SocioÂlogue et théoÂloÂgien, criÂtique de la sociéÂté techÂniÂcienne, pionÂnier de l’éÂcoÂloÂgie poliÂtique, criÂtique liberÂtaire du monde moderne et disÂsiÂdent de la sociéÂté d’aÂbonÂdance, l’œuvre litÂtéÂraire et la penÂsée de Jacques Ellul sont encore disÂcrètes aujourd’Âhui, mais un cerÂtain engoueÂment renaît douÂceÂment pour celui dont on dit qu’il avait tout préÂvu — voir le livre JACQUES ELLUL L’HOMME QUI AVAIT (PRESQUE) TOUT PRÉVU de Jean-Luc PorÂquet.
Vingt ans après la mort de Jacques Ellul, il se passe quelque chose autour de l’œuvre de l’auÂteur du Bluff techÂnoÂloÂgique. Ce phiÂloÂsophe, juriste, proÂfesÂseur, théoÂloÂgien et moraÂliste né à BorÂdeaux en 1912 et mort à PesÂsac en 1994 a longÂtemps eu la répuÂtaÂtion d’être plus unaÂniÂmeÂment lu et céléÂbré aux États-Unis que dans son propre pays. Jacques Ellul n’en finit pas de nous averÂtir, et son Å“uvre monuÂmenÂtale – 48 livres, une cenÂtaine d’articles… – contiÂnue de mettre en garde contre les pièges de la sociéÂté techÂniÂcienne, obséÂdée par l’efficacité, dévasÂtaÂtrice de l’homme intéÂrieur. Ellul eut l’intuition, dès l’après-guerre, des mirages du proÂgrès. Il est en fera le thème de son preÂmier ouvrage majeur, La TechÂnique ou l’enjeu du siècle, publié en 1954. Cette intuiÂtion, pourÂsuiÂvie dans Le SysÂtème techÂniÂcien (1977) puis Le Bluff techÂnoÂloÂgique (1988), difÂfracÂteÂra une lumière démysÂtiÂfiÂcaÂtrice dans l’ensemble des champs sociaux, déployant une criÂtique de la séducÂtion poliÂtique, de la comÂmuÂniÂcaÂtion et de la proÂpaÂgande, des dérives de l’art moderne, des modes…
Nous vous proÂpoÂsons ici un court extrait de son essai La parole humiÂliée (1981), tiré du chaÂpitre « La dévaÂluaÂtion de fait ».
PerÂsonne ne le cherche et pourÂtant de fait la parole est, dans notre sociéÂté, lamenÂtable. Il y a au preÂmier plan la faute, certes oui il faut employer ce terme sans connoÂtaÂtion morale, mais faute défaut, manque, et resÂponÂsaÂbiÂliÂté, il y a la faute du parÂlant. Le parÂler pour ne rien dire a canÂcéÂriÂsé la parole. ParÂler autreÂment que la poéÂsie, le mythe, le récit indisÂpenÂsable de l’historique légenÂdaire, parÂler autreÂment que l’utile (non moins mais pas plus) échange de renÂseiÂgneÂments, d’informations, d’enseignements. ParÂler autreÂment que le rituel et le mysÂtère codiÂfiés codiÂfiant le monde. ParÂler doréÂnaÂvant pour rien. BavarÂdage. […] BavarÂdage qui, très curieuÂseÂment, envaÂhit le monde et sert de garanÂtie à ce monde. […] La découÂverte subite et traÂgique que les mots ne sont que des mots et pas une puisÂsance agisÂsante. Conscience aiguë de l’inutilité du disÂcours : on n’avait pas cette conscience là au Moyen Âge, et la parole y était vénéÂrée sous toutes ses formes, et pas seuleÂment liturÂgique. Après le XVIème, siècle c’est l’avalanche du disÂcours de plus en plus inutile. Facile de l’identifier à la bourÂgeoiÂsie, parole réduite au schéÂmaÂtisme des affaires, parole paravent de ce que l’on ne veut pas dire en réaÂliÂté. Parole deveÂnue insiÂgniÂfiante dans l’élégance des cours, le mariÂvauÂdage, et dans la banaÂliÂté quoÂtiÂdienne sans réféÂrence, avec un vécu effecÂtif. BavarÂdage monÂdain et intelÂlecÂtuel entreÂmêÂlés dont rend compte l’admirable ContreÂpoint de HuxÂley, qui s’effondre finaÂleÂment aphaÂsique, dont IonesÂco a fait sa gloire. La faute du parÂlant par défaut d’un « à dire » qui ne dit plus rien mais contiÂnue à parÂler, parÂler, parÂler comme dit PréÂvert. Excès des disÂcours priÂvés de sens et de véraÂciÂté. Nous en avons assez de ces disÂcours élecÂtoÂraux et poliÂtiques, dont nous sommes telÂleÂment cerÂtains qu’ils ne disent stricÂteÂment rien, et de ces converÂsaÂtions fausses, et de ces livres tirages à la ligne (il faut bien écrire, et faire un métier d’écrivain !). Faute du parÂlant qui contiÂnue comme mouÂlin à parole agiÂté par le vent et devient resÂponÂsable de ce que plus perÂsonne ne peut plus prendre aucune parole au sérieux. Aucune, car l’afflux de ces mots interÂdit de découÂvrir celui qui, dans le torÂrent, porte sens et mérite d’être écouÂté. Et cette dévaÂluaÂtion peut ausÂsi bien être le fait d’intellectuels, qui aujourd’hui nous en donnent maints exemples. ReteÂnons seuleÂment l’impénitent bavarÂdage des MilÂler, des Deleuze et GuatÂtaÂri, dont la logorÂrhée cache la minÂceur de quelques donÂnées simples sous un flot verÂbal insiÂgniÂfiant qui préÂciÂséÂment fait illuÂsion, mais la parole n’est plus qu’illusoire, et comÂplèÂteÂment dévaÂluée par le « rien dit » et la surÂabonÂdance du disÂcours. […]
En même temps que l’excès du disÂcours vain, et vide, vaste land, c’est l’excès des inforÂmaÂtions difÂfuÂsées de parÂtout concerÂnant tout, qui stéÂriÂlise totaÂleÂment la quaÂliÂté. Nous receÂvons en vrac des inforÂmaÂtions sur le styÂlo-bille le plus perÂfecÂtionÂné, l’élection du pape, le mariage de MonaÂco, la révolte d’Iran, l’augmentation des impôts, les nouÂvelles posÂsiÂbiÂliÂtés de créÂdit, la reconÂverÂsion du plus grand polÂlueur vers la dépolÂluÂtion, dix mille inforÂmaÂtions paroles dans un insÂtant que nous ne pouÂvons matéÂrielÂleÂment pas entendre, nous devienÂdrions fous si nous devions vraiÂment tout prendre au sérieux, le flux de parole coule, nous laisÂsons couÂler. […] Excès de mots, excès d’informations. Je dois me défendre contre ces invaÂsions, sponÂtaÂnéÂment mon esprit se ferme, je ne peux pas me laisÂser déchiÂqueÂter en morÂceaux.[…]
Pour aller plus loin, un entreÂtien avec Jacques Ellul :
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