Extrait de l’ouvrage de l’écologiste américain Paul Shepard Nous n’avons qu’une seule Terre (1996), cet article explore l’histoire de l’humanité depuis 10000 ans et offre une vue d’ensemble des conséquences de l’avènement de l’agriculture et de la civilisation, tant du point de vue des écosystèmes que de celui de notre rapport au monde naturel.
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Les premières cultures se développèrent au sud et à l’ouest de la mer Caspienne sur des hautes terres couvertes à cette époque de bois et d’herbes clairsemés, en majeure partie sous forme de steppe ou de savane de chênes pistache. Le climat était chaud, même si de la glace subsistait dans les vallées des hautes montagnes. La terre sur les flancs des forêts ouvertes des montagnes de Zagros, du Liban et de la Palestine était légère et pouvait être facilement travaillée. Les tâches quotidiennes n’étaient pas pires que la récolte du grain sauvage ou l’arrachage des racines sauvages.
L’éminent géographe américain Carl Sauer a suggéré que les plantations au hasard sous forme de mise au rebut des graines sauvages pouvaient avoir précédé la culture. Cependant il n’existe pas de preuves d’une culture précoce des légumes et les herbes qui produisent des graines demandent au moins qu’on retourne une petite quantité de terre. Vers 9000 avant J. C. il existait au moins deux premiers groupes de fermiers au Proche-Orient, les Natoufiens et les Karim Shahiriens. Ces gens vivaient dans des grottes et dans des petits groupes de huttes en terre et ils possédaient des moutons domestiques, des chèvres et deux céréales. Dans les fouilles archéologiques une majorité d’os d’animaux immatures a été constatée, en même temps que des lames de faucille en silex, de pierres de broyage et des Celtes (haches de pierre). Dans la même région, d’autres hommes vivaient en subsistant entièrement grâce à la chasse et la cueillette, certains à découvert, d’autres dans des grottes ou des huttes. « De purs chasseurs » continuèrent d’exister durant une nouvelle période de deux mille ans au Proche-Orient, quoique le climat se soit progressivement réchauffé, et le gros gibier animal tel que le cerf diminua. Pour trouver de la fraicheur, les lieux d’habitation furent déplacés sur les flancs des montagnes, et la population humaine s’accrut. Lorsque les chasseurs finalement cédèrent entièrement la place aux fermiers dans cette zone aux environs de 7000 avant J. C., les villes de Jéricho dans la vallée du Jourdain et de Jarmo dans les montagnes de Zagros comptaient chacune au moins une centaine d’habitants et dont vingt-cinq vivaient dans des maisons. La culture de subsistance était en marche.
Durant cette époque les premières techniques agricoles se répandirent à partir du Proche-Orient, aboutissant à d’autres domestications en Asie et en Amérique, qui ensuite renvoyèrent de nouvelles variétés de cultures céréalières et de reproductions des animaux de ferme vers le Proche-Orient.
La production de céréales à engranger qui pouvaient nourrir un grand nombre de non-agriculteurs marqua la transition de la culture de subsistance à l’agriculture institutionnelle. Vers 5000 avant J. C., des fermiers dans les vallées alluviales du Tigre et de l’Euphrate employaient des esclaves pour venir à bout des mauvaises herbes et des terres lourdes et pour cultiver de vastes champs avec une seule variété d’une graine hybride. Les surplus agricoles et de nouveaux systèmes de distribution et de stockage rendirent possibles et nécessaires les spécialisations de métier et de catégorie.
L’élevage de porcs, la poterie et le tissage se développèrent et les premiers temples attestèrent l’émergence de cosmologies basées sur un modèle d’univers de basse-cour, de théocraties hiérarchiques, d’États politiques, de tyrannie, de guerre et de travail. Que le premier bétail domestique ait coïncidé avec les temples et les symboles des taureaux sacrés atteste que les vaches furent d’abord gardées pour des raisons religieuses davantage qu’économiques.
