées pour servir l’agenda de l’oligarchie. Le recteur de l’université fédérale de Santa Catarina, par exemple, s’est suicidé l’an dernier après que la presse a annoncé qu’il était coupable de fraudes et de corruption pour un montant qui, dans les articles parus les jours précédant son suicide, atteignait quasiment le budget global de l’université. Il s’avère en fait que les faits étaient beaucoup moins graves et ne relevaient peut-être pas aussi simplement de la corruption. Ce qui est certain en revanche c’est que les universités fédérales sont dans le collimateur de la droite et de l’oligarchie qui verrait bien l’université retourner intégralement dans l’escarcelle du privé. C’est d’ailleurs assez effarant pour un Français de voir le nombre de publicités pour telle ou telle université privée.
Si la réforme de la sécurité sociale est en plan à l’échelle nationale, le mouvement de privatisation est mené à l’échelle municipale à grande vitesse et de manière très autoritaire. À Belo Horizonte les professeurs en grève ont été violemment réprimés par la police ; à Florianópolis le syndicat Sintrasem qui représente les employés municipaux a vu utiliser contre les travailleurs tout l’attirail du gouvernement autoritaire : un projet de loi visant à externaliser la majeure partie des postes dans la santé et dans l’éducation a obtenu le droit d’être voté en urgence, la mairie a mené une campagne de propagande de 10 millions de reais dans la presse pour vendre son projet et diffamer le syndicat (une décision de justice a d’ailleurs obligé la mairie à retirer cette campagne); il y a eu l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire pour essayer de trouver de la corruption au sein du syndicat et déclarer la grève illégale ; des militants ont été enfermés dans une salle de la mairie et gazés par la police alors que les conseillers municipaux de la majorité riaient en les voyant suffoquer, bref, une façon de diriger la ville particulièrement autoritaire.

Ce qui est certain c’est que l’ambiance générale est assez tendue ; depuis l’assassinat de Marielle Franco et de son chauffeur, un témoin important de l’affaire a été tué aussi ; la juge en charge de la détention de Lula lui a refusé toute visite et on parle de l’envoyer dans une autre prison dont la destination est inconnue, tandis qu’il y a des appelle à l’assassiner en prison, et la caravane de militants de PT qui traverse le pays pour préparer les élections est régulièrement la cible de tirs, qui ont récemment fait quelques blessés à Curitiba (Paraná). On commence à voir des responsables politiques de gauche se demander si le PSDB (le parti au pouvoir) va laisser les présidentielles se tenir comme prévu en octobre.
III. Que suggère la situation particulière du Brésil, quelles sont les principales problématiques qu’on y observe ?
Le Brésil, colonisé depuis plus de siècles, est marqué par l’extractivisme : des nations ou des entreprises étrangères extraient les ressources abondantes du pays et les exportent à bas prix (puisqu’elles sont sans aucune valeur ajoutée) vers les pays occidentaux où elles sont transformées et créent des profits qui ne reviennent jamais au Brésil. Une petite oligarchie capitularde sert d’entremetteur aux multinationales, et maintient l’ordre nécessaire à la perpétuation de cet état de fait.
La dictature militaire (1964–1984) a clairement été un moment de développement des activités nord-américaines au Brésil, et a suivi un bref moment de politique développementaliste sous le président João Goulart, déposé par les militaires.
Le coup d’État de 2016 a eu les mêmes conséquences. Il est bon de rappeler que les entreprises françaises sont très présentes au Brésil, qu’il s’agisse de Véolia, EDF (sous la marque Engie) et d’autres multinationales comme Tractebel ou Alstom.
Le mouvement des Atteints par les Barrages donne un exemple éclairant de ce processus :
« Selon la lecture qu’en fait le mouvement, le Brésil, par sa position dans la division internationale du travail et en raison de ses ressources naturelles abondantes, a un modèle énergétique tourné principalement vers la production d’énergie bon marché pour des entreprises transnationales, qualifiées d’électro-intensives, qui exploitent et exportent des produits à faible valeur ajoutée, créent peu d’emploi, contribuent peu au dynamisme de l’industrie nationale et sont les principales responsables de la dégradation de l’environnement.
