Ci-après, un autre entreÂtien avec PMO, encore reproÂduit depuis leur site.
5G : l’entretien que vous auriez pu lire dans Le Monde
Nos lecÂteurs savent que nous ne faiÂsons pas parÂtie de la SociéÂté des Amis du Monde, l’organe cenÂtral de la techÂnoÂcraÂtie. Nous ne quéÂmanÂdons jamais la faveur d’une triÂbune dans ses pages « Débats », mais nous avons accepÂté pour la troiÂsième fois en vingt ans, de répondre aux quesÂtions d’un de ses jourÂnaÂlistes. Les deux preÂmières fois, il s’agissait des nanoÂtechÂnoÂloÂgies et de la tyranÂnie techÂnoÂloÂgique ; cette fois de la 5G et du monde-machine. L’article du Monde vise essenÂtielÂleÂment à valoÂriÂser les paraÂsites et récuÂpéÂraÂteurs du type Piolle et RufÂfin[1]. Il n’était pas quesÂtion qu’il paraisse in extenÂso. RaiÂson de plus pour le publier nous-mêmes en ligne.
Le Monde : ComÂment expliÂquez-vous l’opposition croisÂsante à la 5G et que des parÂtis de gouÂverÂneÂment se joignent à ce comÂbat qui était encore marÂgiÂnal il y a quelques mois ?
Pièces et main d’œuvre : La 5G est la derÂnière vague de l’emballement techÂnoÂloÂgique qui, depuis 50 ans, accéÂlère l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. Comme à chaque étape, une minoÂriÂté refuse l’injonction à « vivre avec son temps », ainÂsi que la déshuÂmaÂniÂsaÂtion et la déposÂsesÂsion par l’automatisation.
Cette minoÂriÂté — mépriÂsée par la techÂnoÂcraÂtie et ses porte-paroles médiaÂtiques — s’est fait entendre plus que d’ordinaire à l’occasion du déploieÂment à marche forÂcée des compÂteurs-capÂteurs LinÂky. Nous avons aniÂmé des dizaines de réunions publiques à traÂvers la France, réunisÂsant des publics de plus de 100 perÂsonnes (avec des pointes à 300), même dans des vilÂlages, où s’exprimait ce refus du preÂmier objet connecÂté impoÂsé[2]. Si la presse natioÂnale a longÂtemps ignoÂré ce mouÂveÂment démarÂré en 2016, puis l’a tourÂné en dériÂsion (en gros, un mouÂveÂment de « ploucs » ignoÂrants), une revue de la presse locale entre 2016 et 2019 donne un aperÂçu de l’ampleur et de l’intensité de ces débats avec des « gens norÂmaux », non miliÂtants — d’abord surÂtout des retraiÂtés, puis de plus en plus de jeunes.
Après des années d’enquête sur la smart city, la ville-machine et la sociéÂté de contrainte[3], nous, Pièces et main d’œuvre, avons été les preÂmiers surÂpris par ce mouÂveÂment de fond. Lequel ne s’est pas arrêÂté avec le déploieÂment de LinÂky, mais a élarÂgi sa réflexion au gasÂpillage énerÂgéÂtique de la sociéÂté élecÂtrique, à la sociéÂté-machine et à la 5G, indisÂpenÂsable à l’interconnexion des milÂliards d’objets connecÂtés cenÂsés foncÂtionÂner à notre place.
Cette oppoÂsiÂtion s’enracine dans des décenÂnies de contesÂtaÂtion de la sociéÂté indusÂtrielle – au moins depuis les luttes anti-nucléaires des années 1970, lorsque des dizaines de milÂliers de maniÂfesÂtants scanÂdaient : « sociéÂté nucléaire, sociéÂté poliÂcière » (cf. MalÂville, 31/07/1977). Défense de la nature et de la liberÂté : les deux sont indisÂsoÂciables et se conjuguent égaÂleÂment dans le refus du monde-machine et de la 5G. C’est qu’en cinÂquante ans, bien des esprits ont pu mesuÂrer les dégâts du proÂgrès techÂnoÂloÂgique sur la nature et la liberÂté.
Les Verts d’EELV ont mépriÂsé cette vague, avant d’en mesuÂrer l’ampleur et de tenÂter de s’y racÂcroÂcher. Eric Piolle, maire EELV de GreÂnoble et ingéÂnieur, tient un disÂcours anti-5G opporÂtuÂniste, en contraÂdicÂtion avec le souÂtien de sa muniÂciÂpaÂliÂté et de la métroÂpole aux proÂjets de smart city et d’Internet des Objets, ou avec l’implantation sur son terÂriÂtoire d’un centre de recherche de HuaÂwei, chamÂpion chiÂnois de la 5G, dont les élus se féliÂcitent[4]. Ils ne sont pas écoÂloÂgistes mais techÂnoÂloÂgistes, et comptent sur la « plaÂnète intelÂliÂgente » interÂconÂnecÂtée pour rationaliser/rationner les resÂsources résiÂduelles : c’est l’Enfer Vert[5].
