Montebourg, Piolle, nucléaire et soumission renouvelable (par Nicolas Casaux)

« Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assu­jet­ti, tombe si sou­dain en un tel et si pro­fond oubli de la fran­chise [la liber­té], qu’il n’est pas pos­sible qu’il se réveille pour la ravoir, ser­vant si fran­che­ment et tant volon­tiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas per­du sa liber­té, mais gagné sa servitude. »

— Étienne de la Boé­tie, Dis­cours de la ser­vi­tude volon­taire (1574)

Un cer­tain malaise à voir ces gens com­men­ter sur inter­net le « débat » entre Arnaud Mon­te­bourg et Éric Piolle orga­ni­sé par Repor­terre, qui approu­vant la posi­tion de l’ancien ministre — pro-nucléaire & pro-EnR (Éner­gies dites Renou­ve­lables) —, et qui celle du maire de Gre­noble — seule­ment pro-EnR. L’occasion de mettre en lumière un des aspects du pro­blème géné­ral de notre temps. En effet, nombre de com­men­taires par­fois forts enjoués (« Faites nous deve­nir une puis­sance capable de la fusion nucléaire » ; « Mal­heu­reu­se­ment la France a per­du une grande par­tie de son savoir dans le nucléaire ! On était à la pointe ! ») exposent assez net­te­ment cette pro­pen­sion d’une grande par­tie des humains modernes (et a for­tio­ri des « inter­nautes ») à s’identifier à (et ain­si, aimer) ces puis­sances qui les dépassent : la France (l’État fran­çais), la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle mon­dia­li­sée, le sys­tème tech­no­lo­gique. Puis­sances sur les­quelles ils n’ont pour­tant aucune prise réelle, n’exercent qua­si­ment aucune influence (c’est au contraire), mais dont ils aiment à pen­ser, de temps à autre, que leur déve­lop­pe­ment se fait, un peu, selon leur pré­fé­rence (ce qui est exact, mais seule­ment dans la mesure ou leurs pré­fé­rences, de même que leurs êtres tout entiers, sont autant de pro­duits manu­fac­tu­rés par les­dites puissances).

Dans son livre Teil­hard de Char­din : Pro­phète d’un âge tota­li­taire, Ber­nard Char­bon­neau sou­li­gnait com­bien la pen­sée du jésuite exal­tait le renon­ce­ment à la liber­té, à l’autonomie, la sou­mis­sion au pro­fit d’une iden­ti­fi­ca­tion à quelque « tota­li­té orga­ni­sée ». Par­mi de nom­breuses cita­tions du prêtre, il men­tionne ce passage :

« Depuis tou­jours, sans doute, l’Homme a été vague­ment conscient d’appartenir à une seule grande Huma­ni­té. Ce n’est tou­te­fois que pour nos géné­ra­tions modernes que ce sens social confus com­mence à prendre sa réelle et com­plète signi­fi­ca­tion. Au cours des dix der­niers mil­lé­naires (période durant laquelle la civi­li­sa­tion s’est brus­que­ment accé­lé­rée) les hommes se sont aban­don­nés sans beau­coup réflé­chir aux forces mul­tiples, plus pro­fondes que toute guerre, qui peu à peu les rap­pro­chaient entre eux. Or, en ce moment, nos yeux se des­sillent ; et nous com­men­çons à aper­ce­voir deux choses. La pre­mière, c’est que, dans le moule étroit et inex­ten­sible repré­sen­té par la sur­face fer­mée de la Terre, sous la pres­sion d’une popu­la­tion et sous l’action de liai­sons éco­no­miques qui ne cessent de se mul­ti­plier, nous ne for­mons déjà plus qu’un seul corps. Et la seconde, c’est que dans ce corps lui-même, par suite de l’établissement gra­duel d’un sys­tème uni­forme d’industrie et de science, nos pen­sées tendent de plus en plus à fonc­tion­ner comme les cel­lules d’un même cer­veau. Qu’est-ce à dire sinon que, la trans­for­ma­tion pour­sui­vant sa ligne natu­relle, nous pour­rons pré­voir le moment où les hommes sau­ront ce que c’est, comme par un seul cœur, de dési­rer, d’espérer, d’aimer tous ensemble la même chose en même temps ?… L’Humanité de demain — quelque Super-Huma­ni­té — beau­coup plus consciente, beau­coup plus puis­sante, beau­coup plus una­nime que la nôtre, sort des limbes de l’avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et simul­ta­né­ment (je vais y reve­nir) le sen­ti­ment s’éveille au fond de nous-même que, pour par­ve­nir au bout de ce que nous sommes, il ne suf­fit pas d’associer notre exis­tence avec une dizaine d’autres exis­tences choi­sies entre mille par­mi celles qui nous entourent, mais qu’il nous faut faire bloc avec toutes à la fois. Que conclure de ce double phé­no­mène, interne et externe, sinon ceci : ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c’est de nous incor­po­rer et de nous subor­don­ner à une Tota­li­té orga­ni­sée dont nous ne sommes, cos­mi­que­ment, que les par­celles conscientes. Un centre d’ordre supé­rieur nous attend — déjà il appa­raît — non plus seule­ment à côté, mais au-delà et au-des­sus de nous-mêmes. »

