Il ne reste que deux véritables forêts dans le monde & le boom des infrastructures menace le restant de sauvage

Une forêt coin­cée entre des routes et des mor­ceaux de terres rati­boi­sés pour l’im­plan­ta­tion humaine et le déve­lop­pe­ment agri­cole peut-elle vrai­ment être qua­li­fiée de forêt ?

Pas vrai­ment, répondent les scien­ti­fiques étu­diant le pro­blème de plus en plus impor­tant de la frag­men­ta­tion fores­tière. Et les consé­quences « per­sis­tantes, nui­sibles et sou­vent impré­vi­sibles » des acti­vi­tés humaines — sou­ligne une nou­velle étude diri­gée par une équipe de 24 scien­ti­fiques inter­na­tio­naux, et finan­cée par la fon­da­tion natio­nale pour la science (Natio­nal Science Foun­da­tion) — pour­raient cau­ser la ruine des plantes et de la vie animale.

« Il n’y a plus que deux par­celles de véri­tables forêts sur Terre — l’Amazonie et le Congo — et cela res­sort mani­fes­te­ment sur une carte », explique Nick Had­dad, le rédac­teur-chef, et pro­fes­seur à l’université d’état de Caro­line du Nord, au New-Yor­ker.

« Presque 20% des forêts res­tantes sont à dis­tance d’un ter­rain de foot­ball — envi­ron 100 mètres — d’une lisière fores­tière », explique-t-il. « 70% des zones boi­sées sont à moins de 600 mètres d’une lisière fores­tière. Cela signi­fie que presque aucune forêt ne peut être consi­dé­rée comme sauvage. »

Et les consé­quences de ces pertes fores­tières, ont décou­vert les cher­cheurs, sont plus pro­fondes que ce qu’ils ima­gi­naient aupa­ra­vant. Pour en arri­ver à ces conclu­sions, ils ont ana­ly­sé les résul­tats de 7 expé­riences, sur 5 conti­nents dif­fé­rents, visant à simu­ler les impacts des acti­vi­tés humaines sur les forêts. Plu­sieurs études durent depuis des décen­nies, et les résul­tats, dans l’en­semble, sont frap­pants : la frag­men­ta­tion des habi­tats, ont-ils remar­qué, peut réduire la diver­si­té de la faune et de la flore de 13 à 75%.

En Asie du Sud-Est, la des­truc­tion et frag­men­ta­tion des forêts est la pre­mière cause de dis­pa­ri­tion de l’Orang-outan

En géné­ral, les études mettent en lumière que lorsque des par­celles de forêts deviennent plus petites et plus iso­lées, l’abondance en oiseaux, mam­mi­fères, insectes et plantes dimi­nue en nature — ces pres­sions, écrivent les auteurs, réduisent la capa­ci­té de rési­lience des espèces. Les zones entou­rées par une pro­por­tion éle­vée de lisière, remarquent-ils aus­si, sont une aubaine pour les pré­da­teurs des oiseaux, ce qui peut être consi­dé­ré posi­tif, de manière dis­cu­table et sur le court-terme, pour les pré­da­teurs, mais bien moins pour les oiseaux. De plus, les forêts frag­men­tées connaissent un déclin des fonc­tions cen­trales de leurs éco­sys­tèmes : elles sont moins aptes à cap­tu­rer le dioxyde de car­bone, un élé­ment clé pour la modé­ra­tion du chan­ge­ment cli­ma­tique, et pré­sentent une pro­duc­ti­vi­té et une pol­li­ni­sa­tion moindres.

A propos de la baisse des absorptions de carbone, voir cet article:
Le poumon vert de la planète suffoque

« Peu importe l’en­droit, l’ha­bi­tat et les espèces », explique Doug Levey, co-rédac­teur, et direc­teur de pro­gramme de la divi­sion de bio­lo­gie envi­ron­ne­men­tale de la fon­da­tion natio­nale pour la science, « la frag­men­ta­tion de l’ha­bi­tat a des consé­quences très nom­breuses, qui empirent avec le temps. »

Cette seconde par­tie est aus­si impor­tante : les auteurs sou­lignent que dans de nom­breux cas, les effets désas­treux de la frag­men­ta­tion des éco­sys­tèmes fores­tiers ne deviennent appa­rents qu’a­près plu­sieurs années. En moyenne, ont-ils remar­qué, les forêts frag­men­tées perdent plus de la moi­tié de leurs espèces en 20 ans ; dans l’expérience encore en cours après plus de deux décen­nies, les pertes conti­nuent à s’aggraver. Ain­si, écrivent-ils, « les inci­dences de la frag­men­ta­tion actuelle conti­nue­ront à émer­ger pen­dant des décen­nies » — nous n’avons encore aucune idée de la pleine mesure de ce qu’entraineront les découpes et les alté­ra­tions des forêts.