Un millier d’années plus tard à cet endroit il y eut des villes de dix mille habitants ; des agriculteurs avaient occupé les plaines alluviales du Nil et du Danube ; et des nomades avec des hordes de bétail avaient tout ratissé sur leur passage à travers le Sahara, la Perse, l’Arabie, le Maroc, l’Éthiopie — essaimant les coutumes, l’arrogance et la force de destruction du nomadisme pastoral. En Europe, à cette période, l’usage des haches pour couper les arbres s’associa aux dents et aux sabots du bétail pour détruire les grandes forêts qui gagnaient les terrains laissés libres par l’ère glaciaire. L’humanité se dressait à l’orée du monde moderne.
Il existe de nombreuses sortes de fermiers et de gardiens de troupeaux dans le monde, mais ils diffèrent surtout par le mélange de certaines qualités communes même si ces qualités dérivent de la nature basique du labourage et de la garde des bêtes. Les premiers agriculteurs se sont largement diversifiés chez les différents peuples par le mélange de chasse, de cueillette et de plantation. Les qualités qui résultent de la culture sont le plus clairement visibles chez les paysans fermiers venus ensuite ou dans l’état civilisé ou agricole historique. Ils adhérent à leur terre natale, révèrent leurs ancêtres, sont réfléchis et possèdent des codes de conduites forts. Ils sont simples, industrieux, tenaces et prévisibles. Mais la simplicité peut signifier une intelligence terne et le travail consciencieux peut être une dénomination gentille d’un travail dur, le prix et le témoignage de la sécurité, du respect et de la piété. Les autres vertus sont des euphémismes car la vie des gens est simplifiée, répétitive et leur humanité est forgée par cette compréhension opiniâtre qui est prise à tort pour du contentement et une sérénité sage.
Le paysan s’est dévoué à la domesticité et à l’agriculture. Son ordinaire est comme un champ de labeur : banal et monotone. De même que l’accouplement du bélier et de la brebis, les mariages sont souvent arrangés — avec pour le moins un choix utile. La procréation est une extension de la production domestique, le moyen de se garantir des bras pour les champs. La prudence et l’esprit pratique gouvernent les relations familiales. Une économie d’abondance normale, combinée à la peur des années de pénurie et de famine, crée la famille autoritaire fondée sur des relations opiniâtres, de domination et de soumission. Les enfants grandissent et en veulent à leurs ainés. Là où le père est un tyran, les plats sont mangés en silence. La situation difficile du serf, désespérée, inhumaine, dans une société agricole l’oblige à réprimer ses frustrations familiales afin de survivre, en les convertissant en une conformité amère, et à canaliser son aversion vers l’extérieur — en direction des concurrents, des étrangers et de la nature sauvage. L’union farouche et la loyauté deviennent le noyau de la lutte de classe et de l’exploitation idéologique, exprimant la camaraderie des esclaves.
Les paysans sont confrontés au monde extérieur avec une maussaderie grossière ; hormis le mépris pour les cœurs tendres, les émotions sont cachées ou étouffées. Les convenances et la sobriété sont substituées aux usages et à la gaieté. Le ressentiment et le soupçon sont profonds. Un engourdissement stoïque et un manque d’imagination deviennent inséparables de la foi religieuse. Demandez au paysan ce dont il se réjouit et vous n’obtiendrez pas de réponse. Des entretiens approfondis révèlent un intense dégoût de sa situation et un désir fort de quitter l’environnement rural lugubre. Il est probable que bon nombre d’entre nous aperçoivent certains de ces traits chez nos contemporains urbains et en nous-mêmes, pourtant fort éloignés de la porcherie et de la charrue. Le paysan est en nous tous et ses chaînes et ses valeurs sont des parties de la culture moderne.
Avec cette vision anthropomorphique du monde, telle qu’elle s’exprime dans l’invention des dieux humains — le matriarcat et le patriarcat pour toujours s’affrontant — le paysan et le villageois pensent que toutes leurs infortunes sont causées par quelqu’un, et doivent être neutralisées par magie ou vengeance.
