Le texte qui suit est une critique écrite par l’anthropologue et politologue de Yale James C. Scott du livre Le monde jusqu’à hier : Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles de Jared Diamond. Critique initialement publiée (en anglais) dans le bimensuel britannique London Review of Books du 21 novembre 2013 (et également publiée sur le site web du magazine). Les vidéos sont des ajouts du traducteur.
Agriculture, villes, gouvernements
On peut raisonnablement estimer qu’une culture est dans le pétrin lorsque ses meilleurs intellectuels commencent à piller l’inventaire culturel de ses ancêtres et de ses subalternes contemporains afin de trouver des conseils sur l’art de vivre. Le malaise est d’autant plus remarquable lorsque la culture en question est la déclinaison américaine moderne du rationalisme des Lumières et du Progrès, qui n’est pas connue pour sa capacité à douter ni pour son manque de sang-froid. Plus le trouble est profond, plus nous semblons nous être égarés, plus nous devons chercher loin, spatialement et temporellement, pour trouver des modèles culturels en mesure de nous aider. Dans les plus puissantes versions de cette quête, il y a un endroit — un Shangri-La — ou une époque, un âge d’or, qui promet de réorienter notre boussole culturelle. L’anthropologie et l’histoire recèlent implicitement la possibilité de fournir de tels modèles. L’anthropologie peut nous présenter des formes radicalement différentes et satisfaisantes de rapports humains et de coopération sociale qui ne dépendent pas de la famille nucléaire ou de la richesse héritée. L’histoire nous montre que les arrangements sociaux et politiques que nous tenons pour acquis sont le résultat d’une conjoncture historique unique.
Jared Diamond, ornithologue, biologiste évolutionnaire et géographe, est principalement connu pour son ouvrage De l’inégalité parmi les sociétés, l’un des récits les plus influents sur la manière dont nous en sommes venus à vivre dans des endroits caractérisés par une grande concentration d’humains, de céréales et d’animaux domestiques, et sur la manière dont cela a donné naissance à la société d’inégalités massives dans laquelle nous vivons désormais. Le récit que propose Diamond n’est pas une autoglorification simpliste de type « Progrès de l’Occident », suggérant que certains peuples et certaines cultures se sont montrés plus intelligents, plus braves ou rationnels que d’autres. Au lieu de cela, il expose l’importance des forces environnementales impersonnelles : des plantes et des animaux susceptibles d’être domestiqués, des pathogènes, d’un climat et d’une géographie favorables à l’avènement des premiers États dans le Croissant Fertile et en Méditerranée. Ces avantages initiaux furent stimulés par la concurrence interétatique dans la métallurgie pour l’armement et les outils de navigation. Sa perspective fut considérablement vantée en raison de la synthèse audacieuse et originale qu’elle proposait, et considérablement critiquée par des historiens et des anthropologues en raison de sa réduction de l’histoire humaine à une poignée de conditions environnementales. Il fut cependant admis, globalement, que son point de vue quasi darwinien concernant la sélection humaine constituait « une bonne base de réflexion ».
Le sous-titre de sa nouvelle enquête sur l’histoire profonde, Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, suggère, sans la moindre ironie, qu’elle pourrait trouver sa place dans le rayon développement personnel des librairies. Par « sociétés traditionnelles », il désigne principalement les petites sociétés de chasse-cueillette et d’horticulture qui subsistent encore dans les environnements marginaux et rudes dans lesquels les États les ont confinés. On en retrouve encore un peu partout sur Terre, mais Diamond s’appuie principalement sur des exemples provenant de Nouvelle-Guinée et d’Australie, en raison de son intérêt pour l’ornithologie, ainsi que sur des études menées sur des sociétés de chasseurs-cueilleurs (les Hadzas et les !Kungs, en Afrique, et les Pirahas, Sirionos et Yanomamis en Amérique latine) spécifiquement choisies parce qu’elles lui permettent de confirmer sa thèse.
