L’Afrique et le business de la misère

Les années passent, nous voi­ci en 2018. Mal­heu­reu­se­ment la plu­part des tra­jec­toires des­truc­trices sur les­quelles nous sommes embar­qués res­tent inchan­gées (les émis­sions de gaz à effet de serre, l’é­ta­le­ment urbain, l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion des terres, la consom­ma­tion et la sur­ex­ploi­ta­tion des « res­sources natu­relles », etc., tout cela conti­nue d’aug­men­ter, qui plus est à un rythme de plus en plus fré­né­tique). Au cœur de ce sac­cage et de ces ravages mon­dia­li­sés, on retrouve tou­jours le conti­nent afri­cain. Ça non plus, ça ne change pas.

Les années passent, les rap­ports d’ONG se suivent, les drames s’enchaînent, l’Afrique est tou­jours pillée. Asser­vie par les mul­ti­na­tio­nales des pays riches et par leurs ins­ti­tu­tions finan­cières, ses popu­la­tions et ses cultures ont été mas­sa­crées et bou­le­ver­sées par la colo­ni­sa­tion, que l’on appelle désor­mais « mon­dia­li­sa­tion ». La situa­tion du Congo illustre bien celle de l’Afrique en général.

On y extrait toutes sortes de mine­rais plus ou moins rares et pré­cieux, du cobalt, de l’or, des dia­mants, etc., on y cultive des mil­liers d’hectares de pal­miers à huile, entre autres, dans des plan­ta­tions appar­te­nant à des empires datant du roi Léo­pold[1] (Blatt­ner, Lever, deve­nu Uni­le­ver), aux béné­fices des habi­tants des pays riches mais d’a­bord et avant tout à ceux des mul­ti­na­tio­nales (Blatt­ner et Uni­le­ver, pré­cé­dem­ment men­tion­nés, en ce qui concerne les plan­ta­tions, mais aus­si Apple, Dell, HP, Hua­wei, Leno­vo, LG, Micro­soft, Sam­sung, Sony, etc., en ce qui concerne les mine­rais). Les conflits qui ravagent le pays depuis des décen­nies (depuis la colo­ni­sa­tion), ont déjà cau­sé la mort de plu­sieurs mil­lions d’en­fants, femmes et hommes (un des pires mas­sacres, si ce n’est le pire, de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té). Encore aujourd’­hui, vio­lences, viols et meurtres y sont mon­naie cou­rante du fait de la situa­tion catas­tro­phique qu’on conti­nue à lui imposer.

C’est au Congo que s’est ren­du R. Mar­tens pour tour­ner le docu­men­taire ci-après, inti­tu­lé « Enjoy Pover­ty », ce qu’on pour­rait tra­duire par « Appré­ciez la pau­vre­té ! », mais que j’ai choi­si de tra­duire par « Le busi­ness de la misère ». Son réa­li­sa­teur, un peu excen­trique (peut-être un euphé­misme), dénonce à la fois le pillage de l’Afrique, de ses res­sources, les condi­tions de vie ignobles des serfs dans les plan­ta­tions, mais aus­si et sur­tout l’exploitation d’une res­source finan­cière qui est engen­drée par la situa­tion désas­treuse impo­sée au conti­nent : la pauvreté.

En effet, tan­dis que l’Afrique reçoit chaque année des mil­liards de dol­lars d’aides en tous genres de la part de diverses ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, les pro­fits engran­gés sur son dos par les mul­ti­na­tio­nales dépassent lar­ge­ment ce mon­tant[2]. Pour les Afri­cains, un cercle vicieux est en place : le pillage qui leur impose des exis­tences misé­rables pro­duit une autre manne lucra­tive pour les pays riches : l’exploitation de l’image de la pau­vre­té – qui en retour, sous cou­vert de dis­po­si­tions poli­ti­co-éco­no­miques d’aides en tous genres, sert à per­pé­tuer le pillage.

Il y a deux ans, j’ai d’ailleurs sous-titré une courte pré­sen­ta­tion TED à ce sujet, celle de Mal­lence Bart Williams :

Et il y a 5 ans, tou­jours à ce pro­pos, j’ai sous-titré ce petit clip vidéo :

Mais reve­nons-en au docu­men­taire qui consti­tue le cœur de cet article.

