Les vrais hommes sont des bonobos (par Riane Eisler et Douglas P. Fry)

I.

Récem­ment, un inter­lo­cu­teur mas­cu­lin a encore ten­té de pré­sen­ter la domi­na­tion mas­cu­line et la vio­lence inhé­rente au patriar­cat comme une fata­li­té évo­lu­tion­naire, jus­ti­fiable par notre proxi­mi­té avec les chim­pan­zés, « nos plus proches cou­sins ». Les chim­pan­zés sont orga­ni­sés en socié­tés ago­nis­tiques autour de la com­pé­ti­tion et de la domi­na­tion, avec des hié­rar­chies à la tête des­quelles se trouve un mâle. D’après les pri­ma­to­logues Sato­shi Hira­ta et Josep Call, les chim­pan­zés n’ont pas déve­lop­pé, contrai­re­ment au bono­bo, des « yeux col­la­bo­ra­tifs » ni un « regard col­la­bo­ra­tif » avec une cog­ni­tion idoine. Les chim­pan­zés relu­que­ront la bouche et le cul des autres chim­pan­zés, ou des humains, en paran­gons des 4B (bouf­fer, bai­ser, se battre et se bar­rer), cher­chant à savoir si vous avez trou­vé quelque chose de bon de manière à se l’accaparer, ou si vous êtes bon(ne) vous-même pour la trans­mis­sion de leur gène.

Les bono­bos, eux, main­tiennent le contact ocu­laire et cherchent à voir ce que l’autre voit, non pas en vue des 4B, mais dans une pers­pec­tive d’empathie et de par­tage. Le bono­bo prête atten­tion à l’autre, mani­feste une cog­ni­tion et une struc­ture neu­ro­lo­gique pour l’empathie et la coopé­ra­tion. L’insistance de cer­tains hommes et tenants de l’évo-psy (psy­cho­lo­gie évo­lu­tion­naire) à nous com­pa­rer aux chim­pan­zés en dit bien plus long sur leur psy­cho­lo­gie — blo­quée dans les années 60, avant la grande confé­rence d’anthropologie évo­lu­tion­naire qui démon­ta le mythe de « Man the Hun­ter » (L’homme, ce chas­seur) — que sur la nature humaine en général.

Afin d’en savoir un peu plus sur les bono­bos, nous vous pro­po­sons un mor­ceau tra­duit du cha­pitre 3, inti­tu­lé « Love, the Brain, and Beco­ming Human » (L’amour, le cer­veau et le deve­nir humain) du livre Nur­tu­ring Our Huma­ni­ty : How Domi­na­tion and Part­ner­ship Shape Our Brains, Lives, and Future (« Nour­rir notre huma­ni­té : com­ment la domi­na­tion et la coopé­ra­tion forment nos cer­veaux, nos vies et notre futur ») écrit par les anthro­po­logues évo­lu­tion­naires Riane Eis­ler et Dou­glas P. Fry.

II. Le sexe, les soins et les bonobos

Tout ceci nous amène à par­ler d’une impor­tante espèce de pri­mates qui, contrai­re­ment aux chim­pan­zés, appa­raît rare­ment dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique : les bono­bos. Ori­gi­naires des forêts tro­pi­cales de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo, les bono­bos sont pour­tant aus­si proches des humains, sur le plan géné­tique, que les chim­pan­zés[1]. Mais contrai­re­ment aux chim­pan­zés, la domi­na­tion mas­cu­line n’existe pas chez les bono­bos, pour les­quels les rela­tions sociales sont beau­coup plus axées sur le par­tage et l’en­traide. Et si le chim­pan­zé est sou­vent invo­qué pour expli­quer les com­por­te­ments humains, y com­pris les com­por­te­ments sexuels, la sexua­li­té des bono­bos est en réa­li­té beau­coup plus proche de celle des humains que ne l’est celle des chimpanzés.

À la dif­fé­rence des autres pri­mates, les femelles bono­bos sont sexuel­le­ment actives presque toute l’an­née durant. Leurs organes géni­taux, comme ceux des humaines, sont situés vers l’a­vant, ce qui leur per­met de s’ac­cou­pler face à face. Comme le note le pri­ma­to­logue Frans de Waal, la lon­gueur du pénis des mâles bono­bos, contrai­re­ment à celle des autres singes, « dépasse même celle du mâle humain ». Et, comme c’est le cas chez les humains, la sexua­li­té des bono­bos est sou­vent axée sur le plai­sir, pas seule­ment sur la reproduction.