Tractebel, par exemple, la plus grande propriétaire de barrages privatisés du Brésil, envoie près d’un milliard de reais par an à son siège social en France, sans investir un centime sur le territoire national. Des douze entreprises qui ont envoyé le plus de profits à l’étranger, neuf appartiennent au secteur de l’énergie.
En raison de son bas coût de production, de son prix de marché élevé (calculé sur la base du prix du pétrole) et grâce à l’exploitation des travailleurs du secteur, la production d’énergie au Brésil permet des profits extraordinaires. En outre, historiquement, les personnes atteintes par les barrages n’ont jamais bénéficié de ces profits, bien au contraire. Sur plus d’un million d’atteints, 70% n’ont jamais reçu la moindre indemnisation. Et les cas de violations des droits n’ont fait qu’empirer avec la privatisation du secteur électrique durant la décennie 1990. »
L’implantation industrielle (principalement étrangère) est responsable de catastrophes écologiques et humanitaires depuis l’arrivée des Portugais au 16e siècle et l’époque de Fernão de Noronha. Le pillage a commencé avec le bois rouge qui a donné son nom au Brésil, le Pau-Brasil, très utilisé en Europe pour la production de teinture, et continue jusqu’à nos jours. La forêt amazonienne qui couvrait 14% de la surface du Brésil n’en représente plus que 7% et dans les régions littorales elle a diminué de près 90%. Récemment le Rio Doce, un des plus grands fleuves du Brésil, a été transformé en mare de boue toxique par la rupture d’un barrage de bassin de traitement d’effluents ; Samarco, l’entreprise responsable du désastre, a été dispensée par le gouvernement Temer, de payer l’avance de plusieurs milliards de Reais qu’elle doit à l’État pour le nettoyage et l’indemnisation des victimes, au prétexte que l’entreprise a montré « de la bonne volonté ».

L’industrialisation du tourisme continue le pillage par d’autres moyens ; on voit par exemple dans l’île de Florianópolis comment l’urbanisation dévore à grande vitesse les champs et les forêts pour y construire des résidences secondaires, des gîtes et des hôtels, et transforme les rivières en égouts à ciels ouverts et les plages en foyers de concentration de coliformes fécaux. Au moins, les touristes qui ont attrapé la courante pendant la saison sont moins susceptibles de revenir l’année suivante.
Une autre problématique est celle du crime organisé qui polarise particulièrement la vie politique au Brésil. La droite dure gagne l’appui populaire avec des slogans du genre « un bon bandit est un bandit mort », et le gouvernement dépense des millions en interventions médiatiques de l’armée dans les favelas (médiatiques et meurtrières) alors que des grands bourgeois se font piquer au vu et au su de tout le monde avec des hélicos plein de cocaïne sans être spécialement inquiétés. Je ne saurais pas en parler de manière assez précise, mais on sent que même dans les mouvements sociaux, la confrontation avec le crime organisé n’est jamais loin. Dans la mesure où le gros des luttes sociales consiste à défendre des biens communs contre l’appropriation par le privé ou à tenter de récupérer des biens communs transformés en marché, les activistes se heurtent assez vite aux intérêts du privé que les défend avec une virulence tout à fait mafieuse, et ce avec plus de violence à mesure qu’on s’enfonce dans le Brésil rural — raison pour laquelle les indiens sont en première ligne dans les conflits sociaux et qu’il en meurt chaque année un nombre effrayant. Ce qui pose la question des tactiques de lutte, quand en moyenne ce sont deux activistes qui meurent toutes les semaines au Brésil.
IV. Au Brésil toujours, face à cela, quels sont les mouvements de résistance qui te paraissent les plus pertinents ?
Les plus emblématiques sont le MST, le Mouvement des travailleurs sans terre, et le MTST, le Mouvement des travailleurs sans abris. Le MST porte des revendications de réforme agraire depuis la fin de la dictature et procède à des occupations de terres abandonnées par les grands propriétaires ; le MTST en serait le pendant urbain.