Les hommes se font une image d’eux-mêmes à partir du monde naturel. Les planteurs et les cultivateurs se voient eux-mêmes comme des animaux domestiques dans un jardin cosmique. Réserver une partie de la moisson aux dieux fait partie de la coutume des cérémonies du renouveau. À partir de là le sacrifice commence à exister ; le meurtre du premier né est un mythe logique pour des humains qui sont aussi nombreux que les mauvaises herbes. Les gardiens de troupeaux se voient eux-mêmes comme des brebis qui suivent « un grand berger ». Vivant au centre d’écosystèmes qui s’effondrent, les agriculteurs acceptent une religion de dieux arbitraires, des châtiments catastrophiques par le déluge, les fléaux, la famine et la sécheresse à travers une théologie apocalyptique.
Il est fréquent dans les études sociologiques de distinguer les planteurs ou les gardiens de troupeaux de l’agriculture primitive des paysans et des fermiers plus tardifs. Les premiers ne vivent pas dans une société hautement structurée et complexe comme c’est le cas, dirions-nous, des paysans traditionnels d’Europe Centrale. Même si elles sont utiles ces distinctions ne le sont qu’en matière de comparaisons sociales, elles sont écologiquement sans importance. Toutes les sociétés agraires partagent une haine des animaux sauvages prédateurs, affichent des corps arrondis ou une sensibilité émoussée, un désintérêt pour les animaux et les plantes sans valeur économique, et montrent la bonne volonté de l’homme de peine, dont les ressentiments sont profonds et latents, où rectitude, lourdeur et absence d’humour se mélangent crûment.
Dans l’histoire officielle, 3000 avant J. C. marque le début de la civilisation, correspondant à l’émergence des monocultures dans les vallées équatoriales irriguées, du complexe urbain rural des fermiers spécialisés, avec une culture unique, et des bureaucraties dirigeantes des grandes vallées alluviales. Dans les restes archéologiques des États de Mésopotamie, on trouve des preuves de l’existence de charrettes tirées par des bœufs, de commerce, d’écritures, d’esclaves, de guerres et de royautés théocratiques. Durant cette même période une réduction de la totalité de l’espace naturel est advenue, avec le pillage d’écosystèmes qui ne pourront jamais se rétablir. Les signes qui l’attestent sont l’extinction locale des grands mammifères sauvages, les déserts en lieu et place des forêts, la dégradation des prairies grasses et la disparition du sol, l’instabilité des cours d’eau et le tarissement des sources, et la baisse de fertilité de la terre — tous ces éléments affectant les ressources en eau, le climat et l’économie. La déréliction insidieuse était alors totalement impalpable, autant qu’aujourd’hui elle semble manifeste. Les individus étaient nés dans des environnements durs, pierreux où les crues et les sécheresses paraissaient devoir être éternelles, un monde donné à, plutôt qu’un monde fait par, l’homme.
La relation entre l’émergence et la chute des civilisations des grandes vallées alluviales a été clairement établie par le Dr. W. C. Lowdermilk, un expert américain du sol. Tout d’abord Lowdermilk s’est rendu compte que les terres basses le long des grandes rivières sont encore fertiles, même si actuellement elles ne peuvent nourrir qu’un cinquième des gens qu’elles auraient permis de nourrir il y a trois mille ans. La déroute qui emporta Babylone, Kish, Ezion, Geber, Timgad, Petra, Carthage et d’autres cités du Proche-Orient et d’Afrique du Nord ne fut pas simplement provoquée par l’épuisement de la terre. Deux types d’indices aidèrent Lowdermilk à comprendre le rôle de l’ancienne agriculture hydraulique dans la ruine de ces cités maintenant enterrées. L’un fut l’ensablement des voies d’eau, des canaux d’irrigation souterrains et des travaux hydrauliques. Les cités elles-mêmes furent enterrées, comme peut en témoigner n’importe quel archéologue qui manie le pic. Jerash, qui fut une ville de 250 000 habitants, repose actuellement sous treize pieds de terre, sur laquelle existe un village de 3000 habitants.