Selon de Waal, chez les bono­bos, le par­tage du plai­sir sexuel consti­tue sou­vent un rituel de créa­tion de liens, ins­ti­ga­teur de paix — ce qui repré­sente un trait carac­té­ris­tique de cette espèce. Comme l’é­crit Takayo­shi Kano, un pri­ma­to­logue ayant étu­dié les bono­bos sur le ter­rain des décen­nies durant, « la plu­part des autres ani­maux ne s’ac­couplent que pour se repro­duire », tan­dis que chez les bono­bos, les copu­la­tions non repro­duc­tives « dimi­nuent l’hos­ti­li­té et aident à éta­blir et à main­te­nir l’in­ti­mi­té entre les femelles et les mâles ».

Bonobos - Nos plus proches parents | WWF Suisse

Les bono­bos ne sont pas une espèce exempte d’a­gres­si­vi­té. Mais contrai­re­ment aux chim­pan­zés, aucun cas d’agression mor­telle n’a jamais été obser­vé chez les bono­bos. Et alors que les mâles chim­pan­zés tuent par­fois des nour­ris­sons, aucun cas d’in­fan­ti­cide n’a jamais été signa­lé chez les bono­bos. Le pri­ma­to­logue Sue­hi­sa Kuro­da résume ain­si cet état des lieux chez les bono­bos : « leur com­por­te­ment agres­sif est léger ». 

Même la vio­lence entre dif­fé­rents groupes de bono­bos est extrê­me­ment rare. Les pri­ma­to­logues Frances White, Michel Wal­ler et Kla­ree Boose expliquent que « les bono­bos mâles ne forment pas de bandes d’individus étroi­te­ment liés, typi­que­ment asso­ciées au com­por­te­ment meur­trier col­lec­tif des chim­pan­zés ». Kano rap­porte avoir obser­vé que lorsque deux groupes de bono­bos dif­fé­rents se ren­contrent sur un site four­ra­ger, la ten­sion de la ren­contre est d’abord désa­mor­cée par un rap­port sexuel entre une femelle et un mâle de chaque groupe, puis par les frot­te­ments géni­taux d’une femelle d’un groupe avec plu­sieurs femelles de l’autre groupe.

L’u­ti­li­sa­tion du sexe non repro­duc­tif par les bono­bos en guise de « rituel de paix », d’après De Waal, sou­lève des ques­tions inté­res­santes sur l’é­vo­lu­tion des pri­mates, y com­pris des homi­ni­dés et des humains. Cela sug­gère un déve­lop­pe­ment évo­lu­tion­naire impor­tant : l’u­ti­li­sa­tion du sexe comme moyen de ren­for­cer des rela­tions sociales fon­dées sur le plai­sir par­ta­gé plu­tôt que sur la coer­ci­tion et la peur.

Bonobo, singe menacé

En matière de soins aux autres, les bono­bos sont éga­le­ment, comme l’é­crit De Waal, « hau­te­ment empa­thiques ». Il note par exemple que « dès qu’un bono­bo se fait la moindre bles­sure, il est entou­ré par d’autres qui viennent l’ins­pec­ter, le lécher ou le soi­gner ». De plus, De Waal et Frans Lan­ting notent que rien ne prouve que la pater­ni­té pose pro­blème aux mâles bono­bos. Et, comme l’ob­serve Kano, chez les bono­bos, « les élé­ments de domi­na­tion n’importent pas dans l’ac­ti­vi­té sexuelle ».

Tout cela contre­dit direc­te­ment le dogme selon lequel une orga­ni­sa­tion sociale andro­cra­tique (de domi­na­tion mâle), fon­ciè­re­ment vio­lente, serait inhé­rente aux pri­mates et ferait donc par­tie de notre héri­tage évo­lu­tion­naire. Mais mal­gré cela — ou pro­ba­ble­ment à cause de cela — jus­qu’à très récem­ment, la lit­té­ra­ture scien­ti­fique s’est géné­ra­le­ment employée à igno­rer les bonobos.

