Une contre-histoire de la civilisation (par Jedediah Purdy)

Après la publi­ca­tion d’un article cri­tique de la civi­li­sa­tion dans le pres­ti­gieux maga­zine états-unien The New Yor­ker, en sep­tembre 2017, rebe­lote : le maga­zine The New Repu­blic s’y met lui aus­si. Le 1er novembre 2017, il publie effec­ti­ve­ment un article inti­tu­lé « Paleo Poli­tics » (Poli­tique paléo), lui aus­si basé, à l’ins­tar de l’ar­ticle du New Yor­ker, sur le der­nier livre de James C. Scott, Homo Domes­ti­cus, mais éga­le­ment sur le reste de l’œuvre du poli­to­logue anar­chiste de Yale. En voi­ci une tra­duc­tion (les références/notes de fin ont été ajoutées) :


Quatre ans avant que la Pre­mière Guerre mon­diale ne ravage les empires euro­péens, l’Ency­clo­pae­dia Bri­tan­ni­ca pré­di­sait un âge de paix et de pros­pé­ri­té com­mer­ciale infi­ni. Publié à l’apogée de l’arrogance impé­riale, l’article concer­nant la « civi­li­sa­tion » était par­ti­cu­liè­re­ment opti­miste. D’après ses auteurs, grâce à la tech­no­lo­gie et à l’illumination morale [Les fameuses Lumières, NdT], un monde de plus en plus connec­té allait pré­ci­pi­ter l’avènement de « l’homme cos­mo­po­lite », qui joui­rait ain­si d’un état de pros­pé­ri­té et de liber­té au sein d’une com­mu­nau­té mon­diale d’égaux. « Lorsque cet idéal sera atteint », pro­met­tait l’Ency­clo­pae­dia, « l’espèce humaine se sera recons­ti­tuée en une seule famille, comme à l’époque où nos ancêtres pri­mi­tifs se sont enga­gés sur la voie du progrès. »

L’Ency­clo­pae­dia pro­me­nait alors ses lec­teurs à tra­vers l’His­toire, en par­tant du « bas sta­tut de la sau­va­ge­rie », lorsque les chas­seurs-cueilleurs com­men­cèrent à maî­tri­ser le feu, en pas­sant par le « moyen sta­tut de la bar­ba­rie », lorsque les chas­seurs apprirent à domes­ti­quer des ani­maux et à deve­nir éle­veurs, et jus­qu’à l’invention de l’écriture, lorsque l’humanité « s’éleva hors de la bar­ba­rie » pour entrer dans l’Histoire. Au cours de ce périple, les humains apprirent à culti­ver les céréales, comme le blé et le riz, qui leur mon­trèrent « la valeur d’un domi­cile fixe », puisque les agri­cul­teurs devaient res­ter près de leurs champs pour les sur­veiller et les récol­ter. « Une consé­quence natu­relle » de cette séden­ta­ri­sa­tion fut « l’élaboration de sys­tèmes poli­tiques », l’avènement de la pro­prié­té et du sen­ti­ment de l’identité natio­nale. La révo­lu­tion indus­trielle et le libre mar­ché n’étaient plus qu’à quelques enca­blures. Il est à noter que quelques peuples mal­chan­ceux, et même des conti­nents entiers, comme les abo­ri­gènes de l’Amérique du Nord et de l’Australie, ont failli man­quer le train du Pro­grès, c’est pour­quoi ils y ont été embar­qués de force par de sym­pa­thiques colons.

Nous nous tar­guons aujourd’hui de ne plus croire en des mythes aus­si condes­cen­dants. James C. Scott, un émi­nent poli­to­logue ico­no­claste, en doute. Dans Homo Domes­ti­cus[1], Scott affirme que nous per­ce­vons tou­jours notre monde comme le pro­duit d’indéniables avan­cées : la domes­ti­ca­tion, l’ordre public, l’alphabétisation et la pros­pé­ri­té. Nous cri­ti­quons les Grecs de l’antiquité pour leur escla­va­gisme et les Romains pour leurs guerres impé­riales, mais notre propre his­toire, ain­si que nous la per­ce­vons, com­mence tou­jours avec ces cités-États et leurs pré­cur­seurs de Méso­po­ta­mie (qui cor­res­pond à peu près à l’Irak moderne), lorsque d’ingénieux pri­mates se mirent à plan­ter des lignes de semences, à construire des murs en briques de terre et à gra­ver des signes cunéi­formes sur des tablettes d’argile. Nous croyons être les des­cen­dants d’individus qui mou­raient d’envie de se sédentariser.

