Leur terrorisme et le nôtre (par Noam Chomsky)

Article ini­tia­le­ment paru en anglais sur le site de CNN, à l’a­dresse suivante :
http://edition.cnn.com/2015/01/19/opinion/charlie-hebdo-noam-chomsky/index.html

ChomskyNoam Chom­sky, né le 7 décembre 1928 à Phi­la­del­phie, est un lin­guiste et phi­lo­sophe amé­ri­cain. Pro­fes­seur émé­rite de lin­guis­tique au Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy où il a ensei­gné toute sa car­rière, il a fon­dé la lin­guis­tique géné­ra­tive. Noam Chom­sky s’en­gage publi­que­ment en poli­tique, notam­ment contre la guerre du Viet­nam dont il est l’un des prin­ci­paux oppo­sants. Ses sujets de pré­di­lec­tion : la guerre et la paix, l’in­tel­li­gence, la créa­ti­vi­té, l’hu­ma­ni­té, les sciences sociales… dépassent très lar­ge­ment la lin­guis­tique. Avec plus de 30 livres et 700 articles, il est l’un des auteurs les plus cités.

Très connu pour son acti­visme poli­tique et notam­ment sa cri­tique de la poli­tique étran­gère des États-Unis et des médias, Noam Chom­sky, sym­pa­thi­sant de l’anar­cho-syn­di­ca­lisme, se défi­nit lui-même comme un anar­chiste socia­liste. Chom­sky consi­dère que le mot « ter­ro­risme » per­met aux gou­ver­ne­ments de se dédoua­ner de la dimen­sion ter­ro­riste de leurs propres poli­tiques. Il est éga­le­ment un fervent défen­seur de la liber­té d’expression.


 

Après l’attentat ter­ro­riste contre Char­lie Heb­do, qui fit 12 morts, dont l’éditeur et 4 autres des­si­na­teurs, et les meurtres de 4 juifs dans un super­mar­ché cachère qui s’ensuivirent, le pre­mier ministre Fran­çais Manuel Valls décla­ra « une guerre contre le ter­ro­risme, contre le dji­ha­disme, contre l’islam radi­cal, contre tout ce qui vise à détruire la fra­ter­ni­té, la liber­té et la solidarité » .

Des mil­lions de gens ont défi­lé pour condam­ner les atro­ci­tés sous une ban­nière « Je suis Char­lie ». Il y eut des dis­cours outra­gés élo­quents, comme celui du diri­geant du par­ti tra­vailliste d’Israël et pre­mier chal­len­ger aux élec­tions à venir, Isaac Her­zog, qui décla­ra que « Le ter­ro­risme c’est du ter­ro­risme. Il n’y a pas un bon et un mau­vais ter­ro­risme » et que « Toutes les nations qui sou­haitent la paix et la liber­té font face à un défi énorme », celui de la vio­lence brutale.

Ces crimes ont aus­si sus­ci­té une vague de com­men­taires, cher­chant à remon­ter à la racine de ces atten­tats cho­quants dans la culture Isla­mique et explo­rant des façons de contrer cette pous­sée de ter­ro­risme isla­mique sans sacri­fier nos valeurs. Le New York Times décri­vit l’assaut comme un « clash de civi­li­sa­tions », mais fut repris par le chro­ni­queur Anand Girid­ha­ra­das qui twee­ta qu’il « ne s’agissait pas et n’avait jamais été ques­tion d’une guerre de civi­li­sa­tions, ou entre civi­li­sa­tions. Mais d’une guerre POUR la civi­li­sa­tion contre les groupes qui se trouvent de l’autre côté de cette ligne. #Char­lie­Heb­do ».

Dans le New York Times, le cor­res­pon­dant euro­péen de longue date Ste­ven Erlan­ger a décrit de manière sai­sis­sante les suites immé­diates de ce que beau­coup dési­gnent comme le « 11 sep­tembre » fran­çais. Ce fut « une jour­née au cours de laquelle se suc­cé­dèrent des sirènes reten­tis­santes et des bal­lets d’hélicoptères. Une jour­née de fré­né­sie média­tique,  de cor­dons de police, de foules en panique et de jeunes enfants éloi­gnés des écoles par mesure de sécu­ri­té. Une jour­née, comme les deux qui ont sui­vi, de sang et d’horreur à Paris, et aux alentours ».