Il est par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif que la lit­té­ra­ture évo-psy ne men­tionne géné­ra­le­ment pas l’ab­sence de pré­oc­cu­pa­tion concer­nant la pater­ni­té, ain­si que l’ab­sence de coer­ci­tion sexuelle des mâles sur les femelles chez les bono­bos, puisque ces obser­va­tions récusent plei­ne­ment l’affirmation conser­va­trice selon laquelle, en tant que prin­cipe inter­spé­ci­fique, l’é­vo­lu­tion favo­ri­se­rait la com­pé­ti­tion vio­lente, y com­pris le viol, et que la domi­na­tion mas­cu­line et la vio­lence à l’é­gard des femelles consti­tue­raient alors des adap­ta­tions évolutionnaires.

La socié­té des bono­bos n’est pas domi­née par les mâles. Les femelles, et en par­ti­cu­lier les mères, jouent des rôles sociaux essen­tiels. Les mâles bono­bos ne recourent pas à la coer­ci­tion sexuelle à l’en­contre des femelles, et les femelles bono­bos, qui forment de puis­santes coa­li­tions sociales, coopèrent effi­ca­ce­ment en vue de limi­ter l’a­gres­si­vi­té des mâles.

Il convient éga­le­ment de sou­li­gner, comme le remarquent les pri­ma­to­logues De Waal, Sue Savage-Rum­baugh et d’autres ayant tra­vaillé en étroite col­la­bo­ra­tion avec des bono­bos, que ces der­niers sont, à bien des égards, plus intel­li­gents que les chim­pan­zés, ain­si qu’en témoigne leur capa­ci­té d’ap­pren­tis­sage supé­rieure. Le tra­vail de la pri­ma­to­logue Sue Savage-Rum­baugh, qui enseigne le lan­gage aux bono­bos, est par­ti­cu­liè­re­ment fas­ci­nant. Des bono­bos comme Kan­zi, Pan­ba­ni­sha et son fils Nyo­ta ont appris à uti­li­ser un cla­vier com­pre­nant des mots anglais afin de com­mu­ni­quer d’une manière que l’on croyait autre­fois impos­sible pour les pri­mates autres qu’humains.

Cela nous amène à nous poser une ques­tion fon­da­men­tale sur l’existence d’un lien entre la capa­ci­té cog­ni­tive et l’empathie supé­rieures des bono­bos, par rap­port aux chim­pan­zés, et la nature moins stres­sante, moins agres­sive et davan­tage axée sur le par­te­na­riat des groupes de bono­bos, où le par­tage et les soins aux autres consti­tuent le mode de socia­li­sa­tion adop­té, plu­tôt que le contrôle coer­ci­tif et la souffrance.

En effet, des décou­vertes récentes montrent que les cer­veaux des bono­bos et des chim­pan­zés se sont déve­lop­pés dif­fé­rem­ment. James Rilling et ses col­lègues ont décou­vert que les zones du cer­veau impli­quées dans la per­cep­tion de la souf­france et de la détresse d’au­trui, comme l’a­myg­dale et l’in­su­la anté­rieure, sont plus grandes chez les bono­bos que chez les chimpanzés.

Le cer­veau des bono­bos pré­sente éga­le­ment des cir­cuits neu­ro­lo­giques mieux déve­lop­pés pour contrô­ler les impul­sions d’agressivité. Rilling et ses col­lègues écrivent : « Nous sug­gé­rons qu’un tel sys­tème neu­ro­nal favo­rise non seule­ment une sen­si­bi­li­té empa­thique accrue chez les bono­bos, mais aus­si des com­por­te­ments sexuels et ludiques qui servent à dis­si­per les ten­sions, limi­tant ain­si la souf­france et l’an­xié­té à des niveaux pro­pices au main­tien d’un com­por­te­ment prosocial. »

Le fait qu’à bien des égards les bono­bos res­semblent davan­tage aux humains qu’aux chim­pan­zés et aux autres pri­mates et que leurs com­por­te­ments soient davan­tage fon­dés sur le par­tage, les soins et le plai­sir que sur la domi­na­tion et la vio­lence devrait être pris en compte dans les ana­lyses évo­lu­tion­naires actuelles, y com­pris dans les théo­ries en lice sur l’or­ga­ni­sa­tion sociale des pre­miers humains.

