Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer (par l’Encyclopédie des Nuisances)

Parce qu’il n’a rien per­du de sa jus­tesse, nous repu­blions ce texte publié en juin 1990 par les édi­tions de l’En­cy­clo­pé­die des Nui­sances de Jaime Semprun.


Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer

« Bien que la pros­pé­ri­té éco­no­mique soit en un sens incom­pa­tible avec la pro­tec­tion de la nature, notre pre­mière tâche doit consis­ter à œuvrer dure­ment afin d’harmoniser l’une à l’autre »

Shi­ge­ru Ishi­mo­to (Pre­mier ministre japo­nais), Le Monde diplo­ma­tique, mars 1989

« … comme l’environnement ne donne pas lieu à des échanges mar­chands, aucun méca­nisme ne s’oppose à sa des­truc­tion. Pour per­pé­tuer le concept de ratio­na­li­té éco­no­mique, il faut donc cher­cher à don­ner un prix à l’environnement, c’est-à-dire tra­duire sa valeur en termes monétaires. »

Her­vé Kempf, L’Économie à l’épreuve de l’écologie, 1991

« Qua­torze grands groupes indus­triels viennent de créer Entre­prises pour l’environnement, une asso­cia­tion des­ti­née à favo­ri­ser leurs actions com­munes dans le domaine de l’environnement, mais aus­si à défendre leur point de vue. Le pré­sident de l’association est le PDG de Rhône-Pou­lenc, Jean-René Four­tou. […] Les socié­tés fon­da­trices, dont la plu­part opèrent dans des sec­teurs très pol­luants, dépensent déjà au total pour l’environnement plus de 10 mil­liards de francs par an, a rap­pe­lé Jean-René Four­tou. Il a d’autre part sou­li­gné que l’Association comp­tait agir comme lob­by auprès des auto­ri­tés tant fran­çaises qu’européennes, notam­ment pour l’élaboration des normes et de la légis­la­tion sur l’environnement. »

Libé­ra­tion, 18 mars 1992

Une chose est au moins acquise à notre époque : elle ne pour­ri­ra pas en paix. Les résul­tats de son incons­cience se sont accu­mu­lés jusqu’à mettre en péril cette sécu­ri­té maté­rielle dont la conquête était sa seule jus­ti­fi­ca­tion. Quant à ce qui concerne la vie pro­pre­ment dite (mœurs, com­mu­ni­ca­tion, sen­si­bi­li­té, créa­tion), elle n’avait visi­ble­ment appor­té que décom­po­si­tion et régression.

Toute socié­té est d’abord, en tant qu’organisation de la sur­vie col­lec­tive, une forme d’appropriation de la nature. À tra­vers la crise actuelle de l’usage de la nature, à nou­veau se pose, et cette fois uni­ver­sel­le­ment, la ques­tion sociale. Faute d’avoir été réso­lue avant que les moyens maté­riels, scien­ti­fiques et tech­niques, ne per­mettent d’altérer fon­da­men­ta­le­ment les condi­tions de la vie, elle réap­pa­raît avec la néces­si­té vitale de mettre en cause les hié­rar­chies irres­pon­sables qui mono­po­lisent ces moyens matériels.

Pour parer à cela, les maîtres de la socié­té se sont déci­dés à décré­ter eux-mêmes l’état d’urgence éco­lo­gique. Que cherche leur catas­tro­phisme inté­res­sé, en noir­cis­sant le tableau d’un désastre hypo­thé­tique, et tenant des dis­cours d’autant plus alar­mistes qu’il s’agit de pro­blèmes sur les­quels les popu­la­tions ato­mi­sées n’ont aucun moyen d’action direct, sinon à occul­ter le désastre réel, sur lequel il n’est nul besoin d’être phy­si­cien, cli­ma­to­logue ou démo­graphe pour se pro­non­cer ? Car cha­cun peut consta­ter l’appauvrissement constant du monde des hommes par l’économie moderne, qui se déve­loppe dans tous les domaines aux dépens de la vie : elle en détruit par ses dévas­ta­tions les bases bio­lo­giques, sou­met tout l’espace-temps social aux néces­si­tés poli­cières de son fonc­tion­ne­ment, et rem­place chaque réa­li­té autre­fois cou­ram­ment acces­sible par un ersatz dont la teneur en authen­ti­ci­té rési­duelle est pro­por­tion­nelle au prix (inutile de créer des maga­sins réser­vés à la nomenk­la­tu­ra, le mar­ché s’en charge).

