Et si le problème, c’était la civilisation ? (par Nicolas Casaux)

« Le mot civi­li­sa­tion évoque de puis­santes images et d’importantes concep­tions. On nous enseigne, ici, aux États-Unis, et depuis l’école pri­maire, qu’une poi­gnée de peuples anciens — comme les Égyp­tiens et les Grecs — étaient « civi­li­sés » et que la civi­li­sa­tion a atteint son niveau opti­mal de déve­lop­pe­ment chez nous et dans d’autres pays occi­den­taux. La civi­li­sa­tion, nous dit-on, est béné­fique, dési­rable — et réso­lu­ment pré­fé­rable au fait d’être inci­vi­li­sé. L’idée de civi­li­sa­tion implique tou­jours impli­ci­te­ment une com­pa­rai­son : l’existence de peuples civi­li­sés implique des peuples inci­vi­li­sés, qui sont infé­rieurs parce qu’ils ne sont pas civi­li­sés. Les popu­la­tions inci­vi­li­sées, quant à elles, se sont vues expli­quer qu’elles ne pour­raient jamais deve­nir civi­li­sées, ou bien qu’elles devraient ten­ter de le deve­nir aus­si vite que pos­sible ; nombre de celles qui ont essayé ou qui y ont été for­cées — comme les habi­tants de l’atoll de Biki­ni qui ont été expul­sés de leurs îles afin que les USA puissent faire explo­ser des bombes ato­miques dans leur lagon après la Seconde Guerre mon­diale — ont beau­coup souf­fert du fait de l’expansion de la civilisation.

La civi­li­sa­tion est une idée qu’on nous enseigne à l’école. Qui plus est, il s’agit une idée éli­tiste, qui se défi­nit par la créa­tion de hié­rar­chies — entre socié­tés, entre classes, entre cultures, ou entre races. Pour les élites qui ont inven­té l’idée, les civi­li­sa­tions sont tou­jours des socié­tés stra­ti­fiées en classes et fon­dées sur l’État, et les per­sonnes civi­li­sées appar­tiennent tou­jours aux classes dont les pri­vi­lèges sont garan­tis par les ins­ti­tu­tions et les pra­tiques éta­tiques. Les per­sonnes inci­vi­li­sées sont alors celles qui n’appartiennent pas à ces classes ou qui vivent en dehors de la civi­li­sa­tion et du contrôle de l’État. »

 Tho­mas C. Pat­ter­son, Inven­ting Wes­tern Civi­li­za­tion (1997).

« L’his­toire de la civi­li­sa­tion, depuis la des­truc­tion de Car­thage et de Jéru­sa­lem jus­qu’à celle de Dresde, d’Hi­ro­shi­ma et du peuple, du sol et des arbres du Viet­nam, est un témoi­gnage tra­gique de sadisme et de destructivité. »

— Erich Fromm, La pas­sion de détruire (1973).

La toute der­nière édi­tion du célèbre maga­zine amé­ri­cain The New Yor­ker, en date de sep­tembre 2017, com­porte un article inti­tu­lé « The Case Against Civi­li­za­tion »[1] (La cri­tique de la civi­li­sa­tion) ; fait excep­tion­nel pour un média grand public.

Cet article se base sur deux livres récem­ment publiés : Homo Domes­ti­cus, écrit par James C. Scott[2], anthro­po­logue (et anar­chiste reven­di­qué, sou­li­gnons-le) ensei­gnant à l’université de Yale aux États-Unis ; et Affluence Without Abun­dance : The disap­pea­ring world of the Bush­men (La richesse sans l’abondance : le monde en voie de dis­pa­ri­tion des Bush­men, livre non tra­duit) écrit par James Suz­man, un anthro­po­logue britannique.

À tra­vers ces deux ouvrages, le jour­na­liste du New Yor­ker dresse un (trop) bref por­trait de quelques pro­blèmes liés à l’avènement de la civi­li­sa­tion, et dont nous souf­frons tou­jours aujourd’hui (il se concentre prin­ci­pa­le­ment sur les inéga­li­tés sociales et quelques valeurs cultu­relles nuisibles).

J’imagine déjà les réac­tions d’incompréhension de beau­coup. La civi­li­sa­tion ? Poser pro­blème ? Com­ment le « Fait pour un peuple de quit­ter une condi­tion pri­mi­tive (un état de nature) pour pro­gres­ser dans le domaine des mœurs, des connais­sances, des idées » (défi­ni­tion offi­cielle du Centre Natio­nal de Res­sources Tex­tuelles et Lexi­cales ou CNRTL, un organe du CNRS) pour­rait-il être un problème ?

Eh bien, pour com­men­cer, avez-vous remar­qué le racisme et le supré­ma­cisme qui carac­té­risent cette défi­ni­tion de la civi­li­sa­tion ? Ce qui est impli­ci­te­ment (et rela­ti­ve­ment expli­ci­te­ment) insi­nué, c’est que les peuples (que les civi­li­sés qua­li­fient de) « pri­mi­tifs » sont en quelque sorte en retard, ou arrié­rés, « dans le domaine des mœurs, des connais­sances, des idées » par rap­port aux peuples civilisés.

La défi­ni­tion du Larousse ne vaut pas mieux : « État de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, social, poli­tique, cultu­rel auquel sont par­ve­nues cer­taines socié­tés et qui est consi­dé­ré comme un idéal à atteindre par les autres. » N’est-ce pas. Nous savons tous que les Indiens d’Amérique consi­dé­raient la civi­li­sa­tion qui les a mas­sa­crés comme un idéal à atteindre, à l’instar de tous les autres peuples oppri­més, déci­més ou sup­pri­més par son expansion.