Sou­li­gnons : « ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c’est de nous incor­po­rer et de nous subor­don­ner à une Tota­li­té orga­ni­sée ». Ce que font doci­le­ment tous ceux qui se satis­font de la dépos­ses­sion géné­rale et du déve­lop­pe­ment (incon­trô­lé et inexo­rable, mais qu’ils ne per­çoivent peut-être pas ain­si étant en accord avec l’essentiel) de la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle mon­dia­li­sée, qui se satis­font de ne pas avoir grand-chose à faire en ce qui le concerne, que d’autres s’en chargent (ou fassent mine de) et qu’ils n’aient qu’à en jouir, notam­ment en s’y iden­ti­fiant, qui se contentent d’exprimer un avis lorsqu’on leur pro­pose un ques­tion­naire à choix mul­tiple concer­nant tel ou tel détail dudit développement.

Char­bon­neau commente :

« L’emploi enthou­siaste [par Char­din] de termes tels que “faire bloc”, “tota­li­té orga­ni­sée” témoigne d’une iden­ti­fi­ca­tion ins­tinc­tive de la com­mu­nion des per­sonnes à la socié­té mas­sive où elles s’a­bo­lissent. […] À ce compte, la com­mu­nion est celle du métro de sept heures. »

Dans le pre­mier tome de La Vie sur Terre : Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Bau­douin de Bodi­nat note :

« Je sais que beau­coup déclarent aimer ces nou­veau­tés, qui signi­fient la puis­sance de la col­lec­ti­vi­té indus­trielle, sa pro­di­gieuse effi­ca­ci­té, sa per­fec­tion inouïe, l’immensité des connais­sances tech­niques que toutes ces amé­lio­ra­tions sup­posent et dont ils éprouvent que la gran­deur et la moder­ni­té rejaillissent sur eux et les font néces­sai­re­ment supé­rieurs à l’humanité pré­cé­dente. Ils trouvent l’esplanade en gra­nit et sa pyra­mide d’acier vitré plus flat­teuse que le square sans inté­rêt d’auparavant avec ses arbres, ses bancs, ses moi­neaux, ses allées de la pro­me­nade petite-bour­geoise. Ils disent aimer ces auto­routes à perte de vue, ces satel­lites de télé­dif­fu­sion, ces hôpi­taux scien­ti­fiques ; que c’est seule­ment à l’ombre de tels pro­grès qu’on peut appré­cier les passe-temps de la vie civi­li­sée qui nous enchante de planches à voile, de cui­sine exo­tique, d’opéras numé­ri­sés. Bien enten­du ce n’est pas vrai, ils n’aiment aucune de ces infra­struc­tures qui les dominent – sinon cela, qu’elles les dominent – pour cette rai­son suf­fi­sante que nulle cor­res­pon­dance aimable ne peut s’établir entre ces choses et nous ; qu’elles n’en veulent d’ailleurs pas, mais seule­ment notre acquies­ce­ment, notre sou­mis­sion à l’écrasante objec­ti­vi­té du sur-moi économique. »

