Le texte suivant est un extrait du nouveau livre de Janice Raymond intitulé Doublethink : A Feminist Challenge To Transgenderism (qu’on pourrait traduire par « Doublepensée : féminisme contre transgenrisme »), récemment paru (octobre 2021) chez Spinifex Press.
Andrea Dworkin : Essentialisme biologique contre politique matérialiste
Depuis la mort de l’autrice féministe Andrea Dworkin en 2005, son opinion sur les transgenres fait l’objet d’une attention considérable. Le partenaire de vie de Dworkin, John Stoltenberg, a présenté Dworkin comme une alliée des transgenres, me désignant comme coupable d’un essentialisme biologique qu’Andrea aurait abhorré.
Avec le soutien de Stoltenberg, également l’exécuteur testamentaire de Dworkin, l’écrivain gay Martin Duberman écrit, dans sa biographie d’Andrea datée de 2020 :
« Pendant un temps […] elle avait été quelque peu amie avec Janice Raymond, dont le livre transphobe de 1979, L’Empire transsexuel […] dénonçait la “médicalisation” du genre qui encourageait l’intervention chirurgicale visant à créer “une femme à l’image de l’homme”. » (Les italiques sont miennes).
Stoltenberg affirme qu’Andrea « déplorait » mon « point de vue » et me « l’avait amplement fait savoir » (Duberman, 2020, p. 161, les italiques sont encore miennes).
Andrea et moi avons eu plusieurs échanges au milieu des années 1970, tandis que j’écrivais L’Empire transsexuel, et je ne me souviens d’aucune « déploration » de ma critique. Dans les Remerciements de mon livre, je mentionne Andrea, qui avait particulièrement commenté le chapitre IV. D’ailleurs, c’est L’Empire transsexuel qui est à l’origine de notre amitié. Dworkin avait lu le manuscrit en cours d’édition et m’avait écrit une note de soutien, publiée sur la couverture de l’édition de poche :
« L’Empire transsexuel de Janice Raymond est un ouvrage stimulant, rigoureux et novateur. Raymond examine minutieusement les liens entre la science, la moralité et le genre. Elle pose des questions difficiles et ses réponses possèdent une qualité intellectuelle et une intégrité éthique si rares, si importantes, que le lecteur ne peut qu’être amené à réfléchir, à entrer dans un dialogue critique avec le livre. »
Une bien étrange « déploration » !
Si je consacre un certain pan de ce chapitre à réfuter l’interprétation de Stoltenberg de l’opinion d’Andrea sur le transgenrisme, c’est parce qu’il est devenu le médiateur des opinions de Dworkin ; opinions auxquelles elle ne s’est pas publiquement ralliée après avoir écrit son premier livre, La Haine des femmes. La présentation par Stoltenberg de Dworkin en tant que soutien des trans contraste fortement avec le reste de ses écrits, dans lesquels Andrea insiste sur l’importance du corps des femmes. Dans une interview de 1989, Dworkin déclare : « Une grande partie de ce qui arrive aux femmes ne nous arrive pas seulement dans notre corps, mais à cause de notre corps […] si vous n’êtes pas à même de connaître la réalité de ce que cela signifie d’exister physiquement en tant que femme dans ce monde, alors vous ne pouvez pas comprendre. » (Jenefsky, 1998, p. 105).
Si Dworkin prononçait ces mots aujourd’hui, les idéologues trans l’accuseraient d’essentialisme biologique. Dans la même interview, Dworkin affirme que l’oppression des femmes se produit « à cause » de nos corps matériels. Et lorsque vous enlevez tout le reste, « ce qui vous reste en tant que femme, c’est votre corps : c’est votre marchandise, votre existence […] la raison pour laquelle vous vous faites violer » (Jenefsky, 1998, p. 105, les italiques sont miennes). Ce sont les parties du corps des femmes, en particulier les seins, qui sont hyper sexualisées et impitoyablement objectivées.
Les hommes qui se déclarent femmes revendiquent une féminité sur la base de fantasmes du corps féminin. Beaucoup passent des années à essayer de se construire le corps féminin dont ils rêvent. Mais ni la chirurgie ni l’autodéclaration ne leur permettent « de connaître la réalité de ce que cela signifie d’exister physiquement en tant que femme dans ce monde » (Jenefsky, 1998, p. 105).
L’idéologie transgenre définit les femmes en essentialisant ce que les hommes pensent qu’elles sont ou devraient être. Ce faisant, elle escamote non seulement nos corps, mais aussi notre oppression. L’oppression des femmes ne saurait être séparée du corps des femmes.
Dworkin reconnaissait non seulement que le corps des femmes est important, mais aussi qu’il est composé de matière féminine, c’est-à-dire que le corps des femmes existe matériellement et affecte de manière significative les conditions de notre vie. La « matière » du corps des femmes est imprégnée de l’histoire de ce que signifie naître dans un corps féminin — un ensemble d’expériences que les hommes ne possèdent pas en raison de leur sexe, et qui comprend l’histoire des menstruations, l’histoire de l’accouchement et de l’avortement, l’histoire de certains cycles corporels et de changements de vie, l’histoire du viol et de l’agression sexuelle et, surtout, l’histoire de la subordination des femmes dans une société dominée par les hommes.