Il va sans dire que les rédac­teurs de dic­tion­naires sont des gens « civi­li­sés », ce qui aide à com­prendre pour­quoi ils se défi­nissent en des termes si élo­gieux. Der­rick Jen­sen, mili­tant éco­lo­giste et écri­vain états-unien, le sou­ligne de manière iro­nique : « Pou­vez-vous ima­gi­ner des rédac­teurs de dic­tion­naires se qua­li­fier volon­tai­re­ment de membres d’une socié­té humaine basse, non-déve­lop­pée, ou arriérée ? »

La lit­té­ra­ture du XIXe siècle regorge de titres d’ouvrages expo­sant clai­re­ment l’im­pé­ria­lisme, le racisme et le supré­ma­cisme inhé­rents au concept de civi­li­sa­tion, comme Pro­grès de la civi­li­sa­tion en Afrique de Louis Des­grand, ou encore Plan de colo­ni­sa­tion des pos­ses­sions fran­çaises dans l’Afrique occi­den­tale au moyen de la civi­li­sa­tion des nègres indi­gènes de Laurent Basile Hau­te­feuille. Une affiche du Petit Jour­nal du 19 novembre 1911 expli­quait : « La France va pou­voir por­ter libre­ment au Maroc la civi­li­sa­tion, la richesse et la paix. » Le 28 juillet 1885, Jules Fer­ry, « l’un des pères fon­da­teurs de l’i­den­ti­té répu­bli­caine », pro­non­ça un dis­cours dans lequel il affir­mait : « Il faut dire ouver­te­ment qu’en effet les races supé­rieures ont un droit vis-à-vis des races infé­rieures. […] Il y a pour les races supé­rieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civi­li­ser les races inférieures. »

En images.

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Le terme de civi­li­sa­tion, appa­ru, en France, au XVIIIe siècle dans L’ami des hommes de Mira­beau, fut ini­tia­le­ment uti­li­sé « pour décrire des gens, qui […] obéis­saient à cer­taines orga­ni­sa­tions poli­tiques, dont les arts et lettres fai­saient montre d’un cer­tain degré de sophis­ti­ca­tion, et dont les manières et la morale étaient consi­dé­rées comme supé­rieures à celles des autres membres de leur propre socié­té ou d’autres socié­tés. […] La civi­li­sa­tion, en d’autres termes, se base sur l’État, sur la stra­ti­fi­ca­tion sociale et sur le règne de la loi. » (Tho­mas C. Pat­ter­son, anthro­po­logue de l’université de Ber­ke­ley, aux États-Unis, dans son livre Inven­ting Wes­tern Civi­li­za­tion). C’est-à-dire que la civi­li­sa­tion s’opposait, et s’oppose, par exemple, à la sau­va­ge­rie, et les civi­li­sés aux sau­vages (sau­vage étant éty­mo­lo­gi­que­ment rela­tif au bois, ou à la forêt, tan­dis que civi­li­sa­tion vient du latin civi­tas, qui signi­fie État, cité, centre urbain, ville). L’idée de civi­li­sa­tion était et est éga­le­ment liée au concept de gran­deur : on par­lait et on parle encore sou­vent de « grandes civi­li­sa­tions » (par oppo­si­tion aux petits peuples indi­gènes pri­mi­tifs, sau­vages). C’est-à-dire que la civi­li­sa­tion est une socié­té qui se défi­nit, entre autres, par ses excès — y com­pris, donc par une taille exces­sive.

En plus de cela, la civi­li­sa­tion se défi­nit par un cer­tain nombre de valeurs et de pers­pec­tives cultu­relles (dont, par exemple, en ce qui concerne notre civi­li­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée, une per­cep­tion supré­ma­ciste de la place de l’être humain dans le monde, une manière de conce­voir les autres espèces vivantes comme infé­rieures et comme res­sources : ce que Der­rick Jen­sen appelle le mythe de la supré­ma­tie humaine).

Der­rick Jen­sen défi­nit la « civi­li­sa­tion » comme suit[3] :

« La civi­li­sa­tion est une culture – c’est-à-dire un com­plexe d’histoires, d’institutions, et d’artefacts – qui, à la fois, mène à et émerge de la crois­sance de villes (voir civil, de civis, citoyen, du latin civi­tas, État, cité, centre urbain, ville), en défi­nis­sant les villes – pour les dis­tin­guer des camps, des vil­lages, etc. – comme des regrou­pe­ments de gens vivant de façon plus ou moins per­ma­nente en un lieu pré­cis, d’une den­si­té telle que l’importation quo­ti­dienne de nour­ri­ture et d’autres élé­ments néces­saires à la vie est requise. »

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Les pro­blèmes inhé­rents à la notion de civi­li­sa­tion ont été dénon­cés par des figures his­to­riques très diverses. Freud avait entiè­re­ment rai­son lorsqu’il écri­vait, dans son livre (au titre très évo­ca­teur) Malaise dans la civi­li­sa­tion, que : « La civi­li­sa­tion est quelque chose d’imposé à une majo­ri­té récal­ci­trante par une mino­ri­té ayant com­pris com­ment s’approprier les moyens de puis­sance et de coercition. »

Ou Louis-Auguste Blan­qui, révo­lu­tion­naire socia­liste et figure impor­tante de la Com­mune de Paris, lorsqu’il écri­vait : « Il y a dans le sen­ti­ment de la liber­té per­son­nelle une si âpre saveur de jouis­sance, que pas un homme ne l’eût échan­gée contre le col­lier doré de la civilisation. »

Ou Charles Fou­rier, figure impor­tante de l’histoire du socia­lisme, lors­qu’il écri­vait (en 1808)[4]:

« Comme je n’avais de rap­port avec nul par­ti scien­ti­fique, je réso­lus d’appliquer le doute aux opi­nions des uns et des autres indis­tinc­te­ment, et de sus­pec­ter jusqu’aux dis­po­si­tions qui avaient l’assentiment uni­ver­sel : telle est la civi­li­sa­tion qui est l’idole de tous les par­tis phi­lo­so­phiques, et dans laquelle on croit voir le terme de la per­fec­tion : cepen­dant, quoi de plus impar­fait que cette civi­li­sa­tion qui traîne tous les fléaux à sa suite ? quoi de plus dou­teux que sa néces­si­té et sa per­ma­nence future ? […] Il faut donc appli­quer le doute à la civi­li­sa­tion, dou­ter de sa néces­si­té, de son excel­lence, et de sa per­ma­nence. Ce sont là des pro­blèmes que les phi­lo­sophes n’osent pas se pro­po­ser, parce qu’en sus­pec­tant la civi­li­sa­tion, ils feraient pla­ner le soup­çon de nul­li­té sur leurs théo­ries qui toutes se rat­tachent à la civi­li­sa­tion, et qui tom­be­raient avec elle du moment où l’on trou­ve­rait un meilleur ordre social pour la remplacer. »

En France, tou­jours, le cou­rant des anar­chistes natu­riens, vers la fin du XIXe siècle, dénon­çait éga­le­ment les pro­blèmes liés à la notion de civi­li­sa­tion[5].