Que pourraient donc enseigner ces reliques du passé aux habitants hyper-modernistes de Los Angeles, le petit village natal de Diamond ? Cette question n’est pas aussi grotesque qu’on pourrait le croire. Ainsi qu’il l’explique, Homo Sapiens existe depuis près de 200 000 ans, et a quitté l’Afrique il y a un peu plus de 50 000 ans. Les premiers indices fragmentaires de cultures domestiquées remontent à environ 11 000 ans, et les premiers micro-États céréaliers à 5 000 ans, même s’ils étaient globalement insignifiants à cette époque où la population humaine mondiale s’élevait peut-être à 8 millions d’habitants. En d’autres termes, plus de 97 % de l’existence humaine s’est déroulée en dehors des États-nations céréaliers dans lesquels nous vivons désormais presque tous. « Jusqu’à hier », notre régime alimentaire ne se réduisait pas aux trois céréales qui constituent aujourd’hui 50 à 60 % de l’apport calorique de l’humanité : le riz, le blé et le maïs. Les conditions d’existence que nous tenons pour acquises sont d’ailleurs encore plus récentes que ce que croit Jared Diamond. Avant l’an 1500, environ, la majorité de la population humaine ne vivait pas sous le joug des États et des Empires, qui étaient alors encore relativement faibles et qui, étant donné les taux relativement bas d’urbanisation et de déforestation, pouvaient encore compter sur le fourrageage. Ainsi le monde des céréales et des États ne représente-t-il qu’un clignement d’œil (0,25 %) de l’aventure historique de notre espèce.
Pourquoi ne pas sonder cette vaste période historique de l’expérience humaine afin de voir ce que nos sociétés DINGOS — Démocratiques, Industrialisées, Nanties, Gouvernées, Occidentalisées, Scolarisées — pourraient en retirer ? se demande Diamond. Bien qu’elles soient les sociétés les plus minutieusement étudiées, elles ne sont pas représentatives. Si nous souhaitons parvenir à des généralités concernant la nature humaine, mais aussi concernant l’histoire de l’expérience humaine, nous devons élargir notre champ d’étude, affirme-t-il.
Les sociétés traditionnelles offrent en effet des milliers d’expériences naturelles pour constituer une société humaine. Elles ont produit des milliers de solutions aux problèmes humains différentes de celles adoptées par nos propres sociétés modernes DINGOS. Nous verrons que certaines de ces solutions — par exemple, certaines façons dans les sociétés traditionnelles d’élever les enfants, de traiter les personnes âgées, de demeurer en bonne santé, de bavarder, de passer le temps libre ou de régler les litiges — peuvent vous sembler, comme à moi, supérieures aux pratiques normales dans le Premier Monde des pays occidentalisés et riches.
Le prisme à travers lequel Diamond perçoit le monde, en biologiste environnemental acharné, offre des vues remarquables mais présente néanmoins d’importants angles morts. Sa discussion de la question des langues, par exemple, est à la fois passionnante et convaincante, ainsi qu’on pouvait s’y attendre de la part d’un universitaire dont le terrain d’étude de Nouvelle-Guinée abrite près d’un millier des 7 000 langages humains. En dehors des « neuf géants » (le mandarin, l’espagnol, l’anglais, l’arabe, l’hindi, le bengali, le portugais, le russe et le japonais), qui dénombrent chacun plus de 100 millions de locuteurs, les autres n’en comptent en moyenne que quelques milliers, et beaucoup en comptent encore moins. Les « géants » créent de vastes zones de peuplement monolingues, au sein desquelles les langues minoritaires sont anéanties. Étant donné que la « spéciation » linguistique dépend largement de la dispersion et de l’isolement, les processus contemporains de concentration et d’homogénéisation culturelles entravent le développement de nouvelles langues et la survie de celles qui sont déjà menacées. La moitié des 250 langues australiennes sont éteintes, un tiers des centaines de langues amérindiennes parlées en 1492 ont disparu et un autre tiers ne survivra probablement pas une génération de plus. Chacune des zones des « neuf géants » constitue un cimetière des langues qu’ils ont anéanties.
La principale cause de disparition contemporaine de ces langues est l’asphyxie culturelle et économique : la langue majoritaire domine tellement la sphère publique, les médias, les écoles et le gouvernement que sa maîtrise constitue le seul moyen d’accéder à un emploi, d’avoir un statut social et d’obtenir la citoyenneté culturelle. Diamond se demande si la consolidation des langues pourrait être une bonne chose. Après tout, l’élimination des barrières linguistiques permet une meilleure compréhension mutuelle. Pourquoi préférer un monde dans lequel les peuples des collines sont contraints de naviguer à travers des méandres linguistiques qui les obligent à maîtriser cinq langues, ou plus, à l’instar de ses informateurs des hauts-plateaux de Nouvelle-Guinée ?
