Dans son Petit manuel de résistance contemporaine paru en 2018, Cyril Dion se demandait si le « projet de nous réenchâsser dans la nature à la manière des peuples premiers » que portent « les partisans de la Deep Green Resistance » était « souhaitable » ou non. En guise de réponse, il commençait par : « je ne saurais le dire ». Puis, après quelques développements, concluait que ce n’était sans doute pas un super projet étant donné qu’il n’avait que « peu de chances de soulever les foules ». L’intéressant, l’amusant, c’est qu’en 2021, désormais que les nouveaux écologistes à la mode dans les grands médias (Morizot, etc.) ont rendu l’idée acceptable en France, Cyril Dion affirme l’importance cruciale de… « se réensauvager, […] se réenchâsser dans le vivant[1] » !
♫ Il y en a qui contestent ♫
♫ Qui revendiquent et qui protestent ♫
♫ Moi je ne fais qu’un seul geste ♫
♫ Je retourne ma veste ♫
♫ Je retourne ma veste[2] ♫
Toujours est-il que ce retournement de veste est appréciable. Le réensauvagement, se réenchâsser dans le vivant, c’est une bonne idée, c’est assez abstrait, mais c’est une belle idée.
Maintenant, quelques remarques concernant les propos que tient Dion dans la vidéo ci-dessus, une interview en date de 2018[3].
1. « On aura toujours une forme d’industrie. »
Qui est ce « on » ? Pourquoi devrait-on toujours avoir une forme d’industrie ? Quelle loi physique nous y oblige ? Aucune. Y a‑t-il toujours eu « une forme d’industrie » ? Non. « On » sera-t-il éternel ? Cette affirmation est-elle autre chose qu’absurde ? Sans doute pas.
2. « Les tenants de l’écologie radicale disent carrément que la civilisation industrielle est une erreur, qu’il faut la démanteler et revenir à être des chasseurs-cueilleurs. »
Caricature. Facile. DGR (il fait notamment référence à DGR en l’occurrence) ne dit pas que nous devrions tous redevenir des chasseurs-cueilleurs. Seulement que nous devrions démanteler la civilisation industrielle, oui, et (re)constituer des sociétés aux modes de vie soutenables et égalitaires. Il n’y a pas un seul mode de vie soutenable pour l’être humain. La chasse-cueillette n’est pas l’unique option. Des petites sociétés agraires soutenables, il y en a eu. Et d’autres, des sociétés plutôt basées sur la pêche, etc. En outre, beaucoup de peuples dits chasseurs-cueilleurs recouraient à d’autres techniques de subsistance, de l’horticulture, un peu d’élevage, etc. Bref, une affirmation moitié vraie, moitié homme de paille.
3. Les questions cruciales selon Cyril Dion : « Est-ce qu’on a besoin de continuer à avoir une industrie ? », « est-ce qu’on veut continuer à produire de l’énergie, de l’électricité ? », « est-ce qu’on veut continuer à se déplacer avec des machines ? », « est-ce qu’on veut continuer à utiliser des outils qui nous permettent de communiquer les uns avec les autres à travers la planète ? »
La première question est correcte. Il est pertinent, important, de se demander si l’on a besoin de l’industrie. Mais il la pose, semble-t-il, par erreur, par inadvertance, il ne voulait pas vraiment dire ça, étant donné ce qu’il venait de dire juste avant (« on aura toujours une forme d’industrie »), d’où les questions suivantes, qui sont, elles, hautement douteuses.
En effet, plutôt que « est-ce qu’on veut continuer à produire de l’électricité ? », « est-ce qu’on veut continuer à se déplacer avec des machines ? », « est-ce qu’on veut continuer à utiliser des outils qui nous permettent de communiquer les uns avec les autres à travers la planète ? », il vaudrait mieux se demander d’une part si la production d’électricité, de machines, d’outils de communication planétaires est compatible avec le respect de la biosphère, des autres espèces vivantes, des communautés biotiques, avec des écosystèmes en bonne santé, avec des modes de vie soutenables, bref, si elle peut être écologique &, d’autre part, si elle est compatible avec la démocratie, avec des modes de vie favorisant la liberté humaine, individuelle et collective. Il vaudrait mieux, en tout cas, si nature et liberté nous importent. Si l’on se fiche des deux, c’est une autre affaire. Il s’agit d’ailleurs d’une question encore plus fondamentale : que désire-t-on ? que désirez-vous ? Qu’est-ce qui vous importe le plus ? La liberté ? (La vraie, l’autonomie, pas celle de choisir quelle chaîne de télévision regarder ce soir parmi des milliers ; pas la liberté d’obéir aux règles d’un système sociotechnique prenant toute notre existence en charge du berceau à la tombe). La prospérité du vivant ? Que cesse la destruction de la nature ? Qu’on puisse encore bénéficier d’internet et Netflix pendant quelques décennies ?