Enfin, pour prendre un der­nier exemple plus proche de nous, citons Erich Fromm, célèbre psy­cha­na­lyste alle­mand, dont l’é­pi­logue de son livre La pas­sion de détruire (1973) com­men­çait ainsi :

« J’ai essayé, dans cette étude, de démon­trer que l’homme pré­his­to­rique, vivant en bandes de chas­seurs et de cueilleurs, était carac­té­ri­sé par un mini­mum de des­truc­ti­vi­té et un maxi­mum de coopé­ra­tion et de par­tage ; c’est seule­ment l’ac­crois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té et de la divi­sion du tra­vail, la for­ma­tion d’un large sur­plus et l’é­di­fi­ca­tion d’É­tats pour­vus d’une hié­rar­chie et d’une élite, qui firent appa­raître la des­truc­ti­vi­té et la cruau­té et qu’elles se sont mises à croître, en même temps que se déve­lop­paient la civi­li­sa­tion et le rôle du pouvoir. »

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En résu­mé, donc, la civi­li­sa­tion[6] désigne les socié­tés humaines urbaines, très hié­rar­chiques, orga­ni­sées grâce à une forme d’État, et dont l’alimentation dépend de l’agriculture[7] prin­ci­pa­le­ment céréa­lière (à grande échelle, façon mono­cul­ture, par oppo­si­tion, entre autres, à la petite hor­ti­cul­ture par­fois pra­ti­quée par des popu­la­tions de chasseurs-cueilleurs).

Durant la grande majo­ri­té (entre 95 et 99 %) de leur exis­tence les humains ont vécu en petits groupes de chas­seurs-cueilleurs, d’horticulteurs ou de nomades, sans anéan­tir le pay­sage pla­né­taire, sans le sub­mer­ger de mil­lions de tonnes de plas­tique et de pro­duits chi­miques can­cé­ri­gènes, et sans satu­rer son atmo­sphère de gaz toxiques (et de gaz à effet de serre). Leur his­toire (arro­gam­ment qua­li­fiée de pré­his­toire) n’était ni infec­tée, ni ryth­mée par la guerre[8]. Leur mode de vie ne requé­rait pas ce qui, d’après Lewis Mum­ford (his­to­rien et socio­logue états-unien), carac­té­ri­se­ra par la suite le fonc­tion­ne­ment de toutes les civi­li­sa­tions : « la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir poli­tique, la sépa­ra­tion des classes, la divi­sion du tra­vail (pour la vie), la méca­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, l’expansion du pou­voir mili­taire, l’exploitation éco­no­mique des faibles, l’introduction uni­ver­selle de l’esclavage et du tra­vail impo­sés pour rai­sons indus­trielles et mili­taires. »[9]

Si l’on consi­dère que l’avènement de la civi­li­sa­tion se rap­porte à l’avènement du phé­no­mène urbain, et donc à la crois­sance des pre­mières villes (et donc à l’agriculture), ou cités-états, en Méso­po­ta­mie, on se rend compte qu’en termes éco­lo­giques, elle a tou­jours consti­tué une catas­trophe. Ce qui était autre­fois un « crois­sant fer­tile » a été trans­for­mé (en quelques mil­lé­naires de civi­li­sa­tion) en un désert infertile.

L’expansion de cultures urbaines, éta­tiques, en d’autres termes, de civi­li­sa­tions, qui a balayé la pla­nète au cours des der­niers mil­lé­naires, a fait dis­pa­raître les forêts du Proche-Orient (les cèdres du Liban ne sont plus qu’un loin­tain sou­ve­nir), les forêts de l’Afrique du Nord, les forêts de Grèce, et ain­si de suite.

Ces forêts furent détruites — la nov­langue civi­li­sée par­le­rait plu­tôt de « valo­ri­sa­tion des res­sources natu­relles » — entre autres, pour la construc­tion des flottes égyp­tiennes et phé­ni­ciennes. Ces forêts furent détruites par diverses civi­li­sa­tions qui fai­saient sim­ple­ment ce que font les civi­li­sa­tions : détruire les biomes, épui­ser les aqui­fères, les­si­ver les sols, cou­per les forêts, rem­pla­cer l’équilibre des bio­topes par le dés­équi­libre de leurs exploi­ta­tions, etc.

Ces civi­li­sa­tions (grecque, romaine, égyp­tienne, khmer, etc.) se sont toutes effon­drées. Pour diverses rai­sons. Cepen­dant, elles avaient toutes rava­gé les ter­ri­toires qu’elles contrôlaient.

Leurs effon­dre­ments ont été docu­men­tés et ana­ly­sés dans plu­sieurs ouvrages, par­mi les­quels Effon­dre­ment de Jared Dia­mond, Le viol de la terre : Depuis des siècles, toutes les civi­li­sa­tions sont cou­pables de Clive Pon­ting, et L’ef­fon­dre­ment des socié­tés com­plexes de Joseph Tain­ter. Com­ment tout peut s’ef­fon­drer, écrit par Pablo Ser­vigne et Raphael Ste­vens, docu­mente l’effondrement en cours de la civi­li­sa­tion mon­dia­li­sée qui est la nôtre.

Aujourd’­hui

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Contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait pen­ser, l’effondrement de notre civi­li­sa­tion est une bonne chose. Du moins, c’est ain­si que le per­çoivent ceux qui placent « le monde avant la vie, la vie avant l’homme » et « le res­pect des autres êtres avant l’amour-propre » (Lévi-Strauss). Notre civi­li­sa­tion est actuel­le­ment syno­nyme de sixième extinc­tion de masse des espèces, et d’ethnocide vis-à-vis de la diver­si­té cultu­relle humaine (ain­si que l’ONU le recon­naît : « Les cultures autoch­tones d’aujourd’hui sont mena­cées d’extinction dans de nom­breuses régions du monde »). Cet éco­cide et cet eth­no­cide ne sont pas des acci­dents de par­cours, ils découlent du fonc­tion­ne­ment nor­mal de la civi­li­sa­tion (les autres civi­li­sa­tions ne se com­por­tèrent pas autrement).