La réa­li­té, ain­si que Scott le sug­gère, pour­rait être l’inverse. Et si l’avènement de la civi­li­sa­tion n’avait pas été une aubaine pour l’humanité mais un désastre : pour la san­té et la sécu­ri­té, pour la liber­té, et pour le monde natu­rel[2] ? Et si les pre­mières villes étaient, avant tout, d’immenses tech­no­lo­gies d’exploitation au ser­vice d’une élite cupide ? Si tel était le cas, qui serions-nous vrai­ment aujourd’hui ? Quelles pos­si­bi­li­tés pour­rions-nous décou­vrir en liant nos ori­gines à un ancêtre dif­fé­rent de celui que nous imaginions ?

Au cours de sa car­rière riche et diver­si­fiée, James C. Scott a décou­vert de nom­breuses manières de remettre en ques­tion les struc­tures, les récits qui sou­tiennent les élites au pou­voir, et leur for­ma­tion. Il a écrit un clas­sique de l’étude des résis­tances pay­sannes, La domi­na­tion et les arts de la résis­tance, et un autre sur « l’économie morale » de la vie vil­la­geoise, dans laquelle des voi­sins s’entendent selon un sys­tème de valeurs qui ne pro­vient ni du mar­ché ni de l’État. Dans Seeing Like a State [Voir comme l’État, qui devrait bien­tôt être publié en fran­çais, NdT], il explique com­ment l’État moderne impose des normes uni­for­mi­santes. Afin d’administrer un ter­ri­toire et une popu­la­tion, il lui faut stan­dar­di­ser la réa­li­té, la rendre mesu­rable à l’aide d’un seul sys­tème de pro­prié­té, d’une seule mon­naie en cir­cu­la­tion, d’une unique conven­tion d’appellation qui per­mette aux bureau­crates de clas­ser les indi­vi­dus (pré­nom, nom), et ain­si de suite[3]. Ce qui n’est ni mesu­rable ni véri­fiable ne peut être gou­ver­né. Ain­si l’État a‑t-il fait en sorte d’ordonner le monde, de le rendre lisible. Cette ambi­tion devient une sorte de manie admi­nis­tra­tive. Les modes d’administration bureau­cra­tique — de la vision de Le Cor­bu­sier pour les rues de Bra­si­lia jusqu’à l’agriculture d’État prus­sienne et la col­lec­ti­vi­sa­tion sovié­tique — ont lami­né la com­plexi­té et la diver­si­té qui carac­té­ri­saient les orga­ni­sa­tions extrê­me­ment variées des com­mu­nau­tés humaines du monde entier. Une telle gou­ver­nance est non seule­ment tyran­nique, mais elle est aus­si iro­ni­que­ment fra­gile ; l’aveuglement sélec­tif de l’État en fait un géant instable.

Son livre Zomia ou L’art de ne pas être gou­ver­né, publié en 2009, exa­mine l’Asie du Sud-Est depuis l’altitude de ses régions mon­ta­gneuses, qui avaient jusqu’à pré­sent échap­pé à l’autorité impé­riale. Là où la plu­part des his­toires sur l’Empire décrivent com­ment le pou­voir domi­nant s’est éten­du et impo­sé, James C. Scott met l’accent sur les endroits où les gens ont gar­dé leur liber­té en vivant dans les hau­teurs de val­lées, en res­tant mobiles, en adop­tant un mode de sub­sis­tance dif­fi­cile à défi­nir et à taxer. Depuis la pers­pec­tive des mon­ta­gnards, les empires qui s’étendent à leurs pieds sont des endroits péri­phé­riques, des endroits per­dus. Ce qui fait que l’on a l’impression de lire un roman fan­tas­tique, dans le bon sens de l’expression : James C. Scott nous donne le sen­ti­ment que l’humanité est consti­tuée de bien plus de modes de vie et d’histoires que ce que l’on croit habituellement.

En ce qui le concerne, Homo Domes­ti­cus n’est pas un livre épais, il cor­res­pond en quelque sorte à un résu­mé de l’œuvre de James C. Scott, puisqu’il exa­mine la toile de l’histoire en consi­dé­rant ses ori­gines à tra­vers la for­ma­tion étatique.