Ici, en tant que biologiste évolutionnaire, Diamond a deux possibilités. Il peut prétendre que l’extinction des langues est le résultat d’un processus de sélection naturelle, à la manière dont les racistes scientifiques de la fin du XIXe siècle affirmèrent que l’extermination des peuples tribaux arriérés comme les Hereros était le résultat tragique mais inévitable de l’expansion des races supérieures. Mais au lieu de cela, il adopte une position similaire à celle d’E. O. Wilson concernant la disparition des espèces. Il affirme que tout comme la diversité naturelle est un trésor de variations et de résilience, la diversité linguistique constitue un trésor culturel d’expressions, de manières de penser et de cosmologies qui, une fois disparues, le sont pour toujours.
La littérature, la culture et une grande partie du savoir sont codées dans des langues : perdre la langue, c’est aussi perdre une large part de la littérature, de la culture et du savoir. […] Les peuples traditionnels ont des noms en langues locales pour des centaines d’espèces animales et végétales autour d’eux ; ces encyclopédies d’informations ethno-biologiques disparaissent quand ces langues s’éteignent. […]. Les peuples tribaux ont également leurs propres littératures orales et la disparition de ces littératures est aussi une perte pour l’humanité.
Nous risquons indéniablement de perdre une grande partie de l’héritage culturel, linguistique et esthétique de l’humanité à cause des effets destructeurs des États et de leurs langues. Mais quelle déception, après cinq cents pages d’anecdotes, d’assertions, d’extraits d’études scientifiques, d’observations, de détours par l’évolution des religions, de récits d’expériences de mort imminente — Diamond peut être un conteur captivant — de parvenir à ces leçons qu’il a conçues pour nous. Nous devrions apprendre plus de langues, élever nos enfants de manières plus permissives et plus intimes, passer plus de temps à socialiser et à parler face à face, utiliser la sagesse et la connaissance de nos anciens, évaluer les dangers que présente notre environnement de manière plus réaliste. Et lorsqu’on en arrive aux conseils santé, on imagine Diamond enfiler une blouse blanche et un stéthoscope tandis qu’il nous recommande de ne pas fumer, de faire de l’exercice régulièrement, de limiter notre apport calorique, notre consommation d’alcool, de sel et d’aliments salés, de sucre et de boissons sucrées, de gras saturés et trans, d’aliments transformés, de beurre, de crème et de viande rouge, d’augmenter notre consommation de fibres, de fruits et de légumes, de calcium et de carbohydrates complexes. Mais aussi de manger plus doucement. Enfin, et peut-être par crainte d’une défiance vis-à-vis d’un régime alimentaire de chasseur-cueilleur, il recommande un régime méditerranéen. Ceux qui l’auront suivi jusqu’ici, à travers l’histoire de notre espèce et les hauts-plateaux de Nouvelle-Guinée, attendaient probablement que la fin de ce voyage leur apporte quelque chose de plus consistant.
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Comment étaient nos ancêtres avant la domestication des plantes et des animaux, avant la vie sédentaire villageoise, avant les premières villes et les premiers États ? Voilà la question à laquelle Diamond tente de répondre. Mais une telle tâche le confronte inéluctablement à de nombreux obstacles quasi insurmontables. Jusqu’à récemment, l’archéologie examinait notre histoire, en tant qu’espèce, en lien avec la concentration des débris (tertres, décombres, traces de canaux d’irrigation, murs, excréments fossilisés, etc.) que nous laissions derrière nous. Les chasseurs-cueilleurs étaient habituellement des groupes humains mobiles qui étalaient sur d’importantes surfaces leurs détritus biodégradables ; nous retrouvons rarement leurs habitats temporaires, qui se trouvaient souvent dans des grottes ou aux abords des rivières et des mers. La grande majorité de ces sites ont été perdus à jamais. Lorsque nous en trouvons, ils peuvent nous apprendre différentes choses concernant le régime alimentaire de leurs habitants, leurs méthodes de cuisson, leurs ornements corporels, les biens qu’ils échangeaient, leurs armes, leurs pathologies, le climat local et parfois les causes de leur mort, mais pas beaucoup plus. Difficile, à partir de ces maigres vestiges, de connaître leurs structures familiales et leurs organisations sociales, leurs modes de coopération et de conflit, leurs éthiques et leurs cosmologies.