Éluder ces questions cruciales l’amène à soutenir les imbécilités qu’on sait, le développement des industries de production d’énergie dite verte, propre, renouvelable, etc., les technologies dites vertes en général, bref, la continuation du désastre social et écologique, mais sous couvert d’écologie.
(Les implications sociales et politiques de la technologie, les liens entre complexité ou sophistication technologique et autoritarisme, Cyril Dion n’en dit jamais rien, n’a peut-être même jamais examiné le sujet. Tout comme, il ne dit rien des véritables implications écologiques des technologies et industries qu’il encourage.)
4. « Mais qui va dire non ?! »
souffle, dépité, l’interviewer, Clément Montfort (effondrologue vidéaste), l’air de dire : personne, ou presque, ne souhaite (ne pourrait souhaiter) en finir avec la civilisation industrielle. Ce qui est exact. Et constitue une des données essentielles du problème. « Parce qu’avant ça, y’a le tourisme qu’on pourrait réduire ! », s’exclame l’écolo né de la dernière pluie acide, ne comprenant manifestement rien des dynamiques de la civilisation (industrielle), prêtant à un « on » parfaitement indéfini le pouvoir de supprimer ou d’atrophier les plus superflues des industries (comme si, même si un « on » doté d’un tel pouvoir existait, cela permettrait de résoudre le problème de l’insoutenabilité fondamentale de toute la civilisation industrielle, de toutes les industries qui la composent), & semblant penser que le seul problème d’aujourd’hui est écologique (comme si la dépossession, l’exploitation et la domination généralisées des êtres humains qu’imposent l’État le capitalisme, qui sont constitutives de toute la civilisation industrielle, de toutes les industries, de toute l’industrie, n’étaient pas un problème ou n’existaient pas). Mais, bien entendu, ce n’est pas dans les rangs de l’effondrologie que l’on trouve des analyses sérieuses de la situation présente, des problèmes de notre temps.
5. « Moi je pense que, honnêtement, ça [le « récit » que proposerait DGR, en tout cas selon Dion] n’embarquera personne. »
Parce que, voyez-vous, l’écopportuniste choisit ses propos, ses « récits », en fonction de leur aptitude à plaire aux foules. Ça s’appelle démagogie : « politique par laquelle on flatte les masses pour gagner et exploiter leur adhésion. » Pour lui, la question n’est pas : ce que je dis est-il censé ? Vrai ? Intelligent ? Mais : cela va-t-il plaire aux spectateurs de France Télévisions qui vont visionner mon film subventionné par Orange et l’AFD ? D’ailleurs : cela va-t-il plaire à l’AFD, à Orange, à UGC, à France Télévisions ? (Il m’a un jour reproché de vouloir « avoir raison tout seul ». Mieux vaut avoir tort en troupeau.)
Concernant le culte du « nouveau récit » auquel Dion adhère, comme bien d’autres ces temps-ci, voici ce qu’il écrit dans un tweet très récent :
« Ce que Zemmour parvient à faire et qui mobilise toute l’attention, c’est produire un récit. Un récit manipulateur, simplificateur, souvent abject, mais suffisamment simple et bien mis en scène pour toucher des gens. Or, en face, il n’y a pas de grand récit. Ou si peu…[4] »
Ce que les andouilles qui déplorent l’absence de « grand récit » mobilisateur occultent ou oublient, c’est d’une part que « récit » désigne une narration ou une présentation « de faits vrais ou imaginaires », et qu’il est, dès lors, assez étrange de recourir à cette expression. Les Dion suggèrent-ils qu’il est acceptable de raconter n’importe quoi aux gens, du moment que cela les stimule ? Manifestement, oui. D’autre part, si l’on considère, par charité, que les Dion entendent par « récit » d’autres analyses, d’autres idées que celles que les grands médias diffusent habituellement, et des idées vraies, on en conclut pareillement qu’ils sont fièrement stupides.