L’histoire conven­tion­nelle du déve­lop­pe­ment humain, ain­si qu’il l’ex­pose, se fonde sur une mau­vaise chro­no­lo­gie. En réa­li­té, la culture des céréales — qu’on a long­temps prise pour l’élément cru­cial du pas­sage du noma­disme à la civi­li­sa­tion — ne mène pas natu­rel­le­ment les indi­vi­dus à se ras­sem­bler en larges colo­nies. De nou­velles preuves archéo­lo­giques sug­gèrent que des popu­la­tions ont plan­té et récol­té des céréales pour se nour­rir, dans le cadre d’une ali­men­ta­tion diver­si­fiée, pen­dant de nom­breux siècles, peut-être des mil­lé­naires, sans éta­blir de villes. Et éga­le­ment qu’il y avait, en véri­té, des endroits où des popu­la­tions s’étaient éta­blies en villes sans culti­ver de céréales : des zones éco­lo­giques très riches, sou­vent des zones humides non loin de routes de migra­tions d’oiseaux et d’animaux, où le four­ra­geage, la pêche et la chasse offraient une bonne vie en toutes sai­sons. Rien, dans les céréales, n’o­blige l’humanité à se séden­ta­ri­ser, ain­si que l’avait for­mu­lé le pré­sident John Quin­cy Adams dans une des innom­brables ver­sions du nar­ra­tif conventionnel.

Les céréales sont spé­ciales, mais pour une rai­son dif­fé­rente. Il est facile de les stan­dar­di­ser — de les plan­ter en rang ou en rizières, de les sto­cker dans des récep­tacles comme des bois­seaux. Cela fait d’elles une cible idéale pour la taxa­tion. À la dif­fé­rence des tuber­cules ou des légumes, les céréales poussent en hau­teur et se récoltent au même moment, ain­si les bureau­crates sont-ils assez faci­le­ment en mesure d’estimer les récoltes annuelles. Et à la dif­fé­rence des ali­ments sau­vages, les céréales peuvent offrir un sur­plus assez consé­quent, per­met­tant à une classe diri­geante de pro­fi­ter de la pro­duc­tion des pay­sans grâce à un régime fis­cal rela­ti­ve­ment simple. Les céréales, d’après James C. Scott, font par­tie des choses qu’un État peut gérer. Il s’ensuit que les pre­mières villes n’étaient pas tant un grand pas en avant pour toute l’humanité qu’un nou­veau mode d’exploitation per­met­tant aux pre­mières classes domi­nantes du monde de vivre de la sueur des pre­miers pay­sans-serfs du monde. Quant à l’écriture, cette porte qui ouvre l’Histoire, Scott rap­porte que ses pre­miers usages font d’elle une tech­no­lo­gie de comp­ta­bi­li­té. Culture lit­té­raire et mémoire com­mune exis­taient en abon­dance à la fois avant et après les pre­miers pic­to­grammes et les pre­miers alpha­bets — en témoignent les épo­pées d’Homère, pro­duit des « siècles obs­curs » grecs, une période sans écri­ture anté­rieure à la période clas­sique. L’écriture a four­ni un registre pour l’exploitation.

Le contre-récit de Scott, cepen­dant, fait plus que démê­ler la chro­no­lo­gie et sou­li­gner le côté sombre des pre­mières ins­ti­tu­tions. La vie en ville, affirme-t-il, était pro­ba­ble­ment pire que l’exis­tence basée sur le four­ra­geage ou l’élevage. Les cita­dins étaient à la mer­ci des épi­dé­mies. Leurs régimes ali­men­taires étaient moins diver­si­fiés que ceux des popu­la­tions non-cita­dines. Et à moins de faire par­tie de l’élite diri­geante, ils avaient moins de temps libre, parce qu’ils devaient pro­duire de la nour­ri­ture non seule­ment pour leur propre sur­vie, mais aus­si pour leurs gou­ver­nants. On uti­li­sait leur labeur pour construire des for­te­resses, des monu­ments, et ces murs tou­jours plus nom­breux. Hors des murs, au contraire, un bar­bare ou un sau­vage chan­ceux pou­vait être chas­seur le matin, éle­veur ou pêcheur l’après-midi, et barde chan­teur de contes autour du feu le soir. En ville se consti­tuait le pre­mier pro­lé­ta­riat du monde.