Comme le dit De Waal, « j’es­saie par­fois d’i­ma­gi­ner ce qui serait arri­vé si nous avions connu les bono­bos en pre­mier, et les chim­pan­zés ulté­rieu­re­ment, voire pas du tout. Les théo­ries sur l’é­vo­lu­tion humaine seraient peut-être moins cen­trées sur la vio­lence, la guerre et la domi­na­tion mas­cu­line, et davan­tage sur la sexua­li­té, l’empathie, l’en­traide et la coopération. »

Riane Eis­ler, Dou­glas P. Fry

Tra­duc­tion : Audrey A.

***

III. Un extrait de La Dernière étreinte de Frans de Waal :

Par­mi toutes ces hypo­thèses, celle du bono­bo est sans doute la plus intri­gante, compte tenu de sa nature pai­sible. Nous avons beau­coup de rap­ports solides sur des chim­pan­zés qui se tuent, mais, jusqu’ici, aucun sur des bono­bos meur­triers, ni en cap­ti­vi­té ni dans la nature. Au contraire, les cher­cheurs de ter­rain décrivent des com­mu­nau­tés de bono­bos qui se mêlent sans que naisse de la vio­lence. Ils s’interpellent quand ils se voient, et peu après se dirigent l’un vers l’autre, ont un rap­port sexuel ou se toi­lettent. Les mères laissent leurs petits s’éloigner pour aller jouer avec des petits d’autres groupes, voire avec des adultes mâles. Les bono­bos ont sûre­ment des réseaux sociaux qui dépassent le cadre de la com­mu­nau­té où ils résident. Les membres de dif­fé­rents groupes ont l’air contents de se ren­con­trer et sont très déten­dus. Ce serait inima­gi­nable chez les chim­pan­zés, qui ne connaissent que dif­fé­rents degrés d’hostilité et ne mani­festent jamais la cor­dia­li­té ni la confiance que l’on constate entre les bono­bos de groupes dif­fé­rents. Une chim­pan­zé mère s’écarte le plus pos­sible si son groupe en croise un autre, parce que son reje­ton est auto­ma­ti­que­ment mis en dan­ger par les pré­sences étran­gères. Le contraste entre nos deux cou­sins pri­mates les plus proches est par­ti­cu­liè­re­ment sai­sis­sant dans la forêt : les com­mu­nau­tés de chim­pan­zés se lancent dans des batailles san­glantes, alors que les bono­bos en pro­fitent pour pique-niquer tous ensemble.

Dans le sanc­tuaire de Lola ya Bono­bo, situé près de Kin­sha­sa, en Répu­blique démo­cra­tique du Congo, on a récem­ment déci­dé de fusion­ner deux groupes de bono­bos qui vivaient sépa­ré­ment pour sti­mu­ler leur socia­bi­li­té. Jamais per­sonne ne ten­te­rait la même expé­rience avec des chim­pan­zés : cela fini­rait dans un bain de sang. Les bono­bos de Lola ya Bono­bo, eux, en ont fait une orgie. Il existe d’autres expé­riences où les bono­bos par­tagent de la nour­ri­ture en toute liber­té avec des étran­gers, ou les aident à atteindre un objec­tif. Les cher­cheurs disent que les bono­bos sont xéno­philes (atti­rés par les étran­gers), alors que les chim­pan­zés sont xéno­phobes (ils se méfient ou ont peur des étran­gers). Le cer­veau des bono­bos reflète ces dif­fé­rences. Les zones liées à la per­cep­tion de la détresse des autres, telles que l’insula anté­rieure ou l’amygdale, sont plus larges chez les bono­bos que chez les chim­pan­zés. Ils ont aus­si des voies céré­brales plus déve­lop­pées, qui servent à maî­tri­ser les pul­sions agres­sives. De tous les homi­ni­dés, y com­pris nous, les bono­bos sont sans doute ceux qui ont le cer­veau le plus empathique.