Appré­hen­der la pleine mesure des dom­mages, expliquent les auteurs, néces­site de prendre en consi­dé­ra­tion les pos­si­bi­li­tés d’actions contre ce pro­blème. Had­dad sug­gère plu­sieurs options, de l’augmentation des efforts de conser­va­tion à des façons d’augmenter l’efficacité agri­cole [re-sic]. William Lau­rance, un pro­fes­seur à l’université James Cook d’Australie, sou­ligne le rôle des routes, qui brisent les habi­tats tout en offrant un accès aux bra­con­niers, aux mineurs, et aux chantres de la défo­res­ta­tion, et autres acti­vi­tés humaines destructrices.

***

La pro­pa­ga­tion de nou­velles routes dans les pays en déve­lop­pe­ment est un plus grand dan­ger que les bar­rages, les mines, les puits de pétroles ou les villes qu’elles connectent, parce qu’elle offre aux bra­con­niers, aux cou­peurs de bois illé­gaux et aux spé­cu­la­teurs fon­ciers, un accès à des habi­tats intou­chés, explique l’étude.

L’é­ta­le­ment urbain prend place à une cadence sans pré­cé­dent dans l’histoire de l’humanité et pour­rait déchaî­ner une vague de construc­tion rou­tière qui met­trait en dan­ger le res­tant de sau­vage dans les décen­nies à venir, aver­tissent les scientifiques.

Alors que les pays en déve­lop­pe­ment conti­nuent la crois­sance de leur popu­la­tion et de leur éco­no­mie, de nou­veaux bar­rages, mines, puits de pétrole et villes seront construits pour sou­te­nir leur expan­sion. Mais dans une étude récem­ment publiée, des cher­cheurs expliquent que les impacts loca­li­sés de ces pro­jets étaient « presque tri­viaux » en com­pa­rai­son de la lita­nie de mal­heurs qu’entraineraient les routes les desservant.

« Quand vous par­lez de choses comme les pro­jets hydro­élec­triques, les pro­jets d’extractions minières, de défo­res­ta­tions, ce que ces choses créent c’est une impul­sion éco­no­mique pour la construc­tion de routes, et ce sont les routes le véri­table dan­ger », explique Laurance.

« Vous aug­men­tez énor­mé­ment l’accessibilité phy­sique de cet habi­tat aux bra­con­niers, aux cou­peurs de bois illé­gaux, aux spé­cu­la­teurs fon­ciers, aux colons illégaux. »

Il explique que les dom­mages cau­sés par les consé­quences indi­rectes des construc­tions de routes étaient rare­ment pris en consi­dé­ra­tion pen­dant le pro­ces­sus d’évaluation environnementale.

Le WWF sur­veille de près les plans de 961 kilo­mètre de routes qui se construi­ront le long de la fron­tière Inde/Népal et à tra­vers un envi­ron­ne­ment peu­plé de tigres du Ben­gale, d’éléphants d’Asie, de rhi­no­cé­ros à une corne, et de cerfs des marais. Tous sont mena­cés par le bra­con­nage, expliquent-ils.

Dans le même registre, sur l’île de Suma­tra en Indo­né­sie une exten­sion de 400 kilo­mètres pro­po­sée pour la route de Ladia Galas­ka met­tra en dan­ger les der­niers endroits où coexistent orangs-outans, tigres, rhi­no­cé­ros et élé­phants. Si la route est construite, les cher­cheurs pré­disent que l’habitat de l’orang-outan de Suma­tra dimi­nue­ra de 16% d’ici 2030. Ce qui entrai­ne­rait la perte de près de 1400 singes, 20% de la popu­la­tion mon­diale de l’espèce.

« Là où nous disons que les routes ne devraient pas aller, ce sont les der­niers endroits de vie sau­vage du monde », explique Laurance.

Gole­niów, (Pologne) : frag­men­ta­tion majeure d’un mas­sif fores­tier par une autoroute.

