Ceux que l’on qualifie de « pères fondateurs » des « démocraties » modernes aux États-Unis et en France, mais aussi au Canada et ailleurs, n’ont jamais prétendu fonder une démocratie. Bien au contraire, ils étaient ouvertement et farouchement antidémocrates, car ils ne voulaient pas que le peuple puisse se gouverner directement. Ils étaient en faveur d’une « république », terme par lequel ils désignaient un régime dans lequel le pouvoir législatif se trouve entre les mains des parlementaires auxquels le pouvoir exécutif — le gouvernement — doit rendre des comptes et, très souvent, demander d’approuver le budget et le choix des ministres. Leur modèle n’était pas Athènes, mais bien Rome, avec son sénat, ses élections et l’absence d’assemblées populaires. À Rome, déjà, Quintus Cicéron expliquait aux candidats, dans son Petit manuel de campagne électorale, que l’électorat préfère « un mensonge de ta part plutôt qu’un refus » et que « ce qui est indispensable, c’est de connaître le nom des électeurs, de savoir les flatter, d’être assidu auprès d’eux, de se montrer généreux, de soigner sa réputation et de susciter, pour la manière dont on conduira les affaires de l’État, de vifs espoirs ». Le parlementarisme s’inscrit donc dans une vieille tradition de l’Antiquité, mais qui n’a rien à voir avec Athènes et sa démocratie (directe). La caste parlementaire ne commencera à se prétendre « démocrate » et à utiliser le mot « démocratie » pour parler de l’État que deux générations après la fondation des États-Unis d’Amérique ou de la première Révolution française, et aussi tardivement que vers 1917 au Canada. Cette nouvelle terminologie ne s’est accompagnée d’aucun changement institutionnel venant renforcer la capacité du peuple de participer directement à la politique. Il s’agissait avant tout d’une stratégie de marketing politique en période électorale : se dire démocrate permettait de séduire les foules et de se présenter comme un vrai défenseur des intérêts du peuple.
[…]L’expression « démocratie représentative » est donc un oxymore, une contradiction logique et politique, une imposture. La démocratie ne peut être que directe, car le peuple ne (se) gouverne plus dès qu’on se trouve en présence d’un ou plusieurs chefs, élus ou non. Trop souvent, cette vérité politique est dissimulée par le mythe de la « représentation de la souveraineté populaire », qui plonge ses racines dans la superstition mystique et religieuse et la propagande monarchiste. Le philosophe monarchiste Thomas Hobbes, par exemple, reconnaissait au XVIIe siècle que la thèse de la représentation politique relève d’une logique religieuse : comme on croit que Dieu parle à travers la voix de ses prophètes ou de ses prêtres, on peut penser que le monarque (héréditaire ou élu) pense, veut, parle et agit au nom de son peuple. Comme un esprit s’incarne dans un totem ou comme un temple devient la maison de Dieu, la « nation souveraine » s’incarnerait dans un objet (drapeau) ou dans un lieu (parlement) et s’exprimerait à travers un individu (parlementaire, premier ministre ou président), même si cette communauté politique compte des millions d’individus aux intérêts et aux espoirs pluriels, voire contradictoires.
Au cours de la période troublée par la Révolution française et les manœuvres des contre-révolutionnaires, certains des premiers parlementaires républicains ont souligné publiquement le caractère purement illusoire de la représentation politique. C’est le cas d’un républicain célèbre, Maximilien Robespierre, pour qui « c’est seulement par fiction que la loi est l’expression de la volonté générale » (je souligne) dans la nouvelle République française. Quelques années plus tard, le député Benjamin Constant admettait lui aussi que « l’exercice de la souveraineté » du peuple « par la représentation » n’est que « fictive » et le citoyen n’est « souverain qu’en apparence » (je souligne). Pierre-Paul Royer-Collard, un autre parlementaire de la même époque, évoquait la « doctrine magique de la représentation », soulignant que « la représentation n’est qu’un préjugé politique qui ne soutient pas l’examen, quoique très répandu et très accrédité. […] [C]ette théorie [est] mensongère » (je souligne).