Lors­qu’il écri­vait, dans son roman Les car­nets du sous-sol, que « les buveurs de sang les plus raf­fi­nés furent presque tous les hommes les plus civi­li­sés qui soient », et que : « La civi­li­sa­tion a ren­du l’homme sinon plus san­gui­naire, en tout cas plus igno­ble­ment que jadis », Dos­toïevs­ki ne se trom­pait pas.

Cepen­dant, une grande par­tie du mou­ve­ment éco­lo­giste grand public, en plus d’ignorer l’ethnocide en cours, ne consi­dère l’écocide que comme un pro­blème vis-à-vis de la conti­nua­tion de la civi­li­sa­tion. Son prin­ci­pal objec­tif consiste à sau­ver la civi­li­sa­tion. D’où le pro­sé­ly­tisme en faveur des éner­gies faus­se­ment « vertes »[10], d’où la mul­ti­tude d’éco-innovations, d’où l’oxymore du « déve­lop­pe­ment durable »[11]. Autant de nou­velles nui­sances pour le monde natu­rel, qui, de sur­croît, ne sont d’aucune aide dans la lutte contre les inéga­li­tés sociales inhé­rentes à toute civilisation.

L’histoire et l’anthropologie nous enseignent que les seuls groupes humains qui vivent encore aujourd’hui comme ils vivaient déjà il y a des mil­liers d’années, et par­fois des dizaines de mil­liers d’années (ce qui, au pas­sage, est une défi­ni­tion de la sou­te­na­bi­li­té), sont des peuples que la civi­li­sa­tion (qui menace de les éra­di­quer) qua­li­fie­rait de « pri­mi­tifs » ou de « sau­vages ». Claude Lévi-Strauss affir­mait par exemple que les peuples autoch­tones étaient les pre­miers « éco­lo­gistes », parce qu’ils avaient « réus­si à se main­te­nir en équi­libre avec le milieu naturel ».

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Apar­té : Il n’est pas ici sug­gé­ré que les sau­vages (ou tous les peuples inci­vi­li­sés) sont néces­sai­re­ment bons et purs, ni qu’ils incarnent le para­dis sur Terre. La réa­li­té est évi­dem­ment plus com­plexe que cela. Cepen­dant, il serait absurde de reje­ter la cri­tique de la civi­li­sa­tion au motif qu’elle éma­ne­rait sim­ple­ment d’un « mythe du bon sau­vage » : bien peu savent que cette expres­sion du « mythe du bon sau­vage », qui sert prin­ci­pa­le­ment à calom­nier et à dif­fa­mer tous ceux qui ne sont pas civi­li­sés (et donc à glo­ri­fier la civi­li­sa­tion), a été popu­la­ri­sée, entre autres, par des décla­ra­tions infâmes, ouver­te­ment racistes et clai­re­ment men­son­gères de Charles Dickens au sujet des Indiens d’Amérique (il par­lait de « civi­li­ser » ces « sau­vages » qui « ne prennent du plai­sir que lorsqu’ils s’entretuent » afin « qu’ils dis­pa­raissent de la sur­face de la pla­nète »), et par des par­ti­sans du racisme scien­ti­fique comme John Craw­furd et James Hunt. Ter Elling­son, pro­fes­seur d’anthropologie à l’université de Washing­ton, le détaille dans son livre[12] inti­tu­lé The Myth of The Noble Savage (Le mythe du bon sau­vage), dans lequel il affirme que cette notion du « mythe du bon sau­vage » a été conçue pour sou­te­nir l’impérialisme civi­li­sa­teur, en dis­cré­di­tant (et en inti­mi­dant) ceux qui s’y oppo­saient. Selon lui, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une ver­sion sécu­lière de l’Inquisition.

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Par­mi les rai­sons pour les­quelles toutes ces hor­reurs sont tolé­rées, accep­tées, voire sou­te­nues, on retrouve l’idée étran­ge­ment mal défi­nie, mais très répan­due, selon laquelle tout cela en vaut la peine, puisque cela per­met « le pro­grès ». Et puisque « le pro­grès » (que l’on n’arrête pas) peut tout résoudre, il n’y a aucune rai­son de s’inquiéter. À ce pro­pos, il convient de sou­li­gner deux choses.

La pre­mière chose, c’est que le pro­grès, que l’on désigne par là des amé­lio­ra­tions tech­niques ou des amé­lio­ra­tions sociales (les deux se rap­por­tant de toute manière à la vie humaine), est une notion extrê­me­ment dis­cu­table. Il est en effet assez simple d’affirmer et d’exposer en quoi, au contraire, la civi­li­sa­tion et son pro­grès ont ren­du l’être humain plus faible, plus malade, et poten­tiel­le­ment plus mal­heu­reux (plus stres­sé, plus angois­sé). Je vous ren­voie pour cela à un petit article inti­tu­lé « Une brève contre-his­toire du “pro­grès” et de ses effets sur la san­té de l’être humain ».

La deuxième, c’est que l’idée de pro­grès n’est pas une nou­veau­té. Jules Del­vaille, dans son Essai sur l’histoire de l’idée de pro­grès (1977), retrace son exis­tence jusqu’à l’époque de la Grèce antique. Les Grecs croyaient en une idée de pro­grès (qui n’était, certes, pas exac­te­ment la même que celle qui a émer­gé au XVIIe siècle), les Romains aus­si, mais cela n’a mani­fes­te­ment pas empê­ché l’effondrement de leurs civi­li­sa­tions respectives.