C’est ici que Diamond commet sa principale erreur. Il imagine pouvoir lire le passé dans les sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs, qu’il considère comme « nos ancêtres vivants », comme des représentations de ce que nous étions avant de découvrir l’agriculture, les villes et les gouvernements. Cette supposition se fonde sur la prémisse indéfendable selon laquelle les sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs sont des reliques, des pièces de musée exhibant le type de vie que nous avons vécu au cours de toute l’histoire humaine, « jusqu’à hier » — préservées afin que nous puissions les examiner.
Dans le cas spécifique des hauts-plateaux de Nouvelle-Guinée, qui demeurèrent apparemment isolés du commerce côtier et du monde extérieur jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, Diamond peut être pardonné pour ses inférences, bien que la population de Nouvelle-Guinée ait eu exactement autant de temps pour s’adapter et évoluer qu’homo americanus et qu’elle ait réussi, d’une manière ou d’une autre, à mettre la main sur la patate douce, une plante originaire d’Amérique du sud. En ce qui concerne les trente-cinq autres sociétés qu’il dépeint, en revanche, le postulat selon lequel elles auraient connu une isolation totale et seraient restées inchangées est complètement injustifié. Au cours des cinq derniers millénaires, ces sociétés ont été hautement impliquées dans un monde de commerce, d’États et d’Empires. La plupart évoluent désormais sur des terres indésirables où elles ont été confinées par des sociétés plus puissantes. L’anthropologue Pierre Clastres affirmait que les Yanomamis et les Sirionos, deux des principaux exemples de Diamond, étaient originellement des cultivateurs sédentaires qui s’étaient retournés vers le fourrageage afin d’échapper au travail forcé et aux maladies associés aux colonies espagnoles. À l’instar de presque tous les groupes que Diamond étudie, au cours des trois derniers millénaires, ils ont commercé avec (et pillé) les royaumes et les États voisins ; leurs croyances et leurs pratiques ont été façonnées par ces contacts, ces échanges de biens, ces voyages et par des intermariages. Au point que ces sociétés hautement impliquées avec de puissants royaumes et États pourraient être considérées comme un « effet d’État ». Leur situation géographique est pensée pour leur permettre de fuir ou de commercer avec des sociétés plus étendues. Ils collectent des produits forestiers et marins convoités par les sociétés urbaines ; nombre de ces groupes sont « jumelés » avec les sociétés qui les environnent, au travers desquelles ils commercent et sont en relation avec le reste du monde.
Les sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines, loin d’être des représentations inchangées de notre passé, sont des sociétés hautement imbriquées avec le « monde civilisé ». D’ailleurs, on pourrait considérer que celles qui se prêtaient à l’inspection de Diamond étaient les meilleurs exemples de sociétés de chasseurs-cueilleurs ayant évité l’extinction et l’assimilation en s’adaptant créativement à un monde changeant. Considérées ensemble, elles pourraient constituer une base intéressante pour une étude sur l’adaptation, mais elles ne nous disent rien de nos lointains ancêtres. Leur appellation même — Yanomami, !Kung, Ainu — colporte un faux sentiment de continuité généalogique et génétique, qui occulte largement la fluidité des frontières ethniques de ces groupes.