C’est inté­res­sant, non ? Mal­heu­reu­se­ment la science refuse de prendre au sérieux cette espèce. Les bono­bos sont trop pai­sibles, trop matriar­caux et trop doux pour cor­res­pondre au récit clas­sique de l’évolution humaine, fon­dé sur les notions de conquête, de domi­na­tion mas­cu­line, de chasse et de guerre. Nous avons la théo­rie de « l’homme qui chasse » et celle du « grand singe qui tue », l’idée que la com­pé­ti­tion entre groupes a fait de nous des êtres coopé­ra­tifs, et celle qui vou­drait que notre cer­veau se soit élar­gi parce que les femmes aiment les hommes intel­li­gents. [NdT : or, nous savons aujourd’hui que les femelles homi­ni­dés (femi­ni­dés ?) ont été le moteur de l’évolution humaine en sélec­tion­nant sexuel­le­ment les mâles coopé­ra­tifs capables d’investir dans la pro­gé­ni­ture, pour parer aux coûts éner­gé­tiques de l’accroissement du cer­veau, et ce, en for­mant des coa­li­tions et des « grèves du sexe » avec les autres femelles[2].] Pas moyen d’y échap­per : tout tourne autour des mâles et de ce qui leur per­met de réus­sir. Les chim­pan­zés cor­res­pondent à tous les scé­na­rios ou presque, mais per­sonne ne sait que faire des bono­bos. Nos cou­sins hip­pies sont pré­sen­tés comme des indi­vi­dus déli­cieux et mis de côté. « Espèce char­mante, mais mieux vaut s’en tenir aux chim­pan­zés » : voi­là le ton.

[…]

Régu­liè­re­ment, des femelles bono­bos se débar­rassent de mâles et reven­diquent d’énormes fruits qu’elles par­tagent entre elles. Les fruits de l’Ano­ni­dium pèsent jusqu’à 10 kilos, et ceux de l’arbre à pain, qui appar­tient au genre Tre­cu­lia, jusqu’à 30 kilos, pas loin du poids d’un bono­bo de taille adulte. Une fois que ces énormes fruits sont tom­bés au sol, les femelles se les appro­prient, peu sou­cieuses de les par­ta­ger avec les mâles qui les men­dient. Enfin, il arrive que des indi­vi­dus mâles sup­plantent des indi­vi­dus femelles, sur­tout les plus jeunes, mais, à l’échelle col­lec­tive, les femelles dominent le sexe opposé.

Le phé­no­mène se véri­fie non seule­ment dans la nature, mais dans les zoos, du moins ceux que j’ai vus. Par­tout où je suis allé, c’est une femelle qui est à la tête de la colo­nie de bono­bos, à une excep­tion près : les zoos qui n’ont qu’une femelle et qu’un mâle. Les bono­bos mâles sont plus grands et plus forts, et pos­sèdent des canines plus longues que les femelles. Dans ces cas-là, le patron, c’est le mâle. Mais pour peu que la colo­nie gran­disse et que le zoo accueille une deuxième femelle, c’en est fini de la supré­ma­tie mâle. Les femelles se liguent dès qu’un indi­vi­du du sexe oppo­sé essaye d’en inti­mi­der une.

***

IV.

Le com­por­te­ment des bono­bos, y com­pris en cap­ti­vi­té pour peu que plu­sieurs femelles soient réunies, fait écho aux plus récentes théo­ries d’anthropologie évo­lu­tion­naire déve­lop­pées dès les années 60, suite à la confé­rence « Man the hun­ter », attri­buant aux femelles homi­ni­dés le rôle prin­ci­pal dans l’évolution de notre espèce, dans l’augmentation de la taille de notre cer­veau, qui s’est accom­pa­gnée de coûts éner­gé­tiques crois­sants. Un tel phé­no­mène est incom­pa­tible avec une domi­na­tion mas­cu­line, avec des mâles domi­nants cou­reurs de jupons (phi­lan­de­rers) cher­chant à insé­mi­ner le plus de femelles pos­sible. Si tel avait été le cas, nous serions res­tés à l’état de chim­pan­zés. Au lieu de quoi, c’est la coopé­ra­tion, avec les pre­mières coa­li­tions femelles, comme nous le consta­tons chez les bono­bos, qui nous a per­mis d’économiser suf­fi­sam­ment d’énergie en envoyant les mâles inves­tis­seurs chas­ser et rame­ner leur prise aux femelles, tout en déve­lop­pant l’alloparentage : le fait que tous les membres du groupe, mâles et femelles, pro­diguent des soins à tous les enfants du groupe.