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 Tho­mas Pat­ter­son, vers la fin de son livre Inven­ting Wes­tern Civi­li­za­tion :

« Nous ne pou­vons pas conti­nuer à uti­li­ser la notion de civi­li­sa­tion de manière irré­flé­chie. Les asser­tions selon les­quelles la civi­li­sa­tion est dési­rable, béné­fique ou supé­rieure aux socié­tés ne pré­sen­tant pas de telles hié­rar­chies sociales ne servent qu’à per­pé­tuer et à pro­mou­voir les pers­pec­tives de ceux au pou­voir, auto­dé­si­gnés arbitres et juges de la culture et du savoir. De telles asser­tions déforment l’histoire. Elles mini­misent les accom­plis­se­ments des com­mu­nau­tés et des classes subor­don­nées et privent leurs membres d’un rôle dans l’élaboration de leur propre his­toire. Recon­naître l’existence de groupes subor­don­nés, recon­naître leurs contri­bu­tions et les rôles his­to­riques qu’ils ont joués, et com­prendre leurs points de vue sur le monde et la vie inva­lide les pers­pec­tives qui les dénigrent ou qui les privent de pou­voir sur leurs propres existences. »

La cri­tique de la civi­li­sa­tion implique de remettre en ques­tion un large pan de ce que la plu­part des gens com­prennent de l’histoire de l’humanité, de l’idée de pro­grès, de la place de l’être humain sur Terre.

Elle nous rap­pelle ce que nous avons été pen­dant des cen­taines de mil­liers d’années, ce que nous sommes encore — der­rière le condi­tion­ne­ment cultu­rel mas­sif qui nous est impo­sé dès l’enfance.

Elle nous offre une pers­pec­tive de sou­te­na­bi­li­té éco­lo­gique réa­liste, éprou­vée et tes­tée, et encore incar­née, aujourd’hui, par quelques peuples autoch­tones (les rares qui sub­sistent encore) en Ama­zo­nie, en Papoua­sie, en Inde (les Jara­was, par exemple, dont la cause est actuel­le­ment média­ti­sée par deux Fran­çais[13]), et ailleurs.

Nico­las Casaux (membre de Deep Green Resis­tance)

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P.S.#1 : Il y aurait, vous l’imaginez, bien plus de choses à dire. Ce texte n’est qu’une brève intro­duc­tion à la cri­tique de la civi­li­sa­tion, que nous vous invi­tons à pro­lon­ger en lisant d’autres articles pré­sents sur notre site web : www.partage-le.com. Deep Green Resis­tance est une orga­ni­sa­tion éco­lo­giste inter­na­tio­nale créée aux États-Unis, fon­dée, entre autres, sur la cri­tique de la civi­li­sa­tion, et dont la branche fran­çaise est en cours de formation.

#2 : Cer­tains adeptes du sophisme s’empresseront de rap­pe­ler que selon les scé­na­rios offi­ciels de la pré­his­toire, l’ex­tinc­tion d’une cer­taine méga­faune au cours du Pléis­to­cène prouve que les non-civi­li­sés (qui se voient, pour l’oc­ca­sion, tous jetés dans le même sac, sans dis­tinc­tion aucune) ne valent pas mieux que les civi­li­sés. Ce à quoi l’on rétor­que­ra que s’il est vrai que cer­taines socié­tés non civi­li­sées étaient des­truc­trices de leur envi­ron­ne­ment, toutes ne l’é­taient pas, et toutes le ne sont pas (pour celles qui existent encore) — affir­mer que toutes les socié­tés non civi­li­sées sont des­truc­trices parce que cer­taines l’ont été (ou le sont) n’aurait pas vrai­ment de sens. En revanche, l’his­toire nous enseigne que toutes les civi­li­sa­tions ont été des désastres éco­ci­daires et qu’il ne pour­rait en être autre­ment, en rai­son des carac­té­ris­tiques tech­niques et cultu­relles (taille/échelle, pra­tiques, valeurs, etc.) qui défi­nissent la civi­li­sa­tion. La diver­si­té des socié­tés — des cultures — non civi­li­sées, est telle qu’on ne peut se per­mettre de toutes les amal­ga­mer. Pour le dire autre­ment, si les carac­té­ris­tiques qui défi­nissent la civi­li­sa­tion impliquent tou­jours inéga­li­tés sociales et insou­te­na­bi­li­té (des­truc­ti­vi­té) éco­lo­gique, l’on ne peut en dire autant des socié­tés non civilisées.


Notes

  1. https://www.newyorker.com/magazine/2017/09/18/the-case-against-civilization
  2. Vous pou­vez lire ici : https://partage-le.com/2017/10/7962/ un extrait de l’introduction de ce livre, qui sera bien­tôt publié en France. Deux autres excel­lents livres de James C. Scott ont été tra­duits en fran­çais : Petit éloge de l’anarchisme et Zomia ou L’art de ne pas être gou­ver­né. Ils sont à lire !
  3. Voir éga­le­ment les vingt pré­misses de son livre End­game, que nous avons tra­duites et publiées dans un article inti­tu­lé « Quel est le pro­blème avec la civi­li­sa­tion ? » : https://partage-le.com/2015/03/ce-qui-ne-va-pas-avec-la-civilisation-derrick-jensen/
  4. Charles Fou­rier, Théo­rie des quatre mou­ve­ments et des des­ti­nées géné­rales.
  5. Fran­çois Jar­rige, « Gra­velle, Zis­ly » et les anar­chistes natu­riens contre la civi­li­sa­tion indus­trielle, Le Pas­sa­ger clan­des­tin, 2016. 
  6. La « civi­li­sa­tion », cette catas­trophe (par Aric McBay / Tho­mas C. Pat­ter­son) : https://partage-le.com/2015/02/1084/
  7. L’agriculture ou la pire erreur de l’histoire de l’humanité (par Jared Dia­mond & Clive Den­nis) :https://partage-le.com/2016/09/lagriculture-ou-la-pire-erreur-de-lhistoire-de-lhumanite-par-jared-diamond-clive-dennis/
  8. Non, les hommes n’ont pas tou­jours fait la guerre (par Mary­lène Patou-Mathis) : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/PATOU_MATHIS/53204
  9. Lewis Mum­ford, Le mythe de la machine.
  10. L’étrange logique der­rière la quête d’énergies « renou­ve­lables » : https://medium.com/@niko7882/l%C3%A9trange-logique-derri%C3%A8re-la-qu%C3%AAte-d-%C3%A9nergies-renouvelables-3b3beb53d58b
  11. Le « déve­lop­pe­ment durable » est un men­songe (par Der­rick Jen­sen) : https://partage-le.com/2015/12/le-developpement-durable-est-un-mensonge-par-derrick-jensen/
  12. Racists crea­ted the Noble Savage (Des racistes ont inven­té le bon sau­vage) : https://www.theguardian.com/world/2001/apr/15/socialsciences.highereducation
  13. https://www.goodplanet.org/fr/domaine/projection-debat-sommes-lhumanite/
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26 comments
  1. Quand ce sera le présent !