C’est donc fort à propos que l’historien Edmund S. Morgan, spécialiste du mythe du peuple souverain, constatait que « [l]e succès du gouvernement nécessite l’acceptation de fictions », c’est-à-dire de « [f]aire croire que le roi est divin, faire croire qu’il ne peut pas faire le mal, faire croire que la voix du peuple est la voix de Dieu. Faire croire que les gens ont une voix ou faire croire que les représentants du peuple sont le peuple ». Cette représentation de la souveraineté populaire, en réalité fictive, illusoire et trompeuse, doit pouvoir s’appuyer sur un rituel susceptible de nourrir la conviction mystique selon laquelle le peuple s’exprime réellement par la bouche du premier ministre ou de celle des parlementaires. Ce rituel magique, c’est le dépôt solennel du bulletin de vote dans l’urne, lieu sacré où les aspirations de millions d’individus entrent en fusion pour former la prétendue expression de la souveraineté populaire, qu’incarneront ensuite pendant quatre ou cinq ans quelques politiciens ou politiciennes. D’un point de vue anthropologique, on peut parler de fétichisme ou de totémisme. Le rituel électoral permet à quelques individus de prétendre représenter le peuple ou de penser, vouloir, parler et agir en son nom, comme un fétiche ou un totem incarnerait la volonté de dieux et de déesses, d’esprits de la nature ou d’ancêtres.
Il s’agit d’un processus mystique de consécration qui permet d’affirmer que « l’Australie » ou « le Canada » souhaite ceci ou cela, déclare ceci ou cela, exige cela ou ceci, comme si le premier ministre pouvait parler au nom de l’ensemble du pays (alors qu’à peine 20 % ou 30 % de la population lui ont accordé leur suffrage). Aujourd’hui, des analystes et des journalistes n’hésitent pas à affirmer que « le peuple a choisi la stabilité » lorsque le parti au pouvoir est reconduit, que « le peuple a choisi l’équilibre » si les résultats sont très serrés, ou que « le peuple a choisi l’alternance » quand un nouveau parti remporte l’élection. Dans la foulée des élections européennes tenues en mai 2019, un chroniqueur a expliqué au sujet de la France que « le peuple » a choisi d’élire « quelqu’un qui sort complètement du cadre et qui a l’élite en horreur », ce qui expliquerait la victoire du Rassemblement national (ex-Front national), un parti nationaliste conservateur et réactionnaire. Passons sur le fait que ce parti existe depuis plus de trente ans sous un nom ou un autre, et que ses dirigeants sont issus des élites du pays, pour souligner plutôt un autre aspect absurde : comment peut-on affirmer que « le peuple a choisi » (je souligne) un parti qui a remporté les élections avec seulement 23,3 % des suffrages, devançant de moins d’un point de pourcentage le parti du président Emmanuel Macron (22,4 %). Les quatre partis suivants ont récolté ensemble plus de 35 % des suffrages. Avec un taux d’abstention de près de 50 %, c’est en réalité 88 % du « peuple » adulte qui n’ont pas voté pour le Rassemblement national (RN), et donc seulement 12 % du « peuple » qui lui ont accordé leurs voix. Le parti a pourtant été désigné grand gagnant du scrutin. Ce discours d’illusionniste donne l’impression que l’élection exprime le choix d’une entité collective unifiée et homogène — la nation, le peuple, l’électorat — qui décide consciemment et rationnellement de la répartition des suffrages et de la distribution des sièges au parlement, alors qu’il s’agit en réalité du produit des aspirations variées et parfois conflictuelles d’une multitude d’individus qui prêtent leur voix à un parti, pendant que leurs voisins préfèrent rester à la maison ou aller à la pêche. Le mythe de la « représentation » du peuple ou de la nation est profondément antidémocratique, car il sert à valider le pouvoir qu’exercent les parlementaires sur leurs concitoyens, prétendument en leur nom et pour leur bien.