Erlan­ger décrit de façon frap­pante la scène d’horreur. Il cite l’un des jour­na­listes sur­vi­vants : « Tout s’est effon­dré. Il n’y avait aucune issue. Il y avait de la fumée par­tout. C’était ter­rible. Les gens criaient. C’était un cau­che­mar ». Un autre jour­na­liste sur­vi­vant rap­por­ta « une immense explo­sion, puis tout a été plon­gé dans l’obscurité la plus totale ». La scène, rap­por­ta Erlan­ger, « était de plus en plus fami­lière, avec ses débris de verre, ses murs effon­drés, ses boi­se­ries arra­chées, ses pein­tures déchi­que­tées et sa dévas­ta­tion émotionnelle ».

128307_bombardovanje20-rts-foto-fonet_origh
Les locaux de la télé­vi­sion serbe RTV bom­bar­dés par l’OTAN

Ces cita­tions, comme nous le rap­pelle l’infatigable David Peter­son, ne datent pas de jan­vier 2015. Elles sont en réa­li­té extraites d’un repor­tage d’Erlanger publié le 24 avril 1999, qui n’eut droit qu’à la page 6 du New York Times, n’atteignant donc pas les dimen­sions média­tiques de l’attaque contre Char­lie Heb­do. Erlan­ger y décri­vait le « tir de mis­sile sur le siège de la télé­vi­sion d’État serbe »  par l’OTAN (com­pre­nez : les USA) qui « a réduit au silence la radio-télé­vi­sion serbe », tuant 16 journalistes.

Il y eut une jus­ti­fi­ca­tion offi­cielle. « L’OTAN et les repré­sen­tants Amé­ri­cains ont défen­du l’attaque », rap­porte Erlan­ger, « comme une ten­ta­tive de désta­bi­li­sa­tion du régime du Pré­sident Slo­bo­dan Milo­se­vic de You­go­sla­vie. » Le porte-parole du penta­gone, Ken­neth Bacon décla­ra lors d’un point de presse à Washing­ton que « la télé­vi­sion serbe fai­sait par­tie inté­grante de la machine meur­trière de Milo­se­vic, autant que ses forces armées » ce qui en fai­sait donc une cible légitime.

Il n’y eut aucune mani­fes­ta­tion, aucun cri d’outrage, aucun chant de « Nous sommes RTV », aucune enquête quant aux racines de l’attentat dans la culture et l’histoire Chré­tienne. Au contraire, l’attentat contre la presse fut salué. Le diplo­mate états-unien haut pla­cé Richard Hol­brooke, alors déta­ché en You­go­sla­vie, décri­vit le suc­cès de l’attaque de la RTV comme « un déve­lop­pe­ment très impor­tant, et je pense, posi­tif », un point de vue éga­le­ment par­ta­gé par d’autres.

De nom­breux autres évè­ne­ments n’ont pas entrai­né d’enquête au sein de la culture occi­den­tale et de son his­toire – par exemple, la pire atro­ci­té ter­ro­riste de ces der­nières années en Europe, en Juillet 2011, quand Anders Brei­vik, un chré­tien ultra-sio­niste extré­miste et isla­mo­phobe, mas­sa­cra 77 per­sonnes, la plu­part des adolescents.

Aus­si igno­ré de la « guerre contre le ter­ro­risme », la com­pagne ter­ro­riste la plus extrême des temps modernes – la cam­pagne d’assassinat de Barack Oba­ma s’attaquant à ceux sus­cep­tibles de peut-être un jour nous faire du mal, et de ceux ayant la mal­chance de se trou­ver dans les envi­rons. D’autres mal­chan­ceux ne manquent pas, comme les 50 civils tués dans un raid de bom­bar­de­ment des USA en Syrie en décembre, qui fut à peine rapporté.