Au moment où les ges­tion­naires de la pro­duc­tion découvrent dans la noci­vi­té de ses résul­tats la fra­gi­li­té de leur monde, ils en tirent ain­si argu­ment pour se pré­sen­ter, avec la cau­tion de leurs experts, en sau­veurs. L’état d’urgence éco­lo­gique est à la fois une éco­no­mie de guerre, qui mobi­lise la pro­duc­tion au ser­vice d’intérêts com­muns défi­nis par l’état, et une guerre de l’économie contre la menace de mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion qui en viennent à la cri­ti­quer sans détour.

La pro­pa­gande des déci­deurs de l’État et de l’industrie pré­sente comme seule pers­pec­tive de salut la pour­suite du déve­lop­pe­ment éco­no­mique, cor­ri­gé par les mesures qu’impose la défense de la sur­vie : ges­tion régu­lée des « res­sources », inves­tis­se­ments pour éco­no­mi­ser la nature, la trans­for­mer inté­gra­le­ment en matière à ges­tion éco­no­mique, depuis l’eau du sous-sol jusqu’à l’ozone de l’atmosphère.

La domi­na­tion ne cesse évi­dem­ment pas de per­fec­tion­ner à toutes fins utiles ses moyens répres­sifs : à « Ciga­ville », décor urbain construit en Dor­dogne après 1968 pour l’entraînement des gen­darmes mobiles, on simule désor­mais sur les routes avoi­si­nantes « de fausses attaques de com­man­dos anti­nu­cléaires » ; à la cen­trale nucléaire de Bel­le­ville, c’est la simu­la­tion d’un acci­dent grave qui doit for­mer les res­pon­sables aux tech­niques de mani­pu­la­tion de l’information. Mais le per­son­nel affec­té au contrôle social s’emploie sur­tout à pré­ve­nir tout déve­lop­pe­ment de la cri­tique des nui­sances en une cri­tique de l’économie qui les engendre. On prêche la dis­ci­pline aux armées de la consom­ma­tion, comme si c’était nos fas­tueuses extra­va­gances qui avaient rom­pu l’équilibre éco­lo­gique, et non l’absurdité de la pro­duc­tion mar­chande impo­sée, on prône un nou­veau civisme, selon lequel cha­cun serait res­pon­sable de la ges­tion des nui­sances, dans une par­faite éga­li­té démo­cra­tique : du pol­lueur de base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l’industriel de la chi­mie… Et l’idéologie sur­vi­va­liste (« Tous unis pour sau­ver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques ») sert à incul­quer le genre de « réa­lisme » et de « sens des res­pon­sa­bi­li­tés » qui amène à prendre en charge les effets de l’inconscience des experts, et ain­si à relayer la domi­na­tion en lui four­nis­sant sur le ter­rain oppo­si­tions dites construc­tives et amé­na­ge­ments de détail.

La cen­sure de la cri­tique sociale latente dans la lutte contre les nui­sances a pour prin­ci­pal agent l’écologisme : l’illusion selon laquelle on pour­rait effi­ca­ce­ment réfu­ter les résul­tats du tra­vail alié­né sans s’en prendre au tra­vail lui-même et à toute la socié­té fon­dée sur l’exploitation du tra­vail. Quand tous les hommes d’État deviennent éco­lo­gistes, les éco­lo­gistes se déclarent sans hési­ta­tion éta­tistes. Ils n’ont pas vrai­ment chan­gé, depuis leurs vel­léi­tés « alter­na­tives » des années soixante-dix. Mais main­te­nant on leur offre par­tout des postes, des fonc­tions, des cré­dits, et ils ne voient aucune rai­son de les refu­ser, tant il est vrai qu’ils n’ont jamais réel­le­ment rom­pu avec la dérai­son dominante.