Quant à la gauche, y comÂpris le fakir RufÂfin, elle tente de surÂfer sur la vague verte pour mieux la dévier vers son antiÂcaÂpiÂtaÂlisme fonÂcier. Les cenÂtrales nucléaires, la cyberÂnéÂtique et la 5G, d’accord, mais « entre les mains des traÂvailleurs » et du serÂvice public. Ils n’ont jamais renonÂcé au proÂjet « CyberÂSyn » (SynerÂgie cyberÂnéÂtique) du ChiÂli sociaÂliste d’Allende.
Notez que la base sociale de cette gauche proÂgresÂsiste et d’EELV, c’est la classe techÂnoÂcraÂtique (ingéÂnieurs, cherÂcheurs, cadres, entreÂpreÂneurs, etc), qui n’a aucun intéÂrêt à la remise en cause de l’organisation techÂno-scienÂtiÂfique du monde. VoiÂlà pourÂquoi ses criÂtiques de la 5G se bornent aux « risques sur la sanÂté » et à la « fracÂture numéÂrique ». Elle s’accommoderait fort bien d’une 5G « saine » et accesÂsible à tous.
Quant à nous, nous ne vouÂlons pas seuleÂment supÂpriÂmer les nuiÂsances (écoÂloÂgiques et saniÂtaires), encore moins les « encaÂdrer » à l’aide de « normes », mais comÂbattre l’expansion du techÂno-totaÂliÂtaÂrisme.
MalÂgré les difÂféÂrences de fond que vous souÂliÂgnez, les prises de posiÂtions des Verts ou de RufÂfin peuvent-elles serÂvir un disÂcours et une méthode plus radiÂcale comme celle que vous prôÂnez ?
SubÂsiÂdiaire : beauÂcoup de cadres écoÂlos se réclament d’Ellul, est-ce du « braÂconÂnage » ?
Les oscilÂlaÂtions d’EELV et des parÂtis de gauche ne servent au mieux que de baroÂmètre et de sympÂtômes. Quand la temÂpéÂraÂture monte et que l’opinion prête l’oreille à la criÂtique radiÂcale des anti-indusÂtriels (alias ludÂdites, natuÂriens, natuÂristes, décroisÂsants, etc.), les poliÂtiÂciens arriÂvistes (type Brice Lalonde, Noël Mamère, DomiÂnique VoyÂnet, DufÂflot-PlaÂcé, etc.), et les petits appaÂreils récuÂpéÂraÂteurs (vous avez le carÂnet d’adresses), s’accaparent leurs thèmes pour les détourÂner au proÂfit de leurs carÂrières perÂsonÂnelles et de leur proÂjet techÂnoÂcraÂtique colÂlecÂtif. « Green New Deal » (EELV), « plaÂniÂfiÂcaÂtion écoÂloÂgique » (France InsouÂmise), « alliance rouÂgeÂverte », etc.
L’histoire du mouÂveÂment écoÂloÂgiste — c’est-à -dire anti-indusÂtriel — est criÂblée de ces pillages, déjà dénonÂcés en leur temps par Ellul et CharÂbonÂneau. Voyez Le Feu Vert. AutoÂcriÂtique du mouÂveÂment écoÂloÂgique de BerÂnard CharÂbonÂneau (1980) : « Le virage écoÂloÂgique ne sera pas le fait d’une oppoÂsiÂtion très minoÂriÂtaire, dépourÂvue de moyens, mais de la bourÂgeoiÂsie diriÂgeante, le jour où elle ne pourÂra faire autreÂment. » OpiÂnion parÂtaÂgée par André Gorz dans EcoÂloÂgie et liberÂté (1977).
Les cadres Verts (Bové, Mamère ou le néo-maire de BorÂdeaux) qui se réclament d’Ellul le falÂsiÂfient à temps plein — ne serait-ce qu’en préÂtenÂdant exerÂcer le pouÂvoir : « L’écologie n’a rien à gagner à se transÂforÂmer en parÂti poliÂtique et à se livrer au comÂbat élecÂtoÂral (…) Il manque aux écoÂloÂgistes une anaÂlyse gloÂbale du phéÂnoÂmène techÂnique et de la sociéÂté techÂniÂcienne »6.
Et encore : « Il faut radiÂcaÂleÂment refuÂser de parÂtiÂciÂper au jeu poliÂtique, qui ne peut rien chanÂger d’important dans notre sociéÂté. Je crois que l’anarchie implique d’abord l’« objecÂtion de conscience » (…) qui doit s’étendre à toutes les contraintes et obliÂgaÂtions impoÂsées par notre sociéÂté[6]. » Ils sont « elluÂliens » comme Guy MolÂlet était « marÂxiste ».