& :

« Par­ler de seconde nature constate le fait que l’hybris mar­chande affran­chie de la rai­son humaine s’est sub­sti­tuée à l’ancienne nature qu’elle a fait dis­pa­raître, que c’est elle main­te­nant la cause et la condi­tion de la vie ter­restre ; ses sciences ratio­na­listes don­nant seules la défi­ni­tion de ce qui existe et pro­dui­sant la tota­li­té de notre envi­ron­ne­ment, tout ce qui existe émane d’elle et par là lui est interne. Que doré­na­vant c’est elle – aveugle, sans issue et fatale comme l’a tou­jours été la vie végé­tale – qui nous tire du néant et qui nous y fait retour­ner ; et qui dans l’intervalle pour­voit au conte­nu de notre cer­veau, nous met au tra­vail, ras­sa­sie les besoins qu’elle nous défi­nit et ali­mente en rêves éveillés syn­thé­tiques nos âmes vacantes (c’est ce qu’on appelle la sub­jec­ti­vi­té), etc. ; car l’humanité a néces­sai­re­ment une telle rai­son en dehors d’elle, si elle n’est pas sa propre créa­tion : nous avons le Lévia­than machi­nique à la place de la nature imma­nente et ses sciences ins­tru­men­tales nous font toutes ensemble une Divi­ni­té com­plète : notre état de créa­ture est ain­si par­ve­nu à l’objectivité ; c’est la rai­son pour­quoi il ne nous est pas conce­vable ; c’est aus­si la rai­son pour­quoi cette domi­na­tion abso­lue qui s’exerce sur nous “excède de loin en hor­reur ce que les hommes eurent jamais à craindre de la nature”, pour cela entre autres que cette hor­reur est inin­tel­li­gible à l’entendement qu’elle a façonné. »

& aus­si :

« Ce n’est pas mys­té­rieux : la domi­na­tion pro­duit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ; et toutes les pré­ten­dues com­mo­di­tés de la vie moderne, qui en font la gêne per­pé­tuelle, s’expliquent assez par cette for­mule que l’économie flatte la fai­blesse de l’homme pour faire de l’homme faible son consom­ma­teur, son obli­gé ; son mar­ché cap­tif qui ne peut plus se pas­ser d’elle : une fois les res­sorts de sa nature humaine déten­dus ou faus­sés, il est inca­pable de dési­rer autre chose que les appa­reils qui repré­sentent et sont à la place des facul­tés dont il a été pri­vé. La four­ni­ture lui en devient un droit impres­crip­tible et inalié­nable : elles sont toutes ensemble la qua­li­té de son être, dont la pri­va­tion l’anéantirait sans aucun doute. Il n’y a aucune facul­té qui puisse se conser­ver si elle ne s’exerce et toutes se tiennent et sont tel­le­ment subor­don­nées qu’on ne peut en limi­ter aucune sans que les autres ne s’en res­sentent : l’homme affai­bli ne peut pas ima­gi­ner autre­ment son exis­tence pour la rai­son que ce sont désor­mais les images qu’on lui pro­jette en livret d’accompagnement qui lui tiennent lieu d’imagination de la vie possible. »

& Dans le second tome :

« Quand on vou­drait s’attarder à cette ques­tion de la conscience et de ses condi­tions maté­rielles, il fau­drait poser en pré­misse que la pro­fon­deur inté­rieure du sujet n’est consti­tuée par rien d’autre que par la finesse et la richesse du monde exté­rieur des sen­sa­tions, et ne pas ter­gi­ver­ser d’aller ensuite à la sco­lie : “Si l’homme à l’origine (ima­gine Mum­ford) avait habi­té un monde aus­si uni­for­mé­ment dénu­dé qu’un ‘grand ensemble’ d’habitation, aus­si terne qu’un par­king, aus­si dépour­vu de vie qu’une usine auto­ma­ti­sée, on peut dou­ter qu’il ait eu une expé­rience sen­so­rielle assez variée pour rete­nir des images, mode­ler un lan­gage, ou acqué­rir des idées.” D’où en effet le besoin des popu­la­tions qu’on leur pro­cure chaque jour par voie hert­zienne ces uti­li­tés de l’humanisation.