Les éco­lo­gistes sont sur le ter­rain de la lutte contre les nui­sances ce qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syn­di­ca­listes : des inter­mé­diaires inté­res­sés à conser­ver les contra­dic­tions dont ils assurent la régu­la­tion, des négo­cia­teurs voués au mar­chan­dage (la révi­sion des normes et des taux de noci­vi­té rem­pla­çant les pour­cen­tages des hausses de salaire), des défen­seurs du quan­ti­ta­tif au moment où le cal­cul éco­no­mique s’étend à de nou­veaux domaines (l’air, l’eau, les embryons humains ou la socia­bi­li­té de syn­thèse) ; bref, les nou­veaux cour­tiers d’un assu­jet­tis­se­ment à l’économie dont le prix doit main­te­nant inté­grer le coût d’un « envi­ron­ne­ment de qua­li­té ». On voit déjà se mettre en place, cogé­rée par les experts « verts », une redis­tri­bu­tion du ter­ri­toire entre zones sacri­fiées et zones pro­té­gées, une divi­sion spa­tiale qui régle­ra l’accès hié­rar­chi­sé à la mar­chan­dise-nature. Quant à la radio­ac­ti­vi­té, il y en aura pour tout le monde.

Dire de la pra­tique des éco­lo­gistes qu’elle est réfor­miste serait encore lui faire trop d’honneur, car elle s’inscrit direc­te­ment et déli­bé­ré­ment dans la logique de la domi­na­tion capi­ta­liste, qui étend sans cesse, par ses des­truc­tions mêmes, le ter­rain de son exer­cice. Dans cette pro­duc­tion cyclique des maux et de leurs remèdes aggra­vants, l’écologisme n’aura été que l’armée de réserve d’une époque de bureau­cra­ti­sa­tion, où la « ratio­na­li­té » est tou­jours défi­nie loin des indi­vi­dus concer­nés et de toute connais­sance réa­liste, avec les catas­trophes renou­ve­lées que cela implique.

Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à quelle vitesse s’installe cette ges­tion des nui­sances inté­grant l’écologisme. Sans même par­ler des mul­ti­na­tio­nales de la « pro­tec­tion de la nature » comme le World Wild­life Fund et Green­peace, des « Amis de la Terre » lar­ge­ment finan­cés par le secré­ta­riat d’État à l’Environnement, ou des Verts à la Waech­ter aco­qui­nés avec la Lyon­naise des eaux pour l’exploitation du mar­ché de l’assainissement, on voit toutes sortes de demi-oppo­sants aux nui­sances, qui s’en étaient tenus à une cri­tique tech­nique et refou­laient la cri­tique sociale, coop­tés par les ins­tances éta­tiques de contrôle et de régu­la­tion, quand ce n’est pas par l’industrie de la dépol­lu­tion. Ain­si un « labo­ra­toire indé­pen­dant » comme la Crii-Rad, fon­dé après Tcher­no­byl – indé­pen­dant de l’État mais pas des ins­ti­tu­tions locales et régio­nales –, s’était don­né pour seul but de « défendre les consom­ma­teurs » en comp­ta­bi­li­sant leurs bec­que­rels. Une telle « défense » néo-syn­di­cale du métier de consom­ma­teur – le der­nier des métiers – revient à ne pas atta­quer la dépos­ses­sion qui, pri­vant les indi­vi­dus de tout pou­voir de déci­sion sur la pro­duc­tion de leurs condi­tions d’existence, garan­tit qu’ils devront conti­nuer à sup­por­ter ce qui a été choi­si par d’autres, et à dépendre de spé­cia­listes incon­trô­lables pour en connaître, ou non, la noci­vi­té. C’est donc sans sur­prise que l’on apprend main­te­nant la nomi­na­tion de la pré­si­dente de la Crii-Rad, Michèle Riva­si, à l’Agence natio­nale pour la qua­li­té de l’air, ou son indé­pen­dance pour­ra s’accomplir au ser­vice de celle de l’État. On a aus­si vu les experts timi­de­ment anti­nu­cléaires du GSIEN, à force de croire scien­ti­fique de ne pas se pro­non­cer radi­ca­le­ment contre le délire nucléa­riste, cau­tion­ner le redé­mar­rage de la cen­trale de Fes­sen­heim avant qu’un nou­veau rejet « acci­den­tel » de radio­ac­ti­vi­té ne vienne, peu après, appor­ter la contre-exper­tise de leur réa­lisme ; ou encore les boy-scouts de « Robin des bois », bien déci­dés à grim­per dans le « par­te­na­riat », s’associer à un indus­triel pour la pro­duc­tion de « déchets propres », et défendre le pro­jet « Geo­fix » de pou­belle chi­mique dans les Alpes de Haute-Provence.