Cela dit, notre espèce peut effec­ti­ve­ment se mon­trer ago­nis­tique : l’histoire le prouve ample­ment. L’altération des condi­tions éco­lo­giques et de la dis­po­ni­bi­li­té de res­sources est, entre autres, fac­teur de chan­ge­ment d’organisation sociale chez les humains. Lorsqu’au cours du néo­li­thique, le recours à l’agriculture est deve­nu une néces­si­té, par­fois conjoin­te­ment à la chasse et la cueillette, et par­fois en tant que prin­ci­pale source — dés­équi­li­brée — de nour­ri­ture, la notion de pos­ses­sion s’est déve­lop­pée, en lien avec la frus­tra­tion de tra­vaux répé­ti­tifs, ennuyeux, sur un même lopin de terre (les chas­seurs-cueilleurs d’aujourd’hui le disent : ils méprisent l’agriculture, ne l’adoptent jamais libre­ment, mais tou­jours comme ultime recours), et avec elle la pos­si­bi­li­té du vol et donc la néces­si­té de « défendre » sa pro­prié­té. En tout cas sur le temps long. Nombre de petites com­mu­nau­tés agraires ont su res­ter éga­li­taires, jusqu’à ce que des pro­jets de déve­lop­pe­ment capi­ta­listes ne viennent détruire leurs orga­ni­sa­tions, les chas­sant de leurs terres. Tou­te­fois, la majeure par­tie des socié­tés agraires sont deve­nues inéga­li­taires. Afin de faire face aux attaques de groupes de ber­gers noma­diques, éga­le­ment hié­rar­chiques (pour les mêmes rai­sons), les com­mu­nau­tés durent recou­rir au mode d’organisation offrant les meilleures capa­ci­tés défen­sives : la patrilocalité.

La patri­lo­ca­li­té est une orga­ni­sa­tion sociale dans laquelle les jeunes mariés doivent rési­der dans le vil­lage ou sur le ter­ri­toire du père de l’é­poux. Cela signi­fie que tous les hommes et les gar­çons d’un même groupe res­tent dans le clan, tan­dis que les femmes viennent d’autres groupes s’installer chez eux. Ain­si se retrouve-t-on avec des hommes qui se connaissent depuis tou­jours, ont l’habitude de com­battre ensemble et d’organiser la défense du ter­ri­toire. Une telle orga­ni­sa­tion garan­tit davan­tage de sécu­ri­té et de pro­tec­tion pour les terres et pos­ses­sions du groupe, mais au détri­ment des femmes, qui se retrouvent comme étran­gères les unes des autres, au milieu d’hommes rodés à l’agression et au com­bat. La socia­li­sa­tion prin­ci­pale n’est plus celle du par­tage et de l’égalité via des coa­li­tions de femmes et d’hommes. Des coa­li­tions d’hommes vio­lents l’emportent, les femmes ne font plus le poids.

Le monde occi­den­tal, patri­lo­cal jusqu’à hier, demeure inéga­li­taire, spo­lia­teur et violent. Que nos modes de rési­dences aient évo­lué ne fait mal­heu­reu­se­ment aucune dif­fé­rence, le patriar­cat a su se pas­ser de la patri­lo­ca­li­té : notre civi­li­sa­tion demeure patriar­cale dans l’essentiel de ses fon­de­ments et donc son fonc­tion­ne­ment général.

De plus, dans les pays hyper­pa­triar­caux tels que l’Inde, Pakis­tan, l’Iran et la Chine rurale, dans les­quels les femmes sont encore consi­dé­rées comme des far­deaux, des moyens d’échanges, des esclaves, des sous-humaines et sont encore sélec­ti­ve­ment avor­tées et/ou tuées à la nais­sance, les ténèbres de l’agonisme et de la vio­lence mas­cu­line demeurent et nous menacent. Les droits conquis ne sont jamais acquis.