À propos de l’appropriation du sexe des femmes par les trans, Sarah Ditum note : « Pour les femmes, cela signifie que leur sexe est de plus en plus considéré comme un ressenti et non comme une réalité physique — ce qui n’est pas négligeable lorsque votre sexe est celui qui fait les frais de la grossesse, de la discrimination liée à la maternité, du travail domestique non rémunéré, du harcèlement sexuel et du viol. » (Ditum, 2018a).
En 2016, Cristan Williams, le fondateur et rédacteur en chef de The Trans Advocate, a interviewé Stoltenberg. Williams utilise ce magazine pour attaquer les féministes radicales et nos positions sur le transgenrisme. Dans cette interview intitulée “Radical Feminism’s Trans-Affirming Roots” (« Les racines pro-trans du féminisme radical »), Stoltenberg se dit décontenancé par le fait que certaines féministes radicales soutiennent une notion biologiquement essentialiste de la « vraie féminité ». Médiatisant les prétendues opinions de Dworkin sur le transgenrisme, il prétend qu’elle « était pro-trans » (Abeni, 2016).
Stoltenberg a réitéré son accusation d’essentialisme dans un article publié lors du quinzième anniversaire de la mort de Dworkin, affirmant que la position féministe radicale sur le transgenrisme était une trahison du travail de Dworkin, et expliquant au passage aux femmes féministes radicales ce qui ne va pas dans notre analyse :
« Le problème fondamental de l’obsession [sic] du féminisme radical, qui tient à définir biologiquement la catégorie femme, c’est qu’il cautionne involontairement une politique profondément réactionnaire […] il passe complètement à côté de la façon dont la suprématie masculine fonctionne réellement pour construire la catégorie de la “vraie virilité”. » (Stoltenberg, 2020).
Difficile de ne pas avoir l’impression que Stoltenberg rejoint ainsi la foule des mecsplicateurs qui disent aux femmes que nous ne savons pas ce que nous faisons, et nous expliquent ce qui ne va pas dans notre « obsession ». Cela dit, je sais qu’Andrea Dworkin connaissait la différence entre l’essentialisme biologique et l’analyse politique matérialiste, qui intègre ce fait que les femmes possèdent des corps sexués qu’aucun homme ne saurait revêtir à volonté.
Dworkin formulait cette analyse matérialiste dans son livre Coïts :
« Les significations que nous créons ou apprenons n’existent pas seulement dans nos têtes, dans des idées ineffables. Nos significations existent aussi dans notre corps — ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous ressentons physiquement, ce que nous savons physiquement ; aucune psychologie personnelle ne saurait être séparée de ce que le corps a appris sur la vie. » (Dworkin, 1987, p. 139).
Il ne s’agit pas d’une perspective biologique essentialiste du corps sexué des femmes, mais d’une analyse politique matérialiste selon laquelle l’oppression des femmes se fonde sur les corps des femmes, qui sont souvent accaparés par des hommes et des interventions masculines.
Les femmes ont beaucoup appris sur la vie à travers leur corps. L’histoire de notre vie s’est déroulée dans nos corps sexués. Dworkin savait que l’« enseignement » que les femmes acquièrent n’est pas un sentiment, une essence ou une « idée ineffable » que les hommes peuvent revendiquer. Cet apprentissage de ce qu’est la vie d’une femme n’est pas le produit de la biologie, mais n’est pas non plus détaché de notre biologie, de cette condition matérielle au travers de laquelle nos corps contribuent à façonner les circonstances de nos vies.
Nos corps sont les lieux de notre oppression.
Pendant des siècles, les femmes se sont vu refuser l’accès à l’éducation, à l’emploi et à toutes sortes de droits légaux, en raison de divers prétextes essentialistes tels que « les femmes sont irrationnelles », « les femmes sont naturellement animées par le besoin de reproduction », « la maternité est le destin des femmes ».
Les féministes radicales ne comprennent que trop bien le fardeau de l’essentialisme biologique, c’est pourquoi les différentes vagues du féminisme l’ont historiquement combattu. Nous avons toujours soutenu que les femmes sont davantage que leur biologie, qui ne leur impose aucun destin, nous avons toujours lutté contre cette idéologie qui réduit les femmes à leurs seules fonctions corporelles.
Il est décevant que Stoltenberg continue d’accuser d’essentialisme biologique les féministes radicales qui s’opposent au transgenrisme. « Je suis sûr qu’aujourd’hui, Andrea dénoncerait […] l’essentialisme biologique des féministes radicales anti-trans » (Stoltenberg, 2020). Stoltenberg fait ici référence au dernier chapitre de La Haine des femmes, dans lequel Dworkin écrit :
« Chaque transsexuel a le droit de survivre comme il le souhaite. Cela signifie que chaque transsexuel a droit à une opération de changement de sexe, et que la communauté devrait la lui fournir dans le cadre de ses fonctions. Il s’agit d’une mesure urgente pour une situation d’urgence. » (Dworkin, 1974, p. 186).