Le résul­tat de cette intense acti­vi­té de toi­let­tage est entiè­re­ment pré­vi­sible : une « dépol­lu­tion » sur le modèle de ce que fut « l’extinction du pau­pé­risme » par l’abondance mar­chande (camou­flage de la misère visible, appau­vris­se­ment réel de la vie) ; les coû­teux donc pro­fi­tables pal­lia­tifs suc­ces­si­ve­ment appli­qués à des dégâts anté­rieurs pana­chant les des­truc­tions – qui bien sûr conti­nuent et conti­nue­ront – de recons­truc­tions frag­men­taires et d’assainissements par­tiels. Cer­taines nui­sances homo­lo­guées comme telles par les experts seront effec­ti­ve­ment prises en charge, dans la mesure exacte où leur trai­te­ment consti­tue­ra une acti­vi­té éco­no­mique ren­table. D’autres, en géné­ral les plus graves, conti­nue­ront leur exis­tence clan­des­tine, hors norme, comme les faibles doses de radia­tions ou ces mani­pu­la­tions géné­tiques dont on sait qu’elles nous pré­parent les sidas de demain. Enfin et sur­tout, le déve­lop­pe­ment pro­li­fique d’une nou­velle bureau­cra­tie char­gée du contrôle éco­lo­gique ne fera, sous cou­vert de ratio­na­li­sa­tion, qu’approfondir cette irra­tio­na­li­té qui explique toutes les autres, de la cor­rup­tion ordi­naire aux catas­trophes extra­or­di­naires : la divi­sion de la socié­té en diri­geants spé­cia­listes de la sur­vie et en « consom­ma­teurs » igno­rants et impuis­sants de cette sur­vie, der­nier visage de la socié­té de classes. Mal­heu­reux ceux qui ont besoin d’honnêtes spé­cia­listes et de diri­geants éclairés !

Ce n’est donc pas une espèce de purisme extré­miste, et moins encore de « poli­tique du pire », qui invite à se démar­quer vio­lem­ment de tous les amé­na­geurs éco­lo­gistes de l’économie : c’est sim­ple­ment le réa­lisme sur le deve­nir néces­saire de tout cela. Le déve­lop­pe­ment consé­quent de la lutte contre les nui­sances exige de cla­ri­fier, par autant de dénon­cia­tions exem­plaires qu’il fau­dra, l’opposition entre les éco­lo­crates – ceux qui tirent du pou­voir de la crise éco­lo­gique – et ceux qui n’ont pas d’intérêts dis­tincts de l’ensemble des indi­vi­dus dépos­sé­dés, ni du mou­ve­ment qui peut les mettre en mesure de sup­pri­mer les nui­sances par le « déman­tè­le­ment rai­son­né de toute pro­duc­tion mar­chande ». Si ceux qui veulent sup­pri­mer les nui­sances sont for­cé­ment sur le même ter­rain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être pré­sents en enne­mis, sous peine d’en être réduits à faire de la figu­ra­tion sous les pro­jec­teurs des met­teurs en scène de l’aménagement du ter­ri­toire. Ils ne peuvent réel­le­ment occu­per ce ter­rain, c’est-à-dire trou­ver les moyens de le trans­for­mer, qu’en affir­mant sans conces­sion la cri­tique sociale des nui­sances et de leurs ges­tion­naires, ins­tal­lés ou postulants.