Cela étant, nous ne sommes, en fin de compte, ni des bono­bos ni des chim­pan­zés, mais des humains. Les dif­fé­rences majeures qui semblent exis­ter entre ces deux espèces très proches, par­ta­geant près de 99.6% de leur ADN, nous rap­pellent que nous ferions mieux de ne pas confondre étho­lo­gie et eth­no­lo­gie. Or, à en croire les archives archéo­lo­giques et l’anthropologie, notre pas­sé de chas­seurs-cueilleurs — qui, de bien des manières, évoque les bono­bos — nous a vu évo­luer dans — nous a for­més pour — des condi­tions sociales plu­tôt éga­li­taires, fon­dées sur le par­tage et la coopération.

D’ailleurs, les mul­tiples cala­mi­tés sociales et éco­lo­giques que l’on constate actuel­le­ment résultent en par­tie du fait que nous nous trou­vions aujourd’hui plon­gés dans un milieu social et éco­lo­gique n’ayant rien à voir avec celui dans lequel nous avons pros­pé­ré, dans lequel nos corps ont été façon­nés — les innom­brables « mala­dies de civi­li­sa­tion » en témoignent lour­de­ment. Autre­ment dit, la civi­li­sa­tion, dans ses fon­de­ments même, va à l’en­contre de l’es­sen­tiel des attentes ou pré­dis­po­si­tions bio­lo­giques (évo­lu­tion­naires) de l’être humain (exis­tence séden­taire, tou­jours plus hors-sol, ali­men­ta­tion lour­de­ment inap­pro­priée, (non-)activité jour­na­lière éga­le­ment lour­de­ment inap­pro­priée, vête­ments inap­pro­priés (chaus­sures), etc., qui génèrent toutes sortes de maux, de pro­blèmes de san­té et sociaux).

Ce qu’on constate, donc, c’est que pour jus­ti­fier des hor­reurs humaines (notam­ment) carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion au moyen d’un appel à la nature, d’ar­gu­ments pui­sés dans la bio­lo­gie évo­lu­tion­naire, ils sont nom­breux. Tan­dis que pour remar­quer cette évi­dence que la civi­li­sa­tion tout entière contre­dit lour­de­ment la bio­lo­gie évo­lu­tion­naire, il n’y a plus personne.

Aus­si, tout porte à croire que nos pro­blèmes per­du­re­ront aus­si long­temps que nous ne par­vien­drons pas à retrou­ver les condi­tions sociales et éco­lo­giques aux­quelles nous sommes par­ti­cu­liè­re­ment adap­tés — notre habi­tat natu­rel. Ou à trou­ver un moyen de nous en rap­pro­cher le plus pos­sible — le voyage dans le temps n’étant pas encore à l’ordre du jour. La cog­ni­tion de l’être humain est pro­pice à l’inventivité et à la créa­tion. Ces­sons de nous adap­ter au pire, créons les condi­tions du mieux. Cela com­mence par refu­ser et dénon­cer la vio­lence et les abus dont nous sommes témoins, et for­mer des coa­li­tions avec celles et ceux qui en sont les vic­times. Les vrais hommes s’inspirent des bono­bos, pas des chimpanzés.

Audrey A. & Nico­las C.


  1. NdT : Nous par­ta­geons envi­ron 98,7% de notre ADN avec eux, comme avec les chim­pan­zés.

  2. https://www.partage-le.com/2022/01/06/legalite-des-sexes-nous-a-rendus-humains-une-reponse-au-texte-comment-changer-le-cours-de-lhistoire-de-david-graeber-david-wengrow-par-camilla-power/

Print Friendly, PDF & Email
Total
66
Shares
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Les sports populaires à l’âge de la machine : contrôler, distraire et stimuler les foules (par Lewis Mumford)

Il y a toutefois dans la civilisation moderne toute une série de fonctions compensatrices qui, loin de rendre possible une meilleure intégration, ne servent qu’à stabiliser l’état existant — et qui, en fin de compte, font partie de l’embrigadement même quelles sont censées combattre. La plus importante de ces institutions est sans doute le sport populaire. On peut définir ce genre de sport comme une pièce de théâtre dans laquelle le spectateur importe plus que l’acteur, et qui perd une bonne partie de son sens lorsqu’on joue le jeu pour lui-même. Le sport populaire est avant tout un spectacle.