Une per­sonne fut effec­ti­ve­ment punie en connexion avec l’attaque de RTV par l’OTAN – Dra­gol­jub Mila­no­vic, le mana­ger géné­ral de la sta­tion, qui fut condam­né par la cour des droits humains euro­péenne à 10 ans de pri­son pour avoir failli à l’évacuation du bâti­ment, selon le comi­té de pro­tec­tion des jour­na­listes. Le Tri­bu­nal Pénal Inter­na­tio­nal pour la You­go­sla­vie étu­dia l’attaque de l’OTAN, et conclut qu’il ne s’agissait pas d’un crime, et bien que les pertes civiles étaient « mal­heu­reu­se­ment impor­tantes, elles ne sem­blaient pas être clai­re­ment disproportionnées ».

La com­pa­rai­son entre ces dif­fé­rents cas nous aide à com­prendre la condam­na­tion du New York Times par l’avocat des droits civiques Floyd Abrams, connu pour sa défense pas­sion­née de la liber­té d’expression. « Il y a des moments de rete­nue », écrit Abrams, « mais au len­de­main de l’attaque la plus mena­çante sur le jour­na­lisme de mémoire d’homme, [les édi­teurs du Times] auraient mieux ser­vi la cause de la liber­té d’expression en s’y enga­geant » en publiant les des­sins de Char­lie Heb­do cari­ca­tu­rant le pro­phète Maho­met, à l’origine de l’attentat.

Abrams a rai­son de décrire l’attaque de Char­lie Heb­do comme « l’attaque la plus mena­çante sur le jour­na­lisme de mémoire d’homme ». La rai­son est en ce concept de « mémoire d’homme », une construc­tion de caté­go­ries visant à inclure leurs crimes contre nous, tout en excluant scru­pu­leu­se­ment nos crimes com­mis contre eux – les der­niers n’étant pas des crimes mais des nobles défenses des valeurs les plus éle­vées, par­fois défi­cientes, par inadvertance.

Il ne s’agit pas ici d’enquêter sur ce qui était « défen­du » quand RTV fut atta­qué, mais une telle enquête est très ins­truc­tive (voir mon livre « A New Gene­ra­tion Draws the Line »).

hospitaldahr
L’occupation mili­taire de l’hôpital de Falloujah

Il y a bien d’autres illus­tra­tions de ce concept inté­res­sant de « mémoire d’homme ». L’attaque de Fal­lou­jah par les troupes US en novembre 2004 est l’une d’entre elles, l’un des  crimes les plus épou­van­tables de l’invasion de l’Irak par les USA et l’Angleterre.

L’attaque com­men­ça par l’occupation de l’hôpital géné­ral de Fal­lou­jah, bien évi­dem­ment un sérieux crime de guerre en soi, indé­pen­dam­ment même de la manière dont elle a été menée. Ce crime fut rap­por­té en bonne place en Une du New York Times dans un article illus­tré par une pho­to du crime qui décri­vait com­ment « les patients et le per­son­nel hos­pi­ta­lier furent sor­tis pré­ci­pi­tam­ment des chambres par des sol­dats armés qui leur ordon­nèrent de s’assoir ou de se cou­cher à même le sol pen­dant que les sol­dats leur ligo­taient les mains dans le dos ». Ces crimes furent décrits comme hau­te­ment méri­toires, et jus­ti­fiés : « L’offensive a ain­si mis fin à ce que les offi­ciers décri­vaient comme une arme de pro­pa­gande pour les mili­tants : l’hôpital géné­ral de Fal­lou­jah, avec son flux inces­sant de rap­ports sur les vic­times civiles ».

Bien évi­dem­ment, il ne s’agit en rien d’une attaque contre la liber­té d’expression, et ça ne cor­res­pond pas à ce qui entre dans le concept de « mémoire d’homme ».