Des analyses, des perspectives différentes de celles qu’on entend à longueur de journée dans les médias de masse, il en existe un certain nombre. Seulement, les médias de masse ne sont pas des organes de diffusion ouverts à tout vent. En tant qu’entreprises majeures du capitalisme technologique, ils obéissent à un certain fonctionnement, décortiqué par Noam Chomsky et Edward Herman, par exemple, dans La Fabrication du consentement. C’est pourquoi on retrouve souvent des interviews de Cyril Dion dans Libération, Télérama, Les Échos, ou sur TMC, LCP, France 24, France Inter, etc., mais (beaucoup plus) rarement des interviews de José Ardillo, Michel Gomez, Maria Mies, Bertrand Louart, Lierre Keith, Derrick Jensen, Renaud Garcia ou PMO, etc. C’est pourquoi France Télévisions diffuse et finance les documentaires de Cyril Dion, mais pas ceux des copains anti-industriels.
C’est encore pourquoi L’Obs (qui est partenaire du dernier film de Cyril Dion, intitulé Animal) a récemment publié une interview croisée, un « face à face » entre le représentant des écolos, Cyril Dion, et la représentante de l’agro-industrie, Christiane Lambert, de la FNSEA[5]. Voilà le genre de mise en scène que produisent les médias de masse. Voilà comment ils fabriquent l’opinion des gens en leur présentant un nombre limité de camps, de perspectives, triées sur le volet.
En déplorant l’absence de récits, ou, disons mieux, l’absence d’analyses, de perspectives tenant tête à celles de Zemmour et de ses semblables, Cyril Dion occulte bêtement le problème principal, qui n’est pas l’absence de perspectives autres, mais la difficulté pour ces perspectives, qui existent mais sont malvenues dans les grands médias (contrairement à lui, à Zemmour, etc.), d’atteindre les gens.
6. « Ou on a une posture hyper radicale […], on considère que l’être humain est un parasite […]. »
D’abord, les idées de DGR et des autres écologistes radicaux, néoluddites, primitivistes, naturiens, etc., ne sont pas des « postures », mais des analyses, des perspectives, des réalisations auxquelles nous sommes parvenus (quand nous rappelons que les énergies dites vertes, renouvelables ou propres n’ont rien de vert, ce n’est pas une « posture », mais un fait, quand nous soulignons qu’aucune industrie n’est écologique, ce n’est toujours pas une « posture », c’est aussi un fait, etc.). Cela dit, on ne s’étonnera pas que la différence entre « posture » (« attitude adoptée pour donner une certaine image de soi ») et « analyse » ou « perspective » soit floue, voire inexistante à ses yeux, étant donné qu’en bon écopportuniste (éco-démagogue) il choisit ses opinions comme des postures : en fonction de « l’image de soi » qu’elles lui procurent.
(Cyril Dion semble faire partie de ces gens, très nombreux, qui ne réfléchissent pas trop, qui se prononcent en faveur de tout ce qui paraît vert, de tout ce qu’on dit propre, soutenable, durable ou renouvelable, meilleur, en tout cas moins pire, de tout ce dont on dit que cela « va dans le bon sens ». C’est le principe même de l’écopportunisme ou de l’écodémagogie.)
Aussi, la radicalité désigne simplement le fait d’avoir examiné le problème dans son entièreté, désigne simplement, en fin de compte, l’honnêteté et la pertinence, le fait d’avoir réfléchi à la chose sérieusement, en prenant en compte tous ses tenants et aboutissants, plutôt que superficiellement, comme Dion.
Ensuite, aucun de nous ne considère l’être humain comme « un parasite ». La civilisation est un mode de vie parasitaire, oui. Mais la civilisation et l’être humain, ce n’est évidemment pas la même chose.
7. Donc, en fin de compte, on en vient à LA question, selon Dion : « Comment est-ce qu’on crée une civilisation qui peut… éventuellement… se mettre en accord avec la nature, en harmonie avec la nature, le plus possible ? »
Dans son énonciation de cette jolie phrase, on a l’impression qu’il a du mal à dissimuler un certain malaise, l’impression qu’il ne croit pas fort à ce qu’il raconte, au formidable « récit » qu’il nous propose. Et pour cause, ce dernier constitue une absurdité, presque une contradiction dans les termes. Une civilisation (industrielle) soutenable, c’est une obscure clarté.