Quelques aver­tis­se­ments : volon­tai­re­ment pro­vo­ca­teur, il serait d’un cynisme inso­lent s’il ne visait pas éga­le­ment à for­mu­ler une cri­tique acerbe de la situa­tion qu’il expose. Pour reprendre cer­tains élé­ments de la cri­tique du film pro­po­sée par un uti­li­sa­teur du site senscritique.com[3] : « L’i­mage est sale, cras­seuse, l’es­thé­tique est volon­tai­re­ment mise de côté. […] Si déon­to­lo­gi­que­ment le film peut paraître abject (Mar­tens trompe ses sujets, les tourne en déri­sion, fait sem­blant de s’en moquer et prend le rôle du méchant avec convic­tion), il appelle sur­tout et avant toute chose le spec­ta­teur à prendre ses dis­tances avec l’oeuvre et à se poser les bonnes ques­tions. Car c’est par ce biais-là (et seule­ment celui-là) que la pro­vo­ca­tion devient pro­duc­tive : à par­tir du moment où une dénon­cia­tion mora­le­ment condam­nable devient la dénon­cia­tion d’un monde mora­le­ment condam­nable. […] En n’es­thé­ti­sant pas la misère comme le feraient ces repor­ters plus sou­cieux du cadre de leurs sujets que des sujets de leurs cadres, il évite la por­no­gra­phie des images. Il montre la souf­france telle qu’elle, sans détour, et n’en fait pas un sujet de spec­tacle. Il ne la rend pas « belle », il ne l’es­thé­tise pas et devient, en cela, inat­ta­quable. […] le pro­pos véri­table de l’ar­tiste reste à sai­sir, l’é­vi­dence étant d’y déce­ler un réqui­si­toire contre l’ex­ploi­ta­tion de l’A­frique noire par le reste du monde. »

Le synop­sis offi­ciel : « Epi­sode III, mieux connu sous le titre ‘Enjoy Pover­ty’, d’après le néon pro­ta­go­niste du film, retrace les acti­vi­tés de R. Mar­tens au Congo. Au cours d’un périple épique à tra­vers les ins­ti­tu­tions, les marais et les champs de bataille du Congo, l’artiste hol­lan­dais entre­prend de mon­ter un tout nou­veau pro­gramme d’émancipation, d’emblée voué à l’échec : faire com­prendre à la popu­la­tion locale que sa pau­vre­té consti­tue son prin­ci­pal capital ».

À mes yeux, il s’a­git somme toute d’un excellent docu­men­taire. Voi­ci donc :

Nico­las Casaux

Révi­sion : Lola Bearzatto

***

Pour aller plus loin, voi­ci un bon docu­men­taire récem­ment pro­duit par Arte, rela­ti­ve­ment lié à tout ce qui précède :


  1. https://oilpalminafrica.wordpress.com/2010/08/19/congo-r‑d/
  2. https://www.theguardian.com/global-development/2014/jul/15/aid-africa-west-looting-continent ou, en fran­çais : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/10/24/l‑afrique-n-a-pas-besoin-d-aide-un-systeme-financier-moins-cynique-lui-suffirait_5205071_3212.html ou encore : http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/bei_europe_mine_afrique.pdf 
  3. https://www.senscritique.com/film/Enjoy_Poverty/critique/108113821
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  1. La révo­lu­tion indus­trielle et ses consé­quences ont été un désastre pour la race humaine. Elle a accru la durée de vie dans les pays « avan­cés », mais a désta­bi­li­sé la socié­té, a ren­du la vie alié­nante, a sou­mis les êtres humains a des humi­lia­tions, a per­mis l’extension de la souf­france men­tale (et de la souf­france phy­sique dans les pays du Tiers-Monde) et a infli­gé des dom­mages ter­ribles à la bio­sphère. Le déve­lop­pe­ment constant de la Technologie
    ne fera qu’aggraver la situa­tion. Ce qu’auront à subir les hommes et la bio­sphère sera de pire en pire ; le chaos social et les souf­frances men­tales s’accroîtront, et il est pos­sible qu’il en aille de même pour les souf­frances phy­siques, y com­pris dans les pays « avan­cés ».e sys­tème tech­no-indus­triel peut sur­vivre ou s’effondrer. S’il sur­vit, il PEUT éven­tuel­le­ment parvenir
    à assu­rer un faible niveau de souf­frances men­tales et phy­siques, mais seule­ment après être pas­sé par une longue et dou­lou­reuse période d’ajustements, et après avoir réduit les êtres humains et toutes les créa­tures vivantes à de simples rouages, des pro­duits cali­brés de la machine sociale.
    En outre, si le sys­tème per­dure, les consé­quences sont iné­luc­tables : Il n’y a aucun moyen de réfor­mer ou modi­fier le sys­tème de façon à l’empêcher de dépouiller les hommes de leur digni­té et de leur autonomie.
    Si le sys­tème s’effondre, les consé­quences seront dra­ma­tiques. Mais plus le sys­tème se déve­lop­pe­ra, plus désas­treux seront les effets de sa des­truc­tion, et donc il vaut mieux qu’il s’effondre au plus vite.

    La Socié­té indus­trielle et son avenir
    Theo­dore Kaczynski

    https://www.babelio.com/livres/Kaczynski-La-Societe-industrielle-et-son-avenir/187243

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