Le che­min qui mène de la mise en cause des hié­rar­chies irres­pon­sables à l’instauration d’un contrôle social maî­tri­sant en pleine conscience les moyens maté­riels et tech­niques, ce che­min passe par une cri­tique uni­taire des nui­sances, et donc par la redé­cou­verte de tous les anciens points d’application de la révolte : le tra­vail sala­rié, dont les pro­duits socia­le­ment nocifs ont pour pen­dant l’effet des­truc­teur sur les sala­riés eux-mêmes, tel qu’il ne peut être sup­por­té qu’à grand ren­fort de tran­quilli­sants et de drogues en tout genre ; la colo­ni­sa­tion de toute la com­mu­ni­ca­tion par le spec­tacle, puisqu’à la fal­si­fi­ca­tion des réa­li­tés doit cor­res­pondre celle de leur expres­sion sociale ; le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, qui déve­loppe exclu­si­ve­ment, aux dépens de toute auto­no­mie indi­vi­duelle ou col­lec­tive, l’assujettissement à un pou­voir tou­jours plus concen­tré ; la pro­duc­tion mar­chande comme pro­duc­tion de nui­sances, et enfin « l’État comme nui­sance abso­lue, contrô­lant cette pro­duc­tion et en amé­na­geant la per­cep­tion, en pro­gram­mant les seuils de tolérance ».

Le des­tin de l’écologisme devrait l’avoir démon­tré aux plus naïfs : l’on ne peut mener une lutte réelle contre quoi que ce soit en accep­tant les sépa­ra­tions de la socié­té domi­nante. L’aggravation de la crise de la sur­vie et les mou­ve­ments de refus qu’elle sus­cite pousse une frac­tion du per­son­nel tech­ni­co-scien­ti­fique à ces­ser de s’identifier à la fuite en avant insen­sée du renou­vel­le­ment tech­no­lo­gique. Par­mi ceux qui vont ain­si se rap­pro­cher d’un point de vue cri­tique, beau­coup sans doute, sui­vant leur pente socio­pro­fes­sion­nelle, cher­che­ront à recy­cler dans une contes­ta­tion « rai­son­nable » leur sta­tut d’experts, et donc à faire pré­va­loir une dénon­cia­tion par­cel­laire de la dérai­son au pou­voir, s’attachant à ses aspects pure­ment tech­niques, c’est-à-dire qui peuvent paraître tels. Contre une cri­tique encore sépa­rée et spé­cia­li­sée des nui­sances, défendre les simples exi­gences uni­taires de la cri­tique sociale n’est pas seule­ment réaf­fir­mer, comme but total, qu’il ne s’agit pas de chan­ger les experts au pou­voir mais d’abolir les condi­tions qui rendent néces­saires les experts et la spé­cia­li­sa­tion du pou­voir ; c’est éga­le­ment un impé­ra­tif tac­tique, pour une lutte qui ne peut par­ler le lan­gage des spé­cia­listes si elle veut trou­ver ses alliés en s’adressant à tous ceux qui n’ont aucun pou­voir en tant que spé­cia­liste de quoi que ce soit.