D’où se tire aus­si ce triste théo­rème de la vie muti­lée : Le désastre sub­jec­tif enfoui dans les pro­fon­deurs de l’individu rejoint le désastre objec­tif qu’on peut voir ; en d’autres termes : “l’état nor­mal est aus­si nor­mal que la socié­té défi­gu­rée à laquelle il res­semble” ; dont la véri­fi­ca­tion sans doute est à la por­tée de n’importe quelle intel­li­gence : l’esprit ne peut se reflé­ter de l’intérieur (insiste Mum­ford) : ce n’est qu’en sor­tant de lui-même qu’il devient conscient de son inté­rio­ri­té ; et serait-on curieux de la ren­con­trer, il suf­fit d’aller à la fenêtre ; d’ouvrir un jour­nal, d’allumer le poste de radio­vi­sion ; de mon­ter dans une auto­mo­bile et de rou­ler, pour en faire la visite.

Et si l’on veut apprendre de quoi sont pri­son­niers au plus pro­fond d’eux-mêmes les indi­vi­dus à l’état nor­mal (où l’on n’en souffre pas), il faut consi­dé­rer les infra­struc­tures qui nous contiennent, qui sont l’exosquelette col­lec­tif mis à la place de l’union sociale et de la foule des carac­tères pri­vés, sans s’occuper du conte­nu sub­jec­tif des habi­tants, ni du sien : de contem­pler notre monde orga­ni­sé dans son objec­ti­vi­té de centre com­mer­cial avec son gla­cis de par­kings, de wagons auto­ma­tiques dans les trans­ferts sou­ter­rains, d’autoroute de conur­ba­tion ou de poste de tra­vail à écran ; une radio­vi­sion en 16/9 extra-plat dans une pièce à vivre, ou le tra­fic aérien de l’industrie tou­ris­tique assu­rant le bras­sage mon­dial des cultures de virus, ou la nuit dans les rues les feux de cir­cu­la­tion fonc­tion­nant sans per­sonne, etc., ou ces réseaux de lignes à très haute ten­sion conver­geant sur la méga­pole (on les voit de l’autoroute), ce gouffre du genre humain, pour la main­te­nir en ani­ma­tion constante à zéro stock, etc. ; et l’on conce­vra sans peine le super­flu de s’attarder beau­coup au conte­nu du cer­veau des usa­gers ; c’est en résu­mé comme la radio­vi­sion ou l’ordinateur : le conte­nu n’y change rien du tout quant à l’effet indi­vi­duel ou social : c’est la rai­son qu’on les laisse regar­der ce qu’ils veulent. […] 

C’est à mon avis une des rai­sons pour­quoi l’individu col­lec­ti­vi­sé ne conçoit pas où est le pro­blème : sa sub­jec­ti­vi­té, à quoi il s’identifie, ne pour­rait lui ser­vir à rien hors de ces condi­tions arti­fi­cielles qui en sont la matrice ; i.e. : ton “enten­de­ment” adap­té à l’ordinateur a néces­sai­re­ment besoin d’un envi­ron­ne­ment domi­né par celui-ci pour être uti­li­sable, qui en a four­ni tout le mobi­lier et les acces­soires, avec l’emploi du temps et les “thèmes de réflexion”, au nombre des­quels ne figure pas celui d’imaginer en sortir.