Pour­quoi qui­conque l’au­rait-il rejoint ? Scott affirme, sur la base de modé­li­sa­tions des sols et du cli­mat d’il y a 5 000 ans, que des séche­resses dans les zones humides fer­tiles de Méso­po­ta­mie ont ren­du la nour­ri­ture sau­vage extrê­me­ment rare, ce qui signi­fie que les four­ra­geurs ont de plus en plus eu recours aux céréales pour se nour­rir. Une fois qu’un sys­tème de labeur était en place, de nou­veaux venus pou­vaient y être inté­grés par la nou­velle classe sous-gou­ver­nante des sol­dats, comme lors de rafles mas­sives visant à cap­tu­rer des esclaves. L’esclavage n’était pas une nou­veau­té, mais le régime de taxe-du-sur­plus-de-céréales per­mit aux nou­veaux diri­geants des villes d’incroyablement accroître son impor­tance. La machine d’exploitation appe­lée civi­li­sa­tion, ain­si mise en route, s’auto-entretenait.

Enfin presque. Les villes étaient cepen­dant très vul­né­rables — à la fois plus puis­santes et plus fra­giles que les modes de vie plus divers et plus dis­per­sés qui les avaient pré­cé­dées. En plus des épi­dé­mies, elles avaient ten­dance à engen­drer des crises éco­lo­giques, liées, par exemple, à la sali­ni­sa­tion gra­duelle du sol, à l’accumulation de sédi­ments dans les canaux, et à d’autres nœuds d’étranglement envi­ron­ne­men­taux qui nui­saient à la pro­duc­tion de céréales. Et bien que les classes urbaines diri­geantes déte­naient la puis­sance mili­taire orga­ni­sée, elles consti­tuaient sou­vent des cibles faciles pour les pilleurs bar­bares. Beau­coup d’histoires d’épanouissement civi­li­sa­tion­nel finissent par des pillards venus des plaines ou des mers, leurs voiles noires aper­çues dans les ports, qui sac­cagent, brûlent et apportent la fin.

Les Bar­bares au-delà des murs sont les figures cha­ris­ma­tiques des livres de Scott. Leurs hié­rar­chies étaient mineures et plus flexibles et, com­pa­rés aux labou­reurs en charge des céréales, ils sem­blaient béné­fi­cier d’une véri­table liber­té. Un des objec­tifs de James C. Scott, dans sa réécri­ture de l’histoire de la civi­li­sa­tion, est d’ouvrir un espace pour son « jumeau de l’ombre » : la grande majo­ri­té des expé­riences humaines ont été vécues en dehors des villes et des empires. Rétros­pec­ti­ve­ment, il fut facile pour les his­to­riens de négli­ger ces peuples. Pré­ci­sé­ment parce qu’ils ne dépen­daient pas d’un État, que leur labeur ne pro­dui­sait pas d’immenses bâti­ments de pierre et que leurs his­toires n’étaient pas consi­gnées par les pre­miers his­to­riens. Ils brû­laient leur sur­plus en fes­toyant ensemble, dans des camps ou des vil­lages bâtis en maté­riaux rapi­de­ment dégra­dables, dis­pa­rus en quelques géné­ra­tions. Ils ne lais­sèrent pas d’Ozymandias.

Mais les Ozy­man­dias eurent besoin d’eux. Les Bar­bares étaient des menaces autant que des res­sources. Ils com­mer­çaient avec les cita­dins, leur four­nis­sant des biens issus du monde sau­vage — comme du miel, des peaux et de l’ambre — ain­si que des esclaves et des mer­ce­naires. (Pen­sez aux Gau­lois à Rome, qui se sont bat­tus comme des gla­dia­teurs et qui ont été exploi­tés comme des esclaves). Le grand foi­son­ne­ment des États pré-modernes, de la Chine à Rome, allait de pair avec l’ère des grandes nations bar­bares qui exploi­taient les villes, qui com­mer­çaient avec elles, et qui leur four­nis­saient des esclaves issus de leurs propres popu­la­tions. Lorsque les villes décli­naient ou fai­blis­saient, leurs tra­vailleurs pou­vaient tra­ver­ser la fron­tière et rejoindre les Bar­bares ; ces fuites de l’exploitation ont pro­ba­ble­ment joué le rôle de sou­papes de sécu­ri­té pen­dant bien long­temps. Ce que nous appe­lons encore civi­li­sa­tion était inti­me­ment, et de manière ambi­guë, lié à ce que les « civi­li­sés » appe­laient la bar­ba­rie. Il est facile de l’oublier, affirme Scott, parce que nous per­ce­vons tou­jours l’histoire à tra­vers les his­toires binaires et biai­sées que les pre­mières civi­li­sa­tions nous ont transmises.