L’autre fut l’existence de pentes rocheuses couvertes de landes au-delà des murs de la ville, si caractéristiques du monde méditerranéen du Portugal à la Palestine, de la majorité des villes du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, et de nombreuses villes en Inde, en Chine et au Mexique. Il est irréfutable qu’autrefois le sol était recouvert de terre, de prairies et de plantes ligneuses. Sur les collines de Judée et sur les flancs de la province de Shansi, Lowdermilk trouva sur les hauteurs d’anciens temples que leurs murs mettaient à l’abri du bétail et qui, étant consacrés, avaient échappé aux bûcherons. À l’intérieur de l’enceinte des bosquets survécurent sur de bons sols, seules oasis sur les milliers de mètres carrés de désert créés par l’homme. À Chypre, où les murs des temples des basses terres repoussèrent les flots boueux, la plaine est actuellement huit pieds au-dessus du cimetière. Le nouveau sol de l’église reposait sur un écoulement de boue d’une profondeur de treize pieds. Vingt-trois pieds de vase étaient donc tombés de ces flancs depuis que l’église avait été établie, résultat du défrichage, des brûlis et du pâturage.
Les collines stériles et les cités ensevelies constituèrent seulement une partie de l’histoire. L’utilisation intensive de la terre ne fut pas la cause originelle de l’effondrement des villes. Lowdermilk prouva qu’une explosion démographique succéda à la maîtrise de l’agriculture par irrigation, qui incorporait l’utilisation de la charrue et la pratique des rotations de cultures. Plus rapidement que la famine et que les guerres ne pouvaient les décimer, les hordes humaines augmentèrent. La forte densité de population dans la ville et dans la plaine d’inondation provoqua des migrations plus loin vers l’amont, vers les affluents et vers les versants des bassins hydrographiques eux-mêmes. Le défrichage et la culture des coteaux plus bas poussèrent les bergers et leurs criquets à quatre pattes plus haut. Des bois pour les bateaux et autres constructions furent abattus sur les hautes terres — qui en retour furent occupées par les producteurs de charbon de bois, l’agriculture de subsistance et les entrepôts. L’ensablement qui avait commencé à gagner le bas des pentes se mua en perpétuelle revanche, de sorte que les vastes systèmes de terrasse et les canaux des vallées exigèrent une maintenance continue, non seulement par les cultivateurs mais par des armées de travailleurs — pour la plupart esclaves. La cité qui précéda l’actuelle Beyrouth fut un exemple de cette succession : accroissement de la population des Sémites phéniciens grâce à des monocultures hydrauliques ; augmentation de la production et des échanges ; exportation de saisonniers ; défrichage et culture d’un bassin supérieur qui un jour couvrit de cèdres le Liban un espace de deux mille mètres carré ; d’où une lutte incessante pour sécuriser les canaux d’irrigation contre l’ensablement. Lorsqu’un quelconque bouleversement social interféra avec les routines des contrôles, l’État s’effondra.
L’accroissement des populations et des besoins de terre aboutirent à plus de subdivision et de fragmentations des parcelles. Soit le fermier retombait dans une économie de stricte subsistance soit l’agriculture était réorganisée sur des bases féodales. Dans ce dernier cas certains hommes autrefois « libres » devinrent des serfs et des esclaves. Avec le temps, un prolétariat sans terre, sous-employé en vint à être une menace pour les classes gouvernantes et fut calmé par du pain et des jeux.
Rome est un exemple plus tardif d’un processus qui commença lorsque l’ancien État théocratique atteignit les limites de la production et, dans le désert, de l’eau. L’augmentation de la population ne peut déboucher que sur l’une de ces trois solutions : mourir de faim, émigrer vers l’arrière-pays et exploiter les pentes, ou participer aux rôles urbains de la mendicité, du brigandage ou du service militaire. Entretenir des soldats suppose un accroissement de la taxation de la population et de l’enrégimentement, pour le mettre en application aussi bien que pour lui résister, ce qui génère la révolte ou suscite l’invasion de l’extérieur, ce qui provoque éventuellement un écroulement bureaucratique — et les canaux, les fossés, les oléoducs, les conduits, les terrasses, les réservoirs et les digues disparaissaient sous une avalanche de boue. La guerre, l’invasion, l’insurrection, les épidémies, et la famine pouvaient chacune rompre l’équilibre fragile maintenu par un labeur infini consécutif à la révolution agraire.