En voi­ci une autre : Là où manque l’occasion d’extérioriser un talent, conti­nue Feuer­bach, le talent manque aus­si ; (là où il n’y a pas d’espace pour l’action, il n’y a pas non plus d’impulsion : l’espace est la condi­tion fon­da­men­tale de la vie de l’esprit : où l’espace manque pour exté­rio­ri­ser une capa­ci­té, manque aus­si la capa­ci­té elle-même, etc.) ; et par suite, en consé­quence, chaque nou­vel appa­reil ou machine élec­trique dont la com­mo­di­té s’installe dans notre pri­vau­té ou l’organisation sociale fait la dis­pense d’une capa­ci­té, d’un talent, d’une facul­té que nous pos­sé­dions aupa­ra­vant ; opère une dimi­nu­tion fatale, une sous­trac­tion : chaque pro­grès tech­nique abê­tit la par­tie cor­res­pon­dante de l’homme, ne lui en lais­sant que la rhé­to­rique, ain­si que Michel­staed­ter le rédi­geait en 1910 à la lueur d’une lampe à huile : tous les pro­grès de la civi­li­sa­tion sont autant de régres­sions de l’individu (et qui se sui­ci­dait le len­de­main). Nous autres dont la vie se déroule au cré­pus­cule de ce long désen­chan­te­ment à quoi le prin­cipe de ratio­na­lisme étroit et posi­tif nous a réduits – régres­sion qui “est essen­tielle au déve­lop­pe­ment consé­quent de la domi­na­tion”, pré­cise Ador­no dans une anno­ta­tion au Meilleur des mondes – pour­rions être les témoins éton­nés de ce pro­ces­sus de déper­di­tion par­ve­nu à son terme, si nous n’en étions pas, en notre per­sonne, aus­si le résultat.

C’est par défi­ni­tion qu’une vic­time d’un rétré­cis­se­ment de la conscience n’en est pas consciente ; (d’où l’intérêt de ces tests de dépis­tage pré­coce de l’ESB humaine ou de l’Alzheimer pour en infor­mer l’usager pen­dant qu’il com­prend encore ce qu’on lui dit).

Sui­vons néan­moins cette idée (que notre conscience est condi­tion­née par notre pré­sence phy­sique dans le monde, que c’est l’obligation d’être là en per­sonne qui nous fait conscients ; et qu’aussi bien c’est seule­ment par la conscience que nous pou­vons être là en per­sonne) : les appa­reils et machines de la vie facile, de la satis­fac­tion immé­diate et sans peine ne nous dépouillent donc pas seule­ment des facul­tés, talents et capa­ci­tés qu’ils rem­placent, mais, en même temps que de la fatigue à les employer, de l’effort et de l’attention indis­pen­sables, de la contrainte d’être là en per­sonne ; et donc aus­si de la conscience de soi, qui était seule­ment à l’occasion de cet exercice.

& c’est ici que je vous prie de renou­ve­ler votre atten­tion : quand, fati­gué, on prend l’ascenseur pour gagner son étage, qu’on est trans­fé­ré direc­te­ment de la rue à l’étage, on a for­cé­ment moins conscience de ren­trer chez soi (et l’on ne peut pas se rendre compte de com­bien c’en est peu un) ; et l’on n’est pas seule­ment pri­vé du temps pas­sé avec soi-même en mon­tant l’escalier, et avec la fatigue, du plai­sir d’y atteindre, mais aus­si bien de l’emploi de ses jambes : de la facul­té de ren­trer chez soi par ses propres moyens.

(Et c’est pour­quoi ce sont des imbé­ciles ou des incons­cients, ceux qui disent : c’est la même chose de rece­voir des e‑mails que des lettres dans la boîte au rez-de-chaus­sée : des mal­heu­reux sur­tout qui res­te­ront toute leur exis­tence dans l’ignorance de ce que c’est de remon­ter l’escalier dans la soli­tude de cette lettre qui n’est tou­jours pas venue, ou, enfin, un jour, qui est là avec son écri­ture des­sus. Leur âme res­te­ra tou­jours vide de ces minutes-là, qui sont toute la clar­té, toute la lumière, etc., “et nous res­tons sous leur emprise notre vie durant” ; de ces brefs moments “qui pour­tant nous suf­fisent pour l’éternité” : par où notre exis­tence est à elle-même sa propre éter­ni­té ; leur âme res­te­ra vide de cet esca­lier et un jour le néant les ava­le­ra comme se referme la porte auto­ma­tique de l’ascenseur.)