Scott est bien conscient de ce qu’une grande par­tie de cette his­toire n’est pas nou­velle. Des his­to­riens du temps long, comme Jared Dia­mond[4], ont déjà mon­tré que pour la plu­part des gens, la qua­li­té de vie s’est effon­drée lorsque l’agriculture a rem­pla­cé le four­ra­geage. Le best-sel­ler idio­syn­cra­tique de Yuval Noah Hara­ri, Sapiens, décrit l’agriculture séden­ta­ri­sée comme « la plus grande fraude de l’histoire » pour les mêmes rai­sons. Adam Smith, lui-même, recon­nais­sait que les chas­seurs-cueilleurs étaient plus éga­li­taires que les peuples séden­taires, et conce­vait l’État comme éma­nant de « la défense des riches contre les pauvres ». L’exposition du rôle de l’État dans l’exploitation par les élites est au cœur de la tra­di­tion mar­xiste d’écriture de l’histoire, dans laquelle les anciennes socié­tés d’esclaves servent d’exemple pour l’extraction du sur­plus de main‑d’œuvre.

Une par­tie de la nou­veau­té du récit de James C. Scott relève de la place cen­trale et hono­rable qu’il accorde aux Bar­bares. Pour lui, les États construc­teurs d’infrastructures et codi­fi­ca­teurs de lois de l’Antiquité ne sont pas le point de départ de l’Histoire uni­ver­selle, comme ils l’étaient pour Marx et les his­to­riens libé­raux. Ils repré­sentent plu­tôt une sorte d’usurpation d’une pra­tique plus ancienne et pos­si­ble­ment plus riche de mobi­li­té et de liber­té humaines. Ici aus­si, Scott fait écho à une vieille tra­di­tion : l’historien romain Tacite sug­gé­rait que les Bar­bares ger­ma­niques étaient plus ver­tueux que les Romains séden­ta­ri­sés ; les Anglo-Amé­ri­cains relient habi­tuel­le­ment leur iden­ti­té démo­cra­tique à la liber­té de la forêt « anglo-saxonne » plu­tôt qu’aux cités de la Médi­ter­ra­née ; et aujourd’hui, les régimes paléos et la popu­la­ri­té des sau­va­geons de Game of Thrones sug­gèrent un pen­chant pour la rude san­té et la liber­té des Barbares.

Scott finit sur une note élé­giaque, sug­gé­rant que l’âge d’or des Bar­bares prit fin aux envi­rons de l’an 1600 — à savoir, à peu près au moment où les pre­miers États modernes com­men­çaient à prendre forme et où le dis­cours juri­dique sur la sou­ve­rai­ne­té se déve­lop­pait. Les Bar­bares com­men­cèrent à dis­pa­raître en par­tie parce qu’ils étaient incor­po­rés à l’État, en tant qu’esclaves ou mer­ce­naires, jusqu’à ce que l’État aug­men­té rende ses fron­tières uni­ver­selles. Un mode de vie dif­fé­rent, une alter­na­tive vitale et per­sis­tante, et son peuple — les Bar­bares — furent relé­gués à une note dans une his­toire de l’Ency­clo­pae­dia.

Les Bar­bares n’ont pas seule­ment dis­pa­ru. Le sen­ti­ment que nous avons d’être pié­gés dans un monde que nous avons construit est encore plus pesant que cela. Le monde arti­fi­ciel qui nous entoure et nous sou­tient est si vaste que, pour chaque kilo du poids d’une per­sonne moyenne, il existe 60 tonnes d’infrastructure[5] : routes, mai­sons, trot­toirs, réseau de ser­vice public, sol culti­vé indus­triel­le­ment, et ain­si de suite. Sans tout cela, la popu­la­tion mon­diale retom­be­rait à 10 mil­lions d’individus, à peu près, ce qu’elle était durant la majeure par­tie du récit de James C. Scott, ou peut-être à 200 mil­lions, ce qu’elle était au début de l’Ère Com­mune. Nous sommes des créa­tures du monde arti­fi­ciel qui a vu le jour avec les murs et les canaux décrits par James C. Scott. Ce monde a tel­le­ment sub­mer­gé la Terre que nos ani­maux domes­tiques pèsent 25 fois plus que l’ensemble des mam­mi­fères ter­restres sauvages.

L’État-infrastructure est deve­nu pla­né­taire. Il n’y a plus de dehors. Tout cela nous mène à nous deman­der si nous pou­vons dépas­ser cette logique héri­tée d’exploitation machi­nale, et ce qu’il res­te­rait du monde non-humain si nous y par­ve­nions. Toute réponse éma­ne­ra iné­luc­ta­ble­ment de pro­jets poli­tiques visant à rendre ce monde plus humble et en mesure de lais­ser de la place pour plus de créa­tures et de modes de vie.