De même qu’on oppo­sait et qu’on oppose tou­jours aux reven­di­ca­tions des sala­riés un inté­rêt géné­ral de l’économie, de même les pla­ni­fi­ca­teurs de l’ordure et autres doc­teurs ès pou­belles ne manquent pas de dénon­cer l’égoïsme bor­né et irres­pon­sable de ceux qui s’élèvent contre une nui­sance locale (déchets, auto­route, TGV, etc.) sans vou­loir consi­dé­rer qu’il faut bien la mettre quelque part. La seule réponse digne d’un tel chan­tage à l’intérêt géné­ral consiste évi­dem­ment à affir­mer que quand on ne veut de nui­sances nulle part il faut bien com­men­cer à les refu­ser exem­plai­re­ment là où on est. Et en consé­quence à pré­pa­rer l’unification des luttes contre les nui­sances en sachant expri­mer les rai­sons uni­ver­selles de toute pro­tes­ta­tion par­ti­cu­lière. Que des indi­vi­dus n’invoquant aucune qua­li­fi­ca­tion ni spé­cia­li­té, ne repré­sen­tant qu’eux-mêmes, prennent la liber­té de s’associer pour pro­cla­mer et mettre en pra­tique leur juge­ment du monde, voi­là qui paraî­tra peu réa­liste à une époque para­ly­sée par l’isolement et le sen­ti­ment de fata­li­té qu’il sus­cite. Pour­tant, à côté de tant de pseu­do-évé­ne­ments fabri­qués à la chaîne, il est un fait qui s’entête à ridi­cu­li­ser les cal­culs d’en haut comme le cynisme d’en bas : toutes les aspi­ra­tions à une vie libre et tous les besoins humains, à com­men­cer par les plus élé­men­taires, convergent vers l’urgence his­to­rique de mettre un terme aux ravages de la démence éco­no­mique. Dans cette immense réserve de révolte, seul peut pui­ser un total irres­pect pour les risibles ou ignobles néces­si­tés que se recon­naît la socié­té présente.

Ceux qui, dans un conflit par­ti­cu­lier, n’entendent de toute façon pas s’arrêter aux résul­tats par­tiels de leur pro­tes­ta­tion, doivent la consi­dé­rer comme un moment de l’auto-organisation des indi­vi­dus dépos­sé­dés pour un mou­ve­ment anti-éta­tique et anti-éco­no­mique géné­ral : c’est cette ambi­tion qui leur ser­vi­ra de cri­tère et d’axe de réfé­rence pour juger et condam­ner, adop­ter ou reje­ter tel ou tel moyen de lutte contre les nui­sances. Doit être sou­te­nu tout ce qui favo­rise l’appropriation directe, par les indi­vi­dus asso­ciés, de leur acti­vi­té, à com­men­cer par leur acti­vi­té cri­tique contre tel ou tel aspect de la pro­duc­tion de nui­sances ; doit être com­bat­tu tout ce qui contri­bue à les dépos­sé­der des pre­miers moments de leur lutte, et donc à les ren­for­cer dans la pas­si­vi­té et l’isolement. Com­ment ce qui per­pé­tue le vieux men­songe de la repré­sen­ta­tion sépa­rée, des repré­sen­tants incon­trô­lés ou des porte-parole abu­sifs, pour­rait-il ser­vir la lutte des indi­vi­dus pour mettre sous leur contrôle leurs condi­tions d’existence, en un mot pour réa­li­ser la démo­cra­tie ? La dépos­ses­sion est recon­duite et enté­ri­née, non seule­ment bien sûr par l’électoralisme, mais aus­si par l’illusoire recherche de « l’efficacité média­tique », qui, trans­for­mant les indi­vi­dus en spec­ta­teurs d’une cause dont ils ne contrôlent plus ni la for­mu­la­tion ni l’extension, en fait la masse de manœuvre de divers lob­bies, plus ou moins concur­rents pour mani­pu­ler l’image de la protestation.

Il faut donc trai­ter en récu­pé­ra­teurs tous ceux dont le pré­ten­du réa­lisme sert à faire avor­ter, par l’organisation du vacarme média­tique, les ten­ta­tives d’exprimer direc­te­ment, sans inter­mé­diaires ni cau­tion de spé­cia­listes, le dégoût et la colère que sus­citent les cala­mi­tés d’un mode de pro­duc­tion (voir com­ment Ver­gès s’emploie, par sa seule pré­sence d’avocat de toutes les causes dou­teuses, à dis­cré­di­ter la pro­tes­ta­tion des habi­tantes de Mont­cha­nin ; ou encore, à une tout autre échelle, com­ment l’ignominie du moderne « racket de l’émotion » s’empare des « enfants de Tcher­no­byl » pour en faire matière à Télé­thon). De même, alors que l’État ouvre aux contes­ta­tions locales, pour qu’elles s’y perdent, le ter­rain des pro­cé­dures juri­diques et des mesures admi­nis­tra­tives, il faut dénon­cer l’illusion d’une vic­toire assu­rée par les avo­cats et les experts : à cette fin il suf­fit de rap­pe­ler qu’un conflit de ce genre n’est pas tran­ché en fonc­tion du droit mais d’un rap­port de forces extra-juri­dique, comme le montrent à la fois la construc­tion du pont de l’île de Ré, mal­gré plu­sieurs juge­ments contraires, et l’abandon de la cen­trale nucléaire de Plo­goff, qui n’a été le résul­tat d’aucune pro­cé­dure légale.

