Le texte suivant a initialement été publié le 22 octobre 2012, en anglais, à l’adresse suivante. Son autrice, Carol P. Christ, est l’une des mères fondatrices des women’s culture studies et de la théologie féministe. Elle a notamment écrit She Who Changes (« Celle qui change ») et Rebirth of the Goddess (« La renaissance de la déesse »), ainsi que les anthologies Womanspirit Rising et Weaving the Visions.
La première fois que j’ai lu l’allégorie de la caverne de Platon, pendant mes études, on m’a dit que cela avait quelque chose à voir avec l’idée que la « forme » d’une table était plus « réelle » que la table elle-même. Je dois bien avouer que je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait signifier.
Étudiante diplômée, j’ai toujours été confrontée à des idées philosophiques et théologiques ancrées dans le platonisme. Rosemary Radford Ruether avait déjà dénoncé cette vision du monde biaisée, engendrée par le « dualisme classique », qui sépare l’esprit du corps, l’esprit du monde, la rationalité de l’émotion et le masculin du féminin. Son essai révolutionnaire intitulé « Mother Earth and the Megamachine » (la Terre-Mère et la Mégamachine) m’a permis de mettre au clair les difficultés que je rencontrais.
La philosophie occidentale, décrite par Alfred North Whitehead comme une « série de notes de bas de page sur l’œuvre de Platon », avait mal commencé. Dès ses débuts, elle avait tenté de séparer l’esprit du corps et de la nature, en affirmant que « la véritable demeure de l’homme » n’était pas notre vie vécue dans notre corps et sur la planète Terre. Les idées platoniciennes ont donné naissance aux mouvements ascétiques de l’Antiquité tardive et au début du christianisme. Elles sont également à l’origine de la vision scientifique moderne du monde qui prétend que le corps et la nature ne sont que « simple matière » sensible, « sans âme », devant être entièrement contrôlée par l’esprit rationnel des hommes.
Ruether a montré comment les femmes avaient été identifiées à la nature et au corps méprisés, ainsi qu’aux domaines de l’émotion et du sentiment. Elle a incité les féministes et les écoféministes à recouvrer les liens oubliés, brisés, entre l’esprit et le corps, l’esprit et la nature, la raison et l’émotion, l’homme et la femme. Ces idées ont inspiré l’ensemble de mon travail.
C’est seulement en commençant d’écrire She Who Changes (« Celle qui change ») que j’ai réalisé que la vision platonicienne du monde peut être considérée, à juste titre, comme enracinée dans le matricide (le meurtre de la mère) et le théacide (le meurtre de la déesse). Sans exagération aucune.
Dans sa fameuse allégorie, Platon décrit les êtres humains comme des prisonniers enchaînés aux murs d’une caverne de sorte qu’ils ne peuvent pas voir la lumière, mais seulement des ombres vacillantes projetées sur les murs. Socrate interprète lui-même cette allégorie pour son élève. Elle nous enseigne, nous dit-il, que la lumière de la raison est enchaînée par la « prison du sens de la vue. » Ce qui signifie, prétend-on, que le monde que nous voyons — le monde physique et sensible que nous percevons à travers notre corps et nos sens — n’est pas le monde réel. Le monde « réel » serait un « monde intellectuel », un monde d’idées, aucunement affecté par le corps ou la nature. Et c’est vers ce monde que Socrate demande à son élève de se tourner.
Comme Socrate, de nombreux enseignants demandent à leurs élèves de remettre en question leurs idées conventionnelles sur le sens de la vie [Ndt : devenues entre temps « idées préconçues » ou « préjugés ». La perception sensible, les impressions sensibles sont culpabilisées et ridiculisées, reléguées aux propres de la cognition féminine]. En tant qu’enseignante féministe, je demande à mes élèves de remettre en question le caractère prétendument inévitable du patriarcat. Ce faisant, ne suis-je pas sur les traces de Socrate ? Pourquoi, alors, affirmer que l’allégorie de la caverne est matricide et théacide ?