C’est ainsi que John Adams, premier vice-président de la république des États-Unis avant d’en être le deuxième président, affirmait que « le peuple » ne sait « ni agir, ni juger, ni penser, ni vouloir » par et pour lui-même, mais aussi que « l’assemblée représentative […] devrait être un portrait miniature parfait du peuple dans son ensemble, et devrait penser, sentir, raisonner et agir comme lui ». Heureusement, l’idéal de la démocratie (directe) a aussi été défendu au cours de l’histoire, notamment par l’Écossais John Oswald, qui a servi dans l’armée britannique en Inde avant de rejoindre le camp de la révolution en France, où il a participé à la prise de la Bastille. Bien qu’il soit mort sur le champ de bataille pour défendre la révolution, Oswald n’en trouvait pas moins ridicule le principe de représentation politique. Dans un court texte intitulé « Le gouvernement du peuple », il précise sa pensée : « J’avoue que je n’ai jamais pu réfléchir sur ce système de représentation sans m’étonner de la crédulité, je dirais presque la stupidité avec laquelle l’esprit humain avale les absurdités les plus palpables. Si un homme proposait sérieusement que la nation pissât par procuration, on le traiterait de fou ; et cependant penser par procuration est une proposition que l’on entend, non seulement sans s’étonner, mais qu’on reçoit avec enthousiasme. »
Selon Oswald, la prétention des élites républicaines à « représenter » la souveraineté de la nation ou la volonté du peuple n’a rien à envier, en matière de manipulation des esprits, à celle des chefs qui prétendaient tirer leur pouvoir ou leur légitimité de la Lune ou du Soleil. Or, « de toutes les impostures de ce genre, la plus plausible, et en même temps celle qui réussit le mieux, c’est le prétexte de représenter le peuple ». Pour Oswald, il s’agit d’une véritable supercherie, car le peuple n’a plus que le « droit de voter pour se donner des maîtres », sous le prétexte qu’il faudrait « épargner au peuple le soin de se gouverner lui-même ».
[…]Le philosophe Jean-Jacques Rousseau savait que « [l]’idée des représentants est moderne ; elle nous vient du gouvernement féodal ». D’autres philosophes aussi célèbres que Platon et Aristote, dans l’Antiquité grecque, ou encore Spinoza et Montesquieu, aux XVIIe et XVIIIe siècles, considéraient l’élection comme un moyen aristocratique de choisir des chefs. Selon Rousseau, il existe au moins trois formes d’aristocratie : l’aristocratie naturelle issue des talents individuels, l’aristocratie héréditaire des familles nobles et l’aristocratie élective. En référence à l’élection des parlementaires anglais, le philosophe déclarait : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » Cette réflexion du philosophe était connue dans les débuts de la République française par des députés comme Pierre-Louis Roederer, qui, sous le règne de Napoléon Bonaparte, a lancé cette question à l’Assemblée nationale :
« Qu’est-ce qu’une aristocratie élective ? Il faut le dire, au risque de causer un profond chagrin aux modernes politiques qui croient avoir inventé le gouvernement représentatif, l’aristocratie élective, dont Rousseau a parlé il y a cinquante ans, est ce que nous appelons aujourd’hui démocratie représentative […] Et que signifie maintenant le mot élective, joint au mot aristocratie ? Il signifie que ce petit nombre de sages, qui sont appelés à gouverner, ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance de leurs concitoyens ; en un mot, d’une élection […]. Aristocratie élective, démocratie représentative sont donc une seule et même chose. »
— Francis Dupuis-Déri, Nous n’irons plus aux urnes (Lux, 2019).
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Rousseau remarquait par ailleurs qu’un « gouvernement purement démocratique convient à une petite ville plutôt qu’à une nation. On ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cité et quand l’autorité suprême est confiée à des députés le gouvernement change et devient aristocratique. » Dans Le Contrat social, il notait pareillement que la première condition permettant l’établissement d’un gouvernement démocratique était « un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ».