    Main­te­nant que toutes les Civilisations
    pour­ries, tombent en putréfaction,
    voi­ci bien­tôt poindre l’aurore nouvelle
    l’aurore sociale des temps nouveaux,
    où la Nature fait éclore des cerveaux
    rem­plis de Vie Universelle
    déga­gés de tout dogme, évoluant
    chaque jour et pen­sant constamment !
    L’intellect de l’individu arrive à son apogée !
    Superbe résul­tat de l’idée d’Anarchie propagée !

    Hen­ri ZISLY.

    (Quand ce sera le pré­sent ! — La Nou­velle Huma­ni­té, n°11/12, Novembre-Décembre 1896)

    Texte publié dans Natu­riens, végé­ta­riens, végé­ta­liens et cru­di­vé­gé­ta­liens dans le mou­ve­ment anar­chiste fran­çais (1895–1938), Sup­plé­ment au n°9, Série IV, de la revue Inva­riance, paru en Juillet 1993.

  2. Et si le pro­blème n’é­tait pas plu­tôt « notre civi­li­sa­tion » occi­den­tale qui s’est répan­due à tra­vers le monde avec la « modernité » ?
    Une civi­li­sa­tion est avant tout un para­digme, une vision de l’homme, de l’u­ni­vers et de la vie et est géné­ra­le­ment rat­ta­chée à une tradition.N’est ce donc pas plu­tôt notre para­digme qui est à remettre en question ?

    1. « Une civi­li­sa­tion est avant tout un para­digme, une vision de l’homme, de l’univers et de la vie et est géné­ra­le­ment rat­ta­chée à une tra­di­tion », non ça c’est ta défi­ni­tion toute per­son­nelle de la civi­li­sa­tion, ce n’est ni sa défi­ni­tion his­to­rique ni sa signi­fi­ca­tion éty­mo­lo­gique. Cette atti­tude qui consiste à vou­loir défi­nir la civi­li­sa­tion autre­ment que par ce qui la défi­nit en réa­li­té, qui consiste à vou­loir conti­nuer à uti­li­ser ce concept/mot de manière posi­tive, témoigne seule­ment de la réus­site du condi­tion­ne­ment, de la mis­sion civi­li­sa­trice. Les civi­li­sés bien civi­li­sés sont atta­chés au concept de civi­li­sa­tion comme à leur propre vie.

      1. OK, débar­ras­sons-nous du mot civi­li­sa­tion, je vois qu’il pol­lue trop les échanges. La véri­table ques­tion n’est elle pas, comme évo­qué dans le texte, « la place de l’être humain sur Terre » ?
        Ce que je tra­duis par une concep­tion de l’homme, de l’u­ni­vers, de la vie, qui est à revoir, pour refon­der une « manière » de vivre col­lec­ti­ve­ment, une socié­té, y com­pris des villes ? Ou seule la petite échelle, le clan, la tri­bu (sans conno­ta­tion péjo­ra­tive) serait légi­time à vos yeux ?

        1. Il ne s’a­git pas de « légi­ti­mi­té », mais de sou­te­na­bi­li­té, de via­bi­li­té. Le concept de ville, par essence, implique une échelle impor­tante. La civi­li­sa­tion est éty­mo­lo­gi­que­ment liée à la ville. La ville est concep­tuel­le­ment, et par défi­ni­tion, une forme d’ha­bi­tat insou­te­nable. Vous voyez le pro­blème ? Vous allez me dire, mais, ne pour­rait-on pas inven­ter des villes éco­lo­giques ? Et je pense qu’on retombe dans la pen­sée magique. Une ville éco­lo­gique, c’est un vil­lage. Pour des rai­sons tout à faits phy­siques de capa­ci­té de charge, de trans­port, de rési­lience, etc.

  3. L’ef­fon­dre­ment de la civi­li­sa­tion oui.
    Il y a un truc qui me plaît bien.
    Au fond des océans dans la fosse des Mariannes, il y a une vie. Par ‑6000 mètres elle sup­porte la pres­sion et de hautes températures.
    Cet vie subsistera.
    Elle pour­ra, après nous, pré­sen­ter l’é­tin­celle qui ren­dra la vie à la terre.
    La nature repren­dra ses droits. (bien que nous en fai­sons par­tie, nous ne lui sommes pas indispensables ;-))
    S’il reste des humains (pas sur) ce seront for­cé­ment des sauvages.
    Quel pied !.…

  4. « Cet éco­cide et cet eth­no­cide ne sont pas des acci­dents de par­cours, ils découlent du fonc­tion­ne­ment nor­mal de la civi­li­sa­tion (les autres civi­li­sa­tions ne se com­por­tèrent pas autrement). »

    Peut-être pour com­plé­ter : il y aurait une dif­fé­rence entre notre époque et celles que connurent les civi­li­sa­tions pré­cé­dentes. Je suis en train de lire B. Stie­gler, « Dans la dis­rup­tion ». Si j’ai bien com­pris, il dit que nous vivons une « absence d’é­poque » dans laquelle les évo­lu­tions tech­no­lo­giques sont trop rapides pour que la socié­té puisse s’y adap­ter. Les struc­tures sociales sont détruites. Au niveau indi­vi­duel, les capa­ci­tés de réflexion, concep­tion, choix, rêve… sont éga­le­ment détruites par les tech­no­lo­gies qui nous pro­posent trop rapi­de­ment des choses à pen­ser ou à désirer.
    Tout ceci favo­rise la folie et la dés­in­hi­bi­tion (lien avec l’u­bris, mais j’ai pas tout com­pris) lisible autant dans les agis­se­ments ter­ro­ristes que dans les stra­té­gies de des­truc­tions des struc­tures sociales de cer­tains entrepreneurs. 