La combinaison destructrice de l’agriculture hydraulique et d’un État théocratique a constitué l’élément majeur de l’invention de notre culture apocalyptique.
Les historiens ont accusé les Marocains de la disparition des nomades arabes qui détestaient les arbres, tout comme on reprocha aux Mongols l’écroulement des systèmes d’irrigation de Mésopotamie. L’idéologie a été utilisée pour expliquer des situations écologiques. C’est comme s’il avait existé une sorte de blocage mental pour éviter de prendre conscience de la mauvaise utilisation fatale de l’environnement naturel par la société agricole et par ses suzerains urbains.
En Chine les hommes eurent du mal à contrôler le Fleuve Jaune pendant quatre mille ans, au moment même où d’autres hommes ravageaient les bassins hydrographiques supérieurs, créant des ravins de six cents pieds de profondeur. La boue qui retomba glissa dans le lit de la rivière, l’élevant peu à peu plus haut au-dessus de la plaine alluviale et le fleuve fut contenu entièrement grâce aux digues construites. L’eau dévala les versants dénués de végétation et par endroits passa par-dessus. La grande crue de 1852 déplaça l’embouchure de la rivière de plusieurs centaines de kilomètres et noya des centaines de milliers d’humains. Le déluge biblique de l’Ancien Testament remonte à environ cinq mille cinq cents ans, il correspond probablement à celui de l’Euphrate, et obéit aux mêmes causes fondamentales. Il existe des preuves attestant que les premières civilisations sumériennes n’ont pas connu les crues de l’Euphrate, et que ces inondations ont commencé après la destruction des bassins supérieurs. La couche de terre recouvrant les sols fut arrachée par les sabots et les dents des animaux et glissa dans le Tigre et l’Euphrate, créant un delta de plus de 300 kilomètres s’avançant dans le Golfe Persique, comme si la peau de la terre avait été raclée et amoncelée dans la mer, transformant 35000 kilomètres carrés de couche arable en marais-salants.
Une telle destruction n’était pas nécessairement le résultat de pratiques agricoles pauvres. Il s’agissait plutôt de la nature même de l’élevage. Les conséquences de l’agriculture partout sur la planète sont celles d’une force aveugle étendant les dunes de sable et autres dégâts du vent par excavation ou ensevelissement, abaissant le niveau des nappes phréatiques, amplifiant les crues, changeant la composition des plantes et les communautés animales et diminuant la qualité nutritive et la stabilité des écosystèmes. La perte de certaines substances du sol — spécialement les phosphates, les nitrates et le calcium — abaisse la valeur nutritive des récoltes. Les modifications dans la composition florale affectent des espèces complexes, stables, en leur substituant des associations plus simples et plus changeantes. Une forêt peut demeurer une forêt ou une prairie rester une prairie, et néanmoins être radicalement transformée dans sa richesse, sa productivité, sa résistance et sa capacité à reconstituer le sol. Les changements de composition des sols sont directement causés par le surpâturage et indirectement par la culture des terres environnantes ; ils sont indiscernables pour la plupart des gens, même les gardiens de troupeaux et autres pasteurs.
Il n’existe pas d’autres organismes qui soient davantage associés de manière complexe à la civilisation que les céréales — blé, orge, seigle, maïs, riz : qui sont tous des herbes annuelles modifiées dont la majorité du genre humain dépend. Écologiquement les céréales sont des preneurs, non des fabricants de sol. Par contraste, les herbes sauvages pérennes travaillent comme des pompes ; leurs racines profondes apportent des nutriments minéraux frais vers la surface et structurent la terre. Elles vivent en relation avec une large quantité de légumes qui fleurissent et de composacées, deux groupes de plantes essentielles à la formation d’un bon sol, et dépendantes de la pollinisation des insectes pour la perpétuation de leur existence tandis qu’en retour ils favorisent une vie animale riche.