Loin de serÂvir nos idées — les idées écoÂloÂgistes — ces piraÂtages poliÂtiÂciens sont un obsÂtacle : ils brouillent les idées et embrouillent les esprits. Sur les nanoÂtechÂnoÂloÂgies, que nous avons dès l’abord dénonÂcées (nous, Pièces et main d’œuvre) comme l’entrée dans le nanoÂmonde[7] et le transÂhuÂmaÂnisme (une rupÂture anthroÂpoÂloÂgique, tout de même, que tout confirme à vitesse accéÂléÂrée[8]), les Verts ont falÂsiÂfié nos alertes et nos enquêtes pour les réduire aux semÂpiÂterÂnels « risques saniÂtaires » et réclaÂmer un encaÂdreÂment de la polÂluÂtion aux nanoÂparÂtiÂcules — tout en votant à GreÂnoble les déliÂbéÂraÂtions pour la construcÂtion de MinaÂtec[9], preÂmier pôle euroÂpéen des nanoÂtechÂnoÂloÂgies (inauÂguÂré en 2006). Ils nous expliÂquaient alors que « les gens seraient plus senÂsibles aux arguÂments de la sanÂté et du coût finanÂcier ». Même calÂcul pour la 5G. Nous refuÂsons ce mépris des « gens » : nous leur faiÂsons confiance pour saiÂsir le mouÂveÂment proÂfond de machiÂnaÂtion de nos vies, de nos corps, du monde et de la sociéÂté – dont ils se plaignent d’ailleurs chaque fois qu’on les écoute vraiÂment, avec patience et attenÂtion.
Quant à RufÂfin, nous le connaisÂsons assez pour jauÂger sa sinÂcéÂriÂté écoÂloÂgiste[10]. Après avoir défenÂdu l’industrie du PVC (contre la ferÂmeÂture de sites ArkeÂma), proÂducÂtrice de canÂcers en masse chez les salaÂriés et le voiÂsiÂnage de notre valÂlée du GréÂsiÂvauÂdan, il est reveÂnu à GreÂnoble souÂteÂnir l’usine EcoÂpla dont nous demanÂdions la ferÂmeÂture, en dépit des ravages que l’aluminium inflige aux valÂlées alpines et à leurs habiÂtants depuis des décenÂnies. MainÂteÂnant que monte la marée verte, notre surÂfeur tente de cheÂvauÂcher la vague de la décroisÂsance et d’embobiner les bonnes volonÂtés au serÂvice de son fabuÂleux desÂtin. Croire que sa notoÂriéÂté et son chaÂluÂtage médiaÂtique serÂviÂraient la cause de la nature et de la liberÂté, revienÂdrait à confier au chasÂseur la défense du loup.
VoiÂlà pourÂquoi nous n’avons jamais compÂté que sur nos propres forces, et sur celle de nos idées, pour expoÂser les motifs de notre insouÂmisÂsion au monde-machine. Et nombre de vos lecÂteurs le savent parce qu’ils les parÂtagent plus ou moins : nos idées cirÂculent de façon incomÂpaÂraÂbleÂment large au regard de nos forces (enfin, de notre faiÂblesse), hors de toute orgaÂniÂsaÂtion, de tout parÂti, de tout réseau d’influences, de toute conniÂvence des mass media. C’est la vie.
ProÂpos recueillis par Abel Mestre août 2020
- « ProÂtecÂtion de la sanÂté, lutte contre le consuÂméÂrisme… PourÂquoi une parÂtie de la gauche s’oppose à la 5G », Le Monde, 17/08/20 ↑
- Cf. « Le compÂteur LinÂky, objet pédaÂgoÂgique pour une leçon poliÂtique », www.piecesetmaindoeuvre.com ↑
- Cf. L’industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre, L’Echappée, 2011 ↑
- Cf. « 5G : quand Piolle, maire techÂnoÂloÂgiste de GreÂnoÂpoÂlis, nous vole des « éléÂments de lanÂgage » », www.piecesetmaindoeuvre.com ↑
- Cf. L’Enfer Vert. Un proÂjet pavé de bonnes intenÂtions, TomÂJo, L’Echappée, 2013. 6 J. Ellul, P. ChasÂteÂnet, A contre-couÂrant. EntreÂtiens (1994) ↑
- J. Ellul, AnarÂchie et chrisÂtiaÂnisme (1988) ↑
- Cf. Pièces et main d’œuvre, Aujourd’hui le nanoÂmonde. NanoÂtechÂnoÂloÂgies, un proÂjet de sociéÂté totaÂliÂtaire (L’Echappée, 2008) ; TerÂreur et posÂsesÂsion. Enquête sur la police des popuÂlaÂtions à l’ère techÂnoÂloÂgique (L’Echappée, 2008) ↑
- Cf. ManiÂfeste des ChimÂpanÂzés du futur contre le transÂhuÂmaÂnisme, Pièces et main d’œuvre (SerÂvice comÂpris, 2017) ↑
- Cf. « Quand les Verts vendent MinaÂtec » (2018) ; « Quand les Verts « s’opposent » à MinaÂtec » (2006), www.piecesetmaindoeuvre.com ↑
- Cf. Métro, bouÂlot, chiÂmio. Débats autour du canÂcer indusÂtriel (Le Monde à l’Envers, 2012) et« CanÂcer franÂçais : le réciÂdive. À proÂpos d’Ecopla et de l’aluminium » (2012), www.piecesetmaindoeuvre.com ↑
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