C’est d’autant plus véri­fiable – que ces appa­reils ne requé­rant pas d’autre effort que d’appuyer sur un bou­ton pour obte­nir le résul­tat, étant appa­reils de dimi­nu­tion de la pré­sence phy­sique, sont aus­si appa­reils de dimi­nu­tion de la conscience de soi (c’est peut-être scan­da­leux mais c’est comme ça) –, d’autant plus enfan­tin de s’en rendre compte dans le cas des appa­reils des­ti­nés à l’action directe sur l’état de conscience en four­nis­sant au cer­veau de la dis­trac­tion sans aucun effort de sa part : voyez l’individu qui rentre dans son foyer uni­cel­lu­laire et presque aus­si­tôt res­sent l’ennui de ce tête-à-tête avec lui-même, qui sent mon­ter cette ten­sion déplai­sante de l’esprit essayant de se mou­voir par ses propres moyens – car vivre, par nature, est un état violent – : il lui suf­fit d’appuyer sur une touche pour que des gens se mettent à par­ler et bou­ger dans son cer­veau avec leurs pro­blèmes exis­ten­tiels comme lui-même en aurait s’il n’était pas assis devant sa radiovision.

Et c’est l’explication du si bon accueil fait à chaque nou­veau para­site élec­tro­nique, qu’ils ont cette obli­geance, en s’appropriant nos facul­tés, de ne nous lais­ser à charge que de four­nir la vie bio­lo­gique que réclame leur propre exis­tence : voyez cette sol­li­ci­tude du télé­phone de poche qui épargne à son indi­vi­du d’endurer le temps mort en se dotant d’une fonc­tion “jeu élec­tro­nique” ou d’une connexion au réseau pla­né­taire qui nous désen­trave “des bar­rières du temps et de l’espace” ; et voyez ce qu’il vous reste quand c’est l’ordinateur qui se met à par­ler avec son moteur de recherche qui trouve le ren­sei­gne­ment, quand c’est l’automobile qui connaît le tra­jet et vous dit de prendre à droite, et quand c’est le four qui décide si c’est cuit et la carte de cré­dit qui sort du cash ; quand c’est le camé­scope qui voit et se sou­vient, et ensuite perd la mémoire, etc., quand c’était déjà par dégé­né­res­cence la radio­vi­sion tenant lieu chez soi d’activité psy­chique : il fau­drait beau­coup de dis­trac­tion pour ne pas remar­quer le résul­tat de ces appa­reils sur le cer­veau de ceux qui s’en servent : ils ouvrent la bouche et il en sort des infor­ma­tions, des dia­logues réa­listes, des publi­ci­tés, des sketches comiques et dès qu’ils trouvent un esca­la­tor ils se laissent por­ter des­sus comme des pou­lets d’usine par le tapis rou­lant qui mène à la “sor­tie”. […]

Dans le cas des enfants main­te­nant c’est plus simple : c’est dès le début que les appa­reils rac­cor­dés à la place des facul­tés ne laissent sub­sis­ter que les ter­mi­nai­sons ner­veuses suf­fi­sant à leur emploi d’appuyer sur les touches : éle­vé par cette péda­go­gie de la non-contra­dic­tion, le petit consom­ma­teur aura peu de cir­cons­tances pour déve­lop­per dans son carac­tère et sa pen­sée la capa­ci­té de résis­tance à la contrainte (à défaut de laquelle la pen­sée ne pour­rait même pas exis­ter) d’où s’engendrent les facul­tés (ain­si c’est dans l’ennui que se com­postent les sen­sa­tions, les rêve­ries, l’attention aux choses, le sen­ti­ment de l’ambiance, etc., d’où ger­me­ra l’imagination qui inven­te­ra d’échapper à l’ennui par ses propres moyens), et arri­vé à l’âge de son exploi­ta­tion éco­no­mique il est inca­pable de com­prendre la contrainte qui s’exerce tout à coup sur lui ; qui se cachait der­rière les bois­sons sucrées, les des­sins ani­més, l’ordinateur qui parle gentiment.