Dans son livre Le Mythe de la machine (1964), Lewis Mumford constatait la même chose :
« La démocratie, au sens où j’emploie ici le terme, est nécessairement plus active au sein de communautés et de groupes réduits, dont les membres se rencontrent face-à-face, interagissent librement en tant qu’égaux, et sont connus les uns des autres en tant que personnes : à tous égards, il s’agit du contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse. Mais aussitôt que de grands nombres sont impliqués, la démocratie doit ou succomber au contrôle extérieur et à la direction centralisée, ou s’embarquer dans la tâche difficile de déléguer l’autorité à une organisation coopérative. »
Bien d’autres penseurs, à travers l’histoire, ont souligné combien la question de la taille, de la grandeur d’une société, était déterminante sur le plan politique (cette idée se retrouve dans des écrits majeurs au moins depuis Aristote et ses Politiques). Il devrait s’agir d’une évidence (qu’il n’en soit pas ainsi témoigne simplement de la confusion massive dans laquelle nous plonge notre endoctrinement civilisé). L’exemple de la démocratie athénienne l’illustre bien. Bien que son caractère démocratique puisse être largement discuté en raison de l’exclusion des femmes et de la présence d’esclaves, si l’on parle de démocratie, c’est parce que les citoyens se rassemblaient dans l’agora pour élaborer directement les règles qu’ils se donnaient. Ainsi que — parmi tant d’autres — l’abbé Sieyès le fit remarquer (en 1798, à l’Assemblée constituante), gouvernement représentatif et démocratie sont deux choses différentes (voire opposées), et « la France n’est point, ne peut pas être une démocratie », puisqu’il « est évident que 5 à 6 millions de citoyens actifs, répartis sur vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s’assembler, il est certain qu’ils ne peuvent aspirer qu’à une législature par représentation. Donc les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. […] S’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. »
Les « pères fondateurs » des États-Unis notaient eux aussi que la démocratie, c’était un type d’organisation sociale qui convenait uniquement pour des très petites sociétés humaines. Comme le rapporte Francis Dupuis-Déri dans un autre excellent livre intitulé Démocratie : Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France (Lux, 2012), pour James Madison, « dans une démocratie les gens s’assemblent et exercent le pouvoir en personne ; dans une république, ils s’assemblent et gouvernent par le biais de leurs représentants. Une démocratie, conséquemment, ne peut être établie que dans un petit endroit. Une république peut englober une vaste région. » Un autre « père fondateur », Thomas Jefferson, affirmait lui aussi que la « démocratie » est « la seule pure république, mais qu’elle est impraticable hors des limites d’un village ». Un certain Brutus remarque, dans un article en date du 18 octobre 1787 dans le New York Journal :
« Dans une démocratie pure, le peuple est le souverain, et il exprime lui-même sa volonté ; pour cela, le peuple doit se réunir pour délibérer et décider. Cette forme de gouvernement ne peut donc pas exister dans un pays d’une vaste dimension ; il doit être limité à une seule cité, ou à tout le moins maintenu dans des limites telles qu’il est possible pour le peuple de se rassembler facilement, de débattre, de comprendre le sujet qui lui est soumis, et d’exprimer son opinion. »
Francis Dupuis-Déri ajoute qu’en 1801, « paraît à Philadelphie un texte qui explique que la Constitution des États-Unis est fondée sur deux principes, la “fédération des États” et la “démocratie représentative” : “On a conclu avec justesse que la démocratie pure, ou l’autocratie directe du peuple, n’est pas adaptée à un grand État […]. Mais la démocratie représentative peut être adoptée par un État quelle que soit sa taille, et dans toutes les circonstances où les hommes sont guidés par la raison.” »
La tromperie, l’abus, consistait à parler de « démocratie représentative » au lieu d’aristocratie élective, ainsi que souligné plus haut.
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Si nous nous soucions de l’égalité et de la liberté, si nous voulons faire société de manière démocratique, nous devons sortir de la société de masse, sortir de la civilisation industrielle et constituer des petites sociétés, à taille humaine. & comme la nature est bien faite, il s’agit aussi d’une condition pour mettre un terme à la destruction de la nature. L’industrialisme, le mode de vie industriel, qui est la principale cause du ravage de la planète, du réchauffement climatique, etc., n’est possible que parce que nous vivons dans des sociétés de masse largement anti-démocratiques. Autrement dit, l’industrialisme a pour condition l’absence de démocratie.
Nicolas Casaux