Dans un article pour Reporterre, Dion déclare qu’un de ses principaux objectifs consiste à « conserver le meilleur de ce que la civilisation nous a permis de développer », qui comprend notamment « la capacité de communiquer avec l’ensemble de la planète[6] », principalement au travers de l’Internet, cette « incroyable innovation permettant de relier l’humanité comme jamais précédemment » — selon lui le « web et les outils numériques pourraient nous aider à réinventer nos sociétés[7] […] ».
C’est ainsi que Cyril Dion défend l’« écologie industrielle » de son amie Isabelle Delannoy, dont le livre L’Économie symbiotique a été publié chez Actes Sud dans la collection qu’il gère. & voici le « grand récit » de Delannoy, tel que Dion le présente (tenez-vous bien, ça décoiffe) :
« L’économie symbiotique d’Isabelle Delannoy imagine une société où nous parviendrions à potentialiser la symbiose entre l’intelligence humaine (capable d’analyser scientifiquement, d’organiser, de conceptualiser), les outils (manuels, thermiques, électriques, numériques…) et les écosystèmes naturels (capables d’accomplir par eux-mêmes nombre de choses extraordinaires). […] Le récit d’Isabelle Delannoy reprend et articule de nombreuses propositions portées par les tenants de l’économie du partage, de la fonctionnalité, circulaire, bleue, de l’écolonomie…[8] »
Un best-of des illusions vertes et des âneries renouvelables, en somme.
Dans son livre, Isabelle Delannoy prend notamment pour exemple « l’écosystème industriel » [sic] de Kalundborg, au Danemark, sur lequel elle s’attarde particulièrement parce qu’il constituerait, selon elle, « un des écosystèmes industriels [re-sic] les plus aboutis ». Or, si elle précise bien qu’on y trouve une « centrale thermique » (elle parle aussi d’une « centrale énergétique »), elle ne précise pas qu’il s’agit d’une centrale au charbon (oups !). Et oublie également de mentionner que le cœur de ce formidable « écosystème industriel », c’est une raffinerie de pétrole (re-oups !). Dans l’ensemble, il s’agit simplement d’une zone industrielle qui optimise un peu son fonctionnement : qui est plus efficiente, et donc plus rentable ! Isabelle Delannoy vante également, comme illustration du nouveau monde éco-industriel qui vient, quelques entreprises ayant gagné en efficience, comme Rank Xerox, « spécialisée dans la fabrication de photocopieuses », ou « Interface, le leader mondial de la moquette en dalles », ou encore l’entreprise Michelin, qui « a diminué de plus de 3 fois sa consommation de matière et a augmenté sa marge » ! Alléluia ! Un concentré d’inepties, de fausses solutions — et même bien pires que fausses, manifestement, visiblement, ostensiblement absurdes.
Mais forcément, puisque les choses que Delannoy présente comme des « logiques économiques et productives » qui participent « à répondre à [la] déstabilisation de l’écosystème global Terre » et à « inverser la tendance » sont avant tout des « modèles rentables ». Le capitalisme n’est pas mentionné une seule fois dans tout son livre, ne constituant apparemment pas un problème à ses yeux. Elle considère d’ailleurs Paul Hawken, entrepreneur états-unien et promoteur du « capitalisme naturel » ou « capitalisme propre », comme un pionnier du domaine dans lequel s’inscrit son travail. Ce même Paul Hawken qui affirme que « le réchauffement climatique est une chance », et dont le livre Drawdown : Comment inverser le réchauffement planétaire a lui aussi été publié aux éditions Actes Sud dans la collection gérée par Dion. Paul Hawken qui soutient toutes les avancées technologiques possibles pour lutter contre le réchauffement climatique : géo-ingénierie (« épandre de la poussière de silicate sur la terre (et les mers) pour capter le dioxyde de carbone », « reproduire la photosynthèse naturelle dans une feuille artificielle » ou mettre en place « une nouvelle industrie durable de captage et de stockage de milliards de tonnes de dioxyde de carbone prélevés directement dans l’atmosphère », etc.), « autoroutes intelligentes », avions alimentés par des biocarburants, camions tout électriques et autres absurdités hypertechnologiques. Et Cyril Dion de conclure ainsi la préface du livre Drawdown de Paul Hawken : « J’espère donc que cet ouvrage constituera une véritable feuille de route dont se saisiront les élus, les chefs d’entreprise et chacun d’entre nous. »
D’un côté Cyril Dion se fait donc très explicitement le promoteur d’un capitalisme industriel vert, notamment en promouvant les bouffonneries d’Isabelle Delannoy et de Paul Hawken. & de l’autre il se revendique anticapitaliste en affirmant, sur le site de la revue Terrestres, que « le capitalisme est incompatible avec une société réellement écologique ».