Jede­diah Pur­dy - Ensei­gnant à l’u­ni­ver­si­té Duke (Caro­line du Nord, USA)

Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto


Réfé­rences :

  1. Ci-après, un mor­ceau de l’introduction du livre Homo Domes­ti­cus de James C. Scott : https://partage-le.com/2017/10/7962/
  2. Et si le pro­blème, c’était la civi­li­sa­tion ? : https://partage-le.com/2017/10/7993/
  3. Cf., Le regard cap­ta­tif de l’État (une fiche de lec­ture sur l’excellent livre de James C. Scott, Seeing like a State) : https://raforum.info/spip.php?page=spipdf&spipdf=spipdf_article&id_article=6820&nom_fichier=article_6820
  4. L’agriculture ou la pire erreur de l’histoire de l’humanité (par Jared Dia­mond) : https://partage-le.com/2016/09/lagriculture-ou-la-pire-erreur-de-lhistoire-de-lhumanite-par-jared-diamond-clive-dennis/
  5. L’humanité pèse trente mille mil­liards de tonnes : https://reporterre.net/L‑humanite-pese-trente-mille-milliards-de-tonnes

Note du Tra­duc­teur : La cri­tique de la civi­li­sa­tion de James C. Scott est rela­ti­ve­ment unique dans la sphère média­tique mains­tream (grand public). Si elle ne cor­res­pond pas exac­te­ment à celle que nous por­tons, dans notre col­lec­tif, et au sein de l’or­ga­ni­sa­tion Deep Green Resis­tance, elle s’en rap­proche par de nom­breux aspects. On ne retrouve pas, chez James C. Scott, la pers­pec­tive bio­cen­triste si essen­tielle à l’hu­mi­li­té dont toute culture humaine sou­te­nable a besoin. L’as­pect mili­tant, et ce n’est peut-être pas sans rap­port, est éga­le­ment rela­ti­ve­ment absent de son ouvrage (comme il est absent de l’ou­vrage de la grande majo­ri­té des auteurs uni­ver­si­taires, du monde aca­dé­mique). Cepen­dant, il expose très bien en quoi la civi­li­sa­tion (qui se rap­porte plus ou moins à l’É­tat) est une entre­prise d’ex­ploi­ta­tion, d’as­ser­vis­se­ment, de des­truc­tion cultu­relle et éco­lo­gique par stan­dar­di­sa­tion, etc. Son der­nier livre, Homo Domes­ti­cus, a récem­ment été publié aux édi­tions La Décou­verte. Pour aller plus loin, vous pou­vez lire ces deux articles publiés sur notre site, tirés de son livre Petit éloge de l’a­nar­chisme (Lux, 2014) :

https://partage-le.com/2015/01/la-standardisation-du-monde-james-c-scott/

https://partage-le.com/2015/01/phb-produit-humain-brut-james-c-scott/

Print Friendly, PDF & Email
Total
51
Shares
1 comment
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Le temps est compté : interview avec un eco-saboteur (partie 1)

En 1993 Michael Carter a été arrêté et condamné pour activisme écologique clandestin (underground). Depuis, il travaille dans le domaine autorisé (aboveground), luttant contre les ventes de bois d'oeuvre et les concessions pétrolières et gazières, protégeant les espèces menacées, et bien d'autres choses encore. Aujourd'hui, il est membre de Deep Green Resistance Colorado Plateau et l'auteur du récit Kingfisher's Song : Memories Against Civilization. (Le Chant du Martin-Pêcheur : Souvenirs Contre la Civilisation)
Lire

Bienvenue dans la machine : Science, surveillance, et culture du contrôle (par Derrick Jensen)

Quels sont les prérequis nécessaires à la transformation d'une communauté humaine vivante en machine ? Il faut que ses membres commencent à se percevoir eux-mêmes non plus comme les fils entrelacés d'une immense tapisserie du vivant, composée de relations complexes et changeantes — dans laquelle ils joueraient tel ou tel rôle selon ce qui est approprié, nécessaire, et désiré (par eux et par d'autres) — mais comme des rouages de l'engrenage colossale de ce qu'ils perçoivent comme une machine géante sur laquelle ils n'ont fondamentalement aucun contrôle, aucun impact. [...]