Diamond est persuadé que la vengeance violente est le fléau qui afflige les sociétés de chasseurs-cueilleurs et, par extension, nos ancêtres pré-étatiques. Ayant choisi des sociétés plutôt belliqueuses (les Danis, les Yanomamis) comme exemples, et ayant truffé son récit d’anecdotes rapportées par des informateurs, il parvient aux mêmes conclusions que Steven Pinker dans La Part d’ange en nous : selon lui, l’étude de certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines nous apprend que nos ancêtres étaient violents et homicidaires, et que ce n’est que très récemment que les chasseurs-cueilleurs ont été pacifiés et civilisés par l’État. La vie sans l’État était mauvaise, brutale et courte. Bien que Hobbes ne soit pas directement invoqué, sa perspective morbide de la vie sauvage, sans souverain, transparaît à travers le récit de Jared Diamond. « Tout d’abord, un problème fondamental de presque toutes les petites sociétés est que, faute d’une autorité politique centrale exerçant le monopole de la force répressive, elles sont incapables d’empêcher certains membres récalcitrants d’en blesser d’autres et aussi d’empêcher des personnes mécontentes d’atteindre leurs objectifs par la violence. Laquelle appelle la violence en retour, plongeant ces petites sociétés dans des cycles de violences et de guerres. »
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Dans un passage qui reprend la fable du contrat social, Diamond suggère que c’était explicitement afin de mettre un terme à cette violence que les sujets se sont accordés pour fonder un pouvoir souverain garantissant la paix et l’ordre par la restriction des habitudes de violence et de vengeance.
Le maintien de la paix dans une société compte au nombre des services les plus importants que puisse assurer un État. Cette fonction contribue beaucoup à expliquer le paradoxe apparent selon lequel, depuis l’essor des premiers gouvernements étatiques dans le Croissant fertile il y a environ 5 400 ans, les personnes ont plus ou moins volontairement (non pas simplement sous la contrainte) renoncé à certaines de leurs libertés individuelles, accepté l’autorité des gouvernements d’État, payé des impôts et assuré un mode de vie individuel confortable aux dirigeants et aux hauts fonctionnaires de l’État.
Deux objections implacables contredisent son récit. Premièrement, l’État, en restreignant la violence « privée », ne réduit pas la quantité totale des violences sociales. Ainsi que Norbert Elias le soulignait il y a plus d’un demi-siècle dans Sur le processus de civilisation, l’État se contente de centraliser et de s’arroger le monopole de la violence, ce que Diamond, en tant que citoyen d’un pays ayant initié de nombreuses guerres au cours des dernières décennies et d’un État (la Californie) dont la population carcérale est d’environ 120 000 personnes — la plupart des délinquants non violents — devrait comprendre.
Deuxièmement, la fable de Hobbes suppose au moins des contractants égaux qui s’accordent pour établir une autorité souveraine pour leur sécurité mutuelle. Ce qui correspond difficilement aux anciens États qui étaient sans exception esclavagistes. La proportion d’esclaves était rarement inférieure à 30 % de la population des premiers États, et atteignait 50 % dans les premiers États d’Asie du Sud-Est (et 70 et 86 % à Athènes et Sparte). Prisonniers de guerre, peuples conquis, esclaves achetés à des marchands ou à des chasseurs d’esclaves, serfs, criminels et artisans captifs — tous ceux-là étaient détenus sous la contrainte, ainsi que la fréquence des effondrements, des révoltes et des fuites étatiques le montre. Que ce soit en tant que théorie ou en tant que récit historique de la formation étatique, le récit de Diamond n’a aucun sens.
Selon lui, les sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs sont des oasis de paix, de coopération et d’ordre. Ce qu’elles ne sont évidemment pas, et c’est là le problème de son argumentaire. Il vaut mieux se demander à quel point ces sociétés sont violentes, comparées aux sociétés étatiques, et quelles sont les causes de la violence qu’on y observe. Contrairement à ce que croit Diamond, on peut facilement soutenir l’idée selon laquelle les membres des sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines sont relativement non violents et physiquement bien portants en comparaison de ceux des premiers États agraires. Les peuples non-étatiques possèdent de nombreuses techniques pour éviter les effusions de sang et les meurtres de vengeance : le paiement de compensation ou wergeld, les trêves arrangées (« enterrer la hache de guerre »), les alliances matrimoniales, la fuite vers les frontières ouvertes, l’exclusion ou la remise d’un contrevenant responsable des troubles. Diamond ne semble pas avoir conscience des puissantes forces sociales mobilisées par ces groupes pour empêcher que quiconque commette un acte violent et hâtif qui les mettrait tous en danger. Ces pratiques sont examinées par de nombreux ethnographes ayant effectué beaucoup de travaux de terrain dans les hauts-plateaux de Nouvelle-Guinée (par exemple par Edward L. Schieffelin dans The Sorrow of the Lonely and the Burning of the Dancers [La peine du solitaire et la brûlure des danseurs, non traduit], Marilyn Strathern dans Women in Between :Female Roles in a Male World [Rôles de femmes dans un monde d’homme, non traduit] et dans le travail d’Andrew Strathern et Pamela Stewart sur la compensation), mais ne trouvent pas leur place dans la perspective unidimensionnelle du désir de vengeance formulée par Diamond.