Durant le « Pèlerinage des Déesses » que j’ai réalisé en Crète et dont je suis revenue il y a quelques jours, nous sommes descendues dans les grottes où les anciens Crétois vivaient, enterraient leurs morts et versaient des libations à la Source de Vie. Nous avons compris que les anciens Crétois honoraient les mères comme la source de la vie humaine et la Mère Terre, le Ciel et la Mer comme la source de toute vie. Pour eux, les grottes étaient le ventre de la Mère Montagne, lieu d’émergence, de retour et de transformation.
Lorsqu’elles vivaient dans des grottes, les gens s’asseyaient autour du feu et racontaient les histoires de leurs ancêtres. [Ndt : les herstoires, très probablement, avant les invasions des guerriers nomadiques patriarcaux] Elles imaginaient certainement les formes des divinités, des humaines et des animaux acteurs et actrices de leurs histoires dans les lumières et les ombres projetées sur les stalagmites, les stalactites et les parois de la grotte. Cette tradition remonte probablement aux origines de la vie humaine ; elle est clairement documentée au Paléolithique supérieur (50 000–10 000 avant notre ère). Comme le montre cette peinture d’une jument en gestation, les rituels du Paléolithique supérieur n’étaient pas seulement dédiés à la « magie de la chasse », mais exprimaient aussi le désir de communiquer avec la Source de toute vie, humaine et animale.
À la lumière de tout ceci, il apparait que Platon n’a pas choisi la grotte par « hasard » comme métaphore de sa « prison » des sens. Pareil au récit de la Genèse dans la Bible, il s’agissait d’un « récit orienté ». Le point de vue que Platon remettait en question était celui qui considère le monde réel comme notre véritable demeure, qui nous encourage à profiter de la vie dans notre corps, et à honorer les mères et la Mère qui nous donnent la vie. Sa perspective refusait au monde réel le statut de notre habitat véritable, de notre seule demeure, et nous exhortait à nous élever au-dessus du corps, à transcender le monde sensible et à honorer les maîtres masculins et la lumière de la raison transcendante.
Étant donné que le langage de la déesse, qui associait les grottes au ventre de la Terre Mère, [NdT : dans la spiritualité prépatriarcale de la régénération cyclique de la vie et de la mort : l’utérus et la tombe, the womb and the tomb] était encore connu à son époque, Platon n’eut pas besoin d’« expliciter » son insinuation initiale, les implications de son assimilation de la grotte à la prison des sens, pas plus que les auteurs de la Genèse 2–3 n’eurent à « clarifier » auprès de leurs lecteurs que les arbres, les serpents et les femmes étaient considérés comme sacrés dans les religions qu’ils essayaient d’éradiquer.
Pour imposer le nouveau système idéologique patriarcal, Platon dut détrôner les mères qui donnaient naissance à l’humanité et qui créaient la vie incarnée, ainsi que la Mère de toute vie et de toute chose, du sein de laquelle émergeait tout le vivant. Platon voulait nous enseigner qu’au lieu d’éprouver de la gratitude envers les mères, pour leurs dons de la naissance et de la vie, nous devrions apprendre à nous en méfier et à mépriser les corps sensibles et la nature. Qu’il nous fallait cesser d’honorer les mères et la Grande Mère qui nous mettaient au monde, et qu’il nous fallait plutôt honorer les maîtres qui nous offrent un moyen de s’en échapper.
[Ndt : il s’agit de toute la philosophie occidentale idéaliste d’origine platonicienne, y compris le Christianisme qui y prend sa source philosophique : haine du corps, de la femme, et de la nature, masochisme ascétique et biophobique, misogynie, etc., aspiration à une vie de l’âme dans un univers transcendant métaphysique, le monde des idées, le paradis chrétien, l’aspiration à l’immortalité du super ego masculin délivré du cycle de la régénération, de la naissance et de la mort via l’âme immortelle des hommes,etc. Nous retrouvons aujourd’hui ses ramifications dans l’idéologie genriste des « esprits dans les mauvais corps », qui témoigne d’une haine du corps allant jusqu’aux mutilations médicalement assistées.].Le matricide et le théacide sont à l’origine même de notre tradition culturelle.
Réapprenons à aimer la source de la vie et le cycle de la naissance, de la mort et de la régénération ! Et surtout, chérissons notre vie sur la planète Terre.
Carol P. Christ
Traduction : Audrey A.