Tous les pro­grès four­nis à l’homme par la crois­sance éco­no­mique sont de mêmes séquelles : rou­ler vive­ment trois cents kilo­mètres sur l’autoroute en écou­tant les mélo­dies de Duparc, ou de la Goa trance, ne réclame pas tant d’attention, de pré­sence phy­sique, de conscience de ce qu’on est en train de faire, d’effort, de fatigue, que par l’ancienne natio­nale à deux voies d’avant la cein­ture de sécu­ri­té ou même l’air­bag (sans remon­ter plus loin) : ce sera donc moins un voyage et par suite l’endroit où l’on arrive n’est plus le même, le serait-il en appa­rence : lui aus­si a per­du en pré­sence phy­sique. C’est pareil du voyage en avion : on débarque trois heures après avec sa carte de cré­dit dans un parc de loi­sirs. Et sem­bla­ble­ment du tra­jet en train pres­su­ri­sé met­tant Mar­seille à quatre heures – au lieu que c’était en quinze avec la fumée du char­bon quand on vou­lait peut-être une cabine de car­go mixte pour l’Au-delà de Suez ; et que cet express à vapeur déjà n’atteignait plus le Mar­seille de 1840 où l’on arri­vait par jour­nées de coche d’eau et de malle-poste tra­ver­sant les pay­sages de la civi­li­sa­tion pro­ven­çale, quand on vou­lait peut-être s’embarquer sur une goé­lette pour le Voyage en Orient – avec cet incon­vé­nient, qu’il ne nous dépose plus à Mar­seille mais dans une ban­lieue quel­conque de la décom­po­si­tion mon­diale comme par­tout ; et ce n’est pas le même livre qu’on lit posé sur la table à la lueur d’une lampe à mèche, et celui qu’on emporte sur la “plate-forme à vivre” (un cana­pé modu­lable) éclai­rée au kryp­ton avec la sté­réo en sour­dine, etc.

Au fond, nous sommes las et impor­tu­nés de ces efforts, de cette pré­sence en per­sonne que l’humanisation nous récla­mait constam­ment pour se per­pé­tuer à tra­vers les géné­ra­tions depuis trois ou quatre mille siècles, peut-être plus ; l’Age col­lec­ti­viste nous ins­talle dans une seconde nature action­née à l’électricité et n’exigeant de nous rien d’autre que l’abandon de cet effort : voi­là le confort. »

Pour en reve­nir au débat Mon­te­bourg-Piolle : ils tweetent un mot en faveur du nucléaire, des EnR ou des deux, et se sentent par­ti­ci­per, un peu, au déve­lop­pe­ment géné­ral du sys­tème tech­no­lo­gique, à la marche de la « tota­li­té orga­ni­sée », dont ils acceptent toutes les pré­misses, qu’on ne leur pro­pose jamais de remettre en ques­tion. Pré­fé­rez-vous que tout conti­nue avec nucléaire + EnR, ou juste avec EnR ? Dans tous les cas tout conti­nue, et vous n’êtes pas encou­ra­gé à remettre cela en ques­tion. En outre, selon toute pro­ba­bi­li­té, ce choix s’ef­fec­tue­ra en fonc­tion de la force des choses, des néces­si­tés du sys­tème socio­tech­nique et pas des pré­fé­rences de quelques com­men­ta­teurs sur Twit­ter. Dans tous les cas, c’est la per­pé­tua­tion du désastre que l’on avalise.

Nico­las Casaux


Voir aus­si, sur le même sujet :

Auto­no­mie et déli­vrance (par Auré­lien Berlan)

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