Mais il y a d’autres ques­tions. On peut natu­rel­le­ment se deman­der com­ment la France sou­tient la liber­té d’expression et les prin­cipes sacrés de « fra­ter­ni­té, liber­té, soli­da­ri­té ». Par exemple, est-ce grâce à la loi Gays­sot, implé­men­tée à répé­ti­tion, qui attri­bue à l’état le droit de déter­mi­ner la véri­té his­to­rique et de punir ce qui dévie­rait de ses édits ? En expul­sant les des­cen­dants misé­reux de sur­vi­vants de l’holocauste (les roms) vers d’amères per­sé­cu­tions en Europe de l’Est ? Par le trai­te­ment déplo­rable des immi­grés Magh­ré­bins dans les ban­lieues de Paris, là où les ter­ro­ristes de l’affaire Char­lie Heb­do devinrent des dji­ha­distes ? Par le licen­cie­ment du des­si­na­teur Siné par le cou­ra­geux jour­nal Char­lie Heb­do au motif qu’un de ses com­men­taires aurait été jugé avoir une conno­ta­tion anti­sé­mite ? Et bien d’autres ques­tions encore.

Qui­conque a les yeux ouverts remar­que­ra rapi­de­ment une série frap­pante d’omissions. Ain­si, par­mi ceux qui font face au « défi énorme » de la vio­lence bru­tale, figurent les pales­ti­niens, une fois de plus durant l’attaque bru­tale d’Israël sur Gaza dans l’été 2014, et lors de laquelle de nom­breux jour­na­listes furent assas­si­nés, par­fois dans des voi­tures de presse bien indi­quées, ain­si que des mil­liers d’autres, tan­dis que la pri­son à ciel ouvert d’Israël était à nou­veau réduite en gra­vats, sous des pré­textes qui s’effondrent ins­tan­ta­né­ment dès le moindre examen.

L’assassinat de trois jour­na­listes de plus – fai­sant grim­per le total annuel à 31 – en Amé­rique latine fut aus­si igno­ré. Il y a eu plus d’une dou­zaine de jour­na­listes tués au Hon­du­ras seul depuis le coup d’état mili­taire offi­ciel­le­ment recon­nu par les USA (et bien peu d’autres pays) de 2009, ce qui fait pro­ba­ble­ment du Hon­du­ras post-coup d’état le cham­pion du meurtre de jour­na­listes, par habi­tant. Mais une fois encore, il ne s’agit pas là d’une attaque contre la liber­té d’expression que l’on inclut dans la « mémoire d’homme ».

Il n’est pas dif­fi­cile d’extrapoler. Ces quelques exemples illus­trent un prin­cipe géné­ral, d’une constance et d’un dévoue­ment impres­sion­nant et obser­vable : plus le crime est impu­table à l’ennemi, plus grand sera l’outrage ; plus grande est notre res­pon­sa­bi­li­té dans des crimes – et plus nous pou­vons donc y mettre fin – moins nous nous en sou­cie­rons, allant jusqu’à l’oubli ou même le déni.

Contrai­re­ment à ces décla­ra­tions élo­quentes, il est faux de dire que « Le ter­ro­risme c’est du ter­ro­risme. Il n’y a pas un bon et un mau­vais ter­ro­risme ». Il y a clai­re­ment un bon et un mau­vais ter­ro­risme : le nôtre et le leur. Et il ne s’agit pas que de terrorisme.

Noam Chom­sky


Tra­duc­tion : Nico­las CASAUX

Pour aller plus loin, un dis­cours d’Ho­ward Zinn, grand ami de Noam Chom­sky, sur la guerre :

 


Howard Zinn — Abo­lir la guerre ! (2006) par par­ta­gele
Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
1 comment
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Couper les cordes vocales du monde (par Neil Evernden)

Difficile de percevoir le monde autrement que comme une collection d'objets pouvant être étudiés et contrôlés individuellement. Un gorille, après tout, n'est rien d'autre que la manifestation d'un type d'ADN particulier. Le bétail n'est rien d’autre qu’un amas de protéines, une montagne rien d’autre que des roches et des minéraux. Un arbre est une structure de support en cellulose, [...]