    Autre­ment dit, la civi­li­sa­tion dans laquelle nous vivons n’au­rait-elle pas en plus comme spé­ci­fi­ci­té de ne même plus per­mettre une vie sociale et intellectuelle ? 

    (PS. Pas sûre d’a­voir bien lu Stie­gler, c’est vrai­ment très compliqué)

  5. Bon­jour,
    Je trouve votre angle de vue tout à fait per­ti­nent, comme sou­vent. Néan­moins, je me fais sys­té­ma­ti­que­ment les même remarques à la fin de la lec­ture de vos articles :
    — la pre­mière rejoint celle de Cyril Dion qui (dans l’é­pi­sode 10 de la web-série Next notam­ment) ne nie pas la per­ti­nence de votre axio­ma­tique sur la civi­li­sa­tion mais dit qu’il sera dif­fi­cile pour le cou­rant DGR de convaincre une masse cri­tique de per­sonnes de la suivre. Je le rejoins sur ce point car je crois qu’a­vant l’ef­fon­dre­ment n’ait lieu, la majo­ri­té d’entre nous (au sein des pays « civi­li­sés ») ne renon­ce­ra pas à son confort (certes asser­vis­sant et nui­sible pour le vivant). C’est pour­quoi le récit que vous por­tez me semble per­ti­nent mais ne pour­rait « prendre », s’an­crer, être audible par le plus grand nombre qu’a­près l’effondrement.

    - la seconde remarque : tant que nous aurons une créa­tion moné­taire fon­dée sur le cré­dit ban­caire, nous serons condam­nés à une crois­sance expo­nen­tielle c’est à dire à une des­truc­tion des res­sources pla­né­taires et des éco­sys­tèmes. Pour faire le lien avec la pre­mière remarque : la majo­ri­té d’entre nous ne renon­ce­ra pas à la mon­naie comme moyen d’é­change de son plein gré.
    Tout éco­lo­giste (quelle que soit son obé­dience) devrait donc s’in­té­res­ser à une alter­na­tive exis­tante : la mon­naie libre qui n’est pas éner­gi­vore et consti­tue un moyen de se sous­traire à une oli­gar­chie poli­tique et finan­cière (c’est à dire à la cen­tra­li­sa­tion, condi­tion de tout pouvoir).

    - Enfin, j’es­père que tout membre de DGR qui se res­pecte vit en dehors des villes pour ne pas par­ti­ci­pé à l’é­co­cide dont vous par­lez et met une par­tie non négli­geable de son éner­gie à vivre dans des mai­sons auto­nomes. Car aujourd’­hui, plus qu’­hier et bien moins que demain, la condi­tion de notre liber­té et du lien que nous serons capables de recréer avec les éco­sys­tèmes dans les­quels nous nous ins­cri­vons, dépen­dra de notre capa­ci­té à être autonomes.

    Mer­ci pour vos articles

    1. Salut, il me semble que tu ne sai­sis pas exac­te­ment l’ob­jec­tif de DGR, à te lire. On ne cherche pas à obte­nir une grande liber­té indi­vi­duelle. On ne pré­tend pas non plus que l’im­por­tant est d’a­voir l’im­pact envi­ron­ne­men­tal le plus faible (Cyril Dion recon­naît lui-même que ça ne sert à rien, sinon, voir ici : https://partage-le.com/2015/03/oubliez-les-douches-courtes-derrick-jensen/). Notre objec­tif est sim­ple­ment d’ai­der à la for­ma­tion d’un mou­ve­ment mili­tant qui fera ce qu’il faut pour pré­ci­pi­ter l’é­crou­le­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle. En outre, ton pre­mier point est absurde, ain­si que j’ai essayé de le faire remar­quer concer­nant Dion. For­mu­ler ton dis­cours de manière à plaire, en bon oppor­tu­niste, ne pas dire la véri­té telle que tu la com­prends sim­ple­ment pour tou­cher plus de monde, cela n’a aucun inté­rêt. Dion ras­semble les foules. Génial. Avec un mes­sage qui est nui­sible, cela nous fait une belle jambe. Le but n’est pas de tou­cher le plus de monde, quitte à dire ce que les gens veulent entendre et non pas la véri­té. Cela n’au­rait aucun sens. Le but est d’é­veiller un maxi­mum de per­sonnes aux réa­li­tés des pro­blé­ma­tiques actuelles. Il ne sert à rien d’a­voir des mil­lions de per­sonnes avec toi si elles ne com­prennent rien de la situa­tion. L’his­toire n’a jamais été bou­le­ver­sée par les masses, mais par les fameuses « mino­ri­tés agis­santes », oui.