En revanche, en ce qui concerne la violence des premiers États agraires, il faut mettre en balance, d’un côté, les révoltes, les guerres et les violences systémiques à l’encontre des esclaves et des femmes (en règle générale, les États agraires ont partout élaboré des régimes de propriété patriarcaux qui restreignaient le statut et la liberté des femmes) et, de l’autre, les « conflits tribaux ». Nous savons également, ainsi que Diamond le remarque, que les chasseurs-cueilleurs ont, encore aujourd’hui, des régimes alimentaires plus sains, et qu’ils souffrent de moins de pathologies contagieuses. Supposant, contre toute évidence, que les chasseurs-cueilleurs vivent dans la peur quotidienne de mourir de faim, il ne parvient pas à comprendre qu’ils travaillent aussi beaucoup moins et bénéficient de beaucoup plus de temps de loisir. Marshall Sahlins qualifiait les groupes chasseurs-cueilleurs, même relégués dans les environnements les plus hostiles, de « sociétés d’abondance originelle ». Les peuples que Diamond a étudiés n’abandonneraient probablement pas leur liberté physique, leur régime alimentaire varié, leur organisation sociale égalitaire, leur immunité relative vis-à-vis de la famine, des grandes guerres étatiques, des impôts et de la subordination systémique en échange de ce que Diamond perçoit comme « la paix du roi ». À la lecture de son récit, on a presque l’impression que les chasseurs-cueilleurs faisaient face à un choix : conserver leur société ou se diriger vers le modèle de l’État danois moderne. En pratique, ils furent contraints de perdre ce qu’ils avaient et d’être assujettis aux premiers États agraires.
Peu importe la manière dont on définit les concepts de violence et de guerre au sein des sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs, l’immense majorité de ce qu’ils désignent est une conséquence directe du fait d’être en contact avec les périls et les opportunités du monde des États. Une grande partie de la conflictualité qui existait entre les Yanomamis était ainsi le résultat d’une volonté de monopoliser des marchandises-clés le long de routes menant à des établissements commerciaux (à ce sujet, il faut par exemple lire le livre Yanomami Warfare : A Political History [Guerres Yanomamis : Une histoire politique, non-traduit] de R. Brian Ferguson, qui constitue une réfutation puissante du récit pseudo-scientifique de Napoleon Chagnon sur lequel Diamond s’appuie beaucoup). Une bonne partie des conflits entre les peuples celtes et germaniques qui existaient aux frontières de la Rome impériale constituait une guerre commerciale pour accéder aux marchés romains. Les grandes quantités d’argent en jeu dans le commerce de l’ivoire, à la fin du XIXe siècle, générèrent des centaines de conflits entre des peuples africains pour lesquels les défenses constituaient la monnaie qui leur permettait de mettre la main sur des fusils, des marchandises et du pouvoir. Borneo/Kalimantan fut investie il y a plus de 3 000 ans par des Austronésiens à la recherche de marchandises — plumes, bois de camphre, carapaces de tortues, pierres de bézoards, calaos, cornes de rhinocéros, et nids d’oiseaux comestibles — pour les marchés chinois de luxe. Leurs volontés commerciales déclenchèrent des conflits entre les populations autochtones, qui se disputèrent les sites de fourrageage et d’échange les plus profitables. Impossible de comprendre les conflits intertribaux dans l’Amérique du Nord coloniale sans prendre en compte la compétition qui existait pour le commerce de fourrure, qui permettait aux sociétés autochtones de se procurer des armes à feu, de se faire des alliés, et de dominer leurs rivales.