♫ Je suis pour le communisme ♫
♫ Je suis pour le socialisme ♫
♫ Et pour le capitalisme ♫
♫ Parce que je suis opportuniste ♫
La civilisation éco-industrielle (éco-capitaliste) que les Dion, Hawken, Delannoy, etc., nous font miroiter dans un « grand récit » autorisé dans les médias de masse (et au Sénat, et dans les ministères, et subventionné par France Télévisions, l’AFD, etc.) n’existe pas. C’est une vue de l’esprit — pire, un mensonge. Aucune technologie verte n’est verte (ce qui commence à être su, et pourtant continu d’être tu). Produire et déployer des machines à produire de l’énergie dite verte, propre ou renouvelable à destination d’autres machines (pas encore dites vertes, propres ou renouvelables, mais ça viendra) n’aura jamais rien d’écologique. Technologie (les hautes technologies, les technologies modernes) et industrie sont en outre synonymes d’exploitation sociale, de dépossession, d’asservissement au capitalisme et à l’État[9].
Verdir la civilisation technologique n’est pas une option. La démocratiser non plus : technologie et industrie possèdent leurs exigences, leurs implications sociales et politiques irréductibles. Pour ceux qui tiennent à la nature et à la liberté, une seule possibilité : son démantèlement. Nous débarrasser de nos chaînes technologiques et des écrasantes dominations sociales abstraites, impersonnelles, que constituent l’État et le capitalisme (et l’industrie) ; mettre fin à la destruction du monde ; dissoudre la civilisation industrielle en une multitude de petites sociétés, de sociétés à taille humaine (condition, mais pas garantie, d’une démocratie réelle, c’est-à-dire directe), rudimentaires sur le plan technologique, mais riches et diverses sur le plan social, humain, et les plus autonomes possibles ; à défaut de « grand récit », nous avons cet horizon, improbable en l’état des choses, mais le seul qui nous paraisse censé, désirable. Bien entendu, la probabilité qu’il soit subventionné par l’AFD, France Télévisions et partenaire de L’Obs est à peu près nulle. Qu’importe.
8. Dans une interview récemment publiée sur le site du quotidien rudement anticapitaliste Les Échos, Cyril Dion répand la bonne parole : « N’allez pas faire un métier juste pour gagner de l’argent. Le militantisme c’est une chose, mais là où on a le plus d’impact c’est dans ce qu’on fait tous les jours ! N’acceptez plus d’être les bras et les cerveaux d’un système qui va dans le mur. » Bon, d’accord. Seulement, juste après, il ajoute : « Faites de la place pour créer de nouveaux boulots. On a besoin de tellement de choses pour réparer le monde : de nouveaux ingénieurs, de nouveaux agriculteurs, de nouveaux artisans… Devenez charpentier, couvreur, électricien — même si ce sont des métiers souvent dévalorisés. Vous êtes à une époque où vous pouvez le faire et vous trouverez des gens pour vous donner votre chance comme on m’a donné la mienne[10]. »
Donc, ne faites pas un métier juste pour gagner de l’argent, mais devenez électricien, ingénieur, couvreur, etc. Ou créez de nouveaux « boulots » à intégrer dans le « capitalisme propre » de demain (ce fameux « capitalisme responsable », « plus respectueux et plus efficace », ainsi que le formule Pascal Demurger, le patron de la MAIF, également partenaire du dernier film documentaire de Dion). C’est facile. Tout est réalisable. J’y suis parvenu, alors pourquoi pas vous ?! Quand on veut, on peut. Vive le rêve américain.
Misère.