Au moment où les hommes entreprenaient la culture de vastes champs de céréales, ils renoncèrent à leur ancienne promiscuité avec le nectar sauvage — les abeilles, mouches, papillons et coléoptères, et tous les insectes en quête de pollen. De tels insectes avaient rendu possible la vie arboricole des premiers primates en favorisant la floraison et l’apparition des fruits dans les forêts tropicales. Par la suite, ils contribuèrent à l’évolution des prairies et des savanes, qui elles-mêmes permirent l’apparition du premier groupe de singes pré humains. Au final, les insectes pollinisateurs supervisèrent l’évolution de la flore de la steppe et de la toundra, où de grandes hordes de mammifères du Pléistocène permirent les dernières grandes périodes de chasse du genre humain.
L’agriculture primitive de subsistance ne cessa pas de dépendre des plantes à fleurs et de leurs pollinisateurs, mais quand les hommes migrèrent dans les grandes vallées alluviales et semèrent de grands champs de grains, ils répudièrent leur ancienne relation avec une multitude de petits animaux qui composent la faune la plus riche et la plus diversifiée de notre planète. Les céréales sont des annuelles fécondées par le vent, aux racines peu profondes, éphémères, sans vertu pour la formation du sol, et leur association avec des formes florales ou des insectes pollinisateurs est minimale. Les céréales, en favorisant une population humaine importante et très peu nourrie, ainsi qu’à cause de leurs effets destructeurs sur l’environnement lorsqu’elles se développent sous forme de monoculture, furent véritablement le symbole et l’agent de la guerre agricole contre la planète.
Il peut sembler suranné d’écrire avec ferveur sur les « pratiques d’utilisation de la terre » à une époque où la pollution est le topique à la mode de l’inquiétude environnementale et où le cadre de vie et la solitude de gardien de troupeaux peuvent paraître idylliques. Avec une si faible portion de la société dans les États industriels « vivant de la terre », l’érosion, la destruction de la forêt, la progression du désert, tout ceci peut ne pas constituer une urgence à leurs yeux, mais la terre était une source de vie complexe bien avant que les hommes ou la première agriculture surgissent. Cette terre est fondamentale pour notre bien être aujourd’hui comme depuis toujours, même si la plupart d’entre nous n’en ont jamais pris dans leurs mains.
Les catastrophes anciennes ne semblent plus nous épouvanter autant que lorsque Lowdermilk fit son rapport. Ces immenses marées humaines et urbaines paraissent, à la lumière de notre ère atomique, être tombées dans un paisible reflux. Au regard de leur technologie modeste, il semble presque académique de les mentionner de nouveau maintenant. Néanmoins nous partageons avec elles une vision du monde générée par les monocultures. La technologie en cours est devenue plus efficace et compliquée sans modifier l’orientation établie par les anciens États irrigués. Aussi noble que soit l’esprit et grandioses qu’aient pu être les aspirations humaines depuis les premières dynasties égyptiennes, les traces écrites et les destins des États ont remplacé la mémoire humaine. Sa vision de l’homme au centre de l’univers et son écologie appauvrie, parée du nom de destinée, est un héritage accepté trop facilement. Au regard de l’immense étendue de temps et d’expérience humaines, peut-être l’humanité a‑t-elle sans le savoir adopté une période malade comme modèle de la vie humaine.
La mise à mal du royaume naturel par les animaux à sabots et le remplacement de la flore riche et variée, fruits de l’évolution, par des variétés domestiques avaient créé des précédents pour l’âge des machines. Scalper avec des bulldozers a remplacé le glanage des chèvres ; désinfecter la forêt avec des pesticides est une extension du nettoyage des pots et des casseroles de cuisine avec du savon ; polluer l’air avec des gaz d’échappement n’est pas très différent de la manière dont les Sumériens polluèrent leur eau avec la boue. Mais les dégâts les plus importants de tous, ce sont les extinctions de toutes les formes de vie « sans utilité », ces choses sauvages qui semblent échapper à notre économie et qui paraissent contraires à l’agriculture. Le succès de cette philosophie pratique est mesuré en nombres d’humains. Le développement formidable de la population humaine commença vraiment il y a dix mille ans ; en 1980, nous étions cinq milliards et serons en l’année 2010, environ huit milliards. Nous avons libéré une population épidémique depuis que l’homme a arrêté de chasser et de cueillir. C’est l’événement le plus terrifiant depuis des millions d’années d’expérience humaine.
Paul Shepard