Sur cette même page, Dworkin note : « Selon toute probabilité, la transsexualité est le produit d’une société défectueuse » (Dworkin, 1974, p. 186), et non une donnée biologique, comme le soutiennent aujourd’hui ses partisans. Si la transsexualité est une « mesure urgente pour une situation d’urgence », elle n’est pas immuable. On peut donc se demander pourquoi les activistes trans et Stoltenberg contribuent à prolonger l’urgence au lieu d’y mettre fin. Ceux qui prétendent qu’Andrea Dworkin était favorable à la transsexualité citent rarement ces lignes dans lesquelles elle décrit la transsexualité comme un phénomène temporaire.
En outre, Dworkin affirme qu’une
« communauté construite sur l’identité androgyne verra disparaître la transsexualité telle que nous la connaissons. Soit le transsexuel parviendra à élargir sa sexualité […] soit, à mesure que les rôles disparaîtront, le phénomène de la transsexualité disparaîtra […]. » (Dworkin, 1974, pp. 186–87).
Ces mots nous autorisent à douter de la manière dont Stoltenberg médiatise ses opinions.
Stoltenberg soutient que « pendant les 31 ans où nous étions ensemble, ses opinions n’ont pas changé ; elle ne les a jamais rétractées » (in Abeni, 2016). Ce n’est pas tout à fait exact ! En réalité, Dworkin a exprimé des doutes sur cette section de La Haine des femmes. En 1989, interviewée par Cindy Jenefsky à propos de ce dernier chapitre, controversé, Andrea a explicitement reconnu qu’elle n’était plus en accord avec ce qu’elle avait écrit : « Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui ne vont vraiment pas dans le dernier chapitre de La Haine des femmes. » (Jenefsky, 1998, p. 139).
Dans le dernier chapitre de La Haine des femmes, Dworkin défendait également l’inceste et la zoophilie. Jenefsky remarque que ce chapitre évoquait un paradigme multisexuel dont Dworkin pensait à l’époque qu’il était constitué de pratiques réprimées qui auraient dû être autorisées dans un « monde androgyne ». Dworkin ayant clairement admis que ce qu’elle soutenait dans le dernier chapitre de La Haine des femmes était erroné, il est donc doublement injuste que Stoltenberg défende en son nom une analyse du transsexualisme qu’Andrea n’aurait pas soutenue aujourd’hui. Curieusement, je ne le vois pas défendre ses anciennes opinions sur l’inceste et la zoophilie.
Dworkin explique que c’est principalement grâce à des réactions à La Haine des femmes et à ses travaux ultérieurs qu’elle est devenue critique de ce dernier chapitre (Jenefsky, 1998, p. 139). En 1977, j’ai écrit une de ces réactions sous la forme d’un article intitulé “Transsexualism : the Ultimate Homage to Sex-Role Power” (« Le transsexualisme ou l’hommage ultime au pouvoir des rôles sexuels »). Je citais Dworkin, remarquant que dans son livre La Haine des femmes, « par ailleurs perspicace », elle affirmait que les opérations de changement de sexe devraient être assurées par la communauté dans le cadre de ses fonctions (Raymond, 1977). Le seul désaccord que Dworkin manifesta fut à l’égard des mots « par ailleurs perspicace ».
À Stoltenberg et tous ceux qui déforment les critiques féministes radicales avec leur sempiternelle accusation d’essentialisme biologique : arrêtez de nous faire passer pour des essentialistes biologiques. Le véritable essentialisme biologique imprègne le mouvement trans, avec ses femmes autoproclamées qui prétendent être des femmes pour la raison qu’elles (ils) possèderaient un « cerveau de femme » et un « pénis de femme ». Lisez donc cette déclaration incisive, à propos de l’accusation insensée d’essentialisme biologique dirigée contre les féministes, écrite par le Mouvement des jeunes femmes radicales du Réseau européen des femmes migrantes :
« La position féministe radicale est délibérément mésinterprétée comme un essentialisme biologique dans le but de “prouver” que le féminisme radical est dépassé et appartient aux “féministes blanches” de la deuxième vague. Ce narratif fait place à une troisième vague féministe supposément plus intersectionnelle, plus progressiste et plus ouverte d’esprit que toutes les vagues précédentes — ce faisant, il promet de corriger les échecs de l’histoire du féminisme. En réalité, si ceux qui prétendent que les féministes radicales sont des essentialistes biologiques s’engageaient à débattre honnêtement, ils constateraient que le féminisme radical a toujours été clairement hostile à l’essentialisme biologique. Nous estimons que l’expression du genre n’est pas liée à la biologie, parce que personne ne se conforme naturellement à la seule masculinité ou à la seule féminité. » (Radical Girlsss, 2020).
Si Andrea était vivante aujourd’hui, je pense qu’elle percevrait et dénoncerait la dangereuse voie qu’emprunte le transgenrisme, qu’elle n’aurait jamais toléré la réification sexuelle, les abus sexuels, les menaces de mort et de viol, la mutilation médicale et le dénigrement des femmes sur lesquels le mouvement transgenre se construit, et que Stoltenberg a décidé d’ignorer.
Janice Raymond
Traduction : Nicolas Casaux