Les moyens doivent varier avec les occa­sions, étant enten­du que tous les moyens sont bons qui com­battent l’apathie devant la fata­li­té éco­no­mique et répandent le goût d’intervenir sur le sort qui nous est fait. Si les mou­ve­ments contre les nui­sances sont en France encore très faibles, ils n’en sont pas moins le seul ter­rain pra­tique où l’existence sociale revient en dis­cus­sion. Les déci­deurs de l’État sont quant à eux bien conscients du dan­ger que cela repré­sente, pour une socié­té dont les rai­sons offi­cielles ne souffrent d’être exa­mi­nées. Paral­lè­le­ment à la neu­tra­li­sa­tion par la confu­sion média­tique et à l’intégration des lea­ders éco­lo­gistes, ils se pré­oc­cupent de ne pas lais­ser un conflit par­ti­cu­lier se trans­for­mer en abcès de fixa­tion, qui four­ni­rait à la contes­ta­tion un pôle d’unification en même temps qu’un lieu maté­riel de ras­sem­ble­ment et de com­mu­ni­ca­tion cri­tique. Ain­si le « gel » de toute déci­sion concer­nant les sites de dépôt de déchets radio­ac­tifs comme l’aménagement du bas­sin de la Loire a évi­dem­ment été déci­dé afin de fati­guer la base des oppo­si­tions et per­mettre la mise en place d’un réseau de repré­sen­tants res­pon­sables dis­po­sés à ser­vir d’« indi­ca­teurs locaux » (à don­ner la tem­pé­ra­ture locale), à mettre en scène la « concer­ta­tion » et à faire pas­ser les vic­toires truquées.

On nous dira – on nous dit déjà – qu’il est de toute façon impos­sible de sup­pri­mer com­plè­te­ment les nui­sances, et que par exemple les déchets nucléaires sont là pour une espèce d’éternité. Cet argu­ment évoque à peu près celui d’un tor­tion­naire qui, après avoir cou­pé une main à sa vic­time, lui annon­ce­rait qu’au point où elle en est, elle peut bien se lais­ser cou­per l’autre, et d’autant plus volon­tiers qu’elle n’avait besoin de ses mains que pour applau­dir, et qu’il existe main­te­nant des machines pour ça. Que pen­se­rait-on de celui qui accep­te­rait de dis­cu­ter la chose « scientifiquement » ?

Il n’est que trop vrai que les illu­sions du pro­grès éco­no­mique ont dura­ble­ment four­voyé l’histoire humaine, et que les consé­quences de ce four­voie­ment, même s’il y était mis fin demain, seraient léguées comme un héri­tage empoi­son­né à la socié­té libé­rée ; non seule­ment sous forme de déchets, mais aus­si et sur­tout d’une orga­ni­sa­tion maté­rielle de la pro­duc­tion à trans­for­mer de fond en comble pour la mettre au ser­vice d’une acti­vi­té libre. Nous nous serions bien pas­sé de tels pro­blèmes, mais puisqu’ils sont là, nous consi­dé­rons que la prise en charge col­lec­tive de leur dépé­ris­se­ment est la seule pers­pec­tive de renouer avec la véri­table aven­ture humaine, avec l’histoire comme émancipation.