D’i­ci 2050 la lon­gueur des routes béton­nées du monde aura aug­men­té de 40 à 65 mil­lions de kilo­mètres. C’est sans comp­ter les routes illé­gales mises  en place dans de nom­breuses régions vul­né­rables du monde. Lau­rance explique que pour chaque kilo­mètre de route offi­cielle en Ama­zo­nie bré­si­lienne, 3 kilo­mètres de routes sont construits par des com­pa­gnies illé­gales de pillage de ressources.

Le réseau rou­tier mon­dial — Source : http://www.mapa­bi­lity.com/info/vmap0_down­load.html ou http://gis-lab.info/qa/vmap0.html

« Par­tout où vous regar­dez, l’é­chelle de ce qui est en train de se pro­duire est vrai­ment épous­tou­flante, et assez effrayante », dit-il.

La  valeur des infra­struc­tures mon­diales, actuel­le­ment de 56 tril­lions de $US, dou­ble­ra dans les 15 pro­chaines années. Les pays du G20 à eux seuls ont pla­ni­fié pour entre 60 et 70 tril­lions de $US de construc­tions entre aujourd’­hui et 2030. De nou­velles routes devront accom­pa­gner ce boom. « 90% de ces routes seront dans des pays en déve­lop­pe­ment, qui, d’ailleurs, sup­portent les éco­sys­tèmes les plus bio­lo­gi­que­ment impor­tants », explique Lau­rance. « Nous par­lons donc d’un tsu­na­mi d’im­pacts dans les éco­sys­tèmes les plus impor­tants du monde. »

Dans le bas­sin du Congo, les com­pa­gnies de l’in­dus­trie fores­tière ont construit 50 000 kilo­mètres de routes depuis 2000. Sur la même période, 2/3 des élé­phants des forêts res­tantes du monde se sont fait tuer par les bra­con­niers ayant eu accès à des jungles aupa­ra­vant impé­né­trables. Le bas­sin est le der­nier bas­tion des espèces. Les élé­phants, mas­sa­crés pour leur ivoire, pour­raient dis­pa­raître à l’é­tat sau­vage d’i­ci 10 à 20 ans.

Une employée d’une ONG de conser­va­tion témoigne : « On fait rare­ment le rap­pro­che­ment entre l’ex­ploi­ta­tion fores­tière — donc la péné­tra­tion des forêts pour per­mettre aux engins d’ex­ploi­ter — et le bra­con­nage des élé­phants et des grands singes qui en découle. Mais aus­si tout l’im­pact cultu­rel et éco­no­mique sur les popu­la­tions humaines (ex : alcoo­lisme) et puis les engins trans­portent les ani­maux morts cachés à leur retour de forêt. L’im­pact est énorme à tous les niveaux. Peu à peu les gens ins­tallent une habi­ta­tion, puis deux. Puis construisent un lieu de culte, ins­tallent leur culture sur brû­lis, de manière exten­sive. Au final 5 ans plus tard tu te retrouves avec tout un village. »

« Le pro­blème c’est que pour les humains les routes sont utiles, bien que ça ne soit pas le cas pour les plantes et les ani­maux », explique le New-Yor­ker, sou­li­gnant l’é­vi­dence. Et les ten­dances actuelles sug­gèrent que nous nous apprê­tons à démul­ti­plier ces infra­struc­tures nui­sibles : plus de 25 mil­lions de kilo­mètres de routes sont en pro­jet à tra­vers le globe, selon l’A­gence inter­na­tio­nale de l’éner­gie. C’est le genre de chose qui, selon Lau­rance, « effraie ter­ri­ble­ment les éco­lo­gistes ». [Les seuls à s’en sou­cier, NdT] 

Évo­lu­tion de la cou­ver­ture fores­tière amazonienne

***

Cou­ver­ture fores­tière poten­tielle / cou­ver­ture fores­tière actuelle


Pour ceux qui veulent en savoir plus, cet article Wiki­pé­dia est très fourni :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fragmentation_foresti%C3%A8re


Lien vers l’é­tude, en anglais : http://advances.sciencemag.org/content/1/2/e1500052

Sources de cet article : Salon.com & http://www.theguardian.com/environment/2015/mar/05/infrastructure-boom-threatens-worlds-last-wildernesses


Tra­duc­tion : Nico­las CASAUX

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