  6. Je suis d’ac­cord avec l’a­na­lyse sur la défi­ni­tion et l’é­vo­lu­tion de la civi­li­sa­tion mais il y a un point qui me chif­fonne. Outre que l’au­teur uti­lise inter­net pour dif­fu­ser l’ar­gu­men­taire, ce qui n’in­va­lide pas l’ar­gu­ment mais illustre la contra­dic­tion dans laquelle nous sommes voués à vivre au quo­ti­dien… outre cela, l’a­na­lyse his­to­rique du fait « civi­li­sa­tion­nel » semble incomplet.
    Oui les tri­bus de chas­seurs-cueilleurs ont prou­vé qu’elles étaient plus « stables » et en équi­libre, oui d’an­ciennes civi­li­sa­tions ont déjà détruit l’é­co­sys­tème (comme la Méso­po­ta­mie, etc…) et se sont effon­drées. Mais sur tout cet inter­valle de temps le prin­cipe de civi­li­sa­tion ne s’est pas effon­dré, il s’est dif­fu­sé au contraire. Dans un autre livre qu’ « Effon­dre­ment », Jared Dia­mond livre toute une liste d’ar­gu­ments pour sou­te­nir que l’être humain a adop­té les évo­lu­tion tech­niques (comme l’a­gri­cul­ture) à par­tir du moment où elles étaient effec­ti­ve­ment pra­ti­cables dans son éco-sys­tème. Bref il tend à pen­ser qu’il y a une nature humaine unique qui pousse à l’ « inno­va­tion ». Bien sûr son argu­men­taire n’est pas défi­ni­tif mais il interroge.
    Il montre aus­si que l’é­mer­gence des cités est une consé­quence de la den­si­fi­ca­tion de la démo­gra­phie, donc sor­tir du mode de vie de la ville revient déjà à repen­ser la nata­li­té et le contrôle démo­gra­phique. Pour­quoi pas, si les gens en sont d’accord.
    Mais ce n’est pas encore ce qui me semble le plus dis­cu­table : la vraie ques­tion par rap­port à l’i­dée de l’ef­fon­dre­ment c’est jus­qu’où le dés­équi­libre peut-il se pro­pa­ger. Les trans­hu­ma­nistes répon­dront par exemple que le voyage inter­stel­laire répond aux ques­tions de des­truc­tion de l’é­co­sys­tème. Il y en a que ça fait rigo­ler mais je pense que ça doit plu­tôt faire froid dans le dos. Parce que tech­no­lo­gi­que­ment je ne vois pas dans nos connais­sances actuelles de réelles limites à ce que cette expan­sion se fasse et recule de plu­sieurs mil­lé­naires la ques­tion de l’ « effon­dre­ment ». On est dans un choix moral, idéo­lo­gique, pas dans une impasse tech­nique. Et les idéo­logues uti­li­se­ront la pres­sion démo­gra­phique, la pres­sion cli­ma­tique pour faire valoir qu’ « on n’a pas le choix ».
    Ce que l’his­toire nous enseigne c’est que s’il faut colo­ni­ser et ter­ra­for­mer Mars, l’homme le fera. Et à mon avis il com­men­ce­ra par « ter­ra­for­mer » la Terre ! Non pas qu’il soit mas­si­ve­ment bon ou mau­vais, mais parce que la mino­ri­té (comme c’est expli­qué dans votre texte) arrive géné­ra­le­ment à impo­ser ses choix en construi­sant des désastres écologiques.
    La seule solu­tion serait non seule­ment de démon­ter une idéo­lo­gie qui s’est insé­rée dans chaque recoin de notre quo­ti­dien, mais en plus de convaincre qu’en sor­tir serait pra­ti­que­ment réa­li­sable sans pro­vo­quer une guerre civile pla­né­taire. Faute de quoi la fuite en avant paraî­tra tou­jours une solu­tion pré­fé­rable, même à ceux qui détestent cette civilisation !

    1. A la dif­fé­rence que,
      — s’il nous a été pos­sible de résoudre la crise du néo­li­thique par l’a­dop­tion de l’a­gri­cul­ture et le début de la domes­ti­ca­tion de la nature, ce qui évi­dem­ment a engen­dré un autre type de crise, de bulle, à plus long terme ;
      — s’il a été dans nos cordes de sur­mon­ter la crise de l’é­poque moderne (illus­tra­tion : de la fin du moyen âge à l’an 1900, « il n’y avait plus un arbre dans les Pyré­nées »), par l’u­ti­li­sa­tion des éner­gies fos­siles pour engen­drer l’in­dus­tria­li­sa­tion du monde,
      — il sera impos­sible à l’être humain de ter­ra­for­mer Mars, pour la pre­mière bonne rai­son que, et les textes écrits ou tra­duits par Nico­las Cazaux le mettent en avant, pour la bonne rai­son que l’homme est insé­pa­rable de la nature, la sépa­ra­tion de l’homme d’a­vec la nature est un mythe, et même un mythe primordial. 

      Bien que nous ayons cou­pé le cor­don ombi­li­cal en nais­sant, nous sommes com­plè­te­ment inté­grés, dépen­dants, fai­sant par­tie, de notre envi­ron­ne­ment vital, celui qui est situé entre le niveau de la mer et quelques km d’al­ti­tude, et sur la terre ferme, avec air, eau et ali­ment, gra­vi­té, pres­sion et tem­pé­ra­ture. Indé­pas­sables. Nous ne vivrons jamais au fond des océans, fond qui est pour­tant à seule­ment quelques km de nous.

      Ter­ra­for­mer Mars sert à écrire des livres de science-fic­tion, qui d’ailleurs peuvent être excellents.

      1. Je n’ai pas d’a­vis scien­ti­fique sur la ques­tion. Mais il me semble qu’af­fir­mer que l’homme ne peut pas se « sépa­rer de la nature » n’a rien d’é­vident. Oui, c’est un mythe fon­da­men­tal, le mythe d’A­dam et Eve et du Para­dis Perdu.
        Mais l’homme est fas­ci­né par ses mythes, jus­qu’à les dépas­ser… à l’é­poque grecque, pou­voir faire voler un être humain était un mythe. Aujourd’­hui, avec un équi­pe­ment adé­quat ça se fait. Depuis l’an­ti­qui­té on ima­gi­nait des machines de métal capables de se mou­voir de manière auto­nome. C’é­tait un mythe. Je pour­rais en citer des quantités…
        Chaque mythe réa­li­sé et dépas­sé nous a un peu plus dépos­sé­dés de notre huma­ni­té et a contri­bué à détruire l’en­vi­ron­ne­ment, mais ça n’a pas frei­né l’homme, au contraire !
        Beau­coup d’entre nous passent leur vie dans appar­te­ments et des voi­tures cli­ma­ti­sées, sans vrai­ment voir le soleil caché par un voile de pol­lu­tion, dans un envi­ron­ne­ment où les arbres sont des lam­pa­daires en métal. Les cultures poussent dans des terres dévas­tées par les engrais et les pes­ti­cides, quand il ne s’a­git pas pure­ment et sim­ple­ment de culture hors sol. Les com­plé­ments ali­men­taires fleu­rissent, y com­pris chez les vegans qu’on pour­rait croire proches de la nature.
        L’hu­ma­ni­té « civi­li­sée » est déjà lar­ge­ment sépa­rée de la nature. Je pense que nous sommes en train de « ter­ra­for­mer la Terre », c’est à dire de créer des condi­tions d’exis­tence sur Terre tel­le­ment dégra­dées que nous serons capables de les repro­duire ailleurs. Je ne vois aucune rai­son de pen­ser que l’hu­ma­ni­té ne pour­rait pas à terme colo­ni­ser Mars (non pas que je le sou­haite). Je ne dis pas qu’elle y vivra « en équi­libre », mais ça fait long­temps qu’elle a renon­cé à vivre en équilibre…

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