Dans le monde composé par les États, les chasseurs-cueilleurs et les nomades, une marchandise domine toutes les autres : l’individu, c’est-à-dire l’esclave. Les États agraires avaient avant tout besoin de main‑d’œuvre pour cultiver leurs champs, construire leurs monuments, constituer leurs armées et se reproduire. Sauf exception, et jusqu’à récemment, les conditions épidémiologiques des villes étaient si terribles qu’elles ne pouvaient croître qu’en intégrant des populations arrachées à l’arrière-pays. Et ce de deux manières différentes. En capturant des prisonniers lors de guerres : la plupart des chroniques des premiers États de l’Asie du Sud-Est évaluent le succès d’une guerre au nombre de captifs ramenés et intégrés à la capitale. Les Athéniens et les Spartiates tuaient parfois les hommes des villes qu’ils avaient vaincues, et brûlaient leurs champs, mais ils ramenaient presque toujours les femmes et les enfants en tant qu’esclaves. Et en achetant des esclaves : après chaque guerre romaine, une caravane de marchands récupérait les esclaves qu’elle produisait inéluctablement.
Le fait est que l’esclavage était au cœur de la naissance de la forme-État. Et qu’il est impossible d’exagérer les effets massifs que cette marchandise humaine eut sur les sociétés sans État. Les guerres entre États constituèrent une sorte de capitalisme de butin, dont la principale récompense était le trafic d’êtres humains. Le commerce d’esclaves transforma alors complètement les « territoires tribaux » sans État. Certains groupes se spécialisèrent dans la capture d’esclaves, en organisant des expéditions contre d’autres groupes plus faibles et plus isolés dont ils vendaient les membres à des intermédiaires ou directement à des marchés d’esclaves. Les plus vieux membres des groupes des hauts-plateaux du Laos, de Thaïlande, de Malaisie et du Myanmar ont en mémoire les souvenirs des razzias d’esclaves que connurent leurs parents et leurs grands-parents. Les villages perchés, fortifiés, aux voies d’accès difficiles et cachées que les premiers colons découvrirent dans certaines régions de l’Asie du Sud-Est et de l’Afrique constituaient une manière de lutter contre ce trafic d’esclaves.
Il y a beaucoup de violence dans le monde des chasseurs-cueilleurs, bien qu’elle soit difficilement identifiable par le biais d’une comparaison statistique entre les taux de mortalité d’une petite guerre tribale de Bornéo et d’une bataille de la Somme ou de l’Holocauste. Cependant, cette violence est presque intégralement un effet d’État [une conséquence de l’altération des modes de vie des groupes de chasseurs-cueilleurs par leur contact avec — et/ou leur intégration dans — un monde de sociétés étatiques, et désormais capitalistes, NdT]. Elle ne peut être comprise, historiquement, à partir de 4 000 ans avant notre ère, indépendamment de l’appétit des États pour les marchandises — dont les esclaves et les minerais précieux —, de même que les menaces qui planent actuellement sur le devenir des sociétés autochtones marginalisées ne peuvent être comprises indépendamment de l’appétit du capitalisme et de l’État moderne pour les minerais rares, les sites d’implantations de centrales hydroélectriques, les zones cultivables, les forêts et les terres où elles évoluent. La Papouasie Nouvelle-Guinée est aujourd’hui le théâtre d’une compétition particulièrement violente d’extractions minières, appuyée par les États et leurs milices et, ainsi que le livre Mining Capitalism [Capitalisme minier, non-traduit] de Stuart Kirsch l’expose, sa politique vis-à-vis des populations autochtones ne peut être comprise que dans ce cadre. La vie des chasseurs-cueilleurs contemporains peut nous en apprendre beaucoup sur le monde des États et des Empires, mais elle ne nous dit rien de notre préhistoire. Nous ne disposons pratiquement d’aucun élément en ce qui concerne le monde jusqu’à hier, et tant qu’il en sera ainsi, la seule position intellectuelle défendable consistera à la fermer.
James C. Scott
Traduction : Nicolas Casaux
Corrections : Ana Minski & Lola Bearzatto
« … réfutation puissante du récit pseudo-scientifique de Napoleon Chagnon sur lequel Diamond s’appuie beaucoup … »
Sur ce Napoléon, voir aussi :
Marshall Sahlins, La destruction de la conscience à la NAS, 2013
http://sniadecki.wordpress.com/2013/10/12/salhins-nas/