Le mouvement indigène est important, les mouvements noirs et féministes très actifs et attentifs aux problématiques d’intersectionnalité.
Ces dernières années, le mouvement Passe Livre, pour la gratuité des transports en commun, a été à l’origine de pas mal d’agitation dans les capitales.
À l’inverse, il me semble que les partis traditionnels sont un peu perdus ; le Parti des Travailleurs a tout misé sur Lula et peine à faire son autocritique, les partis ouvriéristes comme le PSTU sont très marginalisés et le PSOL, parti écosocialiste, émerge à peine malgré des résultats électoraux encourageants.
J’entends souvent des Brésiliens (parmi les gens intéressés par la politique au sens large, et j’y inclus l’écologie) se plaindre de la passivité du peuple brésilien, mais quand on pense au nombre d’activistes tués chaque année au Brésil on perçoit au contraire à quel point il y a une vraie combativité au Brésil. Mais comme en France, il y a la difficulté pour la classe moyenne éduquée de trouver les moyens d’engagement quand il y a tellement à perdre.
Enfin, et ça peut paraître paradoxal, l’Église catholique peut être une force progressiste, du moins dans les segments marqués par la théologie de la libération.
V. Et si tu suis la situation française, comment perçois-tu les différents courants ou collectifs écologistes et/ou sociaux ? Que penses-tu, par exemple, de la collapsologie, des Colibris, des zadistes, des grandes ONG comme Greenpeace et les Amis de la Terre (qui existent aussi au Brésil), etc. ?
De ce que je vois de loin, j’ai l’impression que le mouvement des ZAD est vraiment intéressant et qu’il a l’air d’être un bon laboratoire de nouvelles formes de lutte et d’organisation.
Pour ce qui est du mouvement écologiste, je suis trop loin pour savoir et quand je militais en France c’était dans des partis moins marqués par la question écologique que par la question sociale. J’ai l’impression que de toute façon l’ampleur de la catastrophe est telle que personne n’a envie de regarder les choses en face et que la routine de confort (tout relatif) vaut mieux pour l’écrasante majorité des gens que de commencer à se dire que les choses partent en sucette pour de vrai.
Je trouve important cela dit de défendre un discours de plus en plus radical parce qu’il me semble qu’en temps de crise, on se tourne vers les idées qui sont dans l’air, et ça serait dommage qu’on n’ait à disposition que le radicalisme des fachos et des technocrates, qui lui se porte bien.
VI. Un truc à ajouter ?
Il y a quelques dans un bar une amie d’ami m’a dit quelque chose qui permet de comprendre une composante de l’apathie globale face à la catastrophe imminente et dont l’inéluctabilité fait à peine débat. Elle est fille de pasteur, et racontait qu’un jour, alors qu’elle disait à ses parents de faire un peu attention à leur alimentation parce que sinon ils se préparaient une vieillesse difficile, ils lui ont répondu avec le plus grand sérieux que de toute manière, Jésus allait revenir sous peu, qu’ils n’allaient même pas vieillir.
Au Brésil il y a une église évangéliste à chaque coin de rue, parfois des édifices monumentaux qui prouvent que cette religion n’a pas de mal à se trouver de généreux mécènes, ou parfois des églises très modestes improvisées dans le garage d’une maison, ce qui prouve cette fois qu’il n’y a plus de force organisatrice concurrente de la religion comme a pu l’être le communisme à une époque.
Cette espèce de millénarisme n’a rien de nouveau, un docu comme Jesus Camp fichait déjà les jetons il y a une dizaine d’années, mais j’ai l’impression que ces religions, à la fois très conservatrices et en même temps qui justifient qu’on calcine tout ce qui reste puisque l’apocalypse est pour bientôt, ont augmenté leur emprise.
Enfin, pour donner une idée de l’ambiance, des gens (a priori identifiés au lobby ruraliste) ont tiré sur le bus de campagne de Lula, des policiers militaires en civils ont dégainé pendant une manif de soutien à Lula : même si Lula a beaucoup déçu, et surtout à gauche, ça en dit long sur l’ambiance bien tendue du Brésil, quelques jours après l’assassinat de Marielle Franco.