*
À propos de son dernier livre et film documentaire : Animal
Nicolas Casaux
- C’était sur France 5, il y a quelques semaines, il était invité pour promouvoir son dernier film documentaire. https://twitter.com/GrandeLibrairie/status/1453693864011780103 ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=L_ADZYCUkDA ↑
- À voir en entier ici : https://www.youtube.com/watch?v=Gtw3VfBRzpk ↑
- https://twitter.com/cdion/status/1465776016127926279 ↑
- https://www.nouvelobs.com/ecologie-politique/20211122.OBS51291/cyril-dion-face-a-christiane-lambert-dans-un-elevage-intensif-les-animaux-sont-bien-selon-vous.html ↑
- https://reporterre.net/Pour-changer-la-societe-nous-devons-etre-des-millions-pas-une-poignee-de ↑
- Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine, 2018. ↑
- Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine, 2018. ↑
- https://www.partage-le.com/2021/08/23/les-exigences-des-choses-plutot-que-les-intentions-des-hommes-par-nicolas-casaux/ ↑
- https://start.lesechos.fr/societe/environnement/cyril-dion-nallez-pas-faire-un-metier-juste-pour-gagner-de-largent-1368479 ↑
Salut Nicolas,
J’ai un peu de mal à voir ce que tu reproches à l’appellation « le vivant » ; est-ce que tu pourrais préciser ? Et comment définirais-tu la Nature ?
Questions qui peuvent paraître ballottes (et qui le sont peut être) mais il me semble que le mot Nature, est souvent brandi comme un rappel de la prétendue séparation/extraction des humains de ladite nature.
Je sais pas si j’ai assez clairement formulé :-/
Salut, sur ce point, on peut lire le livre de Virginie Maris, La Part sauvage du monde. Il y a, sinon, cette interview : https://comptoir.org/2018/12/13/virginie-maris-defendre-la-part-sauvage-du-monde/
Pour faire simple, nature est un terme polysémique, qui ne pose pas intrinsèquement problème. C’est une lubie de philosophe professionnel (d’universitaire à la noix) de vouloir incriminer le mot. (Voir, pour plus d’explications, ce qu’en dit Maris).
Aussi, le vivant, ainsi que Morizot le remarque lui-même, pose aussi problème sémantiquement. Les OGM, c’est vivant, le cyborg aussi, plus ou moins. Remplacer « la nature » par « le vivant » ne nous aide à rien du tout. La nature avait ce mérite de renvoyer à ce qui est autre qu’humain, ce qui, indépendamment de nous, existe, peut exister (il n’y a rien de problématique à admettre que des choses existent sans nous, à avoir un terme pour désigner le monde autre qu’humain, il est d’ailleurs amusant de constater les contorsions auxquelles s’adonnent les Descola pour désigner la nature). Le vivant, c’est moins clair.
Morizot : « Et bien sûr, on ne s’allie pas à tous les vivants contre tous les humains diabolisés de manière misanthrope : ce sont certains collectifs humains qui, au nom des interdépendances, s’allient à certains vivants, et ce contre d’autres alliances, parfois elles aussi entre des humains et des vivants (par exemple contre l’alliance entre Bayer-Monsanto et leur soja OGM BT, qui constitue une alliance multispécifique). Comment savoir où faire passer les lignes entre alliés et ennemis ? Par l’intelligence collective, par l’analyse concrète des situations concrètes. »
La belle affaire. Ces gens, les nouveaux « penseurs du vivant » à la mode (Descola, Morizot, etc.), qui traînent dans les hautes sphères, sont bienvenus dans les médias de masse, payés par l’État, en poste dans des institutions prestigieuses, ou qui n’hésitent pas à s’associer à d’importantes entreprises (voir par exemple l’histoire du forum Agir Pour Le Vivant), qui n’ont essentiellement que des platitudes à raconter, quand bien même des platitudes respectables, exactes (il faut changer notre rapport au monde, à la nature, enfin, au vivant, etc., ça fait des décennies que des écologistes disent ça, voir les premiers numéros de La Gueule Ouverte par exemple), ces gens ont tendance à me sortir par les yeux. Je ne crois pas qu’ils soient très utiles. Surtout que Morizot n’a principalement que des bêtises à raconter sur le progrès technologique, l’industrie, le progrès en général.
Merci pour ces précisions et références — je vais aller creuser du côté de Virginie Maris.
J’en profite pour te remercier (et les autres aussi) pour tout le travail critique que tu/vous fais/faites ici. Vous avez ouvert de vastes abimes de réflexion/remise en question (où je me perds un peu parfois), et c’est très précieux.
Ace, Nicolas, je lu avec intérêt votre échange ! merci