Cette aven­ture recom­mence dès que des indi­vi­dus trouvent dans la lutte les formes d’une com­mu­nau­té pra­tique pour mener plus loin les consé­quences de leur refus ini­tial et déve­lop­per la cri­tique des condi­tions impo­sées. La véri­té d’une telle com­mu­nau­té, c’est qu’elle consti­tue une uni­té « plus intel­li­gente que tous ses membres ». Le signe de son échec, c’est sa régres­sion vers une espèce de néo-famille, c’est-à-dire une uni­té moins intel­li­gente que cha­cun de ses membres. Une longue période de réac­tion sociale a pour consé­quence, avec l’isolement et le désar­roi, d’amener les indi­vi­dus, quand ils tentent de recons­truire un ter­rain pra­tique com­mun, à craindre par-des­sus tout les divi­sions et les conflits. Pour­tant c’est jus­te­ment quand on est très mino­ri­taire et qu’on a besoin d’alliés qu’il convient de for­mu­ler une base d’accord d’autant plus pré­cise, à par­tir de laquelle contrac­ter des alliances et boy­cot­ter tout ce qui doit l’être.

Avant tout, pour déli­mi­ter posi­ti­ve­ment le ter­rain des col­la­bo­ra­tions et des alliances, il faut dis­po­ser de cri­tères qui ne soient pas moraux (sur les inten­tions affi­chées, la bonne volon­té sup­po­sée, etc.) mais pré­ci­sé­ment pra­tiques et his­to­riques. (Une règle d’or : ne pas juger les hommes sur leurs opi­nions, mais sur ce que leurs opi­nions font d’eux.) Nous pen­sons avoir four­ni ici quelques élé­ments utiles à la défi­ni­tion de tels cri­tères. Pour les pré­ci­ser mieux, et tra­cer une ligne de démar­ca­tion en deçà de laquelle orga­ni­ser effi­ca­ce­ment la soli­da­ri­té, il fau­dra des dis­cus­sions fon­dées sur l’analyse des condi­tions concrètes dans les­quelles cha­cun se trouve place, et sur la cri­tique des ten­ta­tives d’intervention, à com­men­cer par celle que consti­tue la pré­sente contribution.

La cri­tique sociale, l’activité qui la déve­loppe et la com­mu­nique, n’a jamais été le lieu de la tran­quilli­té. Mais comme aujourd’hui ce lieu de la tran­quilli­té n’existe plus nulle part (l’universelle déchet­te­rie a atteint les som­mets de l’Himalaya), les indi­vi­dus dépos­sé­dés n’ont pas à choi­sir entre la tran­quilli­té et les troubles d’un âpre com­bat, mais entre des troubles et des com­bats d’autant plus effrayants qu’ils sont menés par d’autres à leur seul pro­fit, et ceux qu’ils peuvent répandre et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mou­ve­ment contre les nui­sances triom­phe­ra comme mou­ve­ment d’émancipation anti-éco­no­mique et anti-éta­tique, ou ne triom­phe­ra pas.

Ency­clo­pé­die des nui­sances, juin 1990

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  1. juin 1990. Clairvoyant.
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    Une remarque.
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    L’an­ti éta­tisme affir­mé et jus­ti­fié est un angle qui sans doute pour­rait être ajus­té ou affi­né 30 ans plus tard.
    .
    En l’occurrence, k.dick et autre prê­cheurs dis­to­pistes, avaient bien avant vision­nés la main mise du pro­chain sys­tème néo ultra-libe­ral sur les démo­cra­tures maquillées en social démo­cra­tie. Etat deve­nant vitrine légale et bras armé de toutes les struc­tures d’ex­ploi­ta­tions pla­ni­fiées. Les méta-natio­nals pos­sé­dant in fine la vraie direc­tion des com­por­te­ments et de régu­la­tion de sa main d’oeuvre.
    .
    En d’autre terme, il pro­pose de contre­dire l’é­tat. Ne devrons nous pas contre­dire le trust ? L’é­tat n’en étant que son serviteur.

  2.  » (Une règle d’or : ne pas juger les hommes sur leurs opi­nions, mais sur ce que leurs opi­nions font d’eux.) » quand on sait que ce mec, enfer­mé dans un camps de concen­tra­tion se remé­mo­rait avec d’autres déte­nus, des cor­ri­das à laquelle ils avaient assis­ter, faut-il en rire ou en pleu­rer ? …Pour le reste, je suis assez d